J’avançais sans regarder en arrière, en espérant de mon cœur que ce nul de Jacob aurait compris mon message. Mon pied trébucha sur un petit bout de carton, je baissai mes yeux bouffis de sang et scrutai avec indécision un paquet de cigares, qui était tombé de la poche du mastodonte, affalé sur des tonnes de gravats. Je rangeai la boîte dans ma poche. Je quittais la pièce avec un grognement bien à moi. Je ne savais pas si ma patience me permettrait de durer les cinq minutes ; aussi traîner le plus longtemps possible était une bonne solution pour laisser du temps à mon ami de quitter le bâtiment avec le point final de cette affaire. Quoique…c’était bien moi qui allais écrire ce foutu point final, avec de l’encre dorée.
Quand je longeais dans les couloirs à la recherche de la pièce principale, j’essayais d’allumer un des cigares avec le briquet qui était à l’intérieur. Quand la flammèche embrasa le bout du tabac, il se passa un truc bizarre. Au lieu de la fumée narcissique qui s’en évaporait, c’était des paillettes, des feux d’artifice miniatures multicolores qui s’en échappaient. J’écrasais le cigare sur le sol défoncé. Il n’en restait que trois à l’intérieur du petit paquet. Ce n’est pas comme si ils étaient indispensables, mais ils pourraient rajouter une touche de kitsch démentiel que j’appréciais. Quand sept minutes après, je traversais une porte ; elle débouchait sur ce magnifique hall d’entrée. Finalement aussi superficiel que le reste. Façades sur façades, tout cela m’énervait. Je ne critiquais pas l’argent, mais ceux qui s’en remplissaient les poches, de façon plus ou moins illégales. C’était mon rôle de saccager les méchants, et leurs affiches de corruption.
Sans lunettes de soleil, les spots inutiles m’illuminaient et je dû cligner des yeux quelques fois. Le seul garde qui s’occupait de la porte (on avait dû buter son poteau quelque part par-là) me fixait sans rien faire. Il ne devait pas savoir quoi faire dans cette situation, s’il avait compris cette dernière. Etais-je un ennemi pour lui ? Si ce n’était pas le cas, ça n’allait pas tarder. Je traversai les machines à sous dans la plus totale des discrétions, sans qu’on daigne lever le visage sur mon corps ensanglanté et courbaturé. Peut-être que ses êtres impurs étaient habitués à voir des gens sortir des locaux privés avec une gueule pareille. Je me dirigeais à pas mesurés vers le comptoir, sans rien penser de tout cela. Je ne me concentrais que vers le pub, sentant un regard d’animosité une ou deux fois. Mon corps bouillait sous la bataille que se livrait ma fureur et mon côté décalé. En résultait alors un étrange amalgame de sentiments incompréhensibles, guidés par la douleur dans un but fin fou.
Le barman qui m’avait drogué ne me vit que quand je passais mes deux jambes par-dessus le bar avant de le rejoindre. Il alla protester quand il me reconnut, la surprise lui serra la gorge, ses moustaches frisèrent de ridicule. L’ennemi poussa alors un jappement apeuré, qui fit se tourner nombre de têtes. Une bonne partie de la clientèle put suivre l’amusant spectacle où je pris l’arrière de la tête du gars, et que je lui faisais manger son comptoir, coup après coup, écorchures après écorchures. Les gesticulations de douleur et le régulier martèlement furent subitement les seules choses qu’on entendit dans le casino. Tout le monde faisait attention à moi. Et j’aimais ça.
Quand je fus persuadé d’avoir capturé l’attention de la foule (même les videurs semblaient hypnotisés par tant de haines gratuites), je lâchai le corps inerte de ce lâche, puis je me défis de mon haut. Je sortis ensuite les trois cigares restants que j’allumais les uns après les autres. Je m’en coinçai un à chaque oreille, puis le dernier dans la bouche. Les minuscules pétarades domptèrent le silence, juste avant que je ne me mette sur le bar. Je levais les bras en l’air dévoilant mon torse nu remplis de bleus, et dans un pur accès de folie douce, je retirais l’imposant cigare qui crépitait dans ma main avant d’exclamer :
« Mesdames, messieurs, les faibles, les andouilles, les adorateurs de la monnaie et de la théorie libérale, bonsoir ! Je suis ici pour vous dire que je ne suis guère satisfait de la gestion de ce club. Voyez comme on y tabasse les clients les plus sérieux. Saviez-vous que l’administrateur de ce misérable établissement n’était qu’un escroc à la solde du côté obscur ? Que les gentilles machines qui vous surveillent sont en réalité des tueurs prêts à désosser tous les complotistes ? Moi, Ed Free a percé à jour cette complexe machination après avoir tiré Délirium City d’un fascisme sans précédent organisé par cette bande pochtrons ! Par les pouvoirs que je me confère à moi-même, je déclare ce trou à rats, ce repère d’ordures finies comme illégal. Et dans le même principe, je vous conseille de sortir d’ici sous la minute qui suit afin de ne pas crever bêtement sous votre fange coupable. A bon entendeur, salut ! »
Trois secondes de silence, puis au lieu de m’admirer, ce fut le chaos vers la sortie. Je m’en doutais un peu mais je récolterais des applaudissements plus tard. Il était temps que mes lunettes de soleil soient vengées. Je puisais dans mes dernières forces et activais mon pouvoir vingt secondes après l’annonce. Je fis en sorte que le premier des portails alla s’abreuver à une quinzaine de mètres plus bas, dans les égouts milliardaires de la ville. Le second, le robinet diabolique déverserait toute la monnaie dans cette salle.
Imaginez donc des dizaines de millions de pièces d’or débouler dans une pièce propre, y saccager tout l’étage, casser les objets les plus fragiles dans des tintements meurtriers, noyer les machines à sous, renverser les sièges, les bouteilles, les traînards. Bientôt, le rez-de-chaussée ne fut plus qu’une réplique exacte des égouts. La monnaie tombait dehors, avait englouti les marches du premier étage, faisaient trembler les fondations les moins solides (résultats de bagarres acharnées), avant de s’arrêter mollement, piécette par piécette. J’étais sorti dehors en même temps que la foule, mais je pouvais constater avec un plaisir évident que les pièces titillaient le plafond. Quelle belle leçon philosophique je venais de leur donner là !
Je respirais un grand coup et puis je tombais à terre, comme la dernière fois. Je devenais fort, c’était certain. Un grand coup de pub que je venais de me faire là ! Je ne vis pas Jacob des yeux dans les douzaines de personnes dehors. On me dénonça à la police, mais pour une raison mystérieuse, ils refusèrent de m’arrêter. Ils m’expliquèrent que mon compagnon leur avait indiqué toute cette malheureuse affaire. Des journalistes effarés me cherchèrent. Je fus légèrement agacé quand je compris qu’ils ne venaient que pour me demander où était Jacob. Car il était le héros de la soirée, alors qu’on me qualifiait comme « un lâche fouteur de merde ». Je me relevais et le trouvais dans un coin, seul. Je savais qu’il n’était plus en état de faire quoique ce soit, et qu’il n’était pas assez matérialiste pour être content. Je répondis aux pigistes que je ne savais guère diable où il était passé, et qu’il s’était sûrement réveillé. Que cherchait Jacob dans ce monde ? Il n’avait pas l’air fatigué, mais plutôt d’un pessimisme qui entachait ma bonne humeur de façon viscérale. Je lui demanderais plus tard en évitant de trop le charrier dessus. Il s’était assez battu pour préserver son honneur, je n’allais pas lui soumettre un dernier combat. Dans un geste de topissitude, je sortis ma paire de lunettes de soleil de ma poche et je me la mis sur mon nez cassé… Je remarquais trois secondes avant de me réveiller qu’elles n’avaient jamais été perdues dans la catastrophe, mais que par instinct, je les avais plongé au fin fond de mes poches pour les protéger des châtaignes qui n’allaient pas tarder. Je bâillai juste avant de me réveiller dans un nuage de fumées blanches.