Monde Réel

Fatigué... J'étais épuisé, exténué, bref j'en pouvais plus. C'était le début des vacances et j'avais eu la très bonne idée d'aller à la soirée organisée par des types de ma classe. Il y avait des filles, de l'alcool fort et de la bonne musique, tout ça dans un salon de moins de 40 m². Un pur concentré de débauche et de joie, de quoi me faie tourner la tête.

Passé les dix premiers verres, je balbutiais une série de mots incompréhensibles à une fille de ma classe, dont la tenue de soirée me troublait étrangement tant j'étais habitué à la voir habillée de manière moins... hum... décontractée. Puis, j'allais me coucher sur l'un des derniers canapés restés libres. La tête me tournait, comme si j'étais un naufragé sur un radeau, balloté par les flots. Je ne percevais, ni les effluves douces-amères, mélanges subtils de vomis et de cocktails fruités, ni la musique entrainante, sélection faite par Romain -un camarade de classe- de chansons des années 80, sur lesquelles on avait aucune difficulté à danser lorsqu'on est bourré.

J'entrai dans une sorte de semi-conscience, loin de m'apercevoir que la jeune fille qui avait subi l'assaut de mon échec oral était à présent en grande discussion avec un autre mec. Mes pieds baignaient dans une substance nauséabonde, mais je ne m'en rendai pas non plus compte. Je n'avais pas les idées claires, et il me fallut faire les frais de quelques hallucinations auditives avant de véritablement m'endormir.

Dreamland : Délirium City

- ATTENTION !!! FUYEZ !!! IL ARRIVE !!!

Mes yeux s'ouvrirent, lentement mais surement, tandis que je peinais à me redresser. J'étais en effet affalé au sol, baignant dans une mare de matière non-identifiable. Cette matière était plutôt rose, plutôt gluante et sentait plutôt bon... C'était une odeur de confiserie à la fraise, assez forte, comme émanant d'une chaude barbe à papa.

Je balayais du regard les environs : j'étais dans une sorte de ruelle, les murs m'entourant étaient faits d'un mélange de vert, de jaune et de marron. Il y avait quelques containers, dont certains possédaient des pieds humains gigantesque et une effroyable et énorme bouche, mais qui semblaient me fuir, pour une raison que j'ignorais.

J'étais seul, si on exceptait la voix qui m'avait vrillé les tympans et ces containers. Ce lieu m'était totalement inconnu, et je m'empressais de retirer mon bras de la gelée visqueuse afin d'être capable de me défendre en cas d'attaque.

- VOUS ÊTES SOURD !? IL ARRIVE !!! s'égosilla la voix indéniablement féminine.

Il me fallut approximativement une bonne dizaine de secondes pour me rendre compte que la voix provenait du tas de gelée. C'était... absurde ! Je résolus toutefois de l'attraper (enfin de l'étaler autour de mon bras comme s'il s'agissait d'un plâtre plutôt répugnant et moelleux) et de suivre les containers, loin de ce “IL” quelqu'il soit.

- De... quoi... parlez-vous,... Madame ? demandais-je d'une voix hachée, tout à ma course.
- Vous pouvez m'appeler Ursula. Je suis, enfin j'étais, une oursonne gelée tout ce qu'il y a de plus banal, venue à Délirium City afin de rencontrer l'amour de ma vie, un certain René Poubelle.

Je lui prêtais une oreille attentive, tentant de m'intéresser à son histoire. J'avais besoin de renseignements sur ce poursuivant ! Peut-être étais-je capable de le vaincre et de monter en renommée ?

- Et je fus écrasée par (Elle m'attrapa soudainement par les cheveux -usant d'un appendice visqueux-, me forçant à tourner la tête en arrière.) CETTE CHOSE !!!

Il fallait l'admettre, c'était un gros morceau et je ne pus réprimer un cri de stupeur. Je comprenais maintenant pourquoi cette gelée parlait : il s'agissait d'une créature des rêves, du Royaume des Sucreries si je ne me trompais pas, qui s'était faite écrasée par un pied immense, appartenant à un être plus immense encore : une sorte de gigantesque taureau, dont les cornes frontales côtoyaient les plus hautes fenêtres des immeubles -tout aussi colorés que le reste- et qui fonçait droit devant lui tandis que sa robe aux couleurs de l’arc-en-ciel me donnait le tournis.

Je frissonnais de peur, à l'idée qu'il m'écrase et courais encore plus vite : si je tombais sous l'une de ces pattes, même Rudolf ne pourrait plus rien faire pour moi (et je pourrais aisément remplir un pot de confiture voire deux). J'étais effrayé, trop effrayé même pour songer avoir le temps d'invoquer mon rat bien-aimé.

Heureusement, en allant droit devant lui, ce taureau m'évitait, ravageant une rangée d'immeubles à ma place. Il semait un joyeux bordel et je pensais que le Royaume où j'avais échoué allait se transformer en ruine fumantes en peu de temps. C'est à ce moment-là que les Matadors firent leurs apparitions.

Ils étaient grands... très grands, tout autant que le taureau. Je les identifiais comme matadors grâce à à la fine épée qui pendait à leur taille et à la cape rouge qui ceignait leurs épaules. Leurs visages, enfin leur tête, étaient pourvues de cornes et d'une sorte de filtreur à air, les identifiant comme des robots géants. En face de moi, il y avait des espèces de Goldoraks déguisés en matadors, et ils se ruaient à l'attaque du taureau arc-en-ciel.

Je n'avais jamais été fan de corrida, aussi détournais-je les yeux lors de la mise à mort. La bête s'était bien battue, ne se préoccupant guère de traverser plusieurs immeubles alors même qu'elle se jetait sur la cape rouge de l'un des cinq Matadors. Elle se retrouva rapidement avec de nombreuses tiges de métal plantées dans son corps, dont je ne me rappelais plus le nom, qui la meurtrissait et l'affaiblissait et, au bout de quelques minutes, l'un des robots géants lui passa son épée au travers du corps.

Après cela, la dépouille du taureau s'effondra au sol, inerte, et se décomposa en espèces de fines poussières colorées qui partaient vers les cieux. A bien y regarder, je remarquais qu'il s'agissait de chats, de taille normale, qui volaient vers le ciel, pourchassés par des arcs-en-ciel. Finalement, l y eut une grande détonation, comme lors d'un feu d'artifice, et dans le ciel multicolore apparut un splendide arc-en-ciel.

J'étais en plein trip ou quoi ?! Mais le pire était à venir : les cinq Goldoraks se transformèrent également : un premier en banane, un second en concombre, un troisième en framboise, un quatrième en fraise et le dernier en abricot. J'eus alors la stupéfaction d'assister à un spectacle pour le moins étrange : les fruits, avec des voix de stentor qui hurlaient "IMPOSTEUR !!", pourchassaient le comcombre dans les airs. Ils étaient tous immenses, et semblaient capable de modifier leur apparence physique au gré de leurs envies...

Tout cela me donnait un terrible mal de tête. Je m'arrêtais finalement et me laissais tomber au sol.

- J'suis où, là ? C'est quoi ce bordel !
- Tu es un Voyageur, c'est ça ? Bienvenue à Délirium City, la ville de tous les possibles. Au fait, il y a du laisser-aller...

Je compris rapidement que la gelée parlait d'un élément qui lui ressemblait, à savoir mon torse aux abdos fondus au soleil.. Et je me rendis compte de deux choses, que la rencontre entre un taureau-arc-en-ciel et cinq Matadors-fruits-légumes peut vous faire momentanément oublier : je n'étais vêtu que d'un caleçon à motifs de petits crânes rouges sur fond noir et d'une cravate assortie...

Et une nouvelle nuit de merde à Dreamland, une !

Délirium City n'accepte plus les Voyageurs...

Un arc-en-ciel, des Nyan cats, un taureau géant, des fruits power-rangers... Je pensais qu'il ne pouvait rien y avoir de pire. Je me trompais... En effet, les rues de Délirium City étaient remplies de zombies, enfin d'ancien Rêveurs ou Voyageurs infectés par les explosions causés par les chats, quand ils sont retombés sur le sol.

- Heu... Vous avez une explication ?
- Décidément, vous avez choisi votre jour, enfin votre nuit, pour venir à Délirium City ! De nombreuses fêtes basques ont lieues en ce mois d'Août. Dans le monde réel, je parle. Et ainsi, l'imagination collective de nombreux bourrés créait ces taureaux géants un peu partout. De plus, le phénomène Nyan cat ne s'est pas tout à fait estompé et cela peut avoir des retombées négatives, comme l'infection d'une bonne partie de ce royaume onirique...
- Vous en savez des choses ! Vous êtes certaine de n'être qu'une créature des rêves ?
- J'étais en compagnie d'un groupe de Voyageurs avant que vous ne me trouviez. Ils parlaient de ça et je les écoutais... enfin, avant d'être écrasée par cette chose. Et les créatures des rêves sont moins bêtes qu'on ne le croit !
- Désolé, mon but n'était pas de vous offens... Attention ! m'écriais-je, alors qu'une créature zombifiée se jetait sur mon bras enduit de gélatine.

Il ne s'agissait pas là de féroces adversaires, juste de Rêveurs infectés. Pas de quoi s'inquièter, donc. Je ne voyais donc pas l'utilité d'utiliser mes pouvoirs, et continuai de courir, slalomant entre les créatures occupées à leur repas. Je n'avais plus qu'une idée en tête : survivre. Et si la gélatine rose survivait elle-aussi, je n'allais pas m'en plaindre, bien au contraire, puisque la solitude me répugnait.

Des immeubles, tous plus colorés les uns que les autres, constituaient mon seul paysage. J'avais l'impression d'être dans une Gotham City qui aurait eu pour maire le Joker, et pour super héros Double Face ; une ville déjantée, où l'absurdité et la bouffonerie prenaient un côté sombre, malveillant. Je me méfiais du moindre container, du moindre lampadaire. Et j'avais raison puisque ceux-ci, dévoilant de grandes bouches aux multiples rangées de dents, se mirent à attaquer les Rêveurs et les Voyageurs infectés. Délirium City n'avait pas l'air d'être une ville très plaisante pour les Voyageurs de toutes sortes.

- Hé ! Toi, là-bas ! Tu n'as pas l'air transformé ! T'es pas au courant ? Délirium n'accepte plus les Voyageurs...

J'envisageai de répondre, mais je vis alors mon interlocuteur : c'était un biberon à taille humaine, qui disposait d'un visage de bambin. Il était accompagné d'une tapette à mouche avec un semblable faciès, et ils me regardaient tous deux d'un air dédaigneux. C'était mort, Dreamland ou pas Dreamland, personne ne m'obligerait à répondre à un biberon de taille humaine. Personne !

Le biberon se compressa soudainement, et une gigantesque goutte de lait fut envoyée à toute vitesse sur moi. Surpris, je n'eus pas le temps d'esquiver, et je me retrouvais recouvert d'une matière gluante, odorante et chaude. Très chaude.

- Aaaaaaaaaaaaaaaaargh ! m'écriais-je, tout en me roulant sur le sol, dans le but de m'enlever cerre matière.
- C'est du lait alcoolisé... intervint le biberon, l'air amusé.

Je compris rapidement pourquoi : lors de la friction provoquée par ma roulade, ma cravate enduite de ce liquide s'enflamma. Je la pris et l'arrachai comme s'il s'agissait d'un serpent particulièrement vénimeux. Dire que j'étais énervé n'était qu'un euphémisme : j'étais furieux !

- J'aimais beaucoup cette cravate... déclarais-je sans mentir, car cela me donnait un côté déluré que j'appréciais, même si cela me dérangeait de le reconnaître.

Je plantais mes ongles dans ma chair, et appuyai de toutes mes forces, me jetant soudainement sur le côté afin d'éviter un autre lancer lacteux, glissant sur la première flaque avec l'aisance d'un patineur artistique. Le sang perla, et je balançai le bras dans leur direction, laissant le liquide se répandre sur le sol. Quelques secondes après, un crâne grimaçant se matérialisait dans l'air. Il s'élança vers moi, et emprisonna ma main dans sa mâchoire osseusse. J'avais maintenant à ma disposition cinq appendices osseux, cinq tentacules d'albâtre. Ils allaient déguster !

Je m'élançai en avant, me dirigeant dans la direction du biberon. Mes griffes d'une taille indicible s'étirèrent dans sa direction... et furent stoppés par la tapette à mouche géante, passant à travers les mailles du filet noir sans causer de dommages. Mon bras immobilisé, je ne pus esquiver le prochain tir, et j'avais les cheveux enduits de ce lait poisseux et brûlant. Mon cuir chevelu me hurlait de me réveiller, de reprendre la situation en main. J'avais l'impression d'être une actrice porno en plein milieu d'un gangbang...

Je tirai mon bras en arrière, arrachant ainsi de nombreux fils à la tapette et, l'attrapant de ma main gauche -celle qui était tout à fait normale-afin de l'empêcher de s'enfuir, je perforai son visage avec l'appendice correspondant à mon index. Ses yeux restèrent écarquillées et, s'il ne saigna pas, il tomba lourdement sur le sol. Mais son compagnon avait continué à m'asperger de lait, et la peau de mon visage était couverte de cloques. Titubant, je délaissais la ruelle dans laquelle je me trouvais pour pénétrer sur une place et, louvoyant entre les cadavres animées, me plongeai le visage dans la fontaine qui était en son centre.

Le biberon n'était pas loin derrière, aspergeant les zombis aux alentours, qui n'osaient par l'approcher (étant de toute manière plus interessés par les tripes que par ce lait répugnant et caillé, qui leur collait le visage).

- Inutile de fuir, Voyageur ! me railla-t-il de sa voix criarde.
- T'inquiète pas, je viens m'occuper de toi.

Et c'est d'un pas ferme et assuré que je me rapprochais du biberon, me jetant sur le côté dès qu'il faisait mine de tirer.

Délirium City n'accepte plus les Voyageurs...

Je n’avais pas peur. C’était étonnant mais, au vu de toutes les épreuves que j’avais subies, je n’avais pas peur. Non, je ne ressentais pas le moindre doute, pas la moindre peur. J’étais pleinement conscient de ce que je faisais, d’où j’étais, de qui j’affrontais. Je m’avançais, lentement, calmement, vers ce simulacre de biberon géant, décidé à lui faire connaître les affres de la peur.

Chaque pas que je faisais en sa direction était une pierre de plus que je rajoutais à l’édifice personnifiant ma colère à son égard. J’avais perdu ma cravate ! Puis, je n’étais plus très bien dans ma tête, fallait dire la vérité. Des idées étranges passaient dans ma tête, je visualisais des camarades de classe aspergées de ce liquide si blanc, si lacté. Mon esprit était passé en pilotage automatique et j’avais envie de danser, d’envoyer mes bras dans toutes les directions possibles comme un putain de danseur de Tectonic.

En fait, quand j’arrivais à côté du biberon, j’avais même plus envie de le frapper. Je me demandais si la matière était douce et chaude au toucher, et si ce serait agréable de dormir contre lui en… Mes pensées furent interrompues par un jeune homme à la chevelure bleue. Kaijin. L’un de mes camarades de Macrophonopolis. L’un des Voyageurs avec qui j’avais vécu l’une de mes nuits les plus marquantes. En tout cas, Kaijin me sauva la mise puisqu’il étendit le réservoir à lait au sol, le jet lacté passant à quelques dizaines de centimètres de ma tête.

Mais alors que mon sauveur émettait une remarque bien sentie, il se prit un jet lacté particulièrement violent et fut heureusement aidé par une Voyageuse que je ne connaissais pas, qui semblait manier (un jet lacté m’arrive dessus et je bondis sur le côté) l’eau. Une hydrophobe ? En tout cas, Kaijin avait perdu ses sous-vêtements et la jeune fille son innocence. Peut-être que, plus tard, tous deux perdraient leur virginité ? Les pensées lubriques m’assaillaient, je supposais que l’atmosphère de Délirium City ne me réussissait pas. En attendant, il me (j’esquive un nouveau jet lacté tout en m’approchant du biberon) fallait vaincre cette créature, la tuer, la détruire, débarrasser Dreamland de sa présence.

Chocolat. Noisette. Fraises. Je me mettais cette fois-ci à visualiser des fruits, à ressentir des goûts, me demandant même quelle saveur pouvait avoir ce biberon aux allures d’être humain. Mais les horreurs que j’avais vécues à Macrophonopolis et que me rappelait Kaijin me dégrisèrent et je me ruais sur l’ennemi, griffes en avant, tel un rapace en chasse. Un coup dans le ventre suffit à vider ses « entrailles » du lait chaud qui les emplissait, et qui coulait tel du sang chaud, sentant horriblement mauvais.

Je portai un second coup, cette fois-ci à sa tête, alors que le lait giclait sur moi et me brulait. J’avais chaud mais serrais les dents, continuant de porter coup sur coup, éventrant l’espèce de plastique qui lui servait de peau. Un coup, puis un autre, puis un autre. Aucune culpabilité, aucun remord ne pourrait, par la suite, m’animer : ces créatures n’étaient pas humaines et voulaient ma mort ! C’était de la légitime défense et je n’avais donc aucune retenue dans mes gestes, prenant mon pied à éclater ce visage poupin.

Les bruits que produisaient mes poings en frappant cet espèce de latex étaient plutôt écœurants, et il ne resta bientôt de la créature plus qu’une flaque de lait et une espèce de préservatif usagé géant. Je m’apprêtais à me tourner vers Kaijin pour lui demander ce qu’il faisait là et s’il allait bien quand il se passa quelque chose d’étrange : la flaque de lait s’évapora et se condensa pour créer une espèce de spectre blanchâtre qui se mit à parler.

- Tu pensais me vaincre aussi facilement, jeune freluquet ? Mais je ne me suis pas présenté et cela ne sied guère à un gentleman comme moi : je suis Sir Frederick de Lactel, ancien chevalier sans fief, protecteur de Délirium City. Je suis également vampire, spectre et buveur de sein. Tu ne peux rien faire contre moi !
- Sérieux !? Un élémentaire de lait ? Si t’es intangible, comment comptes-tu nous tuer ?
- Je m’infiltrerais dans vos poumons et vous mourrais asphyxiés.

Je tressaillais, à l’idée de cette perspective de mort peu réjouissante mais me ressaisis : il y avait certainement quelque chose à faire ! Peut-être que les pouvoirs de la Voyageuse qui accompagnait Kaijin pourraient être utiles ?

Au service de sa Majesté.

Je scrutais la jeune femme aux côté de Kai', tentant d'imaginer de quelle manière ses pouvoirs pourraient s'avérer utiles, quand ce dernier fonça comme un boulet de canon sur le spectre intangible, s'apprêtant à traverse le nuage de lait de manière dévastatrice -pour ses poumons- en s'écriant que le duc bluffait. Je résistais à l'envie de me frapper la tête avec la paume de ma main -d'autant plus que j'aurais fait la même chose à sa place si je n'avais pas été dégrisé par la pensée de Macrophonopolis- et je réfléchis à toute allure : la jeune femme était une hydrophobe, l'eau et le lait étaient-ils miscibles ? Et même si c'était le cas, est-ce qu'en enfermant le spectre dans une bulle d'eau, pourrait-on m'entraver ? D'ailleurs, si la jeune femme était capable de contrôler des masses d'eau, ne pouvait-elle pas la faire rentrer dans nos poumons et nous tuer ? Ou nous faire attraper une pneumopathie ? Laissant de côté ces deux dernières questions, j'apostrophais la demoiselle.

- Et toi ! T'es hydrophobe, c'est ça ? Essaie d'enfermer ce Sir machin de mes couilles dans une bulle d'eau. Si tu peux produire de l'eau chaude, ce serait mieux : on pourra le transformer en une innocente crème de lait. Sinon... il faudra trouver une source de chaleur ou fuir...

Une innocente crème de lait... Le peu de réflexion que j'avais eu le temps d'avoir se voyait. On se retrouverait juste avec une masse tangible et élastique prête à nous tuer. A bien y réfléchir, ce Duc buveur de sein était un formidable adversaire, bien au-dessus de notre portée. Un Voyageur plus ancien aurait certainement pu le vaincre, mais nos pouvoirs à nous ne nous le permettait pas. Cette créature était capable de conserver une certaine cohésion de ses atomes par la simple pensée, l'entraver serait déjà un challenge considérable.

Sortant de mes pensées, je remarquais que mon camarade aux cheveux bleus se tortillait sur le sol et que le duc nous injuriait au travers d'une bulle d'eau qui rendait inaudible tous ses propos. L'hydrophobe s'excusa de ne pas être capable de produire de la chaleur, mais j'avais tellement gagné d'estime pour elle après ce coup d'éclat que je ne ressentis même pas une infime pointe de déception. Quand à Kai, qui s'était relevé, il avançait à présent vers la bulle d'eau, tandis que la Voyageuse lui expliquait ce qu'il venait de se passer alors même qu'une armée considérable d'êtres cadavériques s'approchait de nous.

L'état de ces derniers me fit penser à mon cher Rudolf, à qui je ne parlais plus depuis l'obtention de Jack. Mais mes problèmes avec mes invocations pouvaient attendre, pas mes coéquipiers, je passais donc à l'action. Bondissant sur un premier groupe de zombies -représentant une demi-douzaine d'individus-, je transperçais leur crâne avec les appendices osseux de ma Death's Hand. Toutefois, je venais de commettre une erreur puisqu'un des zombies avaient échappé à cette mort sans condition, et pouvait m'attaquer à son bon loisir tandis que je tentais de dégager les tentacules osseuses des masses spongieuses des anciens Rêveurs. Le zombie fendit l'air de ses griffes...

Et ne toucha que l'eau. Mon estime pour la compagne de Kaijin monta une nouvelle fois quand je vis qu'une bulle d'eau me recouvrait le corps. Elle épousait tous mes mouvements, agissait comme une véritable armure gélatineuse. Le problème, c'est qu'elle pouvait aisément être tranchée, percée, et qu'il m'était impossible d'y respirer. Cela ne semblait pas gêner l'hydrophobe elle-même -qui devait être immunisée contre ce problème- ou encore Kai' -que son cerveau limité immunisait contre toutes sortes de problèmes- qui étaient d'ailleurs en train de fuir.

La Voyageuse m'appela afin que je les rejoigne et, observant la masse menaçante d'individus nécrosés qui s'approchait, je vis rapidement qu'elle avait raison, qu'il nous fallait fuir, et je courrais dans sa direction, slalomant tant bien que mal entre ces pauvres hères que Délirium avait condamné à subir une nuit effroyable.

Tandis que je m'approchais d'eux, je pris conscience d'un fait : nous ne pouvions pas passer notre nuit à fuir les zombies, de rues en rues. Il y en avait beaucoup trop ! Nous devions trouver un refuge et le défendre, coûte que coûte. Mais je ne voulais pas non plus trop me la jouer et passer pour un individu hautain, aussi préférais-je garder cette constatation pour moi et me contenter de courir derrière les autres, avant de les dépasser de quelques mètres.

De toute manière, même si j'avais voulu parler, j'étais tellement à bout de souffle à cause de cette course effréné que je ne respirais qu'à grand peine. Et puis, les brûlures me faisaient terriblement souffrir et, si je n'avais pas été habitué à des douleurs inhumaines, je pense que je me serais écroulé depuis un moment en gémissant. Le Dante du monde réel et celui de Dreamland avait bien peu de choses en commun !

Je tournais brusquement en direction de la porte d'un immeuble qui semblait abandonné. Je l'ouvris brusquement d'un bon coup de pied -elle était faite d'un bois que les déjections gastriques avaient pourri- et je rentrais à l'intérieur. Je fis signe aux autres de me suivre et, sans regarder s'ils l'avaient fait, monter les escaliers quatre par quatre. Il y avait cinq étages, pourvues de portes que je ne pris pas la peine d'ouvrir. Pour tout dire, je redoutais un peu ce que j'allais pouvoir y trouver : quelle genre de créatures des rêves pouvait habiter dans un immeuble insalubre à Délirium City ?

N'ayant aucune réponse à donner à cette question, je préférais continuer de monter, jusqu'à atteindre le toit de l'immeuble. Une fois sur celui-ci, je laissais mon regard se promener à la ronde. Je remarquais que de la gélatine rosâtre se trouvait sur les bords du toit. Qu'est-ce qu'elle venait foutre là, ça, je ne sais pas. Mais la gélatine rosâtre qui se trouvait sur mon bras, elle, sembla ravie de sauter dans cette flaque afin de grandir, jusqu'à prendre l'apparence d'une jolie jeune femme nue, dont la peau et toute la pilosité était de couleur rose bubble-gum.

- Merci de m'avoir sauvé !
- Euh... De rien... mais.... vous n'êtes pas sensé être une oursonne-gelée ?
- Bien sûr que oui. Mais j'ai pensé que cette apparence me permettrait de vous récompenser... annonça-t-elle avec un clin d’œil suggestif.

J'étais extrêmement mal à l'aise, tentant tant bien que mal de ne pas attarder mon regard sur ces formes voluptueuses, semblant nées du même moule que de celui d'une déesse grecque.

- Ne pourriez-vous pas vous rhabil... revenir à votre forme originale ? Votre forme actuelle me dérange...

A ma grande joie -avec une pointe de déception cependant- elle obtempéra. Il s'agissait maintenant d'un ourson, ou plutôt d'une oursonne faite de gelée, comme on en trouve dans les paquets de bonbons Haribo.

- N'ayez crainte, il s'agissait d'un test que vous avez passé avec brio. Maintenant, je sais que vous êtes en mesure de m'aider à retrouver mon bien-aimé René Poubelle sans tenter d'abuser de moi.
- Euh.. Oui, sans doute. Mais si jamais on doit retrouver votre cher René, ne pourrions-nous pas avoir une récompense ? Parce que c'est pas loin d'être une quête.

Elle repassa en forme humaine et, exhibant son opulente et pleine poitrine, déclara :

- Vous voulez vraiment une récompense ?
- Ahem... non. Je vais faire comme si j'étais un paladin lambda avide d'aider les faibles et les nécessiteux.
- Bah voilà ! On part quand ?
- Ahem... Kai et sa copine, une balade à Délirium City, au milieu des zombies... ça vous tenterait ? demandais-je, sans me tourner vers eux.

Je pensais qu'ils m'avaient suivis mais, peut-être, avaient-ils choisis une autre voie, auquel cas je me retrouvais seul dans cette situation de merde...

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