C'est avec une certaine nervosité que Clem parcourait les énormes salles de l'aéroport Roissy Charle de Gaule (oui, celui où vous pouvez caser facilement deux A380 dans un seul de ses couloirs de transit) ; il faut dire que quantité de mauvais souvenirs du cadet Free était intimement lié aux aéroports. Pour aider à la compréhension de l'état d'esprit de l'agoraphobe à ce moment là, il va falloir jouer le psychologue (c'est comme jouer au docteur mais en vaguement plus chiant) et parler de son enfance.
Il fallait savoir que Philippe Free, le père d'Ed et de Clem était le type de père qui ne s'occupait pas de ses enfants, en des termes humain, mais qui estimait qu'il était de son devoir de père de faire voyager sa progéniture pendant les vacances. Ce type de pensée était malgré tout encore moins paradoxale que le fait qu'il s'entêtait à continuer dans cette voie alors qu'emmener ses deux fils prendre l'avion relevait du pur cauchemars. On signalera, dans un soucis de bonne foi, de rappeler que Clem était depuis sa prime enfance, un agoraphobe confirmé tandis que son frère, Ed, était un petit chiard de claustro. Le cadet voyait donc ses crises d'angoisses se déclencher dans toutes les grandes salles de l'aéroport (c'est à dire, une écrasante majorité de ces dernières), larmes incontrôlées, ralentissement du groupe familial et désir non écouté des parents de vouloir faire demi-tour constituaient les souvenirs de Clem vis-à-vis de ce type de bâtiment. Cet enfer durait généralement le temps de prendre place dans la carlingue, soit deux à trois heures en prenant en compte l'enregistrement des bagages. Une fois enfermé dans l'avion, c'était au tour d'Ed de prendre la relève. C'est long une crise de claustrophobie, surtout pendant un voyage de huit heures.
Clem desserra un peu l'unique lanière de son sac à dos bandoulière qui lui démangeait l'épaule. À l'intérieur, seulement un petit panneau portant l'inscription "Effie BULKERS" destinée à permettre à la demoiselle de se repérer dans la foule. Ils avaient certes échangé leur photo mais l'agoraphobe voulait être sûr qu'ils ne se loupent pas. C'est quand Clem avait remarqué qu'il allait avoir besoin de ce genre d'accessoire qu'il avait appris qu'il n'existait aucune entreprise au monde ni aucun magasin qui vendait des petites affichettes officielles d'accueil pour accueillir des gens à l'aéroports. Un étrange écueil dans une société de consommation.
L'agoraphobe était content de cette opportunité d'entrer en cohabitation. Il allait se sentir beaucoup moins seul dans son appartement et la pression du loyer de ce dernier allait se relâcher. Ce qui allait peut-être lui permettre de se payer des cours du soir. Il avait interrompu ses études trop tôt et comptait tâcher rattraper le temps perdu. Le fait que sa future colocataire soit américaine ne le gênait pas. De ce qu'il avait pu voir lors de leurs échanges via Internet, elle parlait mieux le français que lui l'anglais. Ce qui n'empêchait pas Clem d'avoir un niveau acceptable en langue : il n'était pas à l'aise pour parler la langue de Groucho Marx mais il la comprenait parfaitement à l'oreille.
Une fois arrivé à l'accueil des voyageurs, il prit son mal en patience et attendit l'arrivée de la jeune femme. Il était bien placé pour savoir que les formalités douanières prenaient souvent beaucoup plus de temps qu'on ne le voulait. Après une certaine attente, il vit les passagers de l'avion se ruer vers la sortie, tous sacs bagages à la main, mais ne vit pas Effie. Une règle universelle des aéroports. La personne que l'on attendait arrivait toujours en dernier. Clem ne savait pas exactement pourquoi mais c'était comme ça.
Il la repéra finalement et vint à sa rencontre, salua, bisa et proposa de la délester en partie de ses bagages (une obscure tradition française commençant par un "g"). Il tâchait de parler clairement sans non plus donner l'impression de s'adresser à un gamin attardé. Clem savait qu'il était plus facile d'écrire une langue étrangère que de la parler, sans compter le fait qu'il savait qu'il avait parfois tendance à mâcher ses mots, une habitude qu'il tentait donc d'esquiver ici. Dans le pire des cas, lui et Effie se débrouillerait au début jusqu'à ce que le temps lui polisse sa maîtrise du français.
En chemin vers la sortie du bâtiment, il lui expliqua qu'il y avait un taxi qui les attendait pour les emmener à l'appartement. Il passa sous silence le fait qu'il possédait un véhicule mais que ledit véhicule était une moto et donc non-appropriée pour transporter les bagages qu'une personne emportait quand elle emménageait.
"Tu as fais un bon voyage ?" lui demanda t-il alors qu'ils commençaient à approcher de la sortie.
