Clem passa à côté d'elle et entra franchement dans la pièce, elle le suivit, se plaçant à ses côtés mais légèrement en retrait, quelques centimètres derrière lui et le laissa les présenter, eux, leurs "employeurs" et la raison de leur présence ici. Elle ne trouva rien à ajouter, à part une légère courbette parfaitement calquée sur celle du jeune homme. De toute manière, elle n'avait jamais compté parlé, elle n'était pas douée pour ça, surtout s'il était question de circonvolutions discursives et autres ronds de jambes oraux. De là où elle se tenait et malgré son très grand partenaire qui lui masquait une moitié de la pièce et son masque, qui limitait son champ de vision, elle pouvait observer ce qui les entourait et en particulier, elle pouvait regarder du coin de l'œil le blessé immobile dans ses bandages immaculés.

Ce fut d'ailleurs ce blanc parfait qui alerta la jeune invocatrice, puis la peau violette de la sorte d'elfe qu'ils recouvraient. Elle ne savait pas quel genre d'attaque il avait reçu, mais quoique ce fut, ça n'avait pas saigné ou alors très peu. Pourtant, le soulèvement irrégulier et apparemment douloureux de sa cage thoracique indiquait une très nette souffrance. Etait-ce là une comédie ? Ou alors les dommages étaient plutôt internes, épargnant toute tâche aux pansements ? D'ailleurs, s'il était si mal en point, que faisait-il encore ici ? Pourquoi était-il bêtement allongé sur un canapé qui, malgré son apparent confort, n'était pas fait pour accueillir un blessé ? Il n'y avait ni hôpital, ni infirmerie ici, même pas un corps médical quelconque en cas d'accident ? Alice se serait bien approchée d'avantage pour en avoir le cœur net, mais quelque chose lui dit que c'était malvenu, et qu'elle était bien plus à sa place derrière son partenaire d'enquête.

Ses yeux s'accrochèrent encore quelques secondes à ce corps allongé, avant de se reporter sur les deux personnes qui étaient venus à leur rencontre. A sa grande surprise, l'une des deux étaient un Voyageur. Il y en avait donc qui soutenait la loi visant à en faire des gibiers tout choisis pour n'importe qui/quoi ? Etrange position. Même elle, qui ne tenait pas tant que ça à sa conscience du monde des rêves, ne désirait aucunement devenir un lapin à tirer, malgré son masque à la trompeuse apparence. L'autre était une Créature des rêves aux allures aviaires, Alice n'attarda pas trop son regard sur elle, les créatures mi-animal ou partiellement humanoïde la mettait toujours un peu mal-à-l'aise et elle ne savait jamais trop quelle attitude était la bonne à adopter ; le ton méfiant qu'elle employa pour leur parler ne l'a mis pas plus en confiance. A la place, elle laissa ses yeux discrètement se promenaient dans la pièce, cartographiant les lieux au cas où.

La femme-oiseau sembla ravie de l'intérêt que la LGO portait à leur affaire, au grand étonnement d'Alice qui ne comprenait décidément rien au position des habitants de ce royaume ou au moins de ces étranges Légalistes. Ils semblaient tous se situer dans un entre-deux confortable, qui consistait à profiter autant que possible des Voyageurs tout en désirant ardemment pouvoir les déboiter en toute impunité à la moindre embrouille, qu'elle leur soit due ou pas. Plus elle communiquait avec les différents personnages  qui s'exprimaient autour de cette loi, plus elle avait la sensation qu'on voulait la mettre en place pour avoir un bouc émissaire tout désigné en cas de problème. Plus de perte de temps, plus d'enquête, plus de remise en question douloureuse, puisque tout était systématiquement de la faut de ces envahisseurs nocturnes violents, qui profitaient d'une conscience et de pouvoir nouvellement acquis pour tout saccager.

Tout ce ci n'était pas bien net et si elle demeura parfaitement courtoise, suivant en silence l'exemple de du jeune homme devant elle, cela ne l'empêcha pas de jeter un dernier coup d'œil à l'elfe violet en quittant la pièce. Sur le chemin son partenaire communiqua un peu plus que précédemment, lui expliquant ce qu'il pensait de leur interlocutrice et ses propres conclusions. Elle apprécia avec plaisir sa neutralité et la qualité d'un jugement peu précipité qu'il prenait apparemment le temps de formuler avec soin. Les deux voyageurs qu'elle avait rencontré ce soir ressemblait assez peu à ceux qu'elle avait déjà eu l'occasion de croiser : l'un comme l'autre semblait plus réfléchi, plus patient et beaucoup moins tenté par les batailles épiques et les aventures héroïques. Si seulement elle avait pu en rencontrer plus tôt, des gens comme ceux-là ! Elle hocha doucement la tête pour manifester son assentiment, avant de partager, elle aussi, ses maigres conclusions :

"C'est sans doute un peu précipité et même si l'agression a peut-être bien été perpétré par un Voyageur, je ne pense pas que ce soit Onirion ; à moins qu'on ait eu l'idée brillante de confier le débat à une joyeuse bande d'écervelés qui ne pensait pas se faire immédiatement pincer en agressant eux-mêmes un membre du camp adverse. Il y a tellement de moyens pour faire les choses autrement, sans témoin et avec plus d'efficacité, ils auraient forcément pensé à quelque chose de plus "subtil" !"

Hisèn commençait vraiment à déteindre sur elle et elle n'aimait pas ça du tout, mais elle n'eut pas le temps de s'appesantir d'avantage sur l'influence de la créature sur elle, ils arrivaient déjà sur les lieux, juste devant la porte de ladite "Miss Jardin". Immédiatement, son comparse lui fit comprendre que c'était à elle d'aller interroger cette brave dame, tandis qu'il irait inspecter le fameux mur, sous prétexte qu'entre femmes, elles se comprendraient mieux. Alice lui lança un regard entre la surprise, l'incrédulité et le "T'as d'autres clichés débiles à me lancer à la tronche, freluquet ?", mais elle ne protesta pas et frappa trois coups à la porte d'un air résigné, étirant ses lèvres dans un sourire doux et aimable, bien qu'un peu forcé.

La femme qui lui ouvrit la porte avait une apparence humaine et un masque blanc, neutre, mais pourvu néanmoins d'un large et franc sourire qui n'allait pas du tout avec l'amertume de son accueil, malgré des mots tout à fait courtois. Alice leva les discrètement les yeux au ciel derrière son masque, elle s'attendait à une discussion de question/réponse par monosyllabe, peu productive, elle allait juste lui répéter ce qu'ils savaient déjà. D'une part, ça arrangeait la voyageuse, puisque visiblement elle partageait un même objectif : en finir le plus vite possible avec cette petite entrevue, de l'autre, c'était ennuyeux parce que si elle n'avait pas d'information probante, ils n'avanceraient pas dans l'enquête et cette nuit s'étirerait démesurément comme un vieux chewing gum.

Sortant son plus beau sourire, malgré le masque qui le cachait à moitié, Alice répondit d'une voix parfaitement aimable et posée, copiant le ton et les mots employés par son collègue un peu plus tôt, lorsqu'ils avaient parlé aux légalistes :

"Bonsoir, je suis Alice, j'ai été mandatée par mon supérieur dans la ligue des gentlemen oniriques, afin de retrouver au plus vite l'auteur de l'agression, dont un légaliste et ami de la victime m'a dit que vous aviez été le témoin. Je vous prie de bien vouloir encore une fois me raconter l'incident et ce que vous avez vu. Je comprends que cela doit être fastidieux de répéter encore et encore cette histoire, mais nous en avons besoin, afin d'avancer dans notre enquête et de trouver au plus vite le coupable."

Afin d'en finir avec cette comédie, pensa Alice avant de se taire, espérant une réponse détaillée et surtout complète de Mme Jardin. Elle pourrait ensuite retrouver au plus vite Clem pour un compte rendu et, avec un peu de chance, ils avancerait. Heureusement qu'elle portait un masque, cela dit, autrement la créature des rêves pourraient clairement voir derrière son sourire aimable et son ton poli, tout l'espoir que la jeune femme mettait dans sa réponse. Ils avaient vraiment besoin de trouver de vrais indices objectifs et pas de simple : "c'est un voyageur parce qu'il est fort", comme si les autochtones oniriques avaient quelque chose à envier aux rêveurs lucides en terme de pouvoir et/ou de diversité. En dépit de sa faible expérience, même elle avait rencontré plus de créatures surpuissantes que de voyageurs de niveau équivalent.

Elle soupira doucement, pourvu qu'elle ne lui dise pas simplement "Je suis sûre que c'est une personne de votre espèce qui a fait ça !".

Heureusement qu'Alice portait un masque, autrement, la tête qu'elle avait du tirer rien qu'à la première phrase de son témoin l'aurait probablement arrêté dans son élan. Evidemment, c'était presque exactement le même discours qu'on leur avait déjà servi, quelques détails en plus sur la physionomie de l'agresseur, mais pas quelque chose de très folichon : un homme torse-nu en pantalon, pas de détail sur son masque, ni sur son corps à moitié à poil, ni sur, par exemple, ses oreilles ! Autrement dit, rien. La jeune femme retint un soupir agacé et préféra répondre d'une voix on ne peut plus aimable, malgré l'expression qu'elle avait derrière son masque :

"Je vous remercie pour votre aide précieuse, je m'excuse encore de vous avoir déranger. Passez une bonne journée, au revoir."

La porte se referma dans un bref claquement et l'invocatrice quitta le perron pour rejoindre son collaborateur devant le mur, victime collatéral de l'altercation qui les intéressait. S'il avait pu voir son visage, elle n'aurait probablement pas eu à s'expliquer verbalement, mais comme elle ne pensa pas à le retirer et que quelques précisions ce serait imposé tout de même, elle parla en haussant les épaules et en agitant la tête de gauche à droite :

"Madame Jardin m'a à peu près dit la même chose que la femme-oiseau plutôt. L'agresseur avait une apparence humanoïde, un masque de comédien, il était torse-nu avec un pantalon marron et des sandales, elle pense que c'est un voyageur, à cause de son comportement agressif et de sa force, qui lui a permis de faire ça au mur, continua-t-elle en pointant les dégâts du doigt, mais aussi de sauter très haut pour s'enfuir très vite. En d'autres termes, on est pas beaucoup plus avancé."

Elle croisa les bras sous sa poitrine et se tue. La situation l'ennuyait de plus en plus et cette enquête qui patinait n'avait vraiment pas beaucoup d'intérêt. Tout le monde ici avait envie de croire que c'était un voyageur, n'importe quel idiot aurait trouvé un moyen pour faire croire que c'en était un et même si c'était effectivement le cas, la description était tellement vague... Sans partir dans des suppositions fantaisistes impliquant des créatures ou des voyageurs métamorphes, ils étaient déjà très peu avancées.

Perdue dans ses réflexions et repassant encore et encore les deux discussions qu'ils avaient eu, un détail qui n'avait rien à voir avec leurs affaires la frappa soudain. Elle tourna vivement la tête en direction du jeune homme, dont elle ne connaissait ni le visage, ni le prénom, mais qui c'était présenté comme "Monsieur Free" tantôt. Le nom était commun dans le monde réel, certes, mais à Dreamland, pas tant que ça, et surtout il était partagé par un autre voyageur. Elle s'éclaircit la gorge et timidement, demanda :

"Erm... Ca n'a aucun rapport avec notre affaire. Mais tu t'appelles vraiment Free ? C'est juste que j'ai pas rencontré beaucoup de voyageur, mais un de ceux que j'ai rencontré avait le même nom. Enfin, ça veut rien dire, je suppose et puis, ça ne me concerne pas, je trouvais juste la coïncidence étrange"

Ou alors ça voulait dire beaucoup de chose. Notamment, n'avait-il pas mentionné un frère et des sœurs, lors de cet épisode à Doppel City ? Mais elle se mêlait effectivement de ce qui ne la regardait pas, puis ils avaient d'autres chats à fouetter et entre autre chose, une deuxième agression.

"Qu'est-ce qu'on fait ? Je ne pense pas qu'on en apprendra plus sur cette affaire, on tente avec l'autre ?"

Alice grinça des dents derrière son masque de lièvre, voila que ce "Monsieur Free" (puisque c'était probablement plus juste que "Monsieur Chat), prévoyait encore leur séparation pour les besoins de l'enquête. Plusieurs choses frappèrent Alice simultanément devant cette révélation :

• 1. A la façon dont il parlait, elle comprenait qu'elle n'avait pas le choix et que couinait son dépit ne servirait plus à rien. Peu importe à quel point elle n'avait pas envie d'aller interroger des voyageurs possiblement violents, son partenaire avait plus encore envie de jouer "sa dernière carte" et de le faire seul.
  
  
  
• 2. Avant de se séparer, elle voulait connaître son prénom. Pas du tout pour éclaircir d'avantage cette histoire de "Free"(visiblement ça l'ennuyer), mais s'il y en avait au moins deux à Dreamland, dont un relativement connu, elle se voyait assez mal crier "Monsieur Free !" dans tout carnaval Garbage pour retrouver son comparse. Qui plus est, c'était tout de même bizarre de ne pas connaître un simple prénom.
  

Ces deux observations faites, elle masqua à peine son soupir, quand elle répondit au visage félin :

"D'accord, je retourne au parlement et j'interroge les membres d'Onirion. Je t'attendrai dans le hall, une fois que tu auras fini, rejoins-moi là-bas. Je m'appelle Alice, au fait, ce sera plus simple de connaître mon nom, pour me retrouver."

Sur ce, elle tourna les talons et fila de son pas trottant direction le Parlement. Fort heureusement pour elle, elle avait prit soin de mémoriser le chemin et elle ne perdit pas de temps dans les rues du Royaume, ce qu'elle préférait ne pas faire, au vu de l'atmosphère sale et la décrépitude ambiante qui régnait sur les lieux. Elle passa encore les portes monumentales et interrogea de nouveau la même personne qui lui avait indiqué le chemin vers les appartements de la LGO, lui demandant cette fois celui des locaux d'Onirion. On lui répondit avec cette même froideur à peine polie qu'elle ne notait même plus et se contenta de mémoriser les directions indiquaient, pour mieux arriver devant d'autres portes bien trop impressionnantes.

Regrettant encore une fois d'avoir à faire ça seule, voir même d'avoir à faire ça tout court, elle prit une grande inspiration et toqua trois coups à la porte, une part d'elle souhaitant désespérément qu'il n'y ait personne pour remettre ça à plus tard, l'autre qu'on lui ouvre vite afin d'en finir au plus tôt avec cette enquête grotesque.