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Meilleur Méchant Machiavélique

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Ed Free
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MessageSujet: Meilleur Méchant Machiavélique Meilleur Méchant Machiavélique EmptyMer 9 Avr 2014 - 23:52
Triple Introduction



  Parmi toutes les théories secrètes et complotistes que le peuple accuse chaque jour à son gouvernement, il n’y en a qu’une seule qu’il serait prêt à accepter avec grand plaisir par fierté nationale et pour faire bisquer ces étrangers d’Erasmus : une société de super-héros ou d’espionnage si poussée et si secrète que même le comptable n’avait pas dû voir les gouffres financiers que provoquaient l’achat de plusieurs avions nucléaires à camouflage thermique achetés par une branche ministérielle s’occupant normalement de donner des rapports financiers et économiques à la Banque Centrale.

  Autant fantasme que crainte, cette idée était largement nourrie par le cinéma, et il était tout naturel que c’était à Hollywood Dream Boulevard qu’une telle organisation se réunissait tous les ans en une Assemblée Générale (tous les ans obligé, sinon, ils n’étaient plus considérés comme une association et ça empêchait les grandes têtes de recevoir un peu de subventions quand ils en avaient besoin). L’organisation s’intitulait ainsi : Service des Horticulteurs Indépendants Experts en Lavandes du Destin. Il était vrai que le club n’était pas en lui-même très discret : quand vous réunissiez sous la passion des fleurs assez de super-héros pour en faire un multivers de comics ou assez d’agents secrets vétérans pour concurrencer le FBI en montant une société privée, vous vous disiez qu’il y avait anguille sous roche (ou dans notre cas, un requin blanc sous le caillou). Heureusement, tous les membres étaient des maîtres en discrétion, car il leur suffisait de se plaquer un masque sur la tête pour qu’ils deviennent méconnaissables. Quant aux agents secrets, personne n’avait encore compris que les petits tricheurs qui sortaient des quintes flush royaux à tire-larigot, agissaient comme des jeunes bourges suffisants, étaient autant attirés par des bonnets de soutien-gorge que des questions pointues sur des missiles balistiques volés, et possédant un flingue dans la poche, faisaient partie du gouvernement. Les stéréotypes avaient souvent la vie dure, ils n’empêchaient qu’ils n’arrivaient pas à se poser sur certaines figures qui le méritaient.

  Le Service des Horticulteurs Indépendants Experts en Lavandes du Destin était le plus grand rassemblement secret et régulier jamais constitué sur Dreamland. Entre les différents Superman, tous les 007, les multiples versions des Quatre Fantastique ainsi que tous les membres qui étaient passés sous le regard (ou l’œil) froncé de Nick Fury, il y avait de quoi fournir un village dans lequel la criminalité aurait beaucoup, mais alors beaucoup, de mal à s’installer. D’ailleurs, la salle qui les réunissait tous était plus que large, et évidemment, sous terre. La Lune, les profondeurs abyssales ainsi que les sous-sols étaient les trois premiers fournisseurs de bases cachées, aussi bien secrètes que démoniaques. Certes, il y avait les volcans, mais avec tous les appareils modernes installés autour, il était impossible de poser une brique de base scientifique sans que cinq enfoirés de nerds vulcanologues collés à leurs écrans le sachent. Les buildings et les gratte-ciels commerciaux faisaient aussi très « base secrète », mais on risquait de confondre avec les actionnaires et les très hauts cadres, qui étaient une autre sorte de méchant, très comiques car ils se prenaient très au sérieux.

  Pour pénétrer alors dans cette réunion de super-héros, il y avait plusieurs moyens. Soit vous pénétriez par vos propres bases souterraines, comme celle du Major Monogram, qui se trouvait être un des Vice-Présidents du Service des Horticulteurs Indépendants Experts en Lavandes du Destin. Un petit bouton, une petite combinaison avec le pommeau de douche, et après examens oculaires et demande de trois mots de passe, Monogram était directement transporté dans un toboggan qui avait coûté plusieurs milliards d’EV de travaux (le comptable s’en grattait aussi la tête, de ce truc). Mise à part cette méthode, il y avait une façon plus générale de rentrer : un ascenseur qui descendait à deux mille mètres de profondeur, bien caché dans un chantier qui avait maintenant cinquante ans et qui était déserté par la productivité malgré les ouvriers qui le surveillaient en faisant mine de déplacer des poutres de là à là. Si vous étiez du genre oiseau de nuit, et que vous passiez dans le coin, vous seriez très certainement surpris du nombre de personnes noctambules dans les environs, toutes étrangement attirées par ce chantier si lent.

  Pour accéder à cet ascenseur, il fallait tout d’abord trouver l’entrée, une porte camouflée sur une simple grue jaune qui descendait dans le sous-sol. Ensuite, c’était la croix et la bannière : vous deviez subir une batterie de tests de reconnaissance en tous genres afin de passer des portes blindées, la moindre erreur étant fortement punie par cinq kilos en moins, et ça n’était que la première cartouche qui allait vous trouer. Il ne fallait pas oublier non plus la dose anti-magique qui parcourait les murs, empêchant les pouvoirs des plus puissants super vilains ou tout simplement les Voyageurs de prendre un raccourci direct. Et tout ça pour finalement arriver au sacro-saint ascenseur.

  L’ascenseur était très pratique, mais comportait un inconvénient majeur : si vous aviez le malheur de tomber sur des partenaires que vous n’aimiez pas, vous en aviez pour cinq minutes traumatisantes. C’était exactement à ça que pensait James Bond quand il se retrouvait avec Hubert à descendre pour une AG qui avait été avancée de deux semaines. Un événement assez important pour décaler le rendez-vous, mais peut-être trop proche de la date prévue pour qu’il fut de taille. Sinon, une petite coïncidence, ou un événement suivi qui avait pris de l’ampleur. Le Frenchie commençait déjà à sortir un sourire d'idiot total, celui qui était certain de ne pas l'être.


« Ah, je suis content que tu sois là, mon grand ami ! J’adore travailler avec des Anglais : vous êtes facilement impressionnables.
_ Hubert »
, répondit calmement l’espion en boutonnant sa manche, « La seule chose qui nous avait impressionnés chez toi était ton déplorable sens de l’orientation.
_ AHAHAHAHAHAHA !!! Toujours le mot pour rire, sacré James ! »
Ne rien dire, c’était la clef : on s’en voulait toujours plus d’avoir été le terreau des mauvaises répliques d’Hubert que de le laisser débiter ses sottises. James utilisa tout son flegme d’Anglais pour éviter de jurer le destin qui l’avait placé en sa compagnie alors que l’AG n’avait lieu qu’une fois tous les ans.

  La cage de l’ascenseur accueillait jusqu’à quinze appareils dans cet immense conduit, même si ça n’empêchait pas aux heures de pointe de bouchonner sous la grue en attendant qu’un large carré métallique apparaisse. Dire qu’il y avait une Assemblée Générale réunissant jusqu’à quatre cent personnes, et que James devait se trouver seul à descendre avec Hubert, un gentil abruti frenchie. C’était toujours mieux que d’être avec coincé avec un Bruce Banner pris d’une crise de claustrophobie, mais l’espion british savait qu’il suffirait de quelques autres répliques dans ce style pour qu’il donne son permis de tuer afin d’échanger Hubert contre un Hulk. D’ailleurs, ledit Hubert sortit un flingue noir de sa poche et se mit à jouer avec en racontant une histoire de lui avec des nazis et des arcs en plastique. L’histoire avançait, et il fallait avouer que la modestie n’étouffait pas l’espion, car sinon, d’énormes marques de strangulation seraient apparues depuis longtemps :


« Je rentre dans le bureau, avec ma discrétion toute caucasienne. Tout est plongé dans le noir, et seuls les lampadaires éclairent la pièce. Et là soudain, devine qui y a ?
_ Tu es très curieux, Hubert »
, se permit de dire James un peu irrité entre deux phrases héroïques.
« Exactement, c’est ça ! Et c’est là que je lève le flingue comme ça et que, visant la demoiselle nazie, je lui sors… »
*POW
La seule ampoule de l’ascenseur tomba en miette devant les pieds d’un James qui cacha délicatement son visage dans ses mains, geste qu’il se permit à cause de la pesante obscurité qui venait de s’installer ; une minute à supporter dans le noir total avant d’arriver à destination. Il entendit son collègue bougonner dans le noir :
« Je ne comprends pas… Je croyais que le bito-truc était activé. »

  Les deux espions descendirent enfin dans une salle immense, creusée par l’homme (sinon, le fait qu’une cavité aussi imposante dorme dans les sous-sols d’Hollywood Dream Boulevard avait tout d’un très heureux hasard ; et avec l’installation électrogène s’il vous plaît). Il fallait quand même s’imaginer un demi-orbe gigantesque de pierre marron éclairé par des centaines de lampes qui détruisaient toute ombre souhaitant s’y approcher. Sans oublier la chaleur qui se dégageait pourtant dans la pièce, un aménagement qu’ils avaient pu se payer il y avait dix ans pour éviter que tout le monde ne recherche le voisinage de Torche, ou ne reniflent toutes les cinq minutes. Les espions, de plus, n’aimaient pas porter quelque chose par-dessus leur beau costume.

  Au milieu de la pièce, il y avait quatre tables blanches de belle facture qui formaient un losange, laissant un large espace au centre vide. Chacun s’y installait comme il pouvait sur les chaises prévues à cet effet, tentant de laisser un peu d’espace à quelques costauds comme la Chose. Le tableau final était ponctué d’épique : énorme salle, énorme réunion, et chacun des protagonistes avait une méthode différente de tuer quelqu’un avec un trombone. Sauf Hubert, qui ignorait ce que c’était.

  Il n’y avait déjà plus beaucoup de places restantes. James prit une chaise au hasard et faillit utiliser son permis de tuer quand Hubert réussit à s’asseoir juste à-côté de lui en demandant à un Flash de bouger pour qu’il puisse profiter de son ami. Le Français demanda s’il n’y avait pas du champagne à la place de l’eau minérale servie dans des gobelets en plastique. Ça faisait un peu cheap, cette histoire de gobelets, mais le chauffage avait vraiment coûté très cher. Hubert vida son verre et le remplit avec une carafe en verre posée à deux mètres de là. Il fallut attendre plus d’une demi-heure avant que chacun fut en place. De grands héros ou de grands agents figurant dans les branches d’espionnage se laissèrent tomber sur les chaises en saluant les gens qu’ils connaissaient. Il suffisait que James lève regarde en face de lui pour être face à la crème de désossage de tank, élimination discrète de tueurs étrangers, ingénieurs recrutés quand ils parvenaient à craquer le site Internet des hautes instances, et d’autres encore. Il voyait Thor qui jouait avec son marteau en défiant au bras de fer un Superman lunatique, d’un ornithorynque aux yeux globuleux coiffé d’un feutre, un autre Bond en dessin animé aux traits caricaturaux, Inspecteur Gadget qui avait amené sa nièce et son chien (en fait, c’était la petite blonde et son chien qui avaient invité l’oncle pour éviter qu’il ne se blesse tout seul), une sorte de kangourou réaliste avec un bandana sur la tête, parlant de la théorie des couleurs avec un Power Rangers qui tentait de boire un verre à travers son casque, une ribambelle de gamins un peu geignards (les dessins animés récents avaient décidé que des gosses étaient certainement plus utiles pour combattre les forces du Mal que des adultes surentraînés), deux agents J et deux agents K (une paire du film, l’autre du dessin animé) jouaient à une sorte de jeu stupide comportant un flashouilleur), Will Smith portant une sorte de petit haricot/plancton sur l’épaule, et quelques grosses pointures aux tenues bigarrées et flashys roulant des mécaniques en se passant le carafon à eau.. La cérémonie était maintenant prête. Le silence se fit quand une voix impérieuse le demanda. La salle pleine de cacophonie se transforma en veillée funèbre.

Par l’ordre protocolaire, c’était d’abord au Président de parler. Un des Présidents des Etats-Unis, celui du film « 2012 » qui avait succédé au Président de Monstre contre Aliens (la présidence change tous les ans) passa par un petit interstice du losange de tables, prévu à cet effet et arriva au milieu de la place. Benji Duun, un ingénieur geek et blond, prêt des hautes instances, avait une grosse mallette devant lui, dont il pianota quelques touches ; aussitôt, sortant d’une machine noire holographique posée sur le sol, un globe terrestre en trois dimensions se souleva près du Président (un globe du monde réel, oui, c’était étrange, mais ça n’était que le début de la présentation). Le Président remercia l’ingénieur d’un regard avant de commencer, les mains théâtralement longées contre le corps.


« Mes amis, mes chers compatriotes, je vous remercie tous de votre présence en ces lieux. J’espère que cette année se sera bien passée pour vous. » Pas mal d’affirmations perdues dans d’autres affirmations tandis que le Président tournait un peu pour faire profiter son dos à tout le monde. « Ici, nous sommes tous des sauveurs, et des civils. Ce sanctuaire est un lieu de sagesse et d’humilité ; mais avant tout, je veux que ce lieu soit un moment de retrouvailles. » C’était une fin de phrase qui attendait des applaudissements, et ils vinrent rapidement. Le Président leva ses bras pour continuer son discours tout en tournant autour du globe d’un pas chassé et subtil : « Je pense qu’il est de mon devoir de vous remercier tous autant que vous êtes, des grands héros aux petits contribuables qui rendent nos rues plus agréables à parcourir. Alors, merci ! » Il aurait été impensable de ne pas applaudir à ce passage-là, obligé. « J’aurais bien voulu serrer la main à chacun d’entre vous, mais nous n’avons pas… » Etc. Etc. Etc. Etc. Etc.

  Le Président noir de 2012 continua son discours pendant plusieurs minutes comme le savaient si bien faire les hommes politiques et les économistes quand ils voulaient tartiner le pain avec très peu de confiture. A la fin du monologue, tout le monde applaudit encore plus bruyamment, tandis qu’Hubert lâchait un rire franc qui agaça les oreilles de ses voisins. Le discours était un peu trop carré à leur goût, mais ça valait mieux que le psychédélique concert de piano de l’année dernière. Le Président termina finalement sur un :
« Maintenant, j’aimerais laisser la parole aux vice-présidentes et vice-présidents pour qu’ils puissent présenter un bilan de cette année. »

  Le Président se retourna et s’en alla se rasseoir à sa chaise, quittant l’espace géométrique formé par les tables, tandis qu’une dame aux cheveux blancs s’installa au milieu de l’assemblée. Le globe terrestre s’évapora dans un son pour laisser place à des tableaux de statistique que chacun pouvait voir. La dame, M,  avait des cheveux courts de couleur perle, et un petit air pincé de l’experte en démolition.

« D’abord, bonjour à tous. Je vous remercie d’être venus aussi nombreux, et comme vient de le dire notre grand Président, merci tout court. Pour briser le suspense, et parce que je suis fière de pouvoir l’annoncer, le bilan a été très satisfaisant. Le tableau 1 que vous pouvez voir à gauche montre que les activités criminelles ont baissé de quinze pourcent comparé à l’année dernière. Le nombre d’arrestations ainsi que des opérations commando menées contre des criminels est plutôt élevé. Cette année 2012 a été une des meilleures années depuis douze ans. Je tiens à noter la performance de… » Et blablablablabla. Appuyé de statistiques et de courbes honteusement à la hausse.

  La petite dame continua ainsi pendant un quart d’heure en présentant les divers documents qui lui venaient à porter de main, expliquant avec des tableaux préparés depuis longtemps à l’avance pourquoi Hollywood Dream Boulevard se portait bien, malgré le grand nombre de héros et de vilains dans la même ville. Dès qu’elle termina d’assommer tout le monde avec ces statistiques trop officielles pour être vrai, Nick Fury remplaça M au centre de la salle où il expliqua plus en détail tous les problèmes rencontrés et comment ils avaient réussi à les surmonter. La prise d’otage de Zurg, ça n’avait pas été une mince affaire, mais bon nombre de héros avaient réussi à éviter que le vaisseau ne tombe sur la ville, côté clair ; côté obscur par contre, le prix de l’immobilier eut un spasme vertical vers le haut, même si la fusée écrasée avait été vendu par trois démarcheurs machiavéliques comme un nouvel immeuble tendance. Derrière lui, cinq autre vice-présidents s’exprimèrent sur cette année, et les récits de chacun permirent de dresser un bilan plutôt complet (et positif) de l’activité des héros de l’ombre. Vint ensuite le tour du Major Monogram de s’avancer. Benji modifia les photos présentées par les prédécesseurs du nouveau vice-président. A la place, une caméra présenta une vidéo de la vie usuelle d’un gars étrange portant une blouse, un cou de coq et une coiffure ridicule ; un certain Doofenshmirtz. Le Major lit sa copie que lui tendit son second Carl, se racla la gorge, se fit encourager par des claquements de dents de Perry l'ornithorynque, jeta un regard sur ses notes, et s’exprima :


« Pour ce que l’on sait aujourd’hui, le docteur Doofenshmirtz s’est levé à huit heures du matin comme de nombreux matins. Huit minutes plus tard, il se lavait les dents avant de prendre son petit-déjeuner, ce qui n’est pas inhabituel le connaissant. Son petit-déjeuner a été composé de Nesquik comme depuis quelques temps afin d’avoir la collection complète des boules rebondissantes à l’effigie des ministres du gouvernement français. Nous craignons donc qu’il ne tente de comploter une nouvelle fois quand il s’apercevra que les jouets vont changer la semaine prochaine sans qu’il ne puisse avoir tous les exemplaires. Il a ensuite pris sa douche à huit…
_ A ce stade, ça en devient flippant, ce résumé »
, commenta sèchement M. Major Monogram lui répondit directement, avec un soupçon de mauvaise foi, son mono-sourcil froncé :
« C’est ce qu’on appelle de la surveillance active. Quand il voudra détruire le monde parce qu’il lui manquait la tête de Manuel Valls, vous ferez moins les malins. » Tout le monde leva les yeux pour dire que c’était reparti. « Puis, je tiens à souligner deux choses sur votre résumé un peu trop objectif à mon goût. » Tout le monde baissa les yeux pour pouvoir les relever encore une fois. « D’abord, si cette année a été excellente, c’est aussi parce que celle qui l’avait précédée s’est révélée catastrophique. » Le trouble s’empara des messes basses. Ce n’était tout de même pas M qui avait envoyé le Major McKanth contre le Bal des Dessins Animés et qui avait voulu que tous les héros fussent explosés durant ce génocide d’images de synthèse, laissant le terrain libre aux criminels de tous horizons embraser quelques quartiers déjà pas jojos, le temps que l’imagination ne repeigne les héros pour les envoyer combattre contre le crime en ayant perdu tout repère de leur expérience passée. Monogram continua en levant les yeux au ciel : « Oui, vous avez aussi invoqué le chiffre très peu élevé des activités machiavéliques cette année-ci, c’est vrai qu’ils ont été plutôt tranquilles. Cependant, on ne s’est pas rassemblés ici pour… pour quoi, Carl ?
_ Se gausser ?
_ On ne s’est pas rassemblés ici pour se gausser, mais pour mieux préparer l’année prochaine. Et cette année prochaine, on risque d’avoir le MMM en pleine action. »


  MMM, tout le monde se tut encore plus, jusqu’à rendre le silence bruyant en comparaison. MMM, ou plutôt, nom de code : Meilleur Méchant Machiavélique, ou celui qui se prénommait comme tel. Une lettre avait été envoyée au Président Américain de « 2012 » il y avait de ça six mois ; elle était adressée exclusivement à un Voyageur et une Créature des Rêves. Elle avait eu l’effet d’une bombe (et Dieu savait comment ces gens-là réagissaient lorsqu’il y avait une bombe), mais l’excitation était vite retombée quand on s’était aperçu qu’on ne savait pas d’où elle venait, et qu’aucun événement bizarre ou signé de la main de ce type n’était survenu. On pensait forcément à un canular au bout de deux mois sans réponse, mais la crainte qu’une menace aussi inquiétante que le nom le laissait présager sorte de son abri pour lancer un plan d’une puissance indicible avait tout de même creusé son trou dans les cœurs les plus inquiets, même si l’Académie des Méchants Diaboliques ont démenti avoir un lien dans cette affaire. Le Major Monogram était actuellement le membre de ce bureau qui prenait le plus sérieusement la menace. Qu’il ressorte cette tâche administrative était déconcertant : on ne savait pas s’il fallait s’en inquiéter ou s’il fallait se moquer de lui d’un rire bien gras. Le seul qui parut écouter sans se poser de questions le Major fut Hubert, qui avait avancé sa tête en plissant les yeux d’un air concentré. Les plus mesquins diraient que le sérieux avec lequel OSS prenait cette lettre était la preuve qu’il s’agissait d’une blague innocente. Le Major présenta les mêmes arguments qu’à chaque fois pour faire passer son idée :

« Elle est adressée à Ed et Fino, deux experts contre les plans diaboliques. Ce n’est pas pour rien, et ça prouve que l’auteur s’y connaît un peu. Ce n’est pas le gamin pré pubère qui peut écrire ce genre de choses. Ensuite, M a présenté la baisse des plans diaboliques : une amélioration. Moi, j’aurais plutôt tendance à décrire ça comme le calme avant la tempête. Ces bandits savent tous que quelque chose va se dérouler, que quelque chose va bouleverser le monde. Comment voulez-vous prévoir un plan diabolique alors que la ville pourrait être embrasée le jour d’après par quelqu’un d’autre ? Ils attendent, et ils attendent longtemps, car ils prennent cela bien plus sérieusement que ceux qui devraient s’en inquiéter.
_ Utiliser des agents du mal et des bébé phoques comme des chiens de prairie, ce n’est pas ce que j’appelle du professionnalisme ! »
, lâcha M d’une voix presque furieuse.

  Tout le monde se remit à parler à voix haute maintenant que le débat était lancé. Le Président tenta de calmer tout le monde en agitant les bras, mais ses deux premiers obstacles étaient ses deux vice-présidents qui se gueulaient dessus à cinq centimètres l’un de l’autre, et il savait qu’ils ne parviendraient pas à calmer la salle s’ils n’arrêtaient pas ces deux imbéciles. En tout cas, le MMM avait réussi un peu son coup, et si c’était une simple farce, elle avait eu des conséquences un peu plus solides que prévues. Benji et Q, les deux préposés à la machine Powerpoint 3D se regardaient en attendant que le calme se fasse ; le calme s’imposait de lui-même dans une pièce où on le respectait, et plus les secondes défilaient, plus il avait de chances de revenir.

  Mais qui s’attendait à ce qu’au milieu de la salle, l’appareil électronique émettant depuis tout à l’heure des tableaux et des images se mette à exploser d’un coup dans une détonation bruyante qui fit sursauter tous les héros. Une onde de choc renversa les chaises des agents aux statures faibles tandis que certains bouts de la table furent carbonisés. Le bruit terrifiant de la déflagration fut transporté et encouragé par les dimensions de la caverne. Une voix s’éleva près des ascenseurs :


« J’annonce officiellement la fin de votre réunion. »

  Quand la faible fumée disparut, tout le monde put voir la haute stature qui se tenait dans la pièce, du côté des ascenseurs. Un masque argenté couvrant tout son visage, une longue cape noire qui semblait flotter au vent ainsi qu’une capuche rabattue sur son visage, le dissimulant assez pour qu’on ne puisse deviner le masque qu’aux reflets argentés discrets que provoquait la lumière. Les plus prompts à se lever pour combattre la menace furent les premiers abasourdis. Flash voulut s’élancer contre l’ennemi, mais il se rendit compte qu’il n’était plus aussi rapide qu’avant. Superman voulut envoyer ces rayons lasers mais rien ne sortit de ses pupilles. La toile du Spiderman, celui du film, ne fonctionna pas. Il n’y eut que James qui sortit son arme en déchargea ses balles sur le nouvel arrivant. Ce dernier ne chercha même pas à esquiver les cartouches. Tous les projectiles furent parés d’une seule paume qui se mouvait à la vitesse de l’éclair. La surprise de la perte des superpouvoirs des uns et de l’inutilité des autres repoussa d’une seconde le prochain assaut qui se voulait déjà comme désespéré ; le Président en profita pour arrêter toutes les prochaines velléités d’une voix impérieuse. Il y eut trois secondes de silence tandis que tout le monde considérait l’inconnu au visage invisible.

  Tout le monde s’était levé, même Hubert, et le Président allait tenter de parlementer quand une chaise vola à toute vitesse vers l’assaillant. Le masqué para le meuble aussi violemment qu’il avait été lancé, envoyant la chaise s’exploser contre un mur. La Chose, son seul et unique pouvoir étant de ressembler continuellement à un minerai, avait gardé sa force physique hors du commun puisqu’il ne disposait pas de capacités à activer. Désobéissant directement à la demande du Président, il se mit à charger l’imposteur de pas si puissants qu’ils en laissèrent une légère empreinte sur le sol métallisé. Mais avant qu’il n’ait pu atteindre sa cible, le bras gauche de la Chose échappa totalement à son contrôle neuronal. Son poing s’écrasa contre sa propre figure, stoppant net sa course. Ne comprenant rien à ce qu’il venait de se passer, il lança un regard assassin à son opposant. Mais, son autre bras aida le premier à égratigner le nez du colosse de pierre. Tout le monde regarda ce spectacle insensé pendant vingt secondes, cet énorme bulldozer qui s’envoyait des tatanes à défoncer des camions sans logique apparente, le temps qu’il fallut pour que la Chose s’assomme elle-même dans des grognements bestiaux. Le MMM n’avait fait aucun mouvement.

  Un hurlement de sauvage eut lieu dans la pièce, et une quinzaine d’autres super-héros tentèrent tout de même leur chance, dont le célèbre Captain América. Le Major Monogram eut une vision magique de voir une quinzaine de gars courageux, disposant d’encore un soupçon de pouvoir comme le Green Archer qui ne valait que par sa précision, à agir extrêmement rapidement tandis que le MMM restait aussi immobile qu’une statue grec. Et d’un coup, quand ils s’approchaient de lui, il se mut. Et ses mouvements étaient si fluides que jamais on ne pouvait voir un arrêt dans la moindre parcelle de son corps. Il voltigeait, tournait, faisait craquer des os, utilisait un homme afin de se protéger d’une flèche avant que son poing n’en percute un autre dans un impact qui le fit voler dans les airs, frappa si fortement le bouclier de Captain America que ses deux doigts se plantèrent dedans, lui permettant de le retirer sauvagement de la main du propriétaire avant de l’assommer d’un mouvement violent, de se protéger d’une nouvelle flèche et toujours dans un mouvement unique qui n’avait pas de fin, envoya la protection en plein dans le tireur d’élite avant de se défaire d’un autre opposant en lui cassant le bras et un autre en le pliant en deux. La bataille fut terminée en moins de douze secondes.

Personne ne put tirer une telle leçon de cette horreur que l’ennemi reprenait déjà la parole en s’avançant vers eux, posant un pied au passage sur le dos de la Chose inanimée.


« Je suis bien l’auteur de cette lettre, et je m’excuse d’avoir été si tardif à réagir après mes premières manifestations. Il y a malheureusement un temps pour tout. » Il était maintenant au niveau d’un des côtés du losange formé par les tables, délaissé par ses occupants qui s’étaient regroupés avec les autres pour former une ligne prête à l’affrontement. Mais malgré leur nombre, le combat semblait inégal. Tous les autres s’étaient fait mettre KO sans avoir pu approcher leur opposant ; et sans leur pouvoir, ils n’avaient aucune arme qui fonctionnait. Pire que tout, l’aura que dégageait le MMM était aussi puissante que malsaine. Son énergie démesurée semblait tellement imposante qu’elle s’échappait de son corps en ondes pulsatrices meurtrières. Le Major Monogram détestait cette sensation : la dernière fois qu’il avait ressenti une telle puissance dévastatrice chez quelqu’un, la moitié d’un Royaume gigantesque avait été embrasé. Mais celui-ci disposait en plus d’une aura d’assurance, de celui qui n’a jamais été inquiété d’une quelconque menace d’où qu’elle provienne et qui n’a jamais envisagé la défaite. Le Méchant semblait passer sa langue sur sa lèvre et répondit à la question avant qu’elle ne sortit de la bouche de quelqu’un : « Je ne cherche pas à vous tuer. Ça serait une perte de temps. Par contre…
_ Notre abri est inviolable ! »
, cracha M comme si le simple fait que l’ennemi le reconnaisse le ferait disparaître. Plusieurs phrases du même genre venant de la foule (notamment des administratifs) appuyèrent ses propos.
« Très dur à pénétrer, certainement. Inviolable, malheureusement pour vous, non. Pour qu’il soit inviolable, il aurait fallu qu’il ne laisse passer personne, pas même vous, et encore. Tant qu’il y a une réponse à une énigme, celle-ci peut être défaite. Trouver l’endroit exact de votre base était un jeu d’enfants, vous en conviendrez vous-mêmes. Le reste, ce fut amusant et distrayant. » Personne n’avait construit les défenses du bunker pour qu’elles soient amusantes et distrayantes à déjouer. Comme il se considérait comme un méchant diabolique, ses explications allaient venir toutes seules. « Il est toutefois difficile de répondre à des énigmes quand elles ne sont pas posées. C’est pourquoi nous avons commencé par fouiller tous vos dossiers pour retrouver les plans du couloir.
_ Nos documents informatiques sont…
_ … sont protégés de toute menace de virus ou d’observateur tiers, oui, hormis des deux Dingues. »
Un silence s'installa du côté des super-héros, un silence qui voulait dire : d’accord, cet argument était valable. « Je vous l’ai dit, tant que quelque chose n’est pas fondamentalement impossible, ça peut être résolu. Et j’adore la difficulté.
_ Vous avez recruté les Dingues ?
_ Question inutile, il me semble, au vu de ma précédente déclaration…
_ Mais nous avons posé des caméras partout ! »
, l’accusa Nick, revenant sur le sujet.
« Ce qui n’a pas protégé les gardiens qui surveillaient les caméras. », répondit tranquillement le MMM tandis qu’il passa au centre des tables en losange, s’entourant avec un flegme incroyable de tous ses ennemis. Mais aucun ne voulut aller l’interrompre, même s’ils s’étaient subtilement avancés près des tables afin de se jeter tous sur lui dès que l’occasion se présenterait.
« Nous avons des tests d’identification à passer ! », fulmina M dont les doigts devenaient blancs à force de serrer la table ; elle ne voyait pas le Major Monogram conserver tout son sang-froid, protégé par Perry l’ornithorynque, fixant le nouveau venu des yeux avec une dureté incomparable. Le méchant diabolique haussa les épaules :
« Je remercie l’agent Bourne pour m’avoir aidé à pénétrer dans votre fort souterrain, en me remettant contre son gré, ceci… » Le MMM sortit d’une poche une plaque d’espion qui avait été arrachée d’un portefeuille. Son autre main fouillait une autre poche. « … et ceci. » Il extirpa un œil parfaitement rond, dont l’iris était exactement le même que celui de Bourne. Il l’envoya rouler sur la table vers son ancien propriétaire. « Vous êtes mort depuis, malheureusement, oubliant ainsi toute trace de ce qu’il s’est passé. Mais de toute façon, je crois que vous n’êtes pas si fort que ça pour vous souvenir. » Le globe oculaire tomba sur le sol en émettant un bruit peu ragoûtant ; son propriétaire ne fit pas un geste pour le ramasser. Le MMM continua sur sa lancée d’un ton professoral et hypnotisant : « Quant à vous, James, la prochaine fois, je vous déconseille de froisser les draps de n’importe qui. La fille qui vous a giflé après un long baiser, dans cette chambre d’hôtel il y a de ça moins de quinze heures, ne mettait pas fin à une romance trop vite engagée, mais avait plutôt réussi à récupérer l’échantillon salivaire qu’il me fallait pour triompher de la prochaine étape.
_ Et à qui avez-vous volé le doigt pour les empreintes digitales ?
_ Oh, personne en particulier. Un bout d’adhésif sur le bouton, je n’avais plus qu’ à attendre la prochaine personne qui passerait. J’étais en costume pour ressembler à n’importe quel espion international, tourné contre un mur, mimant une conversation téléphonique. »
Maintenant qu’ils le disaient, c’était bel et bien un costard-cravate de Voyageur qu’il portait sous sa cape ample. « L’adhésif a fait le reste, et oui, avant que vous ne me posiez la question, quelqu’un a vu au moins la couleur de mes cheveux. » Le MMM ramassa un stylo et l’envoya si rapidement qu’il émit un sifflement ; il termina sa course instantanément dans la gorge de l’agent Robin, la seconde de Nick Fury. Elle cracha du sang, mais elle était déjà en train de mourir, l’artère cervicale coupée en deux, quand ils tentèrent quelque chose. M lui cracha presque dessus :
« Vous êtes un monstre !
_ Si vous saviez, M… Si vous saviez… Mais je le suis juste un peu moins que notre société contemporaine. En tout cas, après avoir traversé les différents mots de passe sans aucun problème, je me suis présenté à vous pour la seconde phase de mon plan. »


  Quand on avait écouté un plan de méchant diabolique lambda, tout semblait si simple. Mais il suffisait qu’on se mette à la place de celui-ci pour comprendre comment il avait dû en baver pour arriver à ce résultat-là ; pourtant, avec cet individu, la facilité transpirait dans toutes ses paroles, comme s’il avait triomphé d’un jeu un peu bêbête.

« Je dois vous avouer que passer par un des conduits des vice-présidents ou de la Maison Blanche aurait été bien plus simple ; mais la simplicité n’est jamais source de plaisir. Et je n’aurais pas posé les explosifs.
_ Qu’avez-vous fait à nos pouvoirs ?! »
, vociféra Thor. Beaucoup comme lui avaient gardé une force physique démesurée, mais les perdants à terre avaient démontré qu’il faudrait plus que ça pour espérer l’emporter contre cet adversaire. De plus, il n’arrivait plus à soulever son marteau gigantesque posé sur la table. Mjöllnir ne répondait plus, et c’était une arme capricieuse.
« Les murs de ce bâtiment, en plus d’être extrêmement solides, sont recouverts de protection anti-magique pour résister aussi bien aux rayons de vos ennemis que les pouvoirs des Voyageurs. Parmi les agents qui font semblant de rendre le chantier au-dessus de nos têtes actif, il y en a cinq sous mes ordres. Ce sont eux qui ont limé les murs de l’abri et ont versés la poudre dans les canalisations d’eau. » L’orateur désigna la carafe d’eau la plus proche de lui. « Vous avez tous consommés de l’eau empoisonnée à de l’anti-pouvoir. L’ayant inhalé, les miettes de votre propre abri vous ont fait perdre toutes vos capacités. Vous avez d’autres questions ? » Il s’amusait sans le montrer. Il avait tout prévu, évidemment. Un méchant diabolique usuel. Mais il avait cette aura de destruction contrôlée qui suintait de sa peau. Il ne semblait pas fou. Pire, il semblait rationnel, comme quelqu’un qui aurait retourné les stéréotypes des enfoirés machiavéliques pour en faire quelque chose de pratiquement logique. Derrière lui, la Chose commençait très discrètement à se réveiller. L’ennemi perçut le bruit ; il émit une pulsation magique indétectable si l’air n’avait pas tremblé. La Chose, sans pouvoir faire ne serait-ce qu’un mouvement, explosa littéralement. De nombreuses parties de son corps se dispersèrent dans un bruit de détonation sinistre, s’écrasant dans la salle les uns après les autres. « Pas de question ?
_ Quel est votre pouvoir, monstre ? » demanda Nick Fury, un énorme revolver à la main qu’il se faisait violence de ne pas utiliser.
« Il serait dommage de ne m’évaluer qu'avec mon seul pouvoir.
_ Vous êtes un Voyageur. »
, répondit derechef James Bond en plissant les yeux.
« Ah, très bonne suggestion ! Je n’aurais pas dû dire ‘mon seul pouvoir’. Mais ne vous inquiétez pas, je ne cherche pas à vous tuer, je vous l’ai dit.
_ Alors quoi ? »
, répliqua sans attendre Monogram. C’était si simple de dévoiler son plan avec des gens aussi intentionnés à faire avancer la discussion dans ce sens. Il avait à faire à des experts chevronnés. Il prit une voix un peu plus imposante :
« Vous êtes tous les parangons de la justice. Mais votre manque de manichéisme dans le passé conduit à ce qu’il va se passer aujourd’hui. Je vais commencer une immense partie d’échecs. Et je vais éliminer tous les pions que vous êtes puisque j’en ai la possibilité. Pas en vous tuant, ça ne me ferait gagner que peu de jours. Par contre, quand on ne peut combattre des immortels, on peut parfaitement les mettre en cage. »

  Dans sa main naquit un interrupteur. Le MMM appuya sur le bouton rouge dessus sans attendre. Même si elle fut à peine perceptible, tout le monde sentit d’immenses explosions éclater au niveau des ascenseurs, déchirant et fissurant les murs de pierre. Les dernières batteries de déflagration furent les plus basses, et une épaisse fumée sortit des portes tandis que des grondements et des chutes de pierre  minimes dérangèrent l’assistance. Dès que le brouillard de fumée disparut doucement, des énormes rochers et monceaux de terre bouchaient la voie aux ascenseurs.

« Je viens de vous priver de votre voie d’accès principale, et j’ai aussi condamné les secondaires. Vous êtes dès à présent enfermés à cinq mille mètres sous terre sans aucun pouvoir. Je sais parfaitement que vous suicidez ne changera en rien vos positions, ce qui ne vous laisse aucune porte de sortie jusqu’à ce qu’on vienne vous délivrer.
_ Vous ne voulez pas qu’on interfère dans votre prochain plan ?
_ Prochain plan… Monsieur le Président, mon plan a commencé depuis l’été 2011. Ce n’est pas mon problème si vous n’êtes pas assez attentifs  à ce qu’il se passe. »
Il reprit d’une voix plus forte : « Vous venez de perdre la partie. Mes hommes restés là-haut vont terminer par détruire vos antennes. Ça ne va bientôt plus être possible de diffuser à vos supérieures ce qu’il se passe ici, Benji. » L’informaticien blond leva soudainement la tête d’un air presque coupable. Son ordinateur émit un bruit étrange, puis il s’enflamma d’un seul coup, roussissant les poils des personnes les plus proches. Benji en tomba de sa chaise tandis que le feu disparut aussi rapidement qu’il était venu, laissant une odeur de brûlé, un ordinateur fondu et noir, ainsi qu’une fumée grise qui resta longtemps suspendu au-dessus des têtes. Le Président ne se laissa pas intimider pour autant et déclara puissamment :
« Le Mal ne vainc jamais ! Il y a une foule de justiciers et de Voyageurs en haut qui sauront vous jeter au seul lieu où vous méritez d’être : en prison.
_ Cher Président, j’adorerais qu’on se mette en travers de ma route. Je ne sais pas si vous comprenez… à quel point je voudrais que quelqu’un vienne m’affronter.
_ Vous péchez d’orgueil.
_ Oui, je comprends que vous dîtes ça. Mais je veux que vous réfléchissiez à la question suivante : et si je n’étais pas orgueilleux ? »


  Il sembla vouloir continuer sa tirade mais s’arrêta. Il termina finalement son geste par une petite révérence insolente. Et il disparut comme par magie le temps de cligner de l’œil. Laissant derrière lui l’immense majorité des justiciers d’Hollywood Dream Boulevard, éliminés de la partie.

__

  L’infirmière Michell détestait son job. Certes, elle travaillait dans un hôpital réputé, mais elle était obligée d’accepter de nombreuses gardes de nuit pour réussir à obtenir un salaire quelque peu décent. N’arrivant pas à rester dans son bureau, ayant laissée sa partenaire à la disposition des malades, elle partit faire un tour pour aller fumer sa clope. Elle songea qu'avant de rejoindre la sortie, elle devrait descendre de deux étages, et avant de trouver les escaliers, passer par le couloir de la mort. C’était moche d’appeler comme ça la branche réservée aux personnes dans le coma, mais le surnom avait bien pris, surtout au niveau des jeunes recrues. Ce qui était amusant, c’était de savoir que de nombreuses infirmières, suite à cette appellation, s’effrayait toute seule, et les plus atteintes refusaient même de passer par là quand il faisait nuit. Il fallait avouer que le couloir de la mort était particulièrement malsain quand il faisait sombre. Lucie s’arrêta trois secondes devant ce large passage plongé dans l'obscurité où ne survivaient que quelques lumières, et où chaque porte donnait sur une chambre où sommeillaient des individus plongés dans un terrible coma, rattachés à des machines par des dizaines de tubes. Elle décida de prendre son courage à deux mains et de s’aventurer dedans ; quelle conne de se laisser prendre au jeu. Elle rebroussa tout de même chemin pour allumer la lumière, et dès que les néons eurent terminés d’éclairer le couloir, l’infirmière se rendit compte de la solitude du lieu dans lequel elle allait pénétrer. Allez, on prenait son courage à deux mains, ma fille. Soudainement, une dizaine de mètres plus tard, elle faillit mourir de crise cardiaque quand un hurlement féminin semblant échappé des enfers de douleur sortit de la chambre 206.
__

« Allo, Ophélia ?
_ Allo ? Vous êtes… ?
_ Le docteur Safran. Tu…
_ Oui ! Docteur, excusez-moi ! C’est à quel sujet ? Vous allez bien ?
_ Très bien, merci. Et toi ?
_ Tout va bien à Roses, merci. Ça ne vous coûte pas un bras d’appeler ?
_ C’est très important, d’accord, je ne pouvais pas t’envoyer un mail. Ophélia, je ne vais pas tourner autour du pot. Cette nuit, une de nos infirmière de garde a entendu Sarah pousser un hurlement. »
Ophélia hoqueta de surprise. Le docteur continua : « Sarah s’est réveillée.
_ J’arrive le plus rapidement possible.
_ Tu n’es pas obligée de te précipiter.
_ Je dois venir ! »
Sa voix était prise d’une frénésie d’inquiétude et d’espoir. Joan accepta et la conversation se termina dix minutes plus tard.

__

 Cinq jours plus tard, le docteur Joan Safran revint dans son bureau après la pause-déjeuner (une pièce de taille quasi-moyenne où était posé un bureau, plusieurs meubles fermés par une plaque et cachant tous les dossiers, une délicate plante verte et trois stylos de couleur différente parallèles, le tout éclairé par une fenêtre derrière le bureau, striée par des volets en bois). Il était midi trente, et Ophélia ne devrait pas tarder à arriver. Le docteur était un homme qui avait beaucoup voyagé et très bien vécu. Il avait exercé sa profession de médecin dans chaque pays du monde. Il n’était pas excessivement grand, mais il avait des épaules solides et larges. Ses jambes ne vagabondaient plus comment avant et ils n’hésitaient pas à se servir d’une canne quand il descendait dans la rue. Une couronne de cheveux blancs encadrait un visage rude et tartiné de rides. Il portait le bouc, presque triangulaire, impeccablement taillé. Ses lunettes confortablement installées sur son large nez, le docteur se laissa tomber sur sa chaise dans un soupir lourd de sens. Le cas Sarah était un poids qui ne l’avait pas quitté depuis le samedi dernier. On avait demandé son silence sur l’affaire, et il n’avait eu le droit de prévenir que les parents – de toute façon, la fille s’était réveillée mais restait très faible, bien trop faible pour sortir de sa couette et marcher. Elle dormait plus de vingt-deux heures par jour, d’ailleurs, alors que son corps et ses organes étaient en parfait état. Un véritable mystère qui réduisait les causes du coma à un choc psychologique inconnu. Et quand on parlait de choc psychologique inconnu au Docteur Safran, il ne pensait qu’à une seule et unique chose : Dreamland.

  Sarah Cochette et Ophélia étaient de grandes amies ; Joan ne savait pas jusqu’où leur amitié allait mais elle avait certainement été portée par le fait qu’elles étaient toutes les deux à Dreamland, et surtout, sous la même phobie. Il en savait long sur ce qui était arrivée à Sarah. Moins puissante et bien plus réticente qu’une certaine Mort Silencieuse en son temps, elle avait été beaucoup moins envoyée en mission que sa compatriote. Mais la relation entre Sarah et Ophélia remontait à encore avant, quand l’Espagnole était montée sur Paris pour plusieurs semaines il y avait de ça quatre ans. Elles s’étaient rencontrées quand elles montaient une pièce de spectacle ensemble, avant de se rendre compte qu’elles étaient toutes les deux Voyageuses. Sarah l’était même depuis seulement quelques jours. Ophélia la prit sous son aile et elles parcoururent ensemble les étendues de Dreamland. Elles devinrent rapidement de très, très bonnes amies. Ne cherchant pas spécialement à grimper dans les classements, elles profitaient juste de Dreamland comme elles le feraient d'un autre monde réel, libérées de toutes contraintes. Mais le rêve dura quelques mois seulement, juste avant que leur Seigneur ne vienne les rechercher pour les envoyer en mission et répandre le terrible message de la douleur partout dans Dreamland. Sarah accepta tant qu’elle pouvait rester avec son amie, ce que Pijn accorda. Malheureusement pour elle, elle fut donc aux premières loges de ce qu’on appelait communément le jumeau de Minuit.

  En moins d’une semaine, Sarah constata un net changement d’attitude chez Ophélia. Normalement tranquille et gaie, elle se transformait soudain en monstre sanguinaire quand le combat survenait, et elle ne laissait jamais de survivant. Sarah fut horrifiée et tenta pendant une mission de se retourner contre son amie et de fuir. La tentative échoua, et la fille fut condamnée aux tortures des cachots de la douleur, subissant chaque nuit des heures d’équarrissage et de tortures horribles, tandis qu’Ophélia continuait de semer le massacre dans de nombreux Royaumes.

  Et une nuit, la Mort Silencieuse fut vaincue, psychologiquement parlant. Ophélia redevint elle-même et décida de couper tous les ponts avec Pijn. Celui-ci, furieux de perdre son meilleur élément, jeta sa rage sur Sarah, après lui avoir infligé une blessure d’une intensité certainement sans pareille : l’esprit de Sarah se mura, et la Voyageuse devint immobile comme une poupée de chiffon, et ce dans les deux mondes. Le matin même, ses parents horrifiés l’avaient retrouvée plongée dans le coma.

  Le cas « Sarah » devint un mystère pour tous les docteurs qui ignoraient l’existence de Dreamland. Joan étant un Voyageur, on lui avait discrètement confié la responsabilité de Sarah. Et maintenant, après plus de trois ans de coma, voilà qu’elle ressuscitait de nulle part. Il avait bravé l’interdiction de ses supérieurs de ne prévenir que les parents de la patiente, mais il savait qu’Ophélia lui en voudrait toute sa vie de ne pas l’avoir appelée. Elle se sentait coupable, Ophélia, elle se sentait toujours coupable. Le Docteur Joan avait aussi participé à la guérison post-traumatique de l’hispanique, sous la demande expresse du fils de son meilleur ami, Romero. Il lui avait parlé de nombreuses heures pour décharger une partie du poids des épaules de la jeune fille. Elle avait retrouvé un soi-disant de paix avec elle-même, mais ça n’empêchait que la culpabilité ne partait jamais. La petite s’infligeait des blessures inutiles, mais il ne pouvait plus rien pour elle. Peut-être que le temps l’aiderait à se débarrasser de ses mauvaises pensées, car le jumeau de Minuit était une terrible malédiction psychiatrique reconnue. Le Docteur avait écrit de nombreux livres sur Dreamland, et beaucoup concernait les comportements sociaux des Voyageurs. Mais en tout cas, il attendait aujourd’hui la visite d’Ophélia. Il ne lui avait pas demandé de venir, mais elle avait insisté. Il se sentait hypocrite d’avoir tenté de la persuader de rester chez elle alors qu’elle serait certainement la clef qui permettrait à Sarah de retrouver la parole ; elle vivait, elle était réveillée, mais elle ne parlait toujours pas. Joan ne savait pas si c’était inquiétant ou pas. Il n’avait encore jamai…
Trois coups à la porte. Il coupa court à ses réflexions et accorda la permission d’entrer.


« Bonjour, Docteur. », commença une Ophélia inquiète qui referma discrètement la porte derrière elle. Elle portait une veste noire aux épaules carrées, un jean, de petites chaussures ainsi qu’un béret. Oui, il faisait froid, dehors, c’était vrai. On était en Février… Déjà… Bon Dieu, les années passaient de plus en plus vite.
« Bonjour Ophélia. Assieds-toi.
_ Elle va bien ?
_ Elle va bien, oui, elle va bien.
_ Je pourrais la voir ?
_ Je vais tout faire pour que tu puisses mais je vais me faire taper sur les doigts. Le voyage s’est bien passé ?
_ Oui… Merci. »
S’installa un  petit silence durant laquelle Ophélia s’assied.
« Tu veux boire quelque chose ? J’ai du thé.
_ Je veux bien du thé. Quelque chose de chaud. »
Le Docteur se leva et fila faire du thé. Il posa une main compatissante sur l’épaule d’Ophélia et sortit de la pièce.

  Cinq minutes plus tard, les deux étaient de nouveau face à face, un bureau dressé entre eux, et chacun avait une tasse. Ophélia fixait le docteur des yeux et celui-ci tailla dans le vif :


« Sarah s’est réveillée, il y a cinq jours.
_ Et comment elle va ? Je veux dire, elle va bien, mais elle parle, elle marche ?
_ Non. Pas du tout. Elle s’est juste réveillée, mais on jurerait qu’elle est encore dans le coma.
_ Mais, son état va s’améliorer ou elle va rechuter ?
_ Ophélia… »
, dit Joan en calmant la voix inquiète de la fille, « Je ne veux pas faire ma mauvaise langue, mais je crois que tu ne me dis pas tout à propos de Sarah.
_ Excusez-moi, mais…
_ Tu n’as jamais eu l’air surprise de son réveil. »
Un silence de cinq secondes, qu’Ophélia rallongea en prenant délibérément deux gorgées pour reculer sa réponse. Elle ne voulait pas répondre, mais le fit quand même :
« Quand je me suis enfuie du Royaume, j’ai menacé Pijn de tuer ses Voyageurs s’il osait faire quoique ce soit à Sarah qu’il maintenait prisonnière. On s’est engueulés de nombreuses fois, même si je n’ai jamais osé revenir dans le Royaume Obscur. Il m’a fait promettre qu’il ne remettrait pas en cause ma décision tant que Dreamland n’entendrait plus parler de moi. Il refusait que j’aie un avenir brillant sur Dreamland dans lequel je ne serais pas sous ses ordres. Mais je n’ai jamais pu retirer Sarah de ses griffes.
_ Et alors ?
_ Et alors, j’ai brisé ma promesse. Cet été. Dans le Royaume des Cow-Boys. Contre ma volonté.
_ Ah. Oui, je comprends.
_ L’occasion était trop belle pour Pijn. Je vois qu’il a finalement décidé d’agir.
_ En utilisant Sarah ?
_ Je crois bien, oui. »
, termina Ophélia en regardant ses genoux. Elle ne comprenait pas ce que Pijn tramait. Tandis qu’elle broya du noir, Joan en profita pour appeler ses collègues et demander l’autorisation de pénétrer dans le sanctuaire de Sarah. Il reposa le combiné d’une grimace :
« Dans cinq minutes, tu pourras la voir. La boss est pas contente.
_ Je m’excuse franchement.
_ Ne t’en fais pas. Je réussirai à lui dire que ta présence pourrait être un remède efficace à son rétablissement.
_ Merci beaucoup »
, fit-elle d’un ton triste. Elle se sentait encore coupable. Le docteur se disait que c’était fou comme la jeune fille souhaitait prendre toutes les responsabilités de la Terre pour se punir de ses actes passés. Joan décida de changer de sujet :
« Tu habites où en ce moment ?
_ Chez une amie. Je vais passer les vacances de Noël à Paris. J’aviserai ce que je ferais ensuite.
_ C’est pas un très joyeux Noël, hein ? »
, tenta de placer Joan sans croire lui-même à sa blague. Son invitée eut un sourire jaune. Il reprit rapidement :
« Sinon, ta vie se passe bien ?
_ Oui. Tout va bien.
_ Et Romero ?
_ Ça fait trois mois que je ne l’ai pas vu. J’ai rompu avec lui.
_ Oh merde. Pourquoi ? »
Ophélia ne répondit pas à cette question, et son visage changea d’expression. Il se fit beaucoup plus triste qu’à l’ordinaire, et ses yeux devinrent rouges. Joan tenta de redresser la situation :
« T’es pas obligée de me répondre. Ce sont pas mes affaires. C’était un bon gars, vous alliez bien ensembles.
_ J’avais peur pour lui. Depuis que j’ai brisé la promesse, j’ai peur de m’endormir à Dreamland pour retrouver Pijn devant moi.
_ Tu lui as dit ?
_ Non.
_ Tu es sûre que c’est une bonne idée ? Peut-être qu’il voudrait partager la douleur avec toi, il voudrait certainement continuer votre relation quitte à devoir mourir sur Dreamland.
_ Mourir ? Vous sous-estimez Pijn. Mourir sur Dreamland, c’est simple, docteur. Mais Pijn ne tue pas. Il transformerait ses rêves en cauchemars jusqu’à la fin de sa vie.
_ Mais si tu l’aimes…
_ Je l’ai rejeté parce que j’avais peur pour lui. Même si…. »
Elle laissa la phrase en suspens sans s’en rendre compte. Elle aurait voulu dire qu’elle ne voulait pas le revoir. C’était parfaitement vrai, elle n’avait pas envie de voir Romero ces temps-ci. Elle ne savait pas que le Docteur comprenait les sentiments qui s’agitaient en elle. Car elle avait peur d’un danger terrible, et ce danger, Romero ne pouvait pas la sauver et n’en serait qu’une victime impuissante. Elle craignait son Seigneur plus que tout, et elle craignait qu’il fut à l’origine du réveil mystérieux de Sarah. Pour quelle raison ? Certainement pour les pires.

  Les deux se levèrent en même temps quand ils eurent l’autorisation de rejoindre Sarah. Ophélia se chaussa de tissu réglementaire pour éviter de faire entrer trop de microbes dans le couloir. Même si l’hôpital était en effervescence, cette aile était bien plus tranquille. Le cœur d’Ophélia battit bien plus rapidement quand elle s’approcha de la salle 206 ; pourquoi s’attendait-elle à ce que Pijn fut sous les couettes à la place de son amie et qu’il lui sourirait de toutes ses dents ? Elle rejeta la vision et faillit rentrer dans Joan qui s’était arrêté devant la porte, discutant avec une infirmière qui semblait être mal à l’aise. Après une discussion d’une minute où Joan lui affirma qu’il avait obtenu la décision de la directrice, elle accepta de les laisser entrer. Pas besoin de protection supplémentaire ; finalement, l’état de Sarah était plus psychologique qu’autre chose.

  Quand elle entra dans la pièce, Ophélia faillit défaillir. Depuis combien de temps n’avait-elle pas vu Sarah ? La réponse fit mal : depuis qu’elle l’avait enfermée elle-même dans les cachots du Royaume Obscur pour avoir tenté de la trahir. Dreamland était une seconde vie, mais n’était aussi qu’une seconde vie. Un jeu grandeur nature qu’on pouvait quitter à tout moment même si le prix était cher payé. Mais le jeu était allé bien trop loin. Beaucoup, beaucoup trop loin. Et elle s’était faite happée par le démon du jeu, comme une abrutie. Sarah avait de longs cheveux blonds cendrés, mais sa peau était devenue pâle. Elle respirait doucement, très doucement, comme si elle vivait au ralenti. Les deux visiteurs s’approchèrent du lit en métal, et Ophélia se rendit compte à quel point elle avait changé. Une nouvelle inspiration s’engouffra en elle : elle n’avait plus envie de prendre le monde en pitié, mais de tout faire pour tirer Sarah de là. Elle s’approche encore plus du visage : Sarah n’était pas laide du tout. Mais trois ans de coma avaient terni sa beauté. Elle ressemblait à une cancéreuse au stade terminal. Joan ne fit rien et insista du regard pour que ce fut Ophélia qui la réveille. Cette dernière prit son courage à deux mains. Elle secoua un peu l’endormie sans la brusquer, de peur de lui casser quelque chose, tant sa fragilité transparaissait de son immobilisme cadavérique. Puis elle chuchota son nom dans les oreilles. Une minuscule réaction. Ophélia se pinça les lèvres et recommença, laissant ses doigts caresser les cheveux de la fille. Elle avait toujours eu de beaux cheveux, la Sarah. Chaque jour, dans le passé, elle se plaignait du fait qu’elle prenait du poids, alors qu’elle gardait invariablement sa taille de guêpe. Deux heures plus tard, elle demandait à manger au McDo parce qu’elle y adorait les frites.


« Ophélia… », chuchota une voix brisée par une respiration sifflante. La Voyageuse eut un haut-le-cœur : deux yeux bleu la regardaient intensément, contrastant avec la pauvreté émotionnelle du reste du visage. Joan s’était approché à son tour pour observer le phénomène. Il jubilait intérieurement. Ophélia enleva sa main des cheveux de la malade pour lui dire :
« Je suis là.
_ Il faut que je te tue. »
Ophélia se rembrunit directement, comprenant de suite ce qu’elle voulait dire.
« C’est Pijn qui t’a demandé ça ? » Il fallut attendre quinze secondes pour que la réponse sorte :
« Oui.
_ Et si tu y parviens ?
_ Il me libère. Il voulait… que je te dise ça.
_ Je comprends.
_ J’ai des ailes. Noires.
_ D’accord… Tu as mal ?
_ Extrêmement. »
Cette réponse en particulier sembla lui arracher une souffrance certaine. Ophélia eut mal pour elle.

  Une larme perla doucement à l’œil gauche de Sarah. La pupille se ferma tandis que la fille repartit dans le sommeil. Ophélia se mit à regarder Joan. Le docteur dit qu’il était temps de partir, qu’elle pouvait revenir dans son bureau. Ils restèrent silencieux pendant le retour dans le local du docteur Safran.
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MessageSujet: Re: Meilleur Méchant Machiavélique Meilleur Méchant Machiavélique EmptyJeu 10 Avr 2014 - 0:23
« Des ailes noires ? » questionna de suite Joan dès qu’il fut de retour sur sa chaise en cuir.
« Un Artefact du Royaume de la Douleur.
_ Okay… Et tu vas faire quoi, Ophélia ? Si je comprends toute cette affaire, c’est elle ou toi.
_ Je n’ai jamais quitté Dreamland, à cause de ce que je lui ai fait. Si je fuis maintenant, Pijn va la reprendre.
_ Tu n’as pas répondu à ma question.
_ Je refuse de la tuer, mais je ne veux pas qu’elle tue. »
Le ton fut dit avec dureté. Joan fut surpris de trouver une si soudaine motivation chez Ophélia. Il avait cru depuis le début qu’elle se refermerait encore plus sur elle et qu’elle culpabiliserait. Il se sentit fier de son ancienne patiente.
« Tu vas avoir besoin d’aide.
_ Oui, c’est exactement ça. Je vais appeler un ami à moi. Il pourra certainement faire quelque chose. Vous connaissez un certain Ed Free ? »
Ophélia ne fut pas préparée à la réaction de Joan : le docteur fronça les sourcils en secoua négativement la tête. Il en claqua même la langue.
« Il ne pourra pas t’aider.
_ Pardon ?
_ Ophélia, l’horreur de cet été en plein Royaume des Cow-Boys a été orchestrée par un individu…
_ Oui, je sais qui c’est.
_ Je ne te parle pas de BHL. Je te parle de quelqu’un encore au-dessus. Il se fait appeler le Meilleur Méchant Machiavélique.
_ C’est un clown ? »
, demanda-t-elle, acide qu’une nouvelle menace arrive et complique la situation.
« C’est ce qu’on espérait tous. Mais il a surgi il y a moins d’une semaine et a emprisonné avec grande facilité tous les justiciers d’Hollywood Dream Boulevard, dans le plus grand secret. » Ophélia eut une autre grimace. Dans le plus grand secret, hein ? Alors comment un type aussi normal que Safran était en connaissance de cette information ? Elle le laissa finir : « Il compte lancer son plan très, très bientôt.
_ Et le rapport ?
_ Ed est dans sa ligne de mire. Et Fino aussi.
_ Ils sont en danger ?
_ Ophélia, j’ai bien peur que oui. Notre ennemi est un Voyageur, il semblerait, doté d’une puissance exceptionnelle. Pouvoir et identité : totalement inconnus. Sa machination est annoncée comme parfaite et ne pouvant être arrêtée. Donc, oublie ton ami. Il va être en prise contre une menace qui se considère comme indestructible.
_ Vous vous foutez de moi ? »
, répondit avec dureté Ophélia, surprise d’éléments aussi importants et sortant de nulle part. « Y a d’autres Voyageurs pour s’occuper de ce malade ! » La voix de Joan monta elle aussi d’un cran :
« Mais est-ce que tu es aveugle ou quoi ? Il n’y a pas que le Royaume des Cow-Boys ! Le Royaume des Chevaliers de la Table Pentagonale a aussi été détruit par des forces obscures qui nous dépassent complètement. Dreamland change, Ophélia, et son évolution ne sera pas bonne du tout. La crise, l’écologie, la guerre, la montée du fanatisme sous toutes ses formes… Tout ça inquiète les gens, et ça se répercute inconsciemment sur Dreamland. Rocco, le Méchant Diabolique… ce sont autant de manifestations de ce changement. Et un de ces acteurs, dont un seul petit engrenage de son plan va avoir d’énormes et de terribles répercussions sur Hollywood Dream Boulevard en emprisonnant les justiciers, a les yeux concentrés sur Ed. Se rapprocher d’une cible, c’est se dévoiler à la flèche.
_ Pourquoi lui en particulier ?
_ Si on le savait… »
soupira le Docteur en croisant les mains. « Il doit faire partie de son plan, d’une manière ou d’une autre.
_ Ou Fino.
_ Ou les deux. Ou aucun des deux. Contre ce genre d’individus, il faut envisager toutes les hypothèses, et quand je dis toutes, je dis toutes.
_ Depuis quand vous êtes un expert en machinations ?
_ C’est une très longue histoire, Ophélia… »
, fit Joan en regardant par la fenêtre une lueur grise bleutée. Il n’en dirait pas plus. C’était effectivement une très longue histoire, et même s’il savait en faire le résumé, il pensait à juste titre que ça ne serait pas très flatteur pour lui. Il lâcha comme un long soupir : « Il va avoir d’énormes problèmes, je le crains. »

__

« Ton frère va avoir d’énormes problèmes, je le crains. », répéta sans relâche Madame Free, découpant les légumes pour le dîner de ce soir. Cartel en avait marre de cette nouvelle comptine, et elle le fit savoir par un soupir avant de lâcher sa réponse et des peaux de carotte dans la poubelle :
« Tu l’as déjà dit, Maman… Pour une fois qu’il revient à la maison, vous râlez.
_ Il vient nous voir, c’est tout, mais il se refuse de dormir. Il n’a pas à squatter chez toi, en plein Paris, alors qu’il a son lit qui l’attend dans sa chambre. »
Madame Free adorait, mais adorait donner des sentiments aux objets. Ce dont n’arrêtait pas de se moquer le paternel. Elle passa à un autre concombre en râlant d’un ton pincé, même si elle était heureuse quelque part, que son aîné revienne enfin les voir.
« Quelle tête de mule, celui-là… On lui demande de venir pour les vacances, il refuse, son père lui dit qu’il lui paye le train, et là, il accepte, mais il ne viendra pas en train. Mais qu’est-ce qui lui passe par la tête ? Il va faire quoi ? En voiture ? Mais ça va être embouteillé de partout, sa voiture va détester ça. Ne me dis pas qu’il va venir en moto ! Il n’a pas le permis moto à ce que je sache ! Il n’a même pas de moto.
_ Oui, oui, Maman. »


__



  Une moto de belle taille se faufilait à toute vitesse entre les énormes files de voiture, faisant rugir un moteur en forme. Il y avait évidemment des embouteillages, mais les vacances de Noël étaient impitoyables. Les voitures se serraient les unes contre les autres sous un froid polaire, klaxonnant et gagnant le moindre mètre quand elles le pouvaient. Les scooters étaient les suzerains des villes, mais les motos étaient les reines des embouteillages. Quand des milliers de voitures bloquées comme tous les ans cachaient la route aux satellites, il n’y avait que les motards pour bénir leur véhicule. La moto noire et rouge passa si près d’une auto que son conducteur appuya férocement sur le klaxon de peur, même s’il savait que le motard ne l’entendrait jamais.

  Le motard avait un énorme blouson, des gants épais initialement prévus pour le sport en haute-montagne, des chaussures de chantier et des lunettes de soleil pour éviter le soleil si bas de l’hiver. Le casque était blanc et comportait plusieurs stickers du genre « PJ » et « Je suis un Voyageur ». Sous ce casque, il y avait un crétin blond. Et ce crétin blond, c’était moi.


SIR'FINO PRODUCTIONS EST FIER DE VOUS PRÉSENTER...



  J’enclenchais une autre vitesse maintenant que j’avais pris l’habitude de la file gigantesque. Je maîtrisais mon engin avec difficulté, mais le froid qui gelait mon visage à découvert et mon humeur « badass attitude retournant dans son doux nid avec les parents les plus insupportables au monde » me permettaient de ne pas m’inquiéter pour les éventuels dégâts que je causerais ; principe de la relativité. Mes bras tremblaient constamment à cause de la vibration du moteur alors que je surfais sur les lignes blanches qui démarquaient la troisième et seconde voie. J’évitais d’ouvrir la bouche si je ne voulais pas que la vitesse et le froid combinés ne me la gèlent. Je vis qu’un énorme camion était piégé dans l’autoroute, comme une guêpe dans la confiture. Je fis un virage serré pour changer de file et éviter que cet étron ne restreigne trop ma « ligne de conduite ». Constatant que j’avais plus soudain plus de place de ce côté-ci, j’accélérai encore. Le moteur émit un long râle de puissance et les roues s’activèrent en chuintant sur le bitume.


LA PROCHAINE OEUVRE DE RED FRITE !!!



  Je détestais rouler quand il y avait autant de monde. Constatant que ça se dégageait plus loin et que les voitures pouvaient enfin avancer (très lentement, d’accord), j’affolai encore plus le moteur si c’était possible et me mis à slalomer entre les bagnoles pour trouver le meilleur chemin possible, jouant du clignotant dès que c’était (vraiment) nécessaire. Je passai ainsi tout prêt d’un autre camion (je sentis la puissance qui agitait ses roues, l’odeur impérissable de saleté qui s’en dégageait et les vibrations qu’il faisait supporter à la route rien qu’en roulant dessus). Je le longeai sur toute la longueur, la tête à vingt centimètres de lui, avant de m’éloigner sur la gauche quand la cabine arrivait. Plus loin, à plus de cinquante mètres, je voyais aussi qu’une autre moto se frayait un chemin dans ce labyrinthe de tôles en mouvement. Les motos étaient vraiment les reines de l’autoroute.


AVEC LA PARTICIPATION EXCEPTIONNELLE DE PJ COMME JACOB, SHANA OU CLEM :



  Le trajet était long mais je prenais le moins de pause possible. Sous ce froid hivernal qui semblait geler le temps comme les voitures, la torture était presque insupportable et je préférais retrouver rapidement un brin de confort dans l’appartement de ma sœur. Les paysages défilaient à toute vitesse, que des champs et des brins de forêt, tout ça recouvert d’une couche de givre. Vers le dernier tiers du trajet, le gel se fit plus mordant et j’eus le droit à quelques flocons qui vinrent encrasser la visière de mon casque. Un mouvement de bras très prudent me permit de m’en défaire quand le climat redevint plus clément. Et que les embouteillages reprirent sévèrement maintenant qu’on arrivait sur les routes qui entouraient la capitale. Je dépassai plusieurs centaines de voitures en roulant rapidement, sans me soucier des mouvements de « stop and go » que les véhicules formaient. Je me sentis d’autant plus puissant et m’amusai à observer le visage des gens coincés dans leur véhicule respirant leur chauffage en odeur de brûlé.


MEILLEUR MÉCHANT DIABOLIQUE



  Je ralentis pour mieux accélérer, et me déportai soudainement sur la droite quand les panneaux indicateurs m’invitèrent pour Paris. Clignotant allumé, je fondis dans l’intersection et arrivai sur une nationale aussi bouchée que sa grande sœur. Même jeu que précédemment, mais j’avais trouvé une nouvelle motivation maintenant que j’approchais du but. Je restai sur une seule ligne pendant de longues minutes, et débouchai finalement sur le périphérique. Il me fallut peu de temps pour rentrer dans Paris et… et d’être complètement paumé. Paris, c’était grand. Trop grand. C’était un pays à elle tout seule. La température avait sensiblement augmenté, mais j’étais loin d’être réchauffé de l’autoroute que j’avais suivi sur plusieurs centaines de kilomètres. J’activai un GPS maintenu sur le tableau de bord par des crochets en plastique prévus à cet effet, et allai de suite dans mes favoris. C’était où chez Cartel ? Dès que le GPS m’indiqua une direction certaine, je repris les poignées et fonçai dans la ville. Je m’arrêtai à un feu dans Paris (et Dieu savait qu’ils pullulaient comme des sagouins dans tous les coins de la ville). J’entendis un drôle de bruit à-côté de moi, et je vis un automobiliste en train de se plier en deux pour ouvrir la vitre en faisant tourner la roulette en plastique. Un jeune homme de trente ans, bien rasé me héla :

« Hey ! Tu connais Dreamland ? » Mon sticker. Je n’avais pas pensé une seule seconde qu’il trouverait écho chez d’autres. Je lui répondis :
« Si je le connaissais pas, vous me feriez très peur, Monsieur. »[i], lui fis-je par-dessus les bruits de la ville avant que le feu tricolore ne nous laisse passer. J’activai la moto qui eut un soubresaut et repartis dans la ville comme un héros vengeur sur son engin super stylé, un héros des temps modernes qui était bien plus qu’on ne pouvait le croire à première vue : un Voyageur de renom, un guerrier onirique.
  Cinq secondes plus tard, je m’arrêtai à un autre feu.
Quoi encore pour casser mes rêves ? Ah oui, l’autre mec qui comblait son retard et qui s’arrêta encore une fois près de moi.
« Alors, tu connais Dreamland ou pas ? »

  Il me fallut du temps pour retrouver l’immeuble où résidait Cartel dans cette foutue ville. Le GPS tentait toujours de prendre le chemin le plus court, mais à Paris, c’était un piège. La ligne droite était souvent ponctuée de feux tricolores mesquins et placés n’importe comment. Cartel était dans le sixième arrondissement et avait eu la chance de posséder un appartement près de la Seine… et dans la rue la plus embouteillée de toute la capitale, que ça soit sur la route bouchée par des feux, ou sur les côtés pour se garer, où chaque voiture était collée l’une à l’autre quitte à ne plus pouvoir repartir. Il y avait bien un garage pour sa résidence toute entière mais je n’en trouvais pas l’entrée. Confortablement installé devant mon quarantième feu de la journée, j’envoyais un texto à ma sœur pour lui faire comprendre la merde dans laquelle j’étais, et que je ne savais pas où me garer. Le feu passa au vert lorsque sa réponse me prévint qu’elle arrivait. J’actionnai les manettes et repartis doucement me faire le pâté de maisons en attendant qu’elle descende de son appartement.

  Tandis que je l’attendais, je ne pus m’empêcher de me dire que Paris sentait la pollution à outrance. Et que les immeubles étaient moches. Paris n’était la ville des amoureux que si on n’habitait pas en France et qu’on avait un bon rhume pour nous empêcher de respirer les effluves dégueulasses qui s’échappaient des dizaines de milliers de voitures concentrés devant les feux. La ville était peut-être magnifique, mais il ne fallait surtout pas être Parisien pour le savoir. Les immeubles étaient juste fades, tirant la gueule vers d’autres immeubles ou à des ronds-points insipides, ou à une Seine qui ne connaîtrait plus jamais la couleur bleue. J’avais déjà dit que n’importe quelle ville était jolie sous le soleil ; il y avait une exception à ça, et c’était notre Paris. En-dehors de mes goûts architecturaux (et de mes mauvais souvenirs), je savais que si vous cherchiez quelque chose en France et que vous ne le trouviez pas à Paris, alors autant remettre en cause l’objet de vos recherches car il n’existait pas dans ces frontières. Paris était une ville hétéroclite, en-dehors de son éternelle fadeur, et ses nombreux quartiers avaient son lot de différences qu’un habitant aurait du mal à dénicher entièrement. Je me demandais si je devrais envoyer une carte postale du Marais à Matthieu ; mais il le prendrait sûrement mal. Je coupai court à mes rondes désespérées quand je vis la tête de ma sœur sur le trottoir, cherchant certainement des yeux un gogol dans une voiture.

  Ce fut quand elle m’indiqua un parking à moto sur le trottoir que je descendis enfin de mon engin, les cuisses brisées et trempées. Je retirai mon casque, laissant le froid s’engouffrer vers ma tête. La première chose que je dis à ma sœur fut, en pointant un doigt presque accusateur vers ma moto :

« Ceci est une Yaris achetée d’occasion. » On se fit ensuite un petit câlin de retrouvailles, car on ne se voyait pas si souvent que ça. Je lui dis notamment que j’étais content d’être arrivé et encore plus content de la retrouver. Cartel me dit la même chose ; on avait toujours été très proches l’un de l’autre.

  Je retirai du petit coffre de la moto un grand sac noir avec toutes mes affaires comprimées à l’intérieur. Cartel me demandait de la suivre alors qu’on pénétra dans la cour intérieure d’une batterie d’immeubles qui formaient un cercle autour d’une fontaine qui ne fonctionnait plus. Les immeubles faisaient un peu crado, mais il n’y avait que ma sœur qui pouvait parvenir à rechercher un appart’ dans Paris et à en trouver un en moins d’une semaine. Et à en dénicher un second en moins de cinq jours pour ma misérable personne. J’y étais resté à peine quelques mois, le temps de comprendre que m’éloigner de mes parents n’avait pas si bien marché que ça, et qu’il fallait peut-être augmenter encore la distance. J’avais eu besoin de changer d’air, et j’étais allé directement à Montpellier, une décision toujours incomprise de mes paternels. Je ne savais pas si j’arriverais à leur expliquer mon choix sans tomber dans l’incompréhension totale, ou si je pourrais au moins trouver un argument qui leur parlerait sans les mettre en cause. De toute façon, ça faisait des plombes que j’étais à Montpellier, j’étais très content, et là-bas, il faisait beau. A Paris, j’avais l’impression que cette température hivernale était tout le temps présente. La ville ne connaissait pas le printemps : elle le remplaçait par un autre automne.

  On était devant l’entrée de l’immeuble où un « F » noir était cloué au-dessus de la porte principale. Un mur de boîtes aux lettres sur ma gauche, une sonnette par badge sur la droite. J’avançai encore une fois dans la prochaine salle qui comprenait un ascenseur. Un ascenseur qui fonctionnait. Mon sac était lourd, j’en remerciai le ciel. On se cala comme on put dans la petite cabine alors que ma cadette appuya sur le bouton du huitième étage.

« T’as fait bon voyage ?
_ Il faisait froid.
_ Je savais pas que tu avais une moto.
_ Je l’ai empruntée.
_ Et le permis ?
_ Je l’ai emprunté aussi. »
, fis-je d’un ton plutôt vague. J’avais dit la vérité. Je changeai brutalement de sujet :
« Elle va bien, Marine ?
_ Elle va très bien.
_ Et son petit copain, il va très bien aussi ?
_ Tu lui poseras la question toi-même. J’ai pas envie que vous vous battiez comme des chiens chez moi. »


L’ascenseur était étroit et sentait le cendrier. Je regardais les chiffres s’afficher dans un pauvre cadran, tremblant comme s’ils étaient malades. On était maintenant à la moitié du chemin, à l’étage numéro trois, le chiffre qui devait me parler le plus, en oubliant toutes les fadaises sur les numéros et le destin des planètes. Premièrement parce que mon nom de famille aussi glorieux qu’un nanar s’y référait dans la sonorité, et c’était sans oublier le fait que c’était le nombre exact de petites amies que j’avais eu au cours de mon existence et qui valait la peine d’être mentionnée (excusez-moi, toutes mes conquêtes de primaire, mais les normes sociétales étaient sévères). Il suffisait que je plisse les yeux pour me souvenir de ces moments riches en émotion que je regrettais sans trop chérir toutefois.

La première d’entre toutes était Anne Ravogond. J’avais encore été un gamin, milieu ou fin de collège. Une sorte de relation platonique au possible où on avançait pas à pas sur la découverte de ce sentiment. Il fallait évidemment qu’on passe rapidement par la case « Rupture » à un moment ou à un autre, autant ennuyés l’un de l’autre que par pure expérimentation intéressée. C’était peut-être un tournant un peu radical pour cette douce relation qui avait duré cinq mois mais je devais la remercier pour m’avoir fait les armes.
La seconde, ce fut avec une bonne amie que je rencontrai au lycée, et elle s’appelait Judith. Par contre, on a rapidement compris qu’on était fait aussi l’un pour l’autre que le groupe Magic System avec une boîte de conserve. On abandonna très vite, au bout d’un mois, sans avoir réussi à trouver quelque chose de sérieux. Elle resta une bonne amie, mais on avait magnifiquement bien tracé la limite qu’on ne devait pas/plus dépasser.
La troisième, c’était aussi la plus mémorable, dans tous les sens du terme. Elle avait commencé en fin de lycée et s’était poursuivie plus d’une année durant. Ce fut beaucoup plus fusionnel, plus passionné, plus attendrissant et plus dur que prévu. La relation avait été difficile au début pour la simple et bonne raison qu’elle était la meilleure amie de ma sœur Cartel. Je n’avais jamais su si elle était heureuse ou en colère de nous voir sortir ensemble mais à l’époque, ce n’était pas notre principale préoccupation. On s’embrassait, on restait ensemble, on avait froissé les draps de l’un et de l’autre, on était allés faire du shopping, et peut-être même qu’on avait réussi à s’aimer quelques temps et à s’imaginer que ça pouvait durer plus, et que ça pouvait durer mieux. On était prêt à avancer ensembles sur le chemin de la vie. Et on s’était pris le pied dans le tapis.
Donc elle, c’était la Marine dont je parlais. Marine Taste. Meilleure amie de Cartel, et évidemment, pour les besoins de me foutre dans la merde, colocataire actuelle de ma sœur.

Ça avait commencé par elle, enfin, je le pensais. Elle était soudainement devenue plus aigrie, moins calme, moins patiente, moins tolérante envers ma pauvre personne. Je ne la traitais pas de garce parce que je pouvais la comprendre ; quelque part, je n’étais pas né avec la science infuse et à l’époque, je faisais de multiples gaffes. Mais peut-être que m’insulter devant des potes pendant une soirée était resté un peu excessif. Elle avait réussi à se calmer de cette mauvaise humeur qui avait duré plus de deux mois, pile au moment où ce fut à moi de dynamiter notre relation déjà fissurée. La fin d’année de mon Bac +1 de journalisme restait dans les annales de mes tranches de vie les plus pourries au monde. J’avais jonglé entre des examens auxquels je n’arrivais pas à me préparer et qui me pourrissaient la tête à chaque fois que je la jetais entre les cahiers, les pages imprimées et les lignes écrites de façon maladroite, des parents qui avaient très mal pris le fait que je parte de la maison familiale pour habiter près de Paris (avec l’aide de Cartel, donc) alors que rien ne le justifiait (sinon des insultes à leur égard), et les discussions devenaient de plus en plus hargneuses, nombreuses et inutiles, et enfin c’était sans compter ma nouvelle vie de Voyageur qui m’avait tout simplement, sur le coup, totalement décrocher du monde réel. Les conséquences de tout ça : j’étais devenu plus renfermé, j’avais rompu avec Marine, mes parents me faisaient vraiment la gueule et cette colère, je pariais qu’elle n’avait pas disparu mais qu’elle n’attendait que mon retour pour ressurgir de dessous le tapis, et enfin j’avais décidé de déménager très très loin, genre vers Montpellier. Non, vraiment pas une tranche très drôle de ma vie.

La suite de l’histoire, vous devriez au moins un peu la connaître : ma vie de Voyageur que j’adorais me pesait véritablement pendant mes journées, j’étais devenu apathique, presque socialement incompatible. Une des causes de mon état larvaire fut aussi le remède, et je réussis à trouver espoir à travers Dreamland et à me réaffirmer enfin. J’avais rencontré Jacob, j’avais retrouvé Shana qui mériterait plusieurs chapitres de mon enfance à elle seule, j’avais fait mes premières armes, j’avais combattu cinq Voyageurs antipathiques pour commencer, j’avais défait un monstre, puis le Tournoi des Jeunes Talents, puis j’avais rencontré Fino et mon panneau de signalisation, etc, etc, etc... Bon sang, le passé était quelque chose...

Alors il était normal que le retour à la réalité, le retour dans la région parisienne ne serait pas de tout repos. J’avais déjà vu mes parents pendant les trois ans où j’habitais à Montpellier, mais de façon très réduite, ce qui faussait évidemment les relations quand on ne devait tenir qu’une bonne impression pendant quelques instants. Là, j’allais devoir les affronter le temps d’un repas. Et seule l’idée de devoir dormir chez Cartel « pour ne pas les déranger tout le temps » m’avait permis de résister à la violence psychologique que m’infligeait l’idée des retrouvailles. C’était aussi une preuve que le temps n’avait pas effacé les vieux souvenirs de guerre, et que le courant n’allait certainement pas passer. Commencer les rencontres en disant : « Je dors pas chez vous, niet », ce n’était peut-être pas le meilleur moyen pour les rendre tout sourire. Mais d’autre part, je ne pouvais pas leur dire qu’ils n’étaient pas les seuls à me gêner : y avait Clem qui serait présent à la maisonnée continuellement. Alors certes, il n’habitait plus à la maison non plus mais il allait crécher pendant toute la semaine, et ça, c’était insupportable. Lui seul devait comprendre les raisons pour lesquelles je ne voulais pas pénétrer durablement chez les vieux, et si j’avais décidé au contraire de reprendre ma vieille chambre, nul doute que ça serait lui qui aurait invoqué d’étranges heures supplémentaires qui le frappait et qu’il devait pour ainsi dire rester chez lui pendant les soirées et les nuits.

  Enfin bon, je revins à la discussion avec un temps de latence :

« On va pas se battre comme des chiens. » Les portes s’ouvrirent, Cartel sortit de l’ascenseur et je passai derrière elle dans un petit couloir sombre au parquet de bois lisses. Elle jouait avec ses clés avant de les insérer dans la serrure et me répondre :
_ Je suis pas si sûre de ça. Quand je lui ai dit que tu arrivais, elle s’est trouvée deux amies chez qui dormir en moins de trois minutes.
_ Elle a toujours été très sociable »
, conclus-je gentiment, les dents serrées certes, avant de pénétrer dans son studio mes valises à la main.

  Le studio était à peine plus grand que le mien, mais il avait une qualité que je ne pouvais dédaigner : il était propre. Moi, même quand je passai trois heures à faire le ménage et à ranger toutes mes affaires qui se baladaient n’importe où, l’appartement restait encore sale, avec la désagréable impression que la poussière était dans les airs au lieu d’être sur le sol, comme tout ce qui traînait avait été rangé sous les meubles. En fait, on se disait qu’il y avait trop de choses dans l’appartement. Trop de couverts dans les tiroirs qui débordaient dans l’évier, trop de vêtements dans l’étagère qui débordaient sur le lit, trop de papiers sur le bureau qui tombaient au sol, et trop de trucs qu’on ne savait pas où ranger mais que je refusais de jeter dans l’hypothèse où j’en aurais besoin. Il ne manquait plus qu’à rajouter les affaires du chat, la litière qui était rangée n’importe où (elle n’avait pas de place fixe, elle se trouvait systématiquement sous votre semelle), le sac à croquettes contre les chaises et le chat lui-même, qui était lui aussi n’importe où.

  Chez Cartel, tout était parfaitement rangé par pur amour du rangement. Il y avait si peu de grains de poussière qu’on aurait pu leur donner un nom, aucune affaire ne semblait pas à sa place et même l’écaillement des murs bleus semblait avoir été gratté pour faire plus joli. Pour la description objective de l’appartement, elle était très simple : on entrait dans un petit salon avec un canapé et une télé (j’eus un sentiment de fierté quand je reconnus une vieille Nintendo 64 sous l’écran, accueillant un certain Pokemon Stadium), à la gauche directement, une minuscule cuisine, et en face, une chambre. Tout était bien. J’aimais bien cet appartement, même s’il manquait un petit chat. Je le fis remarquer à Cartel, et elle me répondit qu’elle était désolée que tout soit en bordel. J’avisai la fenêtre à balcon du salon d’où je pourrais la jeter en hurlant.

Elle prit mes affaires et les installa près du canapé en me répétant une dernière fois si elle était sûre que je voulais dormir ici. On avait eu de longues discussions sur l’endroit où je voulais dormir, et je n’avais pas envie de voler la couette à Cartel ou à Marine. Puis comme elle m’hébergeait gentiment pour éviter le poids parental, je ne pouvais qu’apprécier ce sublime canapé. Au pire, elle me laisserait son lit quand elle resterait dormir aux Essarts-le-Roi. Je testais un peu le canapé : il n’était pas terrible, évidemment, mais je saurais m’habituer. Pour le moment, j’étais plutôt content que Marine ne fut pas ici. Une transition tout en douceur. Tandis que Cartel allait et venait dans l’appartement avec du linge, je lui dis depuis le canapé :

« Les parents s’attendent à ce que je vienne manger ce soir chez eux ?
_ Non, je ne crois pas. Tu leur as dit que tu venais pour demain.
_ C’est une bonne nouvelle. »
Une bonne soirée tranquille. Ensuite, je devrais jongler entre Marine et la famille. Ulysse aurait été un peu lassé de ce Charybde et Scylla. Je repris précipitamment : « Tu veux que je m’occupe de la bouffe ce soir ?
_ Monsieur Free, avec tout le respect que je vous dois, non. »
, lâcha-t-elle en sortant de la salle pour y revenir trois secondes après avec une planche à repasser. Bon, d’accord, je n’étais pas le cuisinier de l’extrême. Pâtes, pizzas, croques ? Les croques sans œuf dessus s’il vous plaît, sinon, c’est trop compliqué.
Le fer à repasser gémit un jet de vapeur en aplatissant une chemise noire.

  On passa le reste du temps à m’installer, puis à discuter de la semaine à venir. Il y aurait le grand repas familial que je serais obligé de supporter, des dîners que je serais obligé de supporter, les parents, les grands-parents, Clem, la toute petite sœur Juju. Cartel était ma seule alliée dans ce patchwork de personnalités qui espéraient tellement que ma vie à Montpellier soit plus qu’infernale pour me faire regretter d’être parti. Sauf Clem, il serait ravi juste parce qu’il me détestait. Heureusement, je prévoyais de faire des sorties avec des potes sortis de nulle part afin de me donner des soirs de congé et ainsi éviter de passer toutes les soirées ensemble. Il fallait que j’épluche toutes mes excuses, que je les soigne et les rende présentable. De leur côté, je savais parfaitement que les parents étaient en train d’imaginer ce que je pourrais leur servir comme joker et cherchaient des contre-arguments pour les rendre caduques.

  Je regardai par la fenêtre : c’était la nuit. Une bonne nuit bien sombre qui absorbaient les lumières pâles des réverbères du parc d’immeubles. J’étais parti aux horaires, mais le voyage avait été très long. Et la nuit tombait vite. Il suffisait de deux minutes d’absence pour qu’elle s’installe dans le ciel et fasse comme si de rien n’était. Cartel me demanda si j’étais affamé après avoir regardé les ténèbres par la fenêtre, et je lui répondis sans détour que oui. Je n’allais pas lui mentir, un voyage de plus huit heures à moto avec comme seul réconfortant un sandwich au milieu, coincé dans les embouteillages immondes qui bloquaient Paris dans un bourbier métallique gigantesque, ça creusait. Puis, Cartel cuisinait évidemment très bien, une autre de ses innombrables qualités. Je l’avais certainement dit quelque part, mais cette fille avait le don de n’avoir que des points forts, dont le plus important devait être qu’on ne pouvait pas la jalouser pour toutes lesdites qualités. On acceptait son statut de simple mortel ; ce n’était pas un prix trop lourd à payer pour avoir le droit à quelque chose de plus consistant qu’une pâte à pizza humide. Je lui demandai si elle avait besoin d’aide, mais elle referma la porte de la cuisine du pied pour que je n’entre pas dans la pièce. La réponse était claire ; j’aurais essayé, plus besoin de culpabiliser à ne rien faire.

  Je retournai dans mon canapé en me grattant les côtes. Je déballai tout doucement mes affaires de peur qu’elles ne lèchent le parquet et que Cartel s’en rende compte. J’y trouvai quelques bouquins que j’avais amené et que je ne lirais jamais (c’était un grand classique chez moi). Je respirai doucement les effluves qui sortaient de la cuisine. Potage chaud, potiron. Je sortis les chaussons que j’avais prévus et fourrai mes pieds dedans à toute vitesse. Hey, je me sentais bien mieux comme ça, j’étais déjà à moitié chez moi. Je supposais que sortir directement mon ordinateur portable ou jouer à la Nintendo 64 qui me faisait face serait envahir un peu l’appartement. Une boule de stress s’était aussi formé depuis mon arrivée dans les murs, de crainte que Marine ne rentre précipitamment et me voit. Raaah, tout sauf ça. Pitié, Seigneur, laissez-moi tranquille au moins pour cette soirée.

  Un quart d’heure plus tard, et on mangeait sur la table basse du salon, assis sur un vieux tapis bleu avec des potirons d’un côté et de la laitue après. Un vrai repas de végétarien mais je me gardai bien de le dire. On discuta de chose et d’autre pendant le dîner, et Cartel ne laissa pas la partie tendre de son cœur l’émouvoir, redevint elle-même avec sa voix inquisitrice de sœur inquiète :

« Alors Ed, si j’ai bien compris, tu as arrêté ton école.
_ Faux, j’ai eu le diplôme.
_ Donc t’as arrêté ton école. T’as trouvé un taff ?
_ Non.
_ T’as même pas cherché.
_ Hey, j’ai dit que j’avais pas trouvé, pas que j’avais pas cherché.
_ Oui, mais c’est quand même la vérité. Et t’as toujours pas de bon rasoir. Je pensais que tu ferais l’effort d’arrêter les jetables. »
Je me grattai sous le menton pendant son accusation. C’était vrai que mes rasoirs Bic avaient du mal à découper proprement sous les joues. J’en voulais à Cartel de m’en vouloir pour si peu. Je tentai de retourner la discussion :
« Et sinon, ça se passe bien Sciences Po ?
_ Tu tentes de retourner la discussion.
_ Tu veux qu’on parle encore de mes rasoirs de médiocre qualité ? »
Un petit silence. Un petit triomphe.
« Super bien. Je suis même passée major de ma promo. » Rigolez si vous voulez, mais j’avais eu un spasme quand elle avait dit ‘major’. C’était certainement un des signes qui permettaient de savoir si votre voisin au McDonalds que vous ne connaissiez pas était un Voyageur ou non.
« T’es toujours en économie ?
_ J’ai jamais fait de l’économie. Sciences-Politiques.
_ C’est pas très original.
_ C’est ta blague qu’est pas originale. »
Un revers du tac-au-tac. Il valait mieux abandonner ce sujet de discussion. Malheureusement pour moi, ma sœur avait toujours une bonne idée pour relancer la conversation à mon désavantage :
_ T’es pas très au courant de ce qu’il se passe ici. », me fit-elle avec un sourire avant d’avaler une autre cuillerée. « Tu sais ce que fait Clem depuis peu ?
_ Ouais, il est barbier.
_ Vendeur dans un magasin d’électrotechnique. »
Je fis la moue. Un autre silence pendant lequel le ridicule me tapota la tête comme un gentil toutou. Cartel reprit :
« Et Bourritos, tu l’as pas amené ?
_ Il aurait adoré être dans une cage attachée à ma moto pendant huit heures avec le froid et le vent dans la gueule, alors je lui ai refusé ce plaisir.
_ Pourquoi t’as pas pris la voiture ?
_ Je n’ai roulé que dans les embouteillages. Ils annonçaient noir partout.
_ T’avais qu’à prendre le train, banane.
_ Papa aurait payé le billet.
_ Et alors ?
_ Je veux rien qu’il me paie, c’est tout. Et il m’aurait salement engueulé si j’avais pris le train en refusant ses moyens. Il prend mal les occasions ratées de sortir le portemonnaie.
_ Tu sais qu’il compte te rembourser l’essence ? Il va trouver que ta voiture consomme pas vraiment.
_ Mon pote m’a filé un ticket de caisse de plein d’une bagnole. Il va regarder que le prix, pas la date. »
J’avais TOUT prévu.
« Et sinon, Bourritos est où ?
_ Chez la voisine, la vieille. Il est au paradis. »


  Madame Maloueste (c’était son surnom) devait être la seule personne qui pensait que Burritos était un chat anorexique. Je ne savais pas encore avec quelle espèce de doberman elle le confondait mais les résultats étaient bien là : il mangeait deux fois plus chez elle et je craignais pour son poids. Je ne savais pas jusqu’où un chat pouvait bouffer avant d’exploser. Avec un peu de chance, elle se rendrait bien compte qu’il pesait deux fois plus que la moyenne des autres chats : le temps qu’il lui saute dessus alors qu’elle pionçait dans son siège. Il me manquait quand même un peu, ma Boubouille…

  J’aidai Cartel à débarrasser et me proposai pour la vaisselle. Elle refusa une fois, pas deux, pas au moment où je faisais tourner l’eau chaude du robinet et gardai la main sur la clef. Elle abdiqua et préféra nettoyer la table. Difficile de lui retirer des tâches ménagères des mains. C’était rare que je m’en plaigne mais j’aurais l’eu impression d’abuser.

  Demain, on partirait aux Essarts. Petite ville qui se la jouait grande, mais qui avait juste la chance par rapport à ses voisines d'avoir quelques habitations en plus. Petite ville pédante, habitée par des vieux et la moyenne d’âge baissait considérablement seulement grâce écoles primaires éparpillées dans la ville. Je regrettai déjà d’être parti. Cartel me dit qu’on devrait être là-bas pour dix-huit heures. Je grognai en lui répondant tandis que j’installai mes affaires dans la petite salle de bain. On se brossa tous les deux convenablement les dents devant un miroir. Ça me rappelait d’anciens souvenirs, ça. Je crachai le mélange de salive et de dentifrice blanc dans l’évier avant de me frotter la bouche avec la serviette verte pâle que j’avais amené. Cartel, elle, utilisait le verre d’eau comme tout le monde pour se rincer l’intérieur de la bouche. Je retournai ensuite dans le salon où m’attendait le gentil canapé plutôt inconfortable. Dire que le pire était encore à venir. Il était vingt-deux heures… J’allais être sage et me coucher dans une demi-heure. Le temps à mon médoc de faire effet. Je sortis les gélules exactement au moment où Cartel revenait me dire bonne nuit en pyjama gris.

« C’est des somnifères ?
_ Je dors pas bien dans les endroits autres que mon lit. »
C’était parfaitement vrai. Mais ce n’était pas la véritable raison pour laquelle je les prenais. La blonde ne semblait pas aimer que je prenne des gélules pour dormir, mais par bonheur, elle préféra garder ses pensées pour elle et aller dans sa chambre.

  Cette raison, je la retrouvai tout simplement quand Cartel partit en me laissant une couette que je pouvais utiliser, que je sortis doucement mon ordinateur avec une discrétion de sioux et que j’allumai l’écran qui éclaira la salle plongée dans le noir. J’avais le wifi, il ne me manquait plus qu’à rentrer le mot de passe WEP, et… Internet m’ouvrait les bras. Maintenant que j’avais pris mes médocs, j’allais m’endormir pendant pas mal de temps et rapidement. Je n’avais pas tant de temps que ça avant que ma conscience ne s’évapore dans des grésillements éteints comme un médicament effervescent. J’allais sur Google Mail, et je ne fus pas surpris de voir un message d’un Stéphane qui me disait juste « Ok ». Il fallait remonter dans l’historique des messages pour se rendre compte qu’on avait échangé une longue discussion dans laquelle on devait se retrouver ensemble, pendant la nuit, à 23H.
Sur Dreamland.
Evidemment, pour des affaires louches.
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MessageSujet: Re: Meilleur Méchant Machiavélique Meilleur Méchant Machiavélique EmptySam 12 Avr 2014 - 21:55
Chapitre 1 :
Prélude au massacre
___



« Bienvenue à l’Omayo, Lady Kushin. »

  Une révérence que ne regarda pas l’intéressée. Elle entra dans l’immense établissement typiquement oriental, pagode, toit noir et poutres rouges. Le tout était extrêmement chic. Deux rangées de cinq réceptionnistes s’inclinèrent devant elle en lui souhaitant la bienvenue dans leur établissement. Elle congédia leur flot de politesse d’un mouvement de poignet et tous s’activèrent à une tâche bien précise avec un timing et une précision qui tenaient de la chorégraphie. Le parquet doré, le hall était particulièrement immense et invitait à un escalier très large que Kushin se dépêcha de monter en faisant claquer des sandales en bois, deux immenses gardes du corps derrière elle à tête de tigre et en costard-cravate. Arrivé dans un couloir, elle n’eut qu’à faire dix mètres pour qu’un employé ne lui ouvre la porte de sa chambre, évidemment en bois massif avec l’idéogramme de « Puissance » peint dessus. Lady Kushin rentra dans la salle avec un seul de ses gardes du corps, l’autre refermant la porte devant lui et surveillant tout le couloir. Pour un habitué, la chambre semblait trop chargée, trop éclairée de couleurs vives. Pour des habitués, on se rendait compte subtilement de l’équilibre de la pièce, chargée d’une énergie toute orientale que certaines quadragénaires du Monde Réel n’hésitaient pas à dégainer pour se donner un genre : le feng-shui.

  Lady Kushin se posa sur un lit à baldaquin rempli de coussins rouges et dorés. Pour sa description, on aurait pu dire qu’elle ressemblait plus à une estampe de courtisane japonaise qu’une véritable courtisane. Certes elle avait la robe rose maintenue par un ruban bleu, certes elle avait une coiffure compliquée qui aurait poussé Lady Gaga à prendre un mode d’emploi, certes elle avait la tête enfarinée, certes elles avait les yeux bridés (oui, la dame était un condensé de stéréotypes un peu malingres), mais elle n’en avait pas moins des traits beaucoup plus tirés qu’une femme habituelle, la tête un peu plus plate, des oreilles un peu pointues, une bouche un peu trop mince. Cependant, même pour des critères humains, elle n’était pas si repoussante que ça. Quelqu’un qui n’aurait pas vu le visage se serait laissé prendre au jeu. Elle avait ce qu’il fallait où il fallait, et ses courbes commençaient par ses épaules dénudées qu’effleuraient le haut de sa robe. Mais quelque soient vos goûts, il était difficile de s’empêcher de penser qu’elle était dangereuse, qu’elle avait une sorte d’aura d’assurance qui faisait de suite penser à une grande dame qui pourrait claquer des doigts pour qu’une armée de ninjas vous égorge par derrière.

  En même temps, on était la chef d’un réseau extrêmement puissant ou on ne l’était pas. Le Royaume de la Main Invisible était comme beaucoup de chose et comme beaucoup de monde : il possédait deux faces. Une claire représentant les entreprises, et l’autre plus sombre, la mafia. Et quand on vous disait que le côté lumineux était un bon millier de firmes ultra-puissantes qui se battaient plus à coups de sabotage, de destruction, de mensonges, d’assassinat qu’à coups de guerre des prix, qu’ils laissaient crever une grande partie de la population en les exploitant et qu’ils se bouffaient les uns les autres, vous n’aviez pas envie de savoir ce que représentait le côté obscur de la ville. La mafia était puissante, surtout parce qu’elle était tellement discrète que beaucoup d’entrepreneurs importants du Royaume méconnaissaient toujours son existence. Une main fine, mais une main lourde. Tout ce que faisaient les entreprises, la mafia le faisait en pire, et de façon efficace. Et elle faisait en plus ce que ne faisaient pas les entreprises. Il était dur d’avoir une assisse sur des firmes surpuissantes, mais la mafia locale servait plus en tant que mercenaires. Et ils ne restaient pas confinés au Royaume de la Main Invisible. Comme les mafias du monde réel, elle disposait d’une discrétion impressionnante, des ramifications invisibles et étendues bien plus loin qu’on ne le croyait, et possédait une puissance de feu plutôt impressionnante. Il y avait évidemment plusieurs mafias, mais Lady Kushin était à la tête d’une des plus puissantes organisations, que certains appelaient : Seï. Le Clan Seï.

  La monotonie, même plongée dans des journées d’adrénaline, restait de la monotonie, mais quelqu’un avait fait bouger Dreamland. Tout doucement. Il avait juste posé son doigt sur la surface liquide de ce monde et seuls les plus observateurs avaient pu voir les ondes concentriques silencieuses. Lady Kushin en savait bien plus que n’importe qui sur l’identité de ce personnage mystérieux : Cobb, MMM, Eisenhower… Peu importe les surnoms qu’il se donnait, il avait un objectif, et il avait demandé à ce que Lady Kushin rejoigne son plan. Sa machination. Excitée des opportunités qui lui serait offerte, elle avait accepté. Et la première de toutes les opportunités allait bientôt se manifester. Comme plongé dans des pensées similaires, son garde du corps à tête de félin l’interrogea après avoir demandé la parole d’un petit grognement :

« Lady… », commença-t-il en cherchant sa phrase. Sa voix grondait comme si elle sortait directement du larynx sans passer par la gueule, « Êtes-vous sûrs que c’était une bonne idée de provoquer les Voyageurs de la Claustrophobie ? Ils vont sortir et ils risquent de s’en prendre à vous.
_ Mon gros bêta, c’est exactement ce que je veux. »
, répondit la dame en ayant du mal à cacher son sourire. Elle minaudait, mais énorme qualité, ça ne la rendait pas ridicule. « Quoi de mieux que la lettre officielle du MMM qui leur a été adressé pour les faire venir ? Ils ne devraient pas tarder. La surveillance a été doublé dans les environs, voire triplé. Ils auront du mal à passer sans qu’on ne le sache. Je les veux prisonniers.
_ Ils seront prisonniers, Lady. Puisque cela est votre désir. Cependant…
_ … cependant, tu as peur que je sous-estime un, voire plusieurs Voyageurs, plus Fino ?
_ Je ne voulais pas dire….
_ … Je te comprends, et je ne veux pas que tu t’inquiètes à propos de ça. Maze sait la force dont nous disposons, il enverra donc une toute petite équipe pour passer en douce. Fino et son chien Ed seront de la partie, c’est évident. Ils vont tenter d’être discret, ils ne réussiront pas. Je ne veux pas qu’ils réussissent.
_ Ils ne réussiront pas, Lady, puisque cela est votre désir.
_ Je les veux prisonniers, absolument. Et intacts, si possible. »


  Lady Kushin savait qu’ils allaient arriver ce soir. Par un émissaire, elle leur avait envoyé la lettre du Meilleur Méchant Diabolique directement dans le Royaume de la Claustrophobie, qui devait évidemment éveilleur leur intérêt. Au dos de la feuille de papier, il y avait marqué un nom, le sien, une adresse, l’Omayo, et une nuit. Pas d’heure, qu’ils fassent comme ils veulent. La dame s’empara d’une longue pipe d’opium près de son lit et le tigre alluma le bout d’un doigt expert. Elle souffla quelques instants et recracha un jet de fumée.

  Quelques instants plus tard, il y eut trois petits toc-tocs à la porte. Son serviteur ouvrit la porte devant son frère jumeau aux épaules énormes. Lady Kushin se leva, et d’une voix plus excitée qu’elle n’aurait dû elle fit :

« Vous les avez eu ?
_ Malheureusement, non, ils ne se sont pas encore montrés. Mais je venais vous prévenir que le dîner était servi.
_ Allons-y alors. Le temps passera plus vite. »
Et elle sortit de la pièce, ayant peine à calmer sa joie. Elle allait bientôt le voir en vrai…

__

  J’apparus au milieu d’une grande rue espacée. Un coup d’œil m’indiqua que j’étais enfin arrivé. Je checkai rapidement tout ce qu’il y avait à checker, soit les trois E que j’avais systématiquement utilisé quand j’étais plus jeune à chacun de mes débuts de nuit sur Dreamland.

L’Endroit était le bon. Une sorte de quartier chinois en concentré, grouillant d’activités à tous les mètres et tentant de gaver chaque endroit d’un stéréotype nourri par l’inconscient de centaines de millions de rêveurs. Je savais parfaitement où je me trouvais : le Royaume de la Main Invisible, même si je savais que ce lieu était peut-être le gant parfait à notre petite main libérale. Des lampions en papier étaient attachés à tous les réverbères noirs, des étals ou des boutiques étaient toujours ouvertes la nuit (en fait, on était la nuit. Comme dans les films : à chaque fois que les héros passaient par un quartier asiatique, c’était systématiquement la nuit, avec une foule dehors et une fête inconnue accueillant un dragon en papier qui se baladait allègrement.), il y avait énormément de gens dehors, et comble du comble, il y avait même des pousse-pousse. Mais autant vous arrêter tout de suite : conformément au Royaume, on sentait bien que le quartier avait dix ans d’avance sur notre monde. Des télés plates qu’on pouvait enrouler, des petites tablettes tactiles saillaient à tous les pantalons des habitants, les néons étaient bien trop précis pour être vrais, et on pouvait acheter des appareils si sophistiqués que je ne pourrais pas reconnaître leur fonction première.

Les Egos maintenant, second E. Je l’avais déjà dit précédemment, il y avait foule. Pas une énorme foule compacte, mais assez d’habitants dans les rues pour que je m’y perde et me dise que si un je savais qu’un assassin avait envie de m’égorger maintenant, je ne saurais où tourner le dos. J’étais presque contrarié de ne voir que des Créatures des Rêves à qui on avait collé une peau plus jaunasse, des yeux un peu plus bridés, une bouille de pomme et un accent qu’on ne pouvait retrouver qu’à South Park, quand les réalisateurs avaient vraiment envie de mettre le paquet. Il me fallut plus de cinq minutes pour me rendre compte qu’ils parlaient tous l’onirique, mais qu’ils faisaient sauter les syllabes comme si c’étaient des jeunes filles avec une corde synthétique. Je remarquai aussi que beaucoup d’entre eux me regardaient avec un mépris non dissimulé. Ils ne devaient pas beaucoup aimer les Voyageurs ; ou alors, c’était la couleur blonde de mes cheveux qui les agaçait.

Et enfin, troisième E, les Effets. Pour une fois, je ne me traînais pas avec d’énormes godasses, mais des chaussures grises bien plus fines. Mon pantalon était serré, couleur gris éléphant et maintenu par une ceinture à boucle argent. Le haut était un polo noir tendance qui se collait à ma peau, ainsi qu’une petite veste de couleur sombre qui s’arrêtait juste en-dessous du nombril et qui me faisait un peu d’épaule. Enfin, j’étais apparu avec mes lunettes de soleil habituelles ainsi qu’un panneau de signalisation dans le dos qui interdisait la route à tout véhicule de plus d’un mètre soixante-dix. Je connaissais assez mon arme pour savoir qu’elle venait de sortir une blague légèrement raciste. Je ne mis pas longtemps à rabattre une capuche sur ma tête ainsi que de cacher le panneau de signalisation sous la terre en activant son pouvoir de passe-muraille. Les cheveux blonds, le panneau, les lunettes de soleil, j’étais bien trop reconnaissable. Je cherchais du regard quelqu’un qui serait en train de m’observer mais la foule semblait se moquer de moi. Très bien… partons du principe que je n’avais pas été vu par d’éventuels espions. Je filai vers une cabine de téléphone. Je refermai la porte en verre opaque derrière moi, et terminai par sortir une lettre de ma poche. LA Lettre.

« Cher Ed Free, et cher Fino,
Vous avez déjoué des plans diaboliques de grande ampleur avec une rage incontrôlable, et l’intervention de Fino dans la création de celui visant au terrorisme sur le Bal des Personnages de Dessins Animés ne gâche en rien votre mérite. Vous êtes certainement les plus grands ennemis des méchants diaboliques à ce jour, avec de l’expérience et une réelle envie de vaincre.
Je vous envoie donc ce défi. Vous avez peut-être entendu parler de moi sous le nom de Cobb ; mon propre plan diabolique est en marche, et je peux vous garantir qu’il sera le plan le plus énorme jamais créé. J’ai tout préparé, littéralement. Vous ne saurez rien d’autre que ce que je veux bien que vous sachiez, je vous fermerai toutes les pistes intéressantes ; vous ne connaîtrez jamais mon identité secrète, vous ne connaîtrez jamais le but de mon plan sauf quand il se déclenchera, vous ne pourrez même pas effleurer l’ombre de mon dos. Tous les méchants diaboliques sont persuadés que leur machination sera impossible à déjouer ; la mienne l’est véritablement.
Je vous envoie donc ce défi pour voir si les deux meilleurs chasseurs de plans machiavéliques pourront réussir à amuser le meilleur méchant diabolique de cette génération. Je ne plaisante en aucune manière. Vous le saurez dès que vous aurez terminé cette lettre. Nous nous reverrons très bientôt. D’ailleurs, la prochaine fois que nous nous rencontrerons, je me ferais passer pour le Duc Eisenhower. Ne l’oubliez pas.

Très sincères salutations à vous deux,
Que le jeu commence,
Le Meilleur Méchant Diabolique »


  Un peu pompeux et ridicule, hein ? J’étais bien d’accord avec vous. Malheureusement, je prenais au sérieux cette lettre parce que je connaissais un peu l’homme qui se trouvait derrière tout ça. Cobb, le surnom qu’on connaissait de lui. Il aurait fomenté tout un complot dans le Royaume des Cow-Boys, en provoquant tel ou tel événement, mais l’objectif, nada. On ne savait rien sur lui, sa nature, son identité, sa véritable apparence, son but, ses hommes, son pouvoir. Il était totalement inconnu. Tout ce que je pouvais rassembler sur lui était une minuscule liste de faits : il savait comment forcer les gens à quitter Dreamland en traversant des strates de rêve (une notion très très floue), il savait se téléporter même dans des endroits protégés par les Claustrophobes, il possédait un manteau qui lui permettait de camoufler sa véritable apparence, sa taille et son poids. Voire son aura. Ça pourrait être un nain comme un géant. J’avais même pensé que ça pouvait être Maze, mais Fino n’était pas d’accord avec ma théorie. D’ailleurs, le bébé phoque s’était fait un plaisir de promettre qu’il chierait dans la bouche de cet enfoiré qui nous défiait. N’empêche que c’était vraiment trop bizarre. Pourquoi nous ? L’excuse d’avoir arrêté deux complots semblait bien vague pour l’intérêt d’un homme qui se disait aussi important.

  Maze avait reçu la lettre et souhaitait définitivement savoir qui était l’enfoiré qui avait déchaîné Monsieur Portal et nous l’avait retourné comme un crêpe. Il avait envoyé une toute petite équipe de Voyageurs pour répondre à l’invitation de la personne qui nous avait envoyé cette lettre. Une personne que je ne connaissais pas, du nom de Lady Kushin. Maze et Julianne m’avaient rapidement fait comprendre qu’elle dirigeait une mafia basée dans le Royaume de l’entreprise, et par conséquent, qu’elle était bien trop dangereuse pour qu’on l’approche frontalement sans envoyer une bonne dizaine de Voyageurs compétents. Demandant trop d’organisation pour une lettre aussi mystérieuse envoyée par une personne aussi mystérieuse, Maze avait logiquement envoyé trois personnes : les deux concernés par la lettre (si on ne venait pas, on pourrait refuser de cracher des informations) plus une autre personne. Mais pire encore que si c’était un chef, c’était un novice qu’on m’envoyait. Et c’était à moi de le prendre sous mon aile, c’était moi le patron, le supérieur hiérarchique. Même Fino devrait se taire devant ma voix et m’obéir si je lui donnais un ordre. D’accord, je n’avais pas encore essayé : je ne savais pas comment il réagirait pendant l’opération et après. En tout cas, notre but était simple : capturer Lady Kushin, la prendre en otage et la libérer en échange d’informations sur cette lettre. Et savoir pourquoi elle nous l’avait agitée sous le nez alors qu’elle ne semblait avoir aucun lien avec le MMM (gentiment baptisé par Fino : le M&Ms, le Marmot Mentalement Merdophile, ou encore le Misérable Méchant Manche-à-couille). Fino était déjà en place, dans son coin, pour notre super plan. Il avait bien apprécié en plus, et c’était très simple de savoir pourquoi. Parce que quelqu’un allait avoir le très mauvais rôle dans cette farce, et ce n’était pas lui.

  Sur la lettre, il y avait écrit un numéro de téléphone que j’avais rajouté moi-même après contact rapide avec Relouland. Je décrochai le combiné de téléphone et tapai ce numéro. Heureusement, les communications étaient gratuites. Ce n’était pas tant de ne pas débourser de l’argent qui me faisait plaisir, mais plutôt d’être certain que personne ne pourrait localiser le payeur. En tout cas, je composai l’Omayo : c’était un hôtel pour particuliers sous le contrôle de Lady Kushin, et après informations, c’était là qu’elle était. Evan nous aurait été bien utile mais il était affecté à une mission bien plus dangereuse qui lui prenait tout son temps. On se débrouillerait, j’avais tout prévu. La Lady savait qu’on était ici, on savait qu’elle était là, il ne restait plus qu’à savoir qui allait capturer l’autre par derrière. Une tonalité, deux tonalités.

« Yi, Omayo, pour vous servir. » Un accent un peu plus identifiable et je tentai de me caler sur lui en pinçant mon nez :
« Vi, allo. Ça serait pour réserver une chambre pour ce soir, au nom de mon illustre patron, Monsieur Chétché-Min. C’est un de vos clients réguliers. » Une information facile à obtenir. Surtout quand c’était Maze qui vous la donnait.
« Ah bien sûr. Malheureusement, Lady Kushin a annulé toutes les réservations et toutes les visites depuis trois jours.
_ Oh, c’est dommage. »
, répondis-je, en pestant intérieurement. On ne pourrait pas prendre une limousine et se faire déposer devant l’hôtel directement, peut-être le seul moyen de passer inaperçu devant les gardes et les espions de la dame. Mais il fallait avant tout que je reste dans mon rôle. Voilà, dans mon rôle, ma couverture. Que je fasse comme si j’étais vraiment la personne pour qui je passais être :
« La déception va déformer les traits de Monsieur, mais il comprendra les désirs de la dame. Quand est-ce qu’il sera possible de réserver alors ?
_ Dans trois autres jours.
_ Très bien, une chambre pour dans trois jours alors.
_ A quel numéro ? »
, continua l’employé. L’enfoiré. J’allais la jouer impro.
« Vous savez que Monsieur ne divulgue pas son numéro. Regardez dans vos archives, vous le trouverez rapidement.
_ Très bien, nous comprenons.
_ Passez une très bonne soirée alors, et merci pour tout.
_ Merci à vous, et excusez-nous pour le dérangement.
_ Bonne soirée. »
Et je raccrochai le téléphone.

  Le plan B était le plan A, avec plus de risques. Alors évidemment, j’aurais bien aimé qu’on me dépose en limousine en traversant la zone de surveillance déduite qui devait se concentrer autour de l’Omayo sur quelques pâtés de maisons. Il ne me restait plus qu’à attendre le troisième larron en foire, le Stéphane, arrivé sur Dreamland depuis deux mois. Il avait les cheveux châtains, sombres, le devant relevé en crête avec un bandeau fourni gratuitement par Dreamland. Il était plus petit que moi et pas forcément plus large. Et il était un peu plus jeune. Je ne lui avais pas demandé son âge mais il n’avait pas dû avoir sa majorité depuis très longtemps. Mis de côté son apparence, il restait un gars plutôt sympa que j’étais content de croiser quand je revenais dans le Royaume de la Claustrophobie. Il avait une nature enjouée, optimiste, motivée, mais je devais avouer que sa surexcitation m’agaçait légèrement : c’était la même que j’avais déployé ma première année sur Dreamland, et ça me gênait qu’il me renvoie en miroir le petit con arrogant que j’étais avant (j’avouais que je n’avais pas tant changé que ça en ce qui concernait les adjectifs. Mais enlevez tout de même un « petit » pour mettre un « vieux » à la place.).

  Mon principal problème avec lui, je ne le tenais que récemment : c’était à moi de le surveiller. J’étais son parrain, son supérieur. On m’avait donné trop de responsabilités maintenant. Je voulais bien obéir aux ordres, mais je ne voulais pas en donner. Je n’étais pas soumis de nature, mais je n’avais pas envie de jouer avec la vie de quelqu’un. Quand vous étiez un simple troufion et que vos camarades crevaient à-côté de vous, vous aviez le droit de gueuler sur l’officier. Mais quand c’était vous l’officier, vous deviez porter le poids de la culpabilité sur votre dos. Il fallait avoir de bonnes couilles pour diriger quand les enjeux étaient importants, car le poids de vos fautes et du regard des autres n’étaient jamais loin. Je préférais travailler solo ou avec des partenaires avec qui j’avais l’habitude de bosser et avec qui on ne s’encombrait pas d’inutiles liens hiérarchiques. Les seuls que j’entrevoyais étaient Jacob et Fino. Avec le premier, c’était un peu du donnant-donnant : je le foutais dans la merde, il s’occupait de tout et le mérite revenait à nous deux. Avec le bébé phoque en peluche par contre, c’était tout autre chose. Il aboyait des ordres, et je ne faisais que la moitié de ce qu’il voulait. L’autre moitié, il était contraint de me suivre, quitte à ce qu’il gueule encore plus fort. Certes, je suivais (presque) toujours ses conseils parce que Fino était intelligent, et je m’occupais des combats parce que Fino restait avant tout un bébé phoque. D’ailleurs, la dernière fois qu’on avait bossé ensemble, ça s’était étrangeme…

Tac tac tac sur la cabine de téléphone. Un client qui trouvait que j’abusais, ou bien Stéphane. J’ouvris légèrement la cabine aux verres épais et pas si transparents que ça pour découvrir le Claustrophobe.

« Hey, salut, Ed !
_ Salut. Dépêche, rentre. »


  Je claquai la porte de la cabine derrière lui tandis qu’il vérifiait comment il était fringué. Il venait tout juste de s’endormir en pensant à moi et son premier réflexe avait été de me trouver. On était un peu à l’étroit mais il aurait fallu une troisième personne pour forcer le contact humain. On était en mission, et j’étais le responsable. Je ne me perdis pas dans le superflu et me dépêchai de lui dire :

« Bon, mon plan A n’a pas fonctionné, on pourra pas s’infiltrer par les limousines.
_ Et ben merde. On fait quoi alors ? Il est où le petit phoque ? »
Le pauvre était encore un newbie de l’Onirique : s’il avait osé interpeller Fino de cette manière devant lui, le petit phoque aurait transformé ses jambes en jeu de quilles.
« Quand il est devant toi, appelle-le toujours Fino, sinon, tu meurs.
_ Tant que ça ?
_ Oui. Ensuite, comment on va faire pour pénétrer dans l’hôtel, je te le… ah oui, et ne te moque pas de son prénom, il n’aime pas ça. Il a foutu un cocktail Molotov dans le dos du dernier qui a essayé.
_ Oh.
_ Ouais, oh. En tout cas, il est à son poste. Et nous, on va… Ecoute, on va se préparer, je t’explique le reste. »


  La nuit dernière, j’avais trouvé des chiottes publiques avec des robinets et des miroirs. On s’y dirigea à grands pas. On était peut-être un peu trop visibles. Deux Voyageurs pressés dans un quartier destiné aux Créatures des Rêves. Heureusement, il ne nous fallut que quatre minutes à peine pour rejoindre les toilettes. Dès que ce fut fait, je sortis deux minuscules bombes de teinture de mes poches. Je lui en balançai une, et me mis à m’asperger la tête avec celle qui me restait. Mes cheveux devinrent d’un noir de jais impressionnant tandis que les siens prenaient une couleur blonde. Il nous fallut deux minutes pour transformer entièrement notre cuir chevelu. Je fis mine de le regarder quelques instants et trouvai le déguisement à peine convaincant. Tandis que je faisais mine de remonter mon col, le jeunot était en train de fixer et il me sortit la phrase que je redoutais :

« Il paraît que t’es un crack quand même…
_ Ah bon ?
», répondis-je dédaigneusement en me concentrant sur mon reflet.

  J’avais entendu que Stéphane me vouait un grand respect, et je ne voulais pas qu’il commence à m’idéaliser. J’adorais être regardé, un peu comme tout le monde, mais vu que je ne le tenais pas en grande estime, comme tous les nouveaux Voyageurs de moins de cinq mois, c’était gênant. Quand on lui avait dit que je serais son chef de mission, ses yeux s’étaient agrandis comme des soucoupes et il paraissait qu’il s’en était vanté à des soldats du Royaume en bombant le torse ; apparemment, personne ne lui avait dit que je n’étais pas le plus aimé de tous les Claustrophobes. Je devais avouer, depuis qu’une guerre contre le Royaume Obscur se profilait, on me foutait la paix. Mais s’ils croyaient que j’allais me jeter les bras ouverts contre des Ducs Obscurs pour que le Seigneur de la Douleur récupère le trône du plus grand Royaume de tout Dreamland, ils se foutaient le doigt dans l’œil jusqu’aux couilles.

  Stéphane avait poussé le vice jusqu’à porter des lunettes de soleil ; les deux seules différences entre nos deux paires étaient que la mienne étaient plus utiles que de ressembler à un idiot, et que lui au moins les gardaient en vie jusqu’à la fin de ses nuits. Au moins avait-il l’enthousiasme des nouveaux Voyageurs et parvenait à ne pas écorcher les deux syllabes de mon patronyme. Par contre, combien de fois avais-je entendu un : « C’est trop de la bombe ! », une expression assez désuète pour ne pas être dite dans un épisode de Pokémon et qui me donnait envie de lui exploser la gueule. Je commentais sa coupe de cheveux :

« Ouais, c’est parfait.
_ C’est trop de la bombe ! Merci ! »
Ne pas tuer les gens, même quand vous en avez très très envie.
« Et je vais même te passer mon arme exceptionnellement pour que tu puisses te défendre. Elle est très lourde, mais elle ta permettra de gagner du temps avant que je vienne te sauver.
_ C’est le panneau de signalisation ?
_ Ouaip, c’est lui. Je l’ai caché dans le sol en t’attendant.
_ Merci beaucoup ! C’est trop de la… »
Oui ? « … balle ! » Petite salope. Je frappai dans mes mains :
« Passons au plan. Ecoute, même si y a pas grand-chose à retenir. On est des Voyageurs, on est des soldats d’élite. Donc tu paniques pas. Parce qu’on va se séparer. Je vais passer dans l’hôtel comme je peux, comme toi tu vas passer comme tu peux. En ce qui me concerne, je vais passer par les jardins.
_ Y a pas de plan B, c’est ça ?
_ Bien sûr que si. C’est ça le plan B. »
J’avais loupé mon plan A avant même qu’il n’arrive, qu’il suive un peu et m’évite ainsi de répéter mes échecs. Ma famille s’en chargerait très bien à sa place. « Se séparer. Notre cible ne veut pas nous tuer, enfin, je crois pas. Les risques sont minimes, de toute façon. Donc si quelqu’un se fait repérer, il sera quand même hors-de-danger et il servira à l’autre de diversion.
_ Et s’ils nous trouvent tous les deux ?
_ Et bah, on est mauvais. »


  Je lui fis une petite tape sur l’épaule pour l’encourager mais elle manquait de conviction. Il resta pensif une dizaine de secondes et dit que c’était super chouette d’une voix un peu plate que ne le méritaient les mots. Je lui dis que si la mission avait été vraiment dangereuse, Maze ne l’aurait pas envoyé sur le front aussi directement. Cette remarque le soulagea un peu, et je le demandai de me suivre. Dès que je fus arrivé à la place où j’avais caché mon panneau de signalisation, je récupérai celui-ci et le tendis à Stéphane qui accusa le poids. Je partis dans ma direction rapidement en lui souhaitant bonne chance. J’étais un peu parti précipitamment, mais avec un peu de moule, il ne saurait pas pourquoi.

__

  La salle pour dîner était gigantesque. Lady Kushin regarda la décoration, cette fois-ci totalement épurée, sinon l’énorme table qui devait faire plus de trente mètres de long pour trois de large qui trônaient au centre de la pièce. L’éclairage était si fort et si particulier et qu’il donnait l’impression que le bois verni était doré. De larges fenêtres donnaient sur un beau jardin bien taillé que l’obscurité cachait partiellement. Il n’y avait même personne dans la salle, sinon l’employé qui avait ouvert la porte. Lady Kushin s’y sentait vraiment bien. Mais ce qui la marqua encore plus, c’était ce qu’il y avait sur la table : malgré les dimensions phénoménales de cette dernière, elle était presque remplie à ras-bord de plats extrêmement différents, extrêmement variés et extrêmement raffinés. On pouvait en prendre cinq d’entre eux, les revendre et acheter une baraque avec, meubles compris. La dame traversa toute la pièce où l’attendit une chaise de très belle facture que son tigre garde-du-corps tirait en arrière pour elle. Elle le remercia et contempla les mets les plus proches d’elle avec un sourire ravi. Une petit bonhomme s’approcha à sa hauteur et lui indiqua tous les plats qui lui avaient été préparés, ainsi que les desserts que le chef lui conseillait. Elle lui dit que c’était bon et elle commença à manger avec des baguettes.

  Même si le repas était succulent, elle n’attendait qu’une chose : qu’on lui dise que les Claustrophobes avaient été trouvés. Elle jubilait d’impatience et les goûts divins qui naissaient dans sa bouche avaient du mal à détourner son attention. Son tigre était parfaitement immobile, sur le côté, un mètre derrière elle, scrutant tous les coins comme si ils s’attendaient à voir un ennemi débarquer de là d’un clignement d’yeux. C’était un professionnel. Et soudain, son oreille bougea. Même si Lady Kushin était en train de manger, elle perçut le mouvement du tigre derrière elle. Elle savait qu’on parlait dans son oreillette à cet instant précis, et serait-ce une bonne nouvelle ?

« Alors ?
_ Vous avez bien deviné. Ed Free a été capturé.
_ Que m’importe Ed Free !
_ Malheureusement, Fino est introuvable.
_ Il ne devrait pas être loin. Qu’on fouille la zone, qu’on remonte sa trace. Et qu’on me l’apporte. N’oubliez pas de descendre mon katana.
_ Il sera fait ainsi, puisque ce sont vos désirs. »


  Le tigre prononça quelques ordres en appuyant sur son bouton, et il dit que le Voyageur serait là, ligoté, dans moins de cinq minutes. Il rajouta en prime qu’il avait été capturé par un babouin hurleur, qui juché au sommet d’un toit, avait poussé l’alerte et lui était tombé dessus. La surprise avait suffi à le capturer. Lady Kushin bondissait sur sa chaise de plaisir. La partie avait été lancée depuis longtemps, certes, mais c’était elle qui avait remporté le premier point. Il ne manquait plus que le phoque.

  Sa fourchette se planta dans un rouleau de printemps aux paillettes tandis qu’elle pouvait entendre des pas précipités s’approchant de la salle à manger. Elle se leva d’excitation et elle ouvrit carrément la porte elle-même pour que passe le second tigre en veste noire ainsi qu’un babouin dans la même tenue et qui portait des lunettes de soleil posées sur son nez rouge entre en traînant un jeune homme derrière eux, encore hagard. Le babouin cria dans une langue étrangère (qui demandait de crier semblerait-il) quelques indications supplémentaires. Elle le fit taire d’un geste de la main avant d’attraper par les cheveux la tête du captif dont les jambes traînaient sur le sol.

« Blond, lunettes de soleil, panneau de signalisation, c’est bien lui. Félicitations. Accrochez-le au mur de suite, nous allons l’interroger. »

  Elle regarda avec plaisir ses deux hommes prendre le jeune homme et l’attacher à un pan du mur par deux cordes épaisses et rugueuses, nouées sur deux aspérités certainement prévus pour. Ed Free était maintenant à un mètre du sol, les deux bras écartés et tentait encore de comprendre ce qu’il se passait. Le pauvre… Lady Kushin tira son sabre du fourreau accroché à la chaise dans un tintement de cristal qui résonna dans les airs. Elle remercia ses deux sbires et les congédia. Ils partirent de la salle après une révérence, et n’oublièrent pas d’emporter le panneau de signalisation loin de là. Puis la femme se retourna vers le Voyageur avec un sourire mesquin. Elle savait parfaitement que si elle voulait torturer un des deux compagnons pour retrouver l’autre, il valait mieux se retrouver avec Ed qu’avec Fino. Quoique… Peut-être que ça ferait plaisir au phoque de balancer son partenaire en rigolant. Mais elle ne s’en préoccupait pas. Ce qu’elle voulait, c’était gagner la partie. La lettre n’était qu’un appât justement, pas besoin de s’en préoccuper plus que ça.

« Vous êtes Monsieur Free. Je vous voyais plus grand.
_ Mais je suis pas Ed Free ! »
, implora Ed Free en regardant partout si un héros ne pourrait pas le sauver maintenant.
« Tiens donc, moi non plus », se moqua-t-elle en s’approchant, « Je pensais que vous trouveriez une excuse un peu plus sérieuse. Je préfère vous rassurer tout de suite, vous n’aurez pas le droit aux aquariums de raie-Manta ou aux cigares volants comme menace. Juste ce sabre. » Sa parole fut soulignée d’un bruit vif et métallique. « Maintenant, dîtes-moi où se trouve Fino.
_ Mais je sais pas ! Et je ne suis pas Ed ! Je m’appelle Stéphane ! »
, glapit Stéphane, évidemment. Il venait tout juste de comprendre la faille dans le plan de son supérieur, et il ne mettrait pas longtemps à comprendre qu’elle n’était pas si accidentelle que ça.
« Je suppose que la couleur de vos cheveux n’est qu’une coloration.
_ Mais oui ! Mais exactement !
_ Mais bien sûr. »
, rétorqua-t-elle. Cependant, elle commençait à douter. Elle patienta trois secondes et reprit en relevant la tête : « Tu t’appelles Stéphane, tu dis ? Voyageur d’où ?
_ De la Claustrophobie.
_ Oh. Tu jouais l’appât ? »
Elle ne lui laissa pas le temps de voir les choses sous cette angle. « Où est Ed Free alors ? » Pas de réponse. Il faudrait la forcer. Lady Kushin comprit que son interlocuteur n’était pas la fine fleur des Voyageurs. Peut-être un nouveau. Il paniquait avant même qu’une torture soit envisagée. Un froussard, ou un newbie… Il fallait jouer dessus.
« Stéphane, tu ne m’as pas l’air de comprendre ce qui se passe. Nous sommes à Dreamland ici. A moins que tu ne sois un baroudeur endurant insensible à la douleur, tu ne mettras pas plus de cinq minutes à me dire où est ton collègue. Donc soit tu me le dis maintenant, soit je te promets que tu me le diras après. Mais tu seras passé sous le fil de la lame, et je suis très, très, très joueuse. Ce n’est pas comme si je comptais vous tuer de toute façon. Ce n’est pas mon but. » Stéphane n’était pas de nature froussarde, et il ne chercha pas à sauter sur l’occasion pour déballer tout ce qu’il savait. Il fallut attendre que la pointe de la lame lui frôle le poitrail pour qu’il lâche l’affaire :
« Ah, c’est bon ! Okay, okay. » La lame quitta le jeune homme en restant toutefois à proximité. « Ed tente lui aussi d’arriver.
_ Tu sais par où ?
_ Il ne me l’a pas dit. Enfin…
_ Ne t’arrête pas au mauvais moment. D’où il t’a dit qu’il arriverait ?
_ Des jardins.
_ Et ?
_ Il m’a pas donné de précision.
_ Vrai ?
_ Je le jure ! Putain, je le jure ! »


  Lady Kushin lui fit… confiance. On ne pouvait pas jouer correctement le visage de l’apeuré innocent. De toute façon, ce n’était pas le Voyageur blond qu’elle attendait. Elle ordonna à ses hommes de se concentrer dans les jardins sans évidemment vider des zones entières de surveillance. Ça ne serait pas le premier mensonge qu’on lui servirait, et Ed pourrait très certainement s’adapter à un renfort soudain. Qu’importe, il était impossible qu’il réussisse à passer à travers son maillage. Et évidemment, tous les employés de l’Omayo étaient prêts à dénoncer un client un peu trop étrange. Etrange dans ce petit monde qu’était l’Omayo voulait signifier « habillé pour moins de cinq mille EV ».

  Son garde du corps félin avait au moins quelqu’un à surveiller maintenant, mais il fallait avouer que Stéphane ne cherchait pas à se débattre. Ce qui somme toute était plutôt logique. Par contre, le Voyageur craignait pour le panneau de signalisation qu’on lui avait retiré. On le lui avait pris du dos et il ne savait pas dans quelle pièce il avait été déposé. Par contre, on lui avait laissé les lunettes de soleil. Quasiment épinglé au mur sans pouvoir bouger, Stéphane voyait sa tortionnaire se rasseoir devant une table de mets tellement nombreux qu’on aurait pu nourrir tout un immeuble avec. Cependant, à peine deux assiettes finies que Lady Kushin demanda le dessert en secouant une petite clochette. Un petit chariot constitué de quelques sucreries se dépêcha d’arriver, poussé par deux employés de la maison, l’un chacun d’un côté. La dame se releva sur sa chaise et dit à son prisonnier le temps que les plats traversent la pièce :

« Je m’excuse de te laisser placardé contre ce mur en me regardant manger, mais ne t’inquiète pas, tes partenaires te rejoindront bientôt. Le temps de quelques minutes, et le blond avec Fino seront entre mes mains. »

  Le chariot était maintenant à sa portée, et dessus trônait un énorme plat recouverte d’une cloche métallique qui annonçait un dessert assez coûteux pour sentir l’argent grillé au beurre. L’un des deux employés souleva cette cloche avec un geste magnifique.

  Mais il n’y avait pas de dessert sous la coupole : juste un bébé phoque hargneux disposant d’un fusil à canon scié et pressé de s’en servir :

« Tu crois pas si bien dire, salope ! » Mais la réponse de la dame le cloua sur place.
« MON AMOUR !!! » hurla Lady Kushin pétrie d’une joie et d’une stupéfaction étonnantes.

  Tellement étonnante que Fino arrêta, la bouche mon cul de poule, pendant une seconde de braquer son arme sur elle en tirant la grimace. Mais il termina son geste et s’apprêta à délivrer une rafale de plombs violente (mais non mortelle, les munitions avaient été adoptées pour) quand la Lady se tira de sa surprise euphorique. Elle prit la main qui tenait la cloche du serveur très étonné de la composition du menu et la rabaissa juste à temps. Une déflagration étouffée par la plaque de métal retentit dans la salle tandis qu’une partie de la cloche fut broyée. Fino allait tirer une deuxième salve maintenant qu’il n’avait plus d’obstacle devant lui mais la main de la femme, toujours posée sur le haut du couvercle, fit pivoter le plat entier de quatre-vingt-dix degrés : ce fut le pauvre serveur à la main broyée par celle de sa patronne qui se prit la seconde charge dans le ventre. L’employé fut éjecté sur un mètre et aplatit sur le sol dans un gémissement. Fino tenta de préparer sa prochaine salve mais une main poilue de tigre aux réflexes impressionnants s’empara du plat sur lequel il l’était et l’envoya voler comme un frisbee à l’autre bout de la salle. Il n’entendit pas le grand hurlement déchirant de sa maîtresse (ni l’injure aux syllabes étirés du phoque) qu’il cherchait déjà à pousser le second serveur encore intact afin de rejoindre la position du phoque et l’éliminer. Mais il ne réussit pas à passer le second serveur.

__

  Je me sentais un peu coupable de profiter de la crédulité de Stéphane pour le transformer en appât gigantesque emballé dans un papier rose bonbon (c’était toujours trop de la bombe ?). Un, je n’aimais pas travailler à plusieurs, deux, il me donnait des opportunités inespérées. Je savais qu’au retour de la mission, surtout si elle avait été un échec, Maze me foutrait un savon que je serais pas prêt d’oublier. Mais je lui avais dit que je n’étais si ravi que ça d’avoir un collègue dans les pattes, et surtout, il devait déjà connaître ma propension à travailler en équipe avec d’autres Claustrophobes. C’était un plan comme un autre de toute façon. Si Cartel me voyait faire, nul doute qu’elle m’aurait dégommé elle aussi. Mais il allait servir de diversion, et en plus, avec un peu de chance, il allait dire aux ennemis que je passerai par le jardin. La vérité vraie, c’est que j’étais passé par les chiottes, avec une paire de portails, puis j’avais réussi à me faufiler jusqu’aux cuisines avec un déguisement, et ne faisant clairement rien devant le responsable, il m’envoya pour la prochaine mission : apporter le plat à la boss. Aisé de jeter la gélatine étrange qui s’y nichait pour y installer un Fino, invisible dans un pot à fleurs.

Fino s’était dévoilé, mais manqua sa cible à deux fois par les seuls réflexes de Lady Kushin avant que le tigre n’éjecte son plat au fond de la salle. Le félin voulut me pousser pour continuer sa route mais je récupérai le bras qu’il me donnait, lui fit un croche-pied et l’envoya s’écraser contre le sol en y mettant toute ma puissance. Le parquet se fissura sous le choc dans un grincement et je fonçai vers la demoiselle pour la bloquer. Malheureusement, il semblerait qu’on ait sous-estimé sa force. Elle s’était levée à son tour, avait soulevé sa chaise d’un pied et me l’avait envoyé sur la gueule d’un coup de tatane. Je bloquai le meuble avec mes bras et ne vis que trop tard l’estocade cherchant mon poumon. Mes deux derniers portails bloquèrent l’attaque en dirigeant l’épée contre le sol au lieu de mon nombril. Je ripostai à la dame d’un coup de poing qu’elle esquiva sans problème d’un bond en arrière plutôt leste.

« Ah, Monsieur Ed Free, vous êtes quand mêmes parvenus à rentrer, il semblerait.
_ C’était facile. Maintenant, laissez-vous faire et on ne vous fera aucun mal.
_ Mais je vous en prie, je suis toute à vous »
, fit-elle en se mettant en position de combat.




  Je ne trouvai rien à répliquer et décidai de foncer plaquer la miss. Mais bien sûr, elle était beaucoup plus vive que prévue. Je dû arrêter de suite mon offensive tandis qu’un sabre siffla près de mon corps. Et merde ! Je ne me rendais compte que maintenant de notre stupidité : on avait tout simplement oublié que la Lady pouvait être une guerrière féroce. Ce fut même elle qui reprit l’initiative du combat et qui me força à reculer et esquiver ses coups de sabre proprement invisible. Un coup d’estoc qui faillit m’égratigner les côtes, un coup latéral que j’esquivai d’un bond très rapide avant de devoir encore une fois céder du terrain face à la lame argentée. Mais vint un moment où le bout de table m’arrêta au niveau des hanches. Je me pliai en deux le dos contre la table pour voir le sabre me passer au-dessus ; j’aurais été décapité sans ma figure acrobatique. Je poussai la Lady du pied pour avoir de la marge tandis que reculai ma tête devant une autre taillade. Sans mes portails et sans mon panneau de signalisation, j’étais dans la merde.

  Je sautai sur la table derrière moi pour éviter une nouvelle attaque. Elle n’eut qu’à effectuer un petit bond pour se retrouver à ma hauteur. Elle tenta une attaque latérale que j’esquivai tout simplement en me baissant pour rattraper un vieux plat et en faisant tomber un homard étoilé de son lit de salade. Je parai les prochains coups avec véhémence et les tintements de l’acier résonnèrent dans toute la salle avant que mon superbe bouclier fut coupé en deux. Je parai le sabre avec une partie brisée et envoyai l’autre en plein vers le visage de Lady, qu’elle dû esquiver en se courbant magnifiquement bien. Je ramassai un gigot que je lui envoyai en plein dans la face après avoir reculé de trois pas sous les assauts de la dame, mais elle réussit à se défendre avec le pommeau de son arme. J’enchaînai tout de même un coup de pied dans le bide pour la faire reculer. Elle regagna le terrain de trois petits pas rapides qui évitaient les mets encore intacts et je les lui concédai en cherchant sur la table (et en faisant à moitié tomber les plats dessus) un outil qui pourrait m’aider. Ah, un autre plateau ! Je fis une roulade sur la table en récupérant ma nouvelle arme (oui, mon dos était ruiné et dégueulasse), et devant l’estocade, je préférai pivoter mon corps pour que l’épée ne transperce QUE le plat en métal. D’un mouvement vif du poignet, elle enleva ma super défense des mains, et perdit une seconde à l’enlever de sa lame. J’en profitai pour hurler à Stéphane :

« Mais je t’en prie, branle-toi les couilles ! »

  Stéphane ne se fit pas prier : il se concentra en fermant les yeux, et il ne fallut pas plus de trois secondes pour que le mur sur lequel il était accroché se fissura gravement. Il retomba sur le sol et se défit de ses cordes tandis que le combat sur la table reprenait de plus belle. Je brandis une baguette en bois qui se fit découper en deux. Je tirai la grimace tandis que je sautai en arrière. Stéphane accourait pour m’aider, mais la porte de la salle s’ouvrit en grand sur deux serveurs et trois tigres qui avaient entendu les bruits de combat. Je fus distrait par leur arrivée (et aussi par la distraction de Stéphane), ce qui permit à mon adversaire de me faire tomber sur le dos d’un croche-pattes d’une fluidité irrésistible avant de me menacer de son sabre (ma tête reposait près d’une sorte de cochon rond et encore entier). Stéphane me regardait tandis que les adversaires arrivaient, et je me sentis obligé de continuer mon rôle de mentor malgré la menace tranchante :

« Mais tu les vois pas ?! Gère-les, crétin ! »

  Juste après, je levai ma tête jusque-là appuyée contre la table et poussai Lady Kushin au ventre d’une main. Je sentis tout l’air de ses poumons expulsés sous la puissance de ma frappe et je me relevai, armé d’une baguette de pain fine et blanche que j’envoyais en plein dans sa gueule. La flûte se brisa en quatre sous le choc mais il gifla assez la dame pour qu’une coupure apparaisse et la ralentisse. Elle tenta de me planter, j’esquivai d’une pirouette en me rapprochant d’elle, elle para mon coup d’une main et réussit à me lacérer les côtes en retour en brisant net mon offensive. Je reculai en grognant tandis qu’elle reprit l’avantage.

  De son côté, Stéphane avait activé enfin son vrai pouvoir. J’avais été surpris qu’il y ait une quatrième capacité claustrophobe. Il y avait mes portails, l’invocation des murs (le pouvoir bateau), l’intangibilité en ce qui concernait les murs et autres surfaces, et maintenant, il y avait le contrôle des murs. Oui, c’était totalement, mais totalement inutile en milieu campagnard. Mais à l’intérieur… Et bien voyez plutôt. Deux tigres étaient restés trop proches du mur le plus proche, ils le longeaient, et voilà qu’une portion de la façade se mit à pivoter d’un coup sec, comme doté d’un axe vertical prévu pour. Les deux furent assommés sans plus de sommation que ça. Les autres qui restaient furent éjectés par le sol qui se transforma en dalle tournoyante. Hey, il était plutôt doué le petit. Qu’ils continuent comme ça, y en avait d’autres qui arrivaient.

  Lady Kushin restait un énorme problème car je n’arrivais pas à prendre le dessus en aucune façon. Son sabre sifflait constamment à un centimètre de moi tandis que je ne parvenais même pas à trouver une arme correcte. Et merde, où est-ce qu’il l’avait foutu, mon panneau ?! Je l’injuriai mentalement, tandis que je ramassai une brochette qui ne fit pas long feu. D’un mouvement qui faisait penser à un tennisman qui ramassait une balle, j’attrapai un animal non identifié avec de grandes oreilles, et j’avançai contre la dame. Son coup de sabre s’enfonça dans la chair de l’animal qui me protégeait l’avant-bras et je frappai mon opposant au visage. La dame fut éjectée en arrière sous le choc mais parvint à se remettre sur pied dix mètres plus loin après un salto (entre nous, un peu tape-à-l’œil). Je vis que Stéphane avait terminé de son côté, et j’en profitai pour lui lâcher un autre ordre d’une voix colérique :

« Mon panneau ! Va vite me le trouver ! Elle est trop forte pour toi, et tu me seras d’aucune aide ! »

  Stéphane sortit de la salle à toute vitesse, me laissant seule avec… Hey, elle était où ? Une lame me fit saigner le cou : la connasse était passée à moins de cinq centimètres de ma vie de Voyageur. Je tentai encore une fois de reculer en tenant ma blessure, mais je perdis l’équilibre contre un saladier rempli d’une sorte de foie gras un peu liquide. Lady Khushin n’eut qu’à me pousser légèrement pour achever mon centre de gravité, et d’un mouvement complexe, en m’attrapant le poignet, j’atterris sur le ventre en faisant trembler la table, la dame sur moi, me bloquant les deux bras de son poids et sa lame était collée contre mon cou sans défense.

« Au moindre mouvement, je vous tue », me souffla-t-elle. Il y eut un « cric-clac » métallique derrière elle, et je devinai qui c’était. Le phoque parla en ricanant :
« Avant que tu ne fasses le moindre mouvement, je te transforme en confis. Maintenant, qu’est-ce que tu sais du M&Ms ?
_ Du quoi ?
_ Il voulait dire le Meilleur Méchant Machiavélique »
, fis-je en me sentant obligé d’intervenir pour traduire. Elle hocha la tête et elle répondit sans aucune nervosité, juste un peu curieuse :
« Il vous inspire quelque chose ?
_ Ce trou du cul ne m’inspire que l’odeur de son boyau qui va faire le tour de sa tête dès que je le verrais.
_ Alors ça, ça m’étonnerait ! »
gloussa-t-elle comme si l’idée lui semblait extrêmement ridicule. Oui, elle était effectivement ridicule, mais Fino avait un don pour transformer n’importe quelle menace débile en épitaphe mortelle. Elle continua, amusée : « Vous ne l’avez encore jamais vu, hein ? Vous ne savez pas ce dont il est capable.
_ C’est qui, salope ? Réponds-moi sauf si tu veux plus de trois trous au niveau de l’aine.
_ Aucune idée. Il est totalement masqué. Il ne nous a jamais dit le moindre de ses plans, ni le moindre indice de son identité. Mais je ne vous ai pas fait venir ici pour parler de lui.
_ Ah ouais ?
_ Non. Mais pour parler de toi »
, fit-elle d’un ton solennel impressionnant, en, je le devinai, plongeant ses yeux dans ceux de Fino. « Pour parler de nous. » C’était trop. J’éclatai de rire, même sous la menace de la mort.
« TA GUEULE, LE PUCEAU ! », beugla-t-il. Il détestait le tournant de la situation et je sentis la gâchette l’inviter à y mettre un terme : « Et toi, ma chère, qu’est-ce qui te fait croire que j’ai envie d’aimer quelqu’un ?
_ Fino, je t’ai aimé la première fois que j’ai vu ton avis de recherche, je t’aime encore plus à chaque fois que j’entends des rumeurs de tes méfaits... Marrions-nous.
_ Je refuse !
_ Je sais que je peux paraître brusque, mais je suis sûr que ça peut marcher entre nous !
_ Madame ! »
, intervint une nouvelle voix. Un nouveau tigre constata juste après le carnage dans la pièce, et commençait à arriver vers nous dans le but de nous arrêter. Fino se crispa mais Lady Kushin fut la plus prompte :
« Idiot ! Tu ne vois pas que je suis en pleine discussion avec mon amoureux ! » Le tigre garda quelques secondes de silence en essayant de trouver celui qu’elle appelait son amant. Moi en dessous qui me retenait d’exploser de rire, le sabre sur la gorge, Lady Kushin posé au-dessus de moi et menacée par un bébé phoque. Et sans oublier les corps allongés un peu partout dans la salle, et la moitié des plats renversés. Le garde voulut dire quelque chose d’autre, mais il se fit rabrouer par un : « Laisse-nous, maintenant ! Je vais très bien !
_ Mais Mada…
_ LAISSE-NOUS, TE DIS-JE !!! »
, hurla-t-elle encore plus fort. Son serviteur fut forcé d’obéir ; son œil trahissait qu’il allait rester près de la pièce. Je n’arrivai plus à me retenir et j’explosai encore une fois de rire. L’adrénaline retombée, je n’avais plus envie que de ça. Fino fut ‘légèrement’ agacé :
« MAIS TU VAS TE TAIRE, ESPECE D’ABRUTI !!! OU FAUT QUE JE TE TIRE EN PLEIN DANS LA GUEULE ??!!
_ Excuse-moi, Fino… »
, répondis-je en me retenant comme je pus, contenant tous mes gloussements dans ma bouche, « Mais je t’en prie, continue de parler avec ta chère et tendre. »

  Je ne sus pas qui me donna le coup : un pommeau ou bien un coup de fusil à pompe non mortel, mais je sentis que ma conscience s’évanouit dans des limbes encore inexplorées de Dreamland in Dreamland.
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MessageSujet: Re: Meilleur Méchant Machiavélique Meilleur Méchant Machiavélique EmptyDim 13 Avr 2014 - 0:32
Je me frottai la tête, assis sur un vieux siège décrépi d’un wagon brinquebalant. Je rebondis doucement sur mes fesses et fus très heureux de marcher au boxer et pas au caleçon. En face de moi, Cartel avait une malle rouge entre les jambes qui contenaient quelques affaires qu’elle allait transférer de son appartement à la maison familiale. Il n’était pas si tard que ça mais Cartel avait décidé qu’on partirait vers quinze heures, et l’unique argument qu’elle avait eu à me déballer pour me faire accepter le changement d’horaire était Marine qui retournait à l’appartement une demi-heure plus tard. Après les rames de métro, un changement, puis la garde Montparnasse, on était maintenant assis dans un TER gris qui avait oublié de rouler sur des rails. Je tentais d’oublier le mi-fiasco, mi-échec de la nuit dernière sur Dreamland. On avait fait chou blanc, Lady Kushin ne savait rien. La piste du MMM, à peine esquissée, s’était arrêtée net.

Il faisait froid dans le wagon, il n’y avait pas d’autres lumières qui celles qui s’infiltraient par les fenêtres, tellement pâles qu’on la croirait encore matinales. Je n’avais aucune autre affaire que mes vêtements, et je me préparai déjà à l’affrontement psychologique. Ils avaient émis plusieurs hypothèses comme quoi j’étais parti à Montpellier, toutes aussi fausses que stupides. Car non, je n’étais pas parti à Montpellier vivre avec une fille, un argument gonflé vu que je venais de quitter ma petite amie à cette époque, non, je n’y étais pas allé pour la drogue (sérieusement, qui déménageait à huit cent kilomètres de chez lui pour fumer des pets ?), et non plus, ce n’était pas une tentative de suicide scolaire. Je soupirai, et me frottai les mains. Cartel avait des gants, elle était bien emmitouflée dans une veste grise élégante et son menton était caché par une écharpe. Je regardai à travers la fenêtre les paysages désolés de champs abandonnés et d’entrepôts gris désaffectés. Sur certaines parties du trajet Paris-Essarts, on se serait cru en 1950. Je dû avouer à contrecœur que je ressentais un faible élan de nostalgie, parce que je connaissais ces paysages par cœur à force de les avoir vus. Je supposai que ça serait pareil quand je sortirai de la gare des Essarts-le-Roi.

En attendant, je parlai avec ma sœur des derniers films qu’elle était allée regarder au cinéma. Un sujet de conversation banal, mais qui eut le mérite de détourner mon attention de la lumière grise, ou tout simplement de la confrontation que j’allais avoir en retournant vers ma famille. Quelle famille…

Il y avait Philippe Free, le paternel. Il avait un bon métier, cadre supérieur dans une entreprise d’électroménager, et il considérait que l’argent qu’il avait était de l’argent à dépenser ; Keynes l’aurait embrassé sur les deux joues. Il était autoritaire plus par fonction paternelle que par comportement de base. Ou plutôt, il était « devenu » autoritaire. Il prenait la famille comme une organisation et qu’il devait la manager ainsi. Dès qu’il nous demandait de faire nos devoirs, on avait l’impression qu’il nous ordonnait de travailler à un métier obscur, car on n’était pas payés (ou logés) pour rien ; dès qu’il nous amenait à un musée ou un petit parc d’attractions, il semblait considérer qu’une sortie culturelle pour aérer notre esprit ne nous rendrait que plus productifs, ou encore, dès qu’on partait tous ensemble à un déjeuner avec des amis de la famille, il avait le sérieux nécessaire pour assister à une réunion avec des partenaires commerciaux. Il semblait déconnecté de la logique familiale pour celle de l’entrepreneuriat. Il fallait rajouter une confiance excessive en lui, surtout quand Maman était dans un débat contre lui, et il avait l’habitude d’être attiré par tout ce qui le rendait plus…beauf. Ses opinions politiques consistaient au « Moi et mon portefeuille ». Sa morale était droite, fixe. Aucun acte déviant n’était toléré. Il vous dénigrait dès que vous faisiez partie d’une minorité, et je savais qu’il achèterait des clopes dès que les sondages annonceraient que les fumeurs étaient passés à la majorité de la population active. Il était aussi grand que ses fils, mais il était brun, coupé court, chemise de travail éternelle.

Sophie Free, c’était Maman. Elle était parfaitement l’inverse de Papa, ce qui lui ajoutait d’autres défauts. Un peu rêveuse, un peu douce… la vision la plus prononcée que j’avais d’elle était Maman en train de faire la vaisselle en levant des yeux perdus dans le vague. La maison avait deux moteurs : Maman et Cartel. Elles s’occupaient des tâches ménagères, se plaignaient de tout faire dans cette maison, mais dès qu’on présentait de la bonne volonté pour repasser ou mettre la table, elles grognaient et nous disaient que c’était bon. Maman était plus petite que nous, avait des cheveux courts dont les pointes se terminaient en grande boucle (oui oui, le stéréotype de la femme américaine du milieu du XXème siècle) quand elle ne les attachait pas en arrière. Un autre domaine dans laquelle elle excellait : les théories psychologiques, orientales, ou inconnues du grand public. Tout ce qui était inintéressant sur Terre, elle le savait. Elle était fascinée par les courants de pensée psychiatriques, mais elle n’allait pas croire aux extraterrestres ou à la fin du monde. Son métier : elle travaillait dans un cabinet d’audit et conseil. Je n’ai jamais su comment c’était censé marcher.

Je sortis du wagon derrière Cartel dès que nous fûmes arrivés à la gare resplendissante de rien des Essarts. Sérieusement, il y avait des fois où on avait des gares, et d’autres qu’on n’appelait pas des gares, mais un peu de béton autour d’un segment de rails proche d’une ville avec à-côté des murs dans lesquels on pouvait prendre des billets. On passa dans un tunnel sous les lignes et on ressortit directement sur une place de taille moyenne, grise. Les Essarts-le-Roi était une ville que je connaissais parfaitement. C’était une ville pour vieux, faite pour les attirer et pour repousser les jeunes. Il y avait son compte d’agents immobiliers, de pharmacies et d’opticiens. N’importe quelle autre boutique qui tentait de pousser dans les frontières de la ville ne survivaient pas plus de six mois. Un magasin de jeux vidéo, une parfumerie, une boutique de produits cosmétiques bio… Rien ne résistait assez longtemps à une clientèle extrêmement spécifique désirant des produits tous aussi spécifiques. Je la voyais souvent comme une sorte de petite sœur spirituelle de Versailles, tant la mentalité était raide. Un gendarme qui aurait décrété le couvre-feu à vingt-et-une heures n’aurait eu ni plainte, ni contrevenant. La ville n’était pas si triste que ça pour autant, mais il était dur d’en faire une critique objective et élogieuse.

« Cartel, je prends ta valise.
_ C’est ma valise.
_ Nan, c’est la mienne. »
, fis-je, d’un argument qui n’avait que le nom pour lui. Si je n’y mettais pas un peu de mauvaise foi, jamais elle ne me laisserait l’aider à transporter son bagage. Elle me traita gentiment d’idiot avant qu’on continue notre chemin.

On vagabonda rapidement dans les rues de la ville que je redécouvris petit à petit, amenant son flot de souvenirs plus ou moins charmants. Primaire, collège, lycée… Ca marquait, quand même. Cartel aussi regardait un peu partout en quête de moments du passé. J’avais encore un quart d’heure avant de retrouver le portail de la maison, ce petit portail en bois qu’on avait tant de mal à ouvrir à la main les jours de neige.

Quinze minuscules minutes. Afin de switcher de la certitude à l’incertitude, je ruminai tranquillement la nuit dernière, alors que j’avais été assommé sur une table. Je me rappelais encore parfaitement de tout ce que j’avais entrepris sur Dreamland, ce qui me permettait de définir (en tout cas, avec de grandes chances) que je n’étais pas mort cette nuit-là. J’espérais secrètement que ce ne fut pas le cas de Stéphane. Je lui avais envoyé un mail et un SMS, mais je n’avais toujours pas de réponse sur la fin de sa nuit à lui. Par contre, un goût de bile dans la bouche me rappela que je n’avais pas aimé l’opération dans son ensemble. En plus d’avoir eu à gérer un newbie et d’endosser un rôle et les plaintes qui iraient avec, j’avais compris seulement trop tard que Lady Kushin avait fait tout ce cinéma pour Fino. Nan mais attendez, y avait Cobb qui pointait le bout de son pif, il allait dégainer son plan « si génial », et voilà qu’on entendait parler de lui juste pour faire des léchouilles à un bébé phoque ? Je n’étais pas encore sûre qu’elle ait survécu à ça, mais je pouvais dire que son état mental avait été ruiné depuis longtemps. Comment pouvait-on trouver Fino attirant ? Et pas moi, alors ? Je m’étais fait doubler par un bébé phoque en peluche ? Bah, c’était Dreamland, fallait que je me concentre sur le monde réel.

« Ed ? Où tu vas ?
_ Pardon ?
_ C’est là. »
, dit Cartel en pointant du doigt ce bon vieux portail.

Je le regardai d’un œil torve et soupirai. Nous avions un minuscule jardin, mais la bâtisse était spacieuse. Nous poussâmes le portail qui faisait deux mètres de hauteur, et il poussa à son tour les graviers de l’allée. Deux mètres à faire et nous étions déjà la porte blanche. Les murs étaient gris, comme salis par le temps. Dans mes souvenirs, ils étaient d’un blanc éclatant. Cartel appuya sur la sonnette d’entrée.

Ce furent les dix secondes les plus courtes de toute ma vie. Et mon cœur battait pour cent ans.
J’étais stressé à ce point.
La Peugeot grise et la Renault bleue délavée se foutaient de moi. Je les haïssais à nouveau comme au bon vieux temps. Et la porte s’ouvrit.

« Et bien qui on a derrière la porte ? Cartel ! », cria presque Maman quand elle ouvrit la porte. Elle fit la bise à sa fille et enfin, elle me vit. Elle réagit exactement comme je ne l’avais pas prévu :
« ED ! Oh, je suis si contente de te voir !
_ Salut, Maman. »
, fis-je gêné de cet enthousiasme que je ne voulais pas mériter. Elle m’enlaça fortement, sa tête arrivant au niveau du col, et je me baissai pour l’embrasser. « Allez, entrez, les enfants, il fait frisquet dehors. Brrrrr. Tu dois avoir plein de choses à me raconter ! PHILIPPE ! SORS DE DEVANT TA TELE, Y A TES ENFANTS QUI SONT LA !!! »

Papa entra dans le hall à son tour, en sortant du salon. Même gentillesse non prévue que chez ma mère, bises à Cartel et à moi.

« Alors, Ed ? En forme ?
_ Mais oui, toujours en forme.
_ Regarde comme il a grandi, chéri ! »
, sautillait Maman de joie. « C’est un véritable homme maintenant !
_ Ça fait cinq ans qu’il a arrêté de grandir, ma chérie. Faudrait que tu te mettes à la page.
_ Oui, mais tu as compris ce que je voulais dire.
_ On devient un homme quand on se rase régulièrement. Regarde le cou, là, c’est mal rasé.
_ C’est bon… »
, tentais-je d’articuler, mais je fus coupé par ma mère :
« Mais Philippe, ça se voit pas. Faut aller chercher.
_ Mais si ça se voit, regarde-là. »
, fit mon père en me frôlant des doigts sous le menton. La partie sauvage de ma personnalité me hurla de le mordre mais j’étais abasourdi de les revoir si… inchangés. Mon père acheva la discussion en plissant les yeux :
« Dis-moi Ed, t’en es encore aux jetables ? »

Pas besoin d’avoir un troisième œil pour savoir que Cartel haussait les épaules derrière moi, et de qui elle avait hérité son obsession pour les choses bien faites. Je réussis à les remercier, à m’excuser, puis à enlever mes chaussures comme le voulait la règle numéro dix-huit de la maison. Ma mère avait actuellement tellement d’énergie qu’elle pourrait presque tourner sur elle-même afin de l’évacuer ; par opposition, mon père était en mode imperturbable comme si je venais de rentrer des cours. J’installai ma veste au porte-manteau après Cartel, puis je me demandai… et maintenant, que faire ? J’étais au milieu du hall, il y avait ma sœur, ma mère, et mon père. Ils me regardaient. Un sujet de discussion me tomba sous la main comme une pomme :

« Et Clem, il est là ?
_ Mais bien sûr qu’il est là. CLEM !!! Y A TON FRERE QUI EST ARRIVE !!! »
Une porte s’ouvrit à l’étage, et une voix masculine disait qu’il n’avait rien entendu. Il avait parfaitement compris ce qu’on lui avait dit, mais il s’accordait un sursis de quelques secondes. Maman reprit :
« Je te dis que ton frère est arrivé !
_ Salut Ed. »
, me dit Clem avant de refermer la porte de sa chambre précipitamment et de s’y murer. Ce qui poussa la mère à bougonner :
« Roooooh, quelle idiot, celui-là alors.
_ C’est pas grave, Maman. Il doit être très fatigué par son boulot.
_ Oui, mais tout de même. Ca fait bien deux ans qu’il ne t’a pas vu ! »
Heurm. Pas exactement.

Papa, après cet intermède, ne se sentit nullement concerné par ma présence et retourna terminer son match de rugby. Je ne savais pas si j’avais envie de m’excuser d’être là, ou de me remercier de m’épargner sa présence pour le moment. Cartel me donna une formidable excuse en me demander de l’aider à porter l’ensemble de ses bagages jusqu’à son ancienne chambre (oui, l’ensemble de ses bagages, son unique mallette rouge). Je l’aidai à grimper les escaliers, ne regardai pas la porte de la chambre de Clem et déposai finalement la valise dans la chambre de la blonde. Elle me remercia, elle me regarda, je haussai les épaules… Je ne savais plus quoi faire. L’accueil avait été plus ou moins chaleureux, et je sentais une petite bouffée d’espoir me remonter la poitrine. Je priai pour que de la mauvaise humeur soudaine ou des phrases déplacées et perverses ne viendraient pas à bout d’elle. Ma sœur leva un sourcil interrogateur :

« C’était si terrible que ça ?
_ Attendons le dîner, tu crois pas ? »
, lui répondis-je en noyant ma petite boule d’espoir moi-même pour ne pas la voir mourir au combat.

Ma mère m’appela depuis le rez-de-chaussée. Je franchis les marches trois par trois. Les murs, je les connaissais parfaitement. Le sol aussi, et les marches craquaient comme elles craquaient quand j’étais parti. J’étais revenu chez moi. Pourtant, la nostalgie était étouffée par le malaise que je ressentais dans ces murs. J’étais pire qu’un étranger, j’étais celui qui avait décidé de partir après le coup de grosses colères incontrôlables. Pourtant, j’avais supporté ma mère pendant des années, et en la voyant me regarder avec ses yeux de biche, je me disais que je pourrais encore tenir des années dans cette maison. Mais une partie de moi, qui se souvenait, me soufflait que j’avais oublié pourquoi je ne me plaisais pas ici. Sans me rappeler les véritables raisons. Même si en réfléchissant, je pouvais savoir que les contraintes, les pensées familiales, les mœurs… autant de choses que je ne partageais pas avec eux, étaient des éléments petit, mais qui mis bout à bout devenaient insupportables. Je m’étais souvent demandé si je ne les aimais pas parce que la société me disait de ne pas les aimer, que passé un certain âge, tu DEVAIS trouver tes parents ringards, te bagarrer avec eux, parce que cet anticonformisme était parfaitement conformiste.

« T’as fait bon voyage, Ed ? Les bouchons ont pas été trop durs ?
_ Non, ça va, j’ai réussi à en éviter la plupart. »
En moto, mais si elle apprenait ça, elle ferait une crise cardiaque, puis mon père me demanderait pourquoi je ne les avais pas prévenus alors qu’il savait très bien que depuis quelques années, je ne leur disais plus rien. On s’installa dans la cuisine, où elle me demanda si je voulais un café, que je refusais. Ça me faisait des trous d’estomac, et même si on lâchait une goutte de café sur un morceau de sucre, je le trouverai toujours trop amer. J’expliquai sereinement à ma mère tandis qu’elle remuait sa tasse et que je m’assieds en face d’elle qu’un ami m’avait prêté sa voiture, une Yaris, afin que je puisse venir.
« Il est en confiance, ton ami...
_ Stéphane »
, mentis-je sans aucune honte. J’avais failli lâcher le prénom de Jacob, mais comme Cartel et lui s’étaient croisés quelques minutes lorsqu’elle occupait mon appart’, je n’avais pas envie que ma sœur reçoive un interrogatoire poussé sur un certain Jacob. Elle savait peut-être qu’il n’était pas véhiculé. Un faible risque certes, mais que je pouvais esquiver gratuitement. Maman me posa LA question que je n’avais pas envie d’entendre :
« Alors, mon chéri. Pourquoi tu ne restes pas dormir à la maison ? C’est ridicule.
_ J’ai plein de soirées prévues avec des potes. Je ne dormirai pas ici. J’ai pas envie de salir des draps pour rien.
_ Mouais. Tu dînes ici ce soir ?
_ Ouais.
_ Et dans quatre jours, je veux que tu dînes aussi ici.
_ Je vais tenter de me libérer, alors… »
, fis-je en détournant les yeux. Evidemment, je n’avais rien prévu. Mais les excuses existaient, fallait bien les utiliser.
« Y aura ta grand-mère et ton grand-père. Ils seront bien contents de te voir.
_ C’est cool. »
C’est ignoble, je m’étais fait avoir. Je renchéris sur la famille :
« Elle est pas là, Juju ?
_ Elle est à son cours de flûte.
_ Elle en fait toujours ? »
Peut-être que je mettais un peu trop d’entrain à creuser un sujet dans lequel je ne figurais pas dedans. Je sentais les tons hésitants de ma mère à chaque fois qu’on parlait de moi. Elle tentait de m’accuser en une syllabe. Rien qu’avec l’intonation. Elle était experte à ce jeu. Elle me regarda en scrutant la moindre de mes pensées, et je me rendis à quel point quelques-uns de ses cheveux étaient devenus blancs, et que des rides se formaient sur le coin des yeux.
« Et bien oui, elle en fait toujours. Tu devrais la féliciter, elle est en avance par rapport aux autres. Elle pourrait rejoindre le cours adulte.
_ C’est génial ! Elle a quoi, onze ans ?
_ Treize.
_ Pas loin. »
Un euphémisme mal venu qui m’attira un regard peu conciliant. Je n’étais pas à l’aise. Pas du tout. Je me donnais l’impression de me recroqueviller sur moi-même, en posture de faiblesse.

Elle m’en voulait, Papa se foutait de tout ça tant que le sport passait à la télé, Juju était trop petite pour comprendre et Clem ne m’aimait pas. Une famille en or. Et dire que les grands-parents allaient venir à leur tour… Je n’étais pas à ma place. Une pomme qui tombait de l’arbre ne pouvait pas retourner à sa branche, et si on la scotchait, le rendu était ridicule et déplaisant.

Je réussis à me faufiler hors de la discussion tandis que ma mère me regardait partir et monter en haut. A l’étage, j’échappai à leur pression, j’étais tranquille. En sécurité, hors d’atteinte. Je rentrai dans la chambre de ma sœur qui était tranquillement en train de ranger des livres dans une petite bibliothèque. Je l’aidai à ranger ses affaires, puis je discutai en même temps avec elle. Il n’y avait jamais eu beaucoup de contacts entre les parents et nous. Tout passait par la présence, les actes, et peu par la parole. Pour vous dire à quel point le dialogue avec ma mère était exceptionnel. Ils avaient des gosses, on avait des parents, point barre. Et on ne parlait que parce qu’on vivait sous le même toit ; on n’était pas poussés par un quelconque lien familial. Une famille mortifère… Je ne peignais pas un tableau très agréable, j’en étais conscient, mais je ne parvenais pas à chasser les démons du passé. Les impressions que j’avais étaient féroces, peut-être caricaturales, oblitérant les bons côtés pour ne se concentrer que sur les mauvais.

Cependant, le temps passa très rapidement. Ma toute petite sœur sauta dans mes bras quand elle revint et qu’elle me vit, et je me dis que même si elle avait treize printemps, on lui aurait donné trois ans de moins. Je lui pressentais des problèmes pour entrer dans des boîtes de nuit si la puberté ne changeait pas cet état de fait. Juju était petite, les joues rondes, et cas exceptionnel dans notre fratrie de cheveux clairs, elle était brune (avec une petite natte quand il lui en prenait l’envie). Elle avait trop de vingt sur vingt pour une personne normale, était courtisée par la moitié des garçons de sa classe et jouait si bien de la flûte et du ukulélé qu’on se demandait encore pourquoi elle n’avait pas enregistré de morceaux. Je l’aidais à retirer sa doudoune blanche. Je remarquai que la nuit tombait effroyablement vite. En moins d’un quart d’heure, et elle s’était installée dans toute la ville. Cartel descendit en bas pour aider à préparer à manger, et Maman et elle acceptèrent en grognant que je m’occupe de mettre la table. Je mis donc cinq… non, six couverts. Deux adultes et quatre enfants. Deux filles, deux garçons. Deux génies, deux attardés. Quatre couverts, plus les deux parents.

On était assis à table tandis qu’un poulet grillé tout juste sorti du four était en train de se faire trancher en morceaux par les mains expertes de Madame Free. Chacun eut le droit à sa part préférée tandis que Papa regarda les morceaux qui restaient avec circonspection.

« Y a plus d’aile, chérie.
_ Si, elle est là.
_ Non, c’est pas une aile, c’est une cuisse…
_Si, c’est une aile.
_ … Ah oui, c’est une aile… »
C’était à cause de dialogue dans ce genre que j’étais parti, je crois. Je me souvins que j’en avais parlé à Fino, de cet ennui insipide qui s’échappait de leur peau, que je voulais plus dans ma vie que des débats existentiels sur les minorités visibles, les sportifs français pourris, les règles. Fino m’avait dit que je serais parfait en personnage de Disney. Une princesse Disney pour être plus précis. Papa leva son regard vers la tablée et me chercha, comme s’il avait entendu mes pensées et voulait m’accuser d’être homosexuel. Mais non, je connaissais ce regard et ce menton, il allait me poser une question sur mes études.
« Alors, Ed, les études, ça va comment ?
_ J’ai eu ma licence de journalisme.
_ Tu nous as appelés pour nous le dire, oui. Et maintenant ? »
Aucune poudre aux yeux ne l’atteignait. Quand il voulait une réponse, il s’y accrochait comme un chien à son os. Mais j’avais ce qu’il fallait, comme excuse :
« On ne m’a pas reçu au Master que je voulais prendre. Alors j’ai pris un stage de huit mois dans une entreprise de journalisme en attendant. Ils vont certainement m’embaucher par la suite. » Le mensonge était énorme, mais je n’allais pas pouvoir m’arrêter. Mon cœur se serra, de peur qu’ils ne trouvent la vérité dans mes yeux, dans mon regard, dans ma voix, ou en faisant simplement des recherches. Cartel ne dit rien, mais elle se raidit légèrement, comme à chaque fois qu’elle entendait un mensonge grossier. Mais sa bonne conscience ne la fit pas intervenir… Enfin, bonne conscience. Ma mère reprit l’interrogatoire (oui, l’interrogatoire, ce n’était nullement une discussion entre gens normaux) :
« Ils vont t’embaucher pour faire quoi ?
_ Journaliste.
_ Oui, mais de quoi ?
_ Mais je sais pas ! Je te dis que c’est pas dit qu’ils vont m’embaucher.
_ Mais tu voudrais être embauché chez eux pour faire quoi ?
_ Du journalisme. Ecrire des articles, et tout. Rédacteur.
_ C’est flou. Tu penses écrire quoi comme article ?
_ Voyons, chérie. »
, répondit Papa à ma place en se frottant la bouche avec sa serviette et faisant preuve d’une hypocrisie salvatrice : « Tu ne vois pas que tu le fais chier avec tes questions ? »

Et paf, que le match commence. La mère qui réplique que non, elle s’informait, et le père qui répondait qu’elle était trop insistante, et elle qui répondait que c’était son devoir de mère, et le père qui disait qu’elle le faisait mal, et la mère qui disait que ce n’était pas lui la mère dedans et s’il pouvait éviter de mettre son coude sur la table, ça serait très poli, et à lui de répondre que ses coudes n’ont rien à faire dans la discussion, et à elle de réplique justement que si, car on parlait de politesse envers les autres si elle avait bien compris, et que c’était clairement de l’impolitesse pour les autres de poser ses coudes sur la table, et à lui de répliquer qu’elle devait se calmer parce qu’elle disait n’importe quoi, et etc, etc, etc. Et pendant ce temps-là, le MMM préparait un plan tellement machiavélique que tout Dreamland devait être menacé. Et un de ses opposants trituraient sa fourchette et espéraient que ses parents oublieraient sa présence. Quel adversaire je faisais…

Ce genre de discussions, qui partaient d’un rien pour créer une situation désagréable, ne m’avait pas manqué du tout. Ces espèces de clash, pas de gueulantes, juste des voix plus graves, plus passionnées, qui perdaient leur origine pour n’être qu’une réplique sur une autre réplique et qui serait recouverte d’une autre réplique. C’était pitoyable, un véritable jeu de gamins insupportable. Cartel réussit à calmer le tout en haussant la voix, et la bataille se termina par un échange de regards mécontents. Je tenais ma tête entre mes mains (les deux coudes sur la table, sans vouloir choquer personne), me massant délicatement le front en espérant me réveiller… sur Dreamland.

Maintenant qu’on avait fini de me torturer, ce fut à Clem de passer sur la chaise. Le pauvre dû répondre à de multiples questions sur sa vie professionnelle (que je jugeai pourrie, sans écouter), et je reconnaissais bien là le temps d’autrefois où rien n’était simple, où on devait répondre à chacune de leur question comme si on répondait de nos actes. Evidemment, les deux sœurs n’étaient pas impliquées dans cette torture psychologique ; l’une parce qu’elle était trop parfaite, et l’autre parce qu’elle était trop jeune pour que les parents puissent aborder des thèmes sujets à lui mettre la pression (et elle trop parfaite aussi). Dès qu’à son tour, il avait craché quelques mensonges, quelques semi-vérités vêtues, dès qu’il avait embelli les quelques points sur lesquels il pouvait jouer, l’interrogatoire se termina sur le soupir de mon frère qui jouait de point final. Et se relança de plus belle sous la voix du paternel, vers une cible qu’on n’attendait pas :

« Bon, eh, Cartel. Vous dormez ici, ce soir ? » Je rageai sur leur caractère obtus qui renâclait et tirait avec force sur les événements en essuyant n’importe quel nombre de refus, sans se lasser. J’intervins à la place de ma sœur, légèrement agacé par cette question posée déjà mille fois :
« On te l’a déjà dit, Papa, on rentre à Paris.
_ Mais c’est totalement con ! Ici, vous avez vos lits. Et le train à vingt-et-une heure, c’est extrêmement mal fréquenté.
_ Effectivement, y a trop de riches à Versailles, ils pourraient nous demander l’heure.
_ Y a pas forcément des directs à cette heure-ci.
_ Papa, y a des directs jusqu’à minuit. »
, répondit Cartel sans se démonter d’un pli. Je rangeai dans ma poche mes arguments comme quoi c’était vrai que la gare de Beauregard abritait des hordes de truands. Maman tenta une autre approche mais ma sœur était une défense impénétrable dont le ton était dur. Quelle ambiance… Comme ça m’avait manqué…

Le repas passa, puis le fromage, puis le fruit en dessert, des habitudes qui n’avaient jamais été matraqués par les années et étaient restées totalement intactes depuis mon départ. Le temps était suspendu dans cette maison. J’avais remarqué que depuis que je l’avais quitté, et depuis que j’étais revenu, la maison n’avait pas bougé. La peinture était la même, il n’y avait pas de nouveau balai, pas de nouvelle voiture, les traces sur les murs étaient les mêmes, les plafonds dans les salles de bain étaient toujours écaillés de la même manière comme si l’idée de s’étendre malgré l’humidité n’avait jamais traversé les fissures. Cela faisait une semaine que je les avais quittés, pas trois ans. La seule chose qui avait changé, bien évidemment, c’était la télé. Je finissais ma mandarine en déversant une partie du jus sur mes doigts.

Je devais avouer que je grimpai rapidement au poteau quand je parlai d’eux, que chacune de leur manière m’énervait bien trop rapidement. Mais j’avais enduré tellement de petites manies insupportables, j’avais enduré des esprits retors aussi fermés d’esprit que faire se peut. Et tout était figé dans l’immobilisme, rien ne différenciait des journées que la date sur le calendrier. Et n’oublions pas les engueulades fréquentes, entre eux et nous, entre eux tout court. Chaque pointe d’activité, chaque nouveauté dans la maison, n’était qu’une mauvaise nouvelle. Pas de bonne surprise : dès que la journée habituelle ne s’écoulait pas normalement, c’est qu’elle s’écoulait mal, qu’il y avait une cassure qui ruinait l’ambiance, et fortifiait la monotonie. J’avais tenté de fuir une fois de leur griffe ; pas assez loin. Maintenant, j’avais sauté de toutes mes forces sur Montpellier et depuis quelques instants, j’étais parvenu à me relever. Et maintenant que je retournai dans cette sordide maison que je connaissais bien (il y avait des tableaux en face des endroits où les murs s’écaillaient), je me rendais compte à quel point elle ne m’avait pas manqué, tant et si bien que tous les problèmes que je rencontrais dans mon propre studio, je les accueillais à bras ouvert tant ils trahissaient la bienheureuse absence de mes géniteurs. Et je supposais que Clem était parti pour les mêmes raisons.

Une fin de repas rapidement expédiée, je tirai limite la manche de Cartel pour qu’on parte rapidement et elle acquiesça. On s’en alla tous les deux dans la nuit après avoir dit au revoir à tout le monde. Une fois sorti du minuscule jardin, je sentis mes poumons se remplir d’air frais à nouveau. Ça faisait cinq heures qu’ils étaient trop compressés par la pression que dégageait le terrain, tous les mauvais souvenirs enfuis qui les enchaînaient l’un à l’autre et qui tiraient dessus à chaque fois que j’entendais mes parents parler. Même s’ils n’avaient pas abordé Montpellier, sachant parfaitement qu’ils dynamiteraient l’ambiance plus sûrement que leurs petites piques, je sentais leur remontrance à chaque fois qu’ils me parlaient, une sorte d’accusation muette, portée par les autres mots et l’intonation de leur voix, soutenue par le regard qui n’était aucunement doux. Ça s’était mal passé comme je l’avais pressenti : pas forcément à cause d’une dispute, pas forcément à cause d’une discussion qui aurait dérapé sur moi et m’aurait laissé quelques traces, mais tout simplement parce que ça ne pouvait pas bien se passer. C’était tout. Je l’avais cru pendant quelques instants, j’avais espéré, mais cet espoir s’était éteint au fur et à mesure que les souvenirs étaient revenus, que les parents avaient parlé. Résultat prévu : tandis que nous étions tous les deux dans notre wagon en voyant le paysage trempé d’obscurité défiler sans vie, je me frappai régulièrement le front contre la vitre tandis que ma sœur ne pipait mot, respectant la colère maussade qui m’avait envahi. Nous retournâmes bien plus silencieusement dans son appartement ; je pensais qu’on discuterait des retrouvailles, mais Cartel jugea inutile de commencer une discussion dont elle connaissait déjà la fin, et je la remerciai pour ne pas venir sur le terrain. Je me sentais fatigué. Fatigué d’avoir survécu. Je retrouvai le canapé et, après la toilette finale, m’enfonçai sous la couverture bleu en souhaitant la bonne nuit à Cartel.

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RAAAAAAAAAAAHHHH, que c’est bon ! Bon dieu de merde ! Adieu le froid pollué de Paris, adieu les parents et leurs remarques venimeuses, adieu le monde cruel, sale, et si morne.

Dreamland > Le Royaume des Deux Déesses > dans la cour même, où l’activité était belle à voir.
Sans vouloir continuer à rester sur mon sujet parental, si je devais résumer la relation que j’aurais avec ce marché dont j’étais un des créateurs, je pouvais dire que j’étais le père. Je regardais le marché s’épanouir d’un air bienveillant, sans trop chercher à me soucier de sa croissance, faisant entièrement confiance à la mère et partant au travail serein, pour ne revenir que des jours voire des semaines plus tard. La mère, évidemment, c’était Jacob. Ce n’était pas tant notre marché que le sien, il le surprotégeait, l’aidait à se développer. Le premier qui oserait donner un coup de pied dans les genoux de son gamin repartait avec les deux jambes brisées. Les marchands étaient moins gueulards que le Royaume des Chats, mais le tout débordait une ambiance sympathique entre les mercantiles et nombre de réfugiés que le Royaume avait pris sous son aile, une atmosphère de calme qui avait évolué selon les bons vouloirs de Maman Jacob.

Le soleil tapait étrangement fort, et il me semblait que c’était l’été. Certains sans-abri qui avaient trouvé refuge dans notre Royaume, certaines familles qui avaient décidé sciemment de vivre dans le château, en tout cas, tous ceux qui me reconnaissaient me souhaitaient le bonjour gentiment, et je le leur retournai avec grand plaisir. Une mère gobeline louchait sur des quincailleries, son fiston sur l’épaule, et je lui demandai si elle savait où se trouvait Fino.

« Vous voulez dire, l’Intendant ? », me fit-elle. Je n’étais pas habitué à ce que Fino ait un titre ; juste une supériorité hiérarchique dont il ne profitait que des avantages.

Je lui oui, elle me répondit qu’il était certainement à la piscine. Elle me souhaita la bonne journée (nuit) d’un reniflement. Je me sentais bien dans mon Royaume. Personne pour me juger, de la bonne humeur tout le temps, et mêmes les mauvais souvenirs cristallisés en deux êtres terrifiants se transformaient finalement en bon moment. En tout cas, Fino était toujours vivant, et je me rendis compte que mon panneau était aussi derrière mon dos. Je soupirai. Il ne me restait plus qu’à prendre des nouvelles de Stéphane qui n’avait pas cru utile de m’informer de son sort. C’était la règle, pourtant… Peut-être qu’il se vengeait de son véritable rôle dans le plan. Comment savoir, peut-être que le phoque en savait plus…

La piscine était posée sur une terrasse, extérieure à la cour dévouée au marché, et elle avait été gonflée par Clane sur ordre de Fino sans notre consentement (ce détail est-il vraiment à rajouter tant il était évident ?). Au moins avait-elle pour avantage de me délivrer une scène géniale par son absurde et son zen qui s’en dégageait. Dans le grand bassin d’eau (dix mètres de diamètre, aucun remous. Une Shana en maillot de bain trempée, faisant la planche sur l’eau qui ne clapotait presque plus, les yeux fermés, se reposant tranquillement, et près d’elle, une bouée cylindrique, rose transparent, sur laquelle était posé Fino, les lunettes de soleil sur son petit nez noir, faisant une sorte de sieste alors qu’un verre en plastique contenant un quelconque alcool faisait tout son possible pour ne pas se renverser sur un côté ou de l’autre. Ensuite, beaucoup moins glamour, il y avait Germaine sur le bord qui jetait sur la piscine un regard médusé, l’esprit absent, ne semblant même pas chercher dans sa tête les coûts finaux de la construction. Je sentais qu’elle m’avait remarqué, même si aucun geste ou sursaut de sa pupille ne témoignait de surprise quelconque. Fino se plaignait pour lui-même, sans m’avoir remarqué :

« Si je croise le crétin décérébré qui a inventé la chaleur, je lui ferais comprendre qu’il aurait mieux dû se faire pendre avant. » Nonobstant sa douce démence, je pris moi-même la parole, d’une voix forte, après quelques secondes à voir Shana et Fino tranquillement se faire porter sur l’eau sans bruit : « Alors ? Le Royaume se porte bien ? » Au son de ma voix, Shana brisa sa planche en étouffant sa joie et se dépêcha de rejoindre le bord de la piscine en provoquant quelques remous. Elle posa ses deux bras sur le sol et me souhaita bonjour d’un sourire énorme. Fino ne bougea pas un pouce, sinon sa bouche :
« A part les Von Jackson qui promettent une prime de plus en plus élevée sur ta pomme, à part les Claustrophobes qui veulent détruire la moitié de Dreamland pour bouffer le chapeau d’Héliée, à part le Minable Mickey Mouse qui veut nous tuer, ouais, le Royaume se porte bien. J’espère que je n’oublie aucune menace mortelle au passage. Ah si, y en a bien quelques-unes d'autres…
_ ED ! »
, reprit Shana en évanouissant d’une syllabe la remarque cynique du phoque, « Tu nous rejoins dans la piscine ? Elle est super bonne !
_ Bah…
_ Il était temps que tu arrives, aussi ! Quand je suis venue, Fino se baignait dans la piscine tandis qu’il forçait Clane à faire des pompes et le regardait en train de crever de chaud sous l’effort à trente centimètres de l’eau ! »
Tandis qu’elle parlait, on pouvait entendre distinctement le bébé phoque ricaner tandis que sa bouée tournait lentement sur elle-même.
« Fino a été horrible avec Clane ? Mon dieu, quelle nouvelle. Oh, et Shana, ne dis pas que Fino se baignait dans la flotte : il ne sait pas nager. » Les ricanements se turent instantanément. C’était un des trois points qu’il ne fallait pas aborder avec le bébé phoque, avec son prénom et se moquer de ses plans. Il répondit d’une voix grinçante :
« La prochaine fois que tu iras dans ton bureau, minipute, je voudrais que tu souries au coin gauche de la salle, à la caméra, histoire que j’ai une dernière fois ton visage de merde avant que la dynamite placée par hasard dans un des tiroirs te transforme en raviolis. »

Germaine ne commenta pas ; ça ne la concernait pas. Je dis que j’allais voir un peu comment se passait le palais, et Shana sortit de la piscine pour m’accompagner, faisant tomber une trombe d’eau sur le bord en dalle. Fino commenta son départ d’un « bon débarras » tandis que la Voyageuse lui fit un doigt. Je me retins de partir à la dernière seconde :

« Hey, Fino, ça s’est passé comment la fin de la nuit ?
_ La pute a tenté de m’embrasser pendant des heures. Elle m’a dragué, aussi.
_ Ça a dû être chiant.
_ Nan, ça l’était pas, mais merci de me prouver que tu n’as aucun succès auprès des femmes.
_ Et pour Stéphane ?
_ Il s’est fait à nouveau capturer mais ils ne lui ont rien fait. Lady avait peur que je le prenne mal si elle le tuait sous mes yeux.
_ Il va tout raconter à Maze ?
_ Bienvenue dans mon monde, Ed. »
, râla Fino en s’énervant. « Des plans qui tiennent la route, mais toujours des geignards qui pleurent et qui se mouchent dans les lacets de Big M. La seule raison d’empêcher ça, c’est de faire en sorte…
_ … qu’ils ne survivent pas »
, continuais-je sans avoir eu besoin à réfléchir. Fino semblait mécontent que je le connaisse si bien. Il dit que c’était ça et je partis avec Shana qui se séchait avec une serviette.
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MessageSujet: Re: Meilleur Méchant Machiavélique Meilleur Méchant Machiavélique EmptyDim 13 Avr 2014 - 0:46
Dans le palais, l’air était plus doux. Il y avait quelques gardes qui vagabondaient, mais il fallait avouer qu’ils savaient qu’il n’y avait rien à garder dans ce Royaume. Ils marchaient, ils ne faisaient pas de tours de garde. La sécurité n’était pas excessive, c’était certain, mais trop de soldats et on se serait crus dans une prison. Quelques familles passaient aussi dans le couloir, et avaient l’air de se déplacer dans leur maison, ou dans un hôtel à peine prestigieux, plus que dans un château. Ils n’adressaient pas un regard à Shana en maillot de bain qui laissaient des gouttes d’eau partout ; ils devaient être habitués à la voir dans cette tenue. Et ils étaient trop professionnels pour ne pas se laisser tenter quand même, vu le corps qu’elle avait. On retrouva le hall qui me donna quelques souvenirs.

On avait tout fait pour éliminer les fantômes du passé qui grognaient dans les murs du palais. Fini le château fort, fini la base de méchants diaboliques. Maintenant, on accueillait tous ceux qui le voulaient. Les prisons avaient disparu, on n’avait aucune cellule pour tenir enfermés les ennemis de notre petit territoire : ils étaient boutés hors-du-Royaume plus ou moins douloureusement. Et ceux qui avaient des intentions belliqueuses… On n’en avait encore jamais vu, même si les articles dans le DreamMag confirmaient ce que je pensais : notre Royaume, ayant pour originalité d’être tenu par des Voyageurs, était extrêmement mal perçu, surtout depuis que les Voyageurs étaient de plus en plus mal considérés. Quand on avait créé ce petit hameau de paix, Jacob et moi, on ne s’était pas attendus à attirer au contraire les foudres des grands de ce monde, à cause d’événements malheureux. Mais voilà, on l’avait quand même rénové, ce château, on y avait installé un marché, autant pour que vivent ceux qui venaient, que pour attirer des marchands qui avaient le droit à une clientèle, certes dépourvue de beaucoup de richesse, mais d’une fidélité à toute épreuve. Les taxes qu’on prélevait sur ces marchands arrivaient à peine à payer les gardiens, les administratifs (tous devenus inutiles depuis que Germaine était arrivée) et payer les constructions qu’on se permettait. On avait installé un bureau pour chaque membre de la Private Jokes, même si un d’entre eux, celui d’Hélène, prenait poussière. Il y avait même une infirmerie, certes pas terrible, mais qui avait au moins le mérite d’exister.

Les familles arrivaient, les familles passaient, les familles repartaient, et elles avaient toutes une raison d’être ici. On avait accueilli peu d’étrangers, mais le flux s’était densifié à force de bouche-à-oreille, de preuve de la bonne teneur de notre entreprise, des conflits qui apparaissaient et du temps. J’avais même été ravi de constater que le flux ne s’était pas tari avec les nouvelles lois contre les Voyageurs, que les Créatures des Rêves faisaient encore confiance au Royaume des Deux Déesses. Ces arrivages de personnes étaient toujours marquées dans les papiers administratifs, afin qu’on connaisse les noms des locataires, la raison de leur venue (si ce n’était pas trop indiscret), la chambre dans laquelle ils étaient, pour combien et pour combien de temps, etc. On apprenait beaucoup de choses sur Dreamland en leur parlant un peu, et on se rendait compte aussi que dans tout le Royaume, des marchés noirs naissaient dans le dos des Private Jokes, comme la drogue. Je soupçonnai personnellement Fino d’avoir lui-même intégré des plantes à-ne-pas-mettre-dans-le-thé afin de pouvoir arrondir ses fonds de mois, entre son salaire de base et les vols qu’il faisait à l’Etat (certes beaucoup moins nombreux depuis que la limace comptable était apparue, une externalité que n’avait pas prévu le phoque). Pour terminer, la Garde du Royaume des Deux Déesses, la GRDD, se portait bien, merci. On avait une quinzaine de Voyageurs, ce qui était une force de frappe non négligeable même s’ils étaient plus des novices qui voulaient se faire les premières dents en sécurité que des élites de la Major qui roulaient des muscles. Aaah, la GRDD… C’était ma GRDD que je voulais gérer, pas d’autres Claustrophobes… Une pensée solitaire qui s’évanouit, tandis que je pensais au travail que j’abattais dans le Monde Réel pour tenir à jour les fiches que j’avais sous Word sur chaque membre de la GRDD.

« Tu vas où ? », me demanda Shana tandis que ses tongs de plage claquaient sur les marches de l’escalier que j’empruntais. Elle était encore en maillot de bain, bleu marine, une pièce. Trop sérieux pour une piscine, mais pas assez décent pour se balader dans le Royaume. Ses cheveux laissaient toujours des gouttes derrière elle. Je lui répondis :
« Je vais checker les dossiers, voir si tout va bien.
_ Je l’ai déjà fait ! Y a la famille Seminyan qui est partie. Ils sont retournés dans leur Royaume.
_ Des Chevaliers de la Table Pentagonale ?
_ Oui. Ils disaient qu’il n’y avait pas assez de place dans les tentes, c’est pour ça qu’ils étaient venus ici. Mais maintenant, il paraît qu’il n’y a plus de problème de place.
_ C’est fou comme il y en a très peu de ce Royaume, après ce qu’ils ont vécu.
_ Ce sont des durs, Ed. Sinon, je change totalement de sujet, mais ça s’est bien passé pour tes parents ?
_ Mal. Mais pas plus qu’attendu. »
répliquais-je très rapidement. Je poussai la porte de mon bureau où dix documents en papier m’attendaient au seuil. Je me baissai pour les ramasser tandis que Shana m’expliqua le contenant de quelques-uns. Des frais, des charges, des invitations…
« Tiens, c’est quoi, ça ?
_ C’est un petit mot d’Hélène. Elle est passée hier, très rapidement.
_ C’est super gentil de sa part.
_ Oui, hein ?
_ Pourquoi elle ne revient pas, d’ailleurs ?
_ Son Seigneur Cauchemar. Le reste, je ne sais pas du tout.
_ Ah. Je compatis, alors. »
Un silence tandis que je posai le tout sur les bureaux. « En tout cas, tu fais une parfaite petite secrétaire.
_ Enfoiré. Je suis plutôt la dirigeante du Royaume, et vous êtes mes vassaux à qui je dois tout dire. »


J’eus un petit hoquet de rire. Shana, elle me connaissait aussi bien que Cartel. Je levai un œil sur elle, encore dégoulinante, les deux bras croisés sous sa poitrine. Opulente poitrine. Elle s’en était souvent plainte. Depuis qu’elle était sur Dreamland, elle avait eu encore plus de raisons : les Voyageurs mâles se sentaient de la testostérone qui leur faisait pousser des ailes. Heureusement, Shana avait la gifle facile, de celle qu’on n’avait pas envie d’en recevoir le doublon si on se souciait un peu de nos dents. Il y aurait beaucoup trop à dire sur elle et moi : on se connaissait depuis qu’on n’avait cinq ans. On avait fait du chemin maintenant, il suffisait de se rendre compte des photos de nous deux à tout âge. Je n’avais jamais voulu sortir elle, ce qui était… plus ou moins réciproque. Je crois. Des fois, je me posais la question, mais d’autres, je prenais du recul et ignorais les drôles de signaux qu’elle envoyait, et les mettais sur le compte d’une amitié très très proche. Et depuis tout ça, on était des Voyageurs. Je sentis une bouffée de chaleur devant le travail qu’on avait accompli. Si on nous avait dit ça quand on était gosses…

« C’est pas trop dur de gérer le Royaume quand on fait du barouf ?
_ Ça va te sembler étrange, mais Fino est efficace. Il faut juste éviter de le laisser répondre au courrier.
_ J’imagine bien ce qu’il a… AAAARRGH !!! PUTAIN DE MERDE !!! »
, hurlais-je par surprise quand un piège à souris caché parmi mes dossiers m’écrasa la main subitement.

Le piège fut jeté par la fenêtre, dix secondes plus tard, et plongea dans la piscine dans un gros plouf, remuant vaguement la bouée de Fino. Germaine commenta d’une voix neutre :

« Je crois qu’il a trouvé votre petite farce…
_ Je crois qu’il l’a apprécié. Il va dire que je suis puéril. Tous des geignards. »


Dix minutes plus tard, alors que la douleur de ma main s’était calmée même si la couleur rouge restait prédominante, alors que Shana était partie aider une famille à déménager à son tour, je regardai à un coin de mon bureau le dernier élément installé : une gamelle remplie de sardines ainsi qu’un petit panier.

J’avais participé à une tombola innocente (Dreamland aimait bien les tombolas, et sur certaines, on pouvait gagner un super pactole). En tout cas, je n’eus aucune prime en EV, mais une espèce de don pourri dont on m’avait dit que c’était un œuf de dragon. Devant mon regard insistant, les organisateurs m’avaient avoué effectivement que c’était faux, et que c’était juste un œuf, en fait. Et quand j’avais une nouvelle fois insisté pour leur demander quel animal avait pondu cet œuf, ils m’avaient répondu avec toute honnêteté : « Pas un œuf de dragon, en tout cas ». Et deux mois plus tard, alors que l’œuf emmitouflé dans une couverture (la même qui bordait le panier dont je vous parlais) semblait être promu à un immobilisme éternel ainsi qu’un séjour dans la poubelle la plus proche, ça avait bougé. Et petit à petit, ça avait craqué.
C’était un pingouin. Un pingouin onirique. Un bébé pingouin onirique.
Sa robe était la même que celle de ses homologues de mon monde, mais de couleur bleu. Il avait une tête un peu plus grosse et un peu plus ronde, un bec bien triangulaire et jaune, une petite crête derrière la tête, un corps en forme de goutte et deux petites patates qui en devenaient invisibles. Et il ne mesurait pas plus de quinze centimètres. Je l’avais appelé Pengui, parce que Dieu savait qu’il était difficile de donner un nom à un pingouin sans s’éloigner du nom de l’espèce. Shana l’avait trouvé vraiment trop kawaï.

Elever Pengui était difficile, déjà parce que je n’étais pas tout le temps dans le Royaume, ensuite parce qu’à mon absence, les seuls tuteurs qu’il pouvait rencontrer dans sa route vagabonde étaient Shana, Germaine, ou Fino, majoritairement (il n’avait pas le droit de quitter le palais). La première le prenait pour une peluche, la seconde… c’était Germaine, et le dernier, oh bon, dieu, le dernier… Fino n’hésitait pas à saboter tout ce que j’apprenais à Pengui à coups de langage ordurier et d’exemple frappant avec Clane (par exemple, lui montrer que se cogner la tête sur des murs en brique, c’était rigolo, d’ailleurs Clane, montre un peu comment c’est rigolo). Heureusement, l’éducation monstrueuse ne parvenait pas tant que çà pénétrer les différentes couches d’innocence et de stupidité joyeuse du bébé. Pengui ne comprenait pas du tout ce qu’on lui disait, mais il savait extrêmement bien répéter. Comme un véritable bébé, en fait. Il prenait les mots comme des cubes et il en faisait ce qu’il voulait, et bien souvent, c’était du grand n’importe quoi. Mais si un bébé tout simple gazouillait en quelque sorte, Pengui avait une prononciation impeccable sinon fluette, et agençait des mots, non pas n’importe comment, mais les sortait dans des situations tellement absurdes et sans aucun rapport que ceux qui n’étaient pas prévenus pourraient le prendre pour un taré complet. Bah, d’ailleurs… Quelques petits coups sur ma porte. Vers le bas de la porte. Je me dépêchai d’ouvrir et dis bonjour à la petite créature qui s’infiltra dans la pièce en se dandinant. Pengui atteignait à peine mes chevilles, et il levait la tête pour me voir en me sortant d’une mignonne petite voix sous hélium :

« Chantilly !
_ Mais oui, toi aussi, chantilly, petit bonhomme »
, lui fis-je tout sourire en le prenant dans mes bras et en lui gratouillant la tête. Il me fit un petit coup de boule sur le pectoral. Devinez où il avait appris ça.

Je retournai à mon bureau en fermant la porte du pied et me rassied en posant le petit bébé sur le bureau. Il s’assied sur son petit popotin, tandis que je lus les dossiers que m’avaient brièvement présentés Shana. Il y avait effectivement des registres sur l’état des lieux, les chambres occupées, libres, désertées, ou en réservation. Il y avait une fiche de comptabilité portant sur les entrées et les sorties de produits financiers, que je plaçai dans un tiroir spécifique du bout de deux doigts en anneau pour éviter de me faire pourrir les doigts par une quelconque malédiction d’ennui. Je voyais enfin une invitation à une partie de fumette à Champiland vu que j’étais un bon client de leurs articles (une preuve de plus qu’un marché clandestin naissait dans mon dos sans que je ne m’en rende compte, vu que je n’avais passé aucun contrat avec eux), ainsi qu’une autre qui me demandait si je serais intéressé par une grande braderie dans le marché du Royaume des Chats. Je jetai les documents inutiles dans la poubelle en me servant de mon pouvoir pour rectifier le tir avant que la boule de papier ne touche le sol. Ce n’était pas super classe qu’un pouvoir de Claustrophobe rare serve à ça, mais il n’y avait pas de petit plaisir, comme il n’y avait pas de plus grande honte que de louper la corbeille.

« Aérospatial !
_ Mais où est-ce que t’as appris ce mot ? »
, lui dis-je en remarquant qu’il y avait encore une enveloppe non ouverte. Soudain, une énorme voix pesante vint de derrière moi, dans le coin de la pièce :
« Ed. On doit parler. »

Crise cardiaque sur le champ, sursaut, et je faillis tomber de ma chaise tandis que je retrouvai peu à peu une respiration normale en me rendant compte que Maze, oui, Maze, était venu lui-même, dans mon Royaume, et s’était introduit sans aucune difficulté dans la pièce. Il se tenait droit, grand, fier, et il semblait certain que c’était la posture à adopter quand on entrait par effraction chez quelqu’un. Il avait toujours des épaules assez larges pour tuer quelqu’un avec, une stature baraque impressionnante, un manteau qui ne diminuait pas la chose, et des lunettes de soleil que je trouvais toujours cool, même si elle tranchait avec l’enfoiré qu’il cachait bien, ou la machine de guerre qu’il pouvait être. Je n’avais jamais vu Maze sortir de son palais. Si, une ou deux fois pour se rendre quelque part, dans un certain Royaume Obscur. Non, ce que je voulais vraiment dire, c’est que je ne l’avais jamais vu se déplacer. Aller de salle en salle était déjà rare, mais se promener, je ne savais pas, moi, sur un sentier… c’était inconcevable. Je ne disais pas qu’il se téléportait ou quoi, juste qu’il renvoyait une image de monolithique peu adepte du déplacement. En tout cas, le voir ici, si loin de chez lui, ça avait de quoi surprendre. En comparaison, c’était comme se réveiller un bon matin et voir Jean-Marc Ayrault se faire un bol de corn-flakes dans votre cuisine. Je restai ébahi pendant quatre secondes avant d’avaler l’information :

« Maze ? Merde… Je veux dire : Seigneur ?
_ Bonsoir, Ed.
_ Bonsoir. Excusez-moi, je vous ai pas entendu arriver… ou vu.
_ Du reblochon ! »
, siffla Pengui, enjoué de voir un nouvel individu.
« Que dit cette créature ?
_ N’importe quoi. Vous vouliez me dire ?
_ Ah oui, Ed. Il est temps de parler du Royaume Obscur. Tu sais, j’ai dit à Pijn que je demanderais à mes Voyageurs si on devait renverser le Seigneur Obscur. Tu connais le topo, je ne te le fais pas. Tu penses qu’on doit y aller ou pas ?
_ Euh, non.
_ Ah bon, pourquoi ?
_ J’aime pas Pijn.
_ Très bien. Je te laisse quelques temps pour y réfléchir, et répondre avec de vrais arguments. »
Je n’en avais pas d’autres, ou de toute façon, je réussirais à en dénicher des sérieux afin de les coller au seul que je venais de présenter, histoire que Maze le trouve plus présentable et finisse par l’accepter. Cependant, il rajouta derrière : « Et je voudrais que tu réfléchisses bien. Plusieurs Claustrophobes m’ont demandé ce que tu en pensais.
_ Ah bon, qui ça ?
_ Evan, Julianne… Ils ne vont pas se caler sur ce que tu vas dire, mais… Ils sont attentifs à ce que tu vas décider. »
En gros, ils seraient certainement plus enclins à partir en guerre si j’approuvais de mon côté ? Des relents de culpabilité, peut-être ? Ou quelque chose de plus indéfinissable qui pourrait certainement satisfaire un égo de taille raisonnable ? Maze ne me disait pas cela pour rien : il voulait que j’agisse en connaissance de cause, ce qui pourrait faire croire que ma décision serait plutôt importante. Je soutins son regard tandis qu’il me dit qu’il ne restait pas. Avant qu’il ne franchisse la porte, je lui indiquai une partie de ma réponse :
« Seigneur, je vais avoir du mal à vous répondre maintenant : Cobb est sorti de son trou, enfin.
_ Cobb ? »
, répéta Maze en tournant sa tête vers moi, « Tu fais bien de m’en informer, Ed. Je vais faire en sorte d’être attentif à ce qu’il va se passer prochainement dans Dreamland.
_ Je ne pense pas que lire le DreamMag suffira, sauf votre respect.
_ Oh, moi, je pense que si, justement.
_ Il est très secret, il ne s’est jamais montré.
_ Je ne sais pas comment tu as eu ces informations, Ed, mais venant de quelqu’un qui a su disparaître pendant des mois et qui a fomenté un complot bien plus profond que ce qu’on pensait aux premiers abords l’été dernier – d’ailleurs, on ne sait toujours pas ce pourquoi il a commis cela, je pense qu’il cherche à se faire voir. Assez doucement pour que tu penses encore le contraire. J’ai interrogé le Seigneur des Voyages, celui dont les Voyageurs se téléportent, mais il m’a assuré qu’aucun de ses soldats n’auraient eu l’idée de trouver notre Portal perdu au milieu du désert. Et aucun pouvoir des portes ne peut passer d’autres portes. J’ai en plus inspecté tout le sol sous la maison, afin de vérifier que personne ne puisse passer comme tu es passé, mais je n’ai rien trouvé de plus que le propre petit trou que tu as creusé. Peut-être que Portal s’est foutu de toi.
_ Non, je ne crois pas.
_ Et bien, sois vigilant. On reparlera de tout ça une prochaine fois. »


Sans autre forme de salutation, Maze partit par la porte. Je restai assis sur ma chaise, tendu comme une corde d’arc. Je comprenais enfin que cette période de ma vie serait aussi bien chargée en événement. Je ne pouvais pas attendre que l’affaire « Cobb » se tasse ou que Maze décide sans ses Voyageurs de lancer une attaque contre le Royaume Obscur. Il faudrait un moment ou à un autre que je prenne des décisions. Raaah, putain, encore des décisions. On me refilait trop de responsabilités, ces derniers temps, et je ne voulais que me reposer et me reposer. Prendre des décisions, c’était la certitude de se voir retourner un revers d’une belle intensité. Et Maze avait surenchéri en me prévenant que ma parole aurait du poids. Il faudrait peut-être que je prenne du temps pour moi, pour me calmer, prendre du recul. Je me balançai sur ma chaise tandis que Pengui me regardait en dodelinant de la tête sans aucune raison. Il me dit qu’il adorait les dinosaures, et je lui fis une dernière gratouille sur la tête. Je regardai mon bureau, et me souvins encore qu’il y avait deux petites lettres.

La première ne portait pas de cachet, ni aucune inscription, sinon qu’elle m’était destinée (mon nom était écrit en bâtons assez gros pour qu’on ne puisse pas douter si ça devait passer d’abord par la comptable ou non). Dedans, il y avait une lettre qui disait : « Cher Monsieur, demain, vous vous endormirez et arriverez chez nous. Nous vous donnerons tous les détails cette nuit-là. » Terrible, la lettre. Signé du SMB. Ceux qui s’occupaient des Ligues ? Bah, je la jetai à la poubelle sans trop m’en faire avant de ramasser la dernière lettre sur mon bureau.

Je déchirai l’enveloppe comme chacun déchirait une enveloppe (un immense bordel). Il y avait une petite feuille pliée en quatre. Je la dépliai sans ménagement, et mon estomac prit un coup : trois lettres étaient dessinées en encre noir au milieu de la feuille, trois lettres seules.
Trois M.

D’une façon aussi brusque qu’étrange, la température de la pièce chuta d’un coup, et une ambiance délétère noya mes derniers doutes sur l’auteur de la lettre. Je sentis une sorte de vent glacial chuchoter à mes oreilles tandis que je tenais la lettre. Des papiers sur mon bureau s’envolèrent doucement et atterrirent sur le parquet, quelques tiroirs tremblaient. Je me retournai d’un coup, mais il n’y avait rien derrière moi. Aucune magie, aucun être. Mes lunettes me le certifiaient, rien d’invisible. Mon cœur, doucement, s’emballa. Très doucement. Pengui ne pipait plus mot, comprenant que l’heure n’était pas aux mots sortis de nulle part. Je retournai la lettre, effaçant de mon regard les trois lettres. Il y avait quelque chose de marqué derrière. Je scrutai soigneusement et compris que c’était une série de chiffres.
0917648506421104879556.9
Je relus soigneusement trois fois cette série. Je levai mes yeux de la feuille quand je découvris une surprise encore plus foudroyante que la première, encore plus étrange et encore plus menaçante : la même série de chiffres venait d’apparaître sur le mur de la salle, en lettres de sang.

Je me levai à toute vitesse, fouillai chaque coin de la salle de mes yeux, n’arrêtai pas de tourner sur moi pour chercher l’auteur de cette connerie. Mon cœur maintenant, battait la chamade. Je pris Pengui précipitamment après cinq secondes de réflexion, et m’enfuis de la salle. La température était normale. Je courrais dans les salles du château en ordonnant à tous les soldats que je croisais de fouiller mon bureau et de trouver des Voyageurs clandestins ou n’importe qui de suspect. Qu’ils fouillent tout le château aussi, même si je savais que je n’avais aucune chance de trouver l’auteur de cette petite mise en scène. Mais je n’allais pas non plus rester impassible face à un connard pareil. Shana me rejoignit très vite et me demanda ce qui se passait. Je lui pris le bras et la tirai vers mon bureau. Dedans, il y avait déjà cinq gardes qui fouillaient la pièce, mais ils n’avaient évidemment rien trouvé. Je montrai à Shana du doigt l’inscription sur le mur. Elle regarda attentivement et répondit enfin :

« Il n’y a rien de marqué sur ce mur.
_ Comment ça ? Il pouvait pas faire plus visible pourtant !
_ Je te dis qu’il n’y a rien ! »


Mais si, ils étaient là, les chiffres de sang. Ils étaient extrêmement bien marqués, bien présents. Je clignai des yeux. Et d’un coup, le mur redevint normal. Le temps de fermer mes paupières, d’avoir légèrement tourné la tête, et elles avaient disparu. Je fis part à Shana de cette nouveauté, mais elle avait bien du mal à me croire. Enfin, merde, on était sur Dreamland ! Je regardai à nouveau le mur, et il restait vierge. Ce MMM me provoquait. Avec une série de chiffres en plus. Et merde, je détestais les séries de chiffre. J’en avais assez bouffé cet été pour demander du rab aussi rapidement. Fallait que je parle à Fino. Mais avant de l’atteindre, j’avais déjà disparu. J’avais été réveillé. Mystère de merde.

__

« JAAAAAAAASSSMIIIIIIIIIINNE !!! », hurla un homme, les deux mains en portevoix.
« TA GUEULE !!! J’ARRIVE !!! JE FINIS MA FISSION NUCLEO-CHIMIQUE !!! LA VIEILLE SALOPE SE LAISSE PAS DEMONTER !!! », répondit une autre voix masculine en haut des escaliers.
« TU LA FINIRAS APRES, TROU DE BALLE !!!
_ ELLE RISQUE D’EXPLOSER SI JE LA LAISSE COMME CA !!!
_ MAIS ON N’EN A RIEN A FOUTRE QU’ELLE EXPLOSE !!! JE TE DIS DE RAMENER TES MICHES, TU LES RAMENES FISSA !!!
_ MAIS MERDE, JE FAIS PAS UN SANDWICH AU JAMBON ! JE TE FAIS UNE FISSION, PAUVRE CONNE !!! JE LUI TAPOTE LA TETE ET JE LUI DIS DE NOUS ATTENDRE BIEN SAGEMENT ???!!!
_ MAIS OUI, MERDE !!! FAIS CE QUE TU VEUX A TA FISSION, MAIS VIENS !!!
_ ON A UN ATELIER !!! ET TU VOIS, CET ATELIER, J’Y TIENS !!! JE VAIS PAS DIRE A DES POTES QUE JE L’AI PULVERISE A CAUSE D’UNE ERREUR AUSSI CONNE !!!
_ T’AS PAS DE POTE !!! DESCENDS, MAINTENANT !!!
_ CONNARD DE MERDE !!! J’ARRIVE, MAIS JE VEUX AUCUNE PLAINTE QUI S’ECHAPPE DE TA GUEULE QUAND TU VERRAS QUE L’ETAGE A SAUTE !!! »


Jasmine descendit les marches de pierre quatre par quatre en renâclant et crachant comme un bœuf. Il était un peu enveloppé, portait une blouse blanche de chimiste à moitié carbonisé et l’autre moitié sale, il avait des bajoues, la barbe qui lui envahissait la moitié du visage ainsi que des cheveux longs attachés en une laisse anarchique. En face de lui, il avait son compagnon de toujours, le crâne presque chauve, la nuque un peu rapiécé, grande taille, mince taille, les doigts toujours prêts à pianoter sur un clavier ou un système électrique. Les deux portaient des lunettes de protection, ainsi que des tongs. Le premier, c’était Jasmine, donc, expert en chimie, en sciences biologiques, en sciences physiques, et ses connaissances allaient tellement loin qu’il passait presque pour un occulte dans sa propre branche. Le second, le chauve, c’était Capucine, le dieu de l’informatique, de l’électrique et de l’électronique. A eux deux, ils faisaient partie des criminels les plus connus dans leur domaine, les plus recherchés, et s’étaient déjà enfuis trois fois de prisons différentes à chaque fois en moins d’une nuit. A eux deux, ils formaient une paire de scientifiques extrêmement dangereux, les deux Dingues, dont l’amour pour la science et son avancée avaient (et devaient) pulvérisé toute éthique et toute morale. Leur dernière invention en date était une bombe-vortex, aspirant n’importe quoi à l’intérieur d’une petite sphère, et pouvant recracher les choses ingérées. Ils l’avaient d’abord utilisé pour transporter des meubles avec. Poussant l’invention plus loin, ils s’étaient demandés s’ils n’auraient pas construit une pokeball par hasard, et avaient tenté de mettre un être humain à l’intérieur ; il était mort quand ils le sortirent. Ils tentèrent alors encore d’aller plus loin, et un petit village avait disparu de la carte. Voilà comment ils procédaient avec chaque invention.

Les deux Dingues marchaient l’un à-côté de l’autre, traversant quelques couloirs de leur base secrète, et pour enfin tomber sur une salle à manger modeste, mais occupées par une petite table ronde et des figures malsaines de Dreamland tellement recherchées qu’on aurait pu acheter une bonne partie du marché du Royaume des Chats si on les capturait et touchait la récompense. Sans compter les Deux Dingues, évidemment, il y avait David, le leader charismatique d’une organisation assez puissante pour écraser un bon Royaume de Dreamland (il se tenait fier dans sa chemise rouge, sa veste noire, ses lunettes, sa couronne de cheveux ainsi que sa barbichette qui lui faisait le tour de la bouche), Lady Kushin, elle aussi la cheftaine d’une Mafia importante, il y avait encore Garabeòne, une espèce de titan reptilien de trois mètres recouvert d’une peau rocheuse, connu comme un tueur de grands Voyageurs. Et enfin, il y avait le MMM, qui tranchait encore plus que les autres. Tant de grosses frappes dans un même endroit, pourtant dans une toute petite salle, le contraste était saisissant. Une réunion comme celle-là, d’habitude, se faisait dans des pièces gigantesques, des cathédrales, dans un endroit approprié. Là, Garabeòne avait du mal à s’asseoir près de la table et le sabre de Lady Kushin rentrait presque dans les côtes de David. Le MMM semblait évidemment à son aise, mais c’était une habitude chez lui ; son absence totale d’aura avait même repoussé subtilement ses plus proches voisins. Par contre, il était encore masqué. Les deux Dingues étaient d’accords sur le fait qu’un individu masqué était un putain de lâche et un maître en entourloupe. Cependant, le MMM avait des choses à leur proposer. Jasmine s’assied sur une chaise et posa ses pieds malodorants sur sa table. Son acolyte demanda à l’assistance sans se laisser impressionner par elle :

« Vous voulez des gâteaux ? J’ai fait des cookies.
_ Ceux à gauche, Capucine, hein ? Ceux au milieu, c’est les miens. Et ceux à droite, c’est pour les invités.
_ Justement, nous sommes des invités »
, fit remarquer judicieusement la Lady d’un sourire énigmatique. Capucine sortit du tiroir avec une assiette de cookies à la main et répondit :
« Cette salope de Jasmine voulait dire, pour les invités indésirables. » Il posa l’assiette au milieu de la table, mais personne ne se servit. L’ambiance ne s’y prêtait pas, et ne savait-on jamais, Capucine pouvait confondre sa gauche et à sa droite. Jasmine ramassa un cookie avec ses orteils et le prit ensuite avec ses mains. Il mordit une bouchée et fit tomber la moitié des miettes. L’autre scientifique s’assied à son tour et prit lui aussi un cookie, qu’il fit agiter dans sa bouche avant de le croquer. Le MMM prit la parole avant que les Dingues ne demandent le pourquoi de la réunion :

« C’est rare que l’on soit tous réunis… » Aucune réponse. Ils n’étaient pas du genre à jacasser, autour de la table. « Comme vous le savez, j’ai deux nouvelles importantes à vous communiquer. La première, c’est un remerciement à vous tous, car notre plan est lancé demain. J’ai personnellement envoyé les lettres à nos ennemis, et il ne faudrait pas sous-estimer leur réactivité. Et la seconde, c’est que nous allons déménager. Certes plus tôt que prévu, mais ça sera plus facile d’être au centre de tout.
_ Peut-être que… »
intervint David en agitant un doigt, « Peut-être que si vous n’aviez pas parlé des deux Dingues quand vous avez fait votre coup à Hollywood Dream Boulevard, nous aurions été en sécurité quelques jours de plus ici.
_ David, cela vous contrarie-t-il tellement de ne pas rester ici ? Dans mon vaisseau, vous aurez de quoi diriger vos troupes sans aucune difficulté.
_ Le changement de programme intrigue, tout simplement »
, sourit le chauve en envoyant un revers au MMM. Sa réplique n’était pas dénuée d’hostilité ; tous ici étaient trop fiers pour le reconnaître comme chef, même s’ils avaient accepté ce fait depuis longtemps. De plus, ce n’était pas le premier changement de programme qu’ils devaient subir. Ils connaissaient à peine le plan et le MMM adorait le modifier dans les dernières minutes. Celui-ci garda tout de même une assurance impeccable :
« Ce changement n’est pas dû à une erreur de ma part, mais tout simplement que j’ai très récemment amélioré mon appareil. Je vous expliquerai tout à bord, vous…
_ Sérieux ? Personne ne prend de cookie ou quoi ? »
, intervint Jasmine en nettoyant une saleté coincée entre ses dents avec son doigt. Il sentit toutes les paires de yeux se braquer sur lui, mais celle qu’il ressentait avec le plus d’insistance restait celle du masqué. Il ne voyait pas ses yeux, mais il sentait un regard tellement perçant qu’il s’arrêta automatiquement de bouger, et n’entendit qu’à moitié une voix terrifiante, lente comme un couperet, presque démoniaque, lui dire :
« Tu me coupes la parole une nouvelle fois, et je m’assure que tu ne recommenceras plus jamais. » Jasmine estima que sacrifier une partie de son égo en excuse n’était pas un coût si terrible à payer :
« Je m’excuse, patron. »

Les Deux Dingues ne s’excusaient pas, d’ordinaire. L’utilité de l’excuse n’était réservée qu’à ceux qui devaient en faire usage, pas à eux. Mais justement, ils avaient vu quelques exploits du MMM, et ils avaient décidé d’un accord tacite et implicite que tant qu’ils travailleraient pour lui, ils éviteraient de faire les cons devant lui, ou tout du moins, de le gêner. Le type ne plaisantait pas. Rien que parce qu’il leur avait présenté à tous une partie de ses pouvoirs, tout juste… faramineux. Au-delà de l’incompréhensible. Le MMM n’était rien, et il sortait de nulle part, possédant une puissance indécente et des plans que les Dingues ne comprenaient pas tant ils étaient… troués, alambiqués. Le MMM ne disait rien sur ces plans, il donnait seulement l’objectif, le squelette, mais il restait tellement vague que s’il n’avait pas toute une puissance derrière lui, personne ne l’aurait suivi. Mais il avait suffi qu’il montre un ou deux tours impressionnants et il avait rangé dans son armée des élites criminelles de Dreamland. Plutôt pas mal. Maintenant, il possédait une véritable armée, dont il devait diriger les têtes avec sérieux. Il ne devait en aucun cas se laisser marcher sur les pieds par les réflexions de David ou l’insouciance des Dingues, sinon, il ne serait pas respecté.

En plus de Lady Kushin qui était déifiée par ses serviteurs et possédaient donc l’égo qui allait avec, et des deux Dingues, il fallait compter sur David. Juste David. Lui, ce n’était pas non plus un rigolo. Il possédait peut-être moins d’hommes que Lady Kushin, mais il ne jouait pas dans la même cour que cette petite pouf mafieuse. Lui était un meneur, un adjudant, et il proposait ses troupes en tant que mercenaires. Il avait fédéré de nombreuses personnes, de nombreux groupes, rien que par son talent oratoire, ses idées et sa personnalité très doucereuse, et des fois impitoyable. Il avait même des Voyageurs sous son contrôle. Seuls les forbans connaissaient David et savaient comment demander ses services, souvent par l’ami d’un ami. Une guerre entre deux gangs rivaux avait de grandes chances de voir David entrer dans la balance, appelé par l’un des deux camps, et rétablir, contre monnaie sonnante et trébuchante, la paix, ainsi qu’un vainqueur qui avait vu ses troupes doubler. Chaque semaine, les mercenaires de David grandissaient en taille, en armement. Bientôt, ils allaient pouvoir s’attaquer aux Royaumes des Deux Déesses sans souci. Savoir que le MMM incorporait Ed dans son plan, une des quatre figures du Royaume, ne pouvait que le conforter dans le nouveau camp dans lequel il se trouvait.

Garabeòne quant à lui, n’était qu’une brute. Il était lui aussi une Créature des Rêves, mais il haïssait les Voyageurs comme personne ne les avait jamais haïs. Mélangé cela avec des testostérones bien généreuses et une motivation qui forcerait le respect à un général américain, et vous obteniez un des plus féroces tueurs de Voyageur. Massif, semblable à un lézard de fer et de roche, pourvu de crocs qui dépassaient de la gueule, Garabeòne était un monstre impitoyable que n’inquiétaient plus les autorités oniriques qui avaient « libéralisé », selon ses propres termes, l’abattage des Voyageurs, et lui permettaient donc d’agir en toute impunité. Il était pourvu en plus d’un mystérieux pouvoir que seules ses victimes connaissaient, qu’elles fussent collatérales ou non. Il parlait peu, ne se sentant pas concerné par les machinations, mais chacune de ses interventions donnait un point de vue, brutal et sans concession, sauvage, prédateur. Il était dans une logique à lui, de chasseur. Et il tirait de ses grands combats sa fierté. Sa prochaine cible sur ton tableau de chasse était justement un certain Ed Free, et sans qu’il ne sache comment, le MMM s’était approché de lui et lui avait proposé son plan. Garabeòne avait une première fois refusé, mais il avait été menacé de mort s’il s’obstinait dans sa quête stupide. Respectant la puissance, il avait alors acquiescé. Son code primaire n’insufflait aucune rage en lui de suivre le personnage étrange du MMM vu qu’il l’avait considéré comme un chef de clan. Surtout qu’à la fin, il aurait le blond entre ses griffes. Il écouta ainsi le MMM poursuivre :

« Je disais donc que quand vous entrerez dans mon domaine volant, vous comprendrez le pourquoi de mon choix. Vous ne me croiriez pas si je vous disais comment il fonctionne. » Ils acceptèrent sans discuter. Le MMM restait extrêmement mystérieux, mais ils comprenaient en quelque sorte ce choix : en cas de torture, ils ne pourraient lâcher aucune information sur son identité ou son plan. Même pas besoin de lui poser la question sur ce silence, ils passeraient pour des amateurs. En tout cas, David changea de sujet :
« Sinon, expliquez-moi, Lady Kushin, pourquoi n’avez-vous pas tué Ed Free quand vous le pouviez ?
_ J’étais censée le tuer ? »
, répondit-elle en cachant son sourire derrière une très jolie main, « Je suis désolé, mais notre chef miroite tellement dessus que je n’ai pas trouvé raisonnable de le tuer. Puis, je faisais ça pour Fino.
_ Je vous remercie sincèrement, Lady Kushin »
, fit à son tour le leader. « On s’occupera de Ed en temps et en heure.
_ Et pourquoi ? Ed Free n’est qu’un Voyageur parmi tant d’autres. Il y en a bien cinq cent de plus puissant que lui dans tout Dreamland.
_ Mon cher David, j’ai dit, il me semble, ‘en temps et en heure’. Pas tout de suite, mais pas dans longtemps. Ensuite, je vous ferais remarquer qu’il est une excuse, certes un peu bancale, mais suffisante pour que nos ennemis s’y intéressent. Et ils vont être amenés à fusionner. Or, David, si nos ennemis créent une coalition contre nous, vous préférerez qu’on ait en face un Voyageur comme Ed Free, ou un Voyageur beaucoup plus puissant ?
_ Vous ne nous dîtes pas tout.
_ Oui, mais je voulais seulement vous rassurer. Nous avons en quelque sorte, désigné notre adversaire, le héraut du camp ennemi, et trop étonné de ce choix, ce dernier le gardera près de lui. Il suffit juste de l’éliminer sans le tuer ou le mettre hors-jeu.
_ C’est intéressant comme stratégie. »
De l’ironie. « Vous comptez vous y prendre comment ?
_ Nous avons besoin de lui quelques temps, car il va accepter de jouer, tête baissée. Il est du péché « gourmandise ». Bref, symptôme du chevalier servant, trop grand attrait à Dreamland. Comment on l’élimine sans le tuer ? Je dirais plusieurs stratégies, nous choisirons la plus adaptée : conscience de son abus de nourriture, boulimie, gavage, etc. Il va se consommer lui-même, tout simplement. »
Personne ne comprit ce qu’il voulait dire. Le MMM parlait pour lui seul plus que pour les autres, faisait défiler ses pensées sans les expliciter. Il reprit, conscient du trouble qu’il jetait : « Vous comprendrez tout dans mon nouvel appareil. Il est temps que je vous explique un peu plus sur… »
Une énorme explosion le coupa. De la poussière tomba du plafond et un grondement sonore de murs qui tombaient à l’extérieur tonna pendant quelques secondes, avant de laisser place à un frétillement suspect. Jasmine lança une syllabe et un index accusateurs à Capucine :
« AH !!! »

__

Effarant, c’était effarant. Le professeur Skaï trottait dans les couloirs fermés de l’établissement scolaire. Il avait une énorme chemise cartonnée remplie de feuilles qui s’échappaient, et il tenait à la main une pile qui s’agitait sous les remous de la marche. Il n’avait jamais vu ça depuis… depuis qu’il était professeur en fait. Plus précisément, professeur de Complot Machiavélique, dans la fameuse institution de l’Académie des Méchants Diaboliques (le nom était bateau à en pleurer, mais le premier Directeur avait voulu la nommer Ecolinator, ce qui avait permis d’être plus tolérant envers les noms merdiques). Il y avait eu trois directeurs qui s’étaient succédés au fil des années, et c’était le quatrième qui occupait le poste maintenant, certainement le plus étrange puisqu’il était un Voyageur, mais aussi le plus efficace et le plus compétent, certainement parce qu’il était un Voyageur.

Le professeur frappa trois coups avant d’entrer, et il ouvrit la porte dès qu’il en reçut l’autorisation. La salle était tapissée de rouge, le sol et les murs. Un énorme bureau massif coupait la pièce en deux, et le directeur dans l’ombre regardait un de ses professeurs avancer dans la salle. Etrangement, il semblait terrifié. Les salutations s’échangèrent très vite, mais moins encore que la suite de la discussion :

« Skaï, il est très tard, vous savez. Je ne vais pas tarder moi-même à me réveiller.
_ Vous pensez bien, Monsieur le Directeur, que c’est extrêmement urgent.
_ Je vous crois. Vous vouliez me montrer… ?
_ Tout cela. »
Il posa la pile de feuilles de papier qu’il tenait à la main. Il expliqua tandis que le Directeur se saisit de la pile et commença à la consulter :
« C’est un banal devoir maison, qu’ils pouvaient rendre par DreamNet et…
_ Calmez-vous. Quelle classe ?
_ La classe des CE2. Excusez-moi. Voilà, si vous lisez l’énoncé, vous constaterez que c’est tout banal. Braquer une banque avec un pistolet, une peau de banane et un collaborateur. Y a tous les détails, et tout. Normalement, dans ce type d’exercice, la moyenne de classe tourne autour de onze sur vingt. Mais si vous regardez les quelques copies que j’ai corrigées avant de me rendre compte de la supercherie, vous verrez…
_ Vingt sur vingt.
_ Exactement.
_ Un vingt. Et là, un autre vingt. Et encore un autre. Et encore un autre. Je suppose que tous les plans diffèrent ?
_ Oui. Par contre, notre meilleur élève, Cartman, a eu un trois.
_ Vous avez extrêmement bien faits de me les montrer. Je peux vous dire que un, évidemment, ce ne sont pas les enfants qui ont écrit ça. Deux, que celui qui a monté ce canular est très bien informé puisqu’il nous a prouvés qui est dans notre tête de classe. Et de trois, que le MMM vient d’appuyer sur l’horloge. C’est à nous de jouer. »
Il fallait être plutôt diabolique pour utiliser une telle métaphore alors que la situation semblait sur le point de dégringoler.
« La grande partie commence, alors ?
_ Lancez le projet SMB. Contactez-les tous. »
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MessageSujet: Re: Meilleur Méchant Machiavélique Meilleur Méchant Machiavélique EmptyMar 15 Avr 2014 - 0:04
Chapitre 2 :
Super Missile Balistique




« CAPTUREZ-LE !!! QUE CE FILS DE PUTE NOUS ECHAPPE PAS !!! »

  Sous les ordres aboyés, Connors bifurqua et traversa un mur de papier faisant penser à une maison traditionnelle japonaise. Il avait tout de l’amant secret, et ce n’était pas si incroyable que ça vu qu’on pouvait plus ou moins le prendre pour tel. Des traces de rouges à lèvres un peu partout, notamment là où il y aurait dû avoir des vêtements, ainsi que sa totale nudité. Et ce n’était jamais pratique de fuir ainsi dans une maison close de Luxuria.

« RETROUVEZ-MOI CET ENFOIRE ! »

  Connors se dirigea dans le sens inverse de la voix qui gueulait. Le directeur n’aimait pas quand ses employées bossaient gratis, et même si elles n’auraient pas été contres que Connors les paie, si celui-ci leur faisait sa mine de chiot abattu en disant qu’il n’avait pas plus d’EV que ça, elles agitaient le poignet en disant que ce n’était pas grave (puis se remettaient à agiter le poignet plus tard). Connors n’était pas très apprécié dans les environs, effectivement, mais il allait certainement s’en tirer. Il traversa littéralement une porte comme si elle n’avait pas existé et se retrouva dans un lit en forme de cœur qui accueillait déjà des ébats fougueux. Les deux se retournèrent, pour voir un homme hausser les épaules, totalement nu.

« Service d’étage, vous avez besoin d’un ménage à trois ?
_ CONNOOOOOORS !!! »


  Le directeur traversa la porte littéralement, mais de façon moins légèrement moins subtile vu qu’il la détruisit. Il eut juste le temps de voir le Voyageur traverser le plancher comme s’il était un spectre. Difficile à croire que ce type n’était pas un Claustrophobe, vu que ses pouvoirs lui permettaient d’être intangible. Mais ça ne se résumait pas à ça, et il avait appris à le démontrer très vite quand un Agoraphobe l’avait à l’œil. Il atterrit dans une autre chambre où un autre client avait à peine commencé à consommer vu que ladite consommation avait encore ses vêtements (une ficelle là et là). Le Voyageur s’enfuit très rapidement. Il savait où il était, dans le premier étage… Tiens donc, les placards où étaient rangés les peignoirs de bain pour les clients cherchant un coin tranquille et humide dans le sauna de l’hôtel. Il trouva un robinet et se mouilla intégralement le visage.

  Le directeur passa tout près de Connors quelques secondes plus tard, mais ne le reconnut pas. En même temps, il pourchassait un jeune homme plein de vigueur et nu. Il ne croisa qu’un vieil homme aux traits tirés vingt centimètres moins grands que sa cible qui venait de prendre un bain, vu comment ses cheveux étaient trempés. Il lui demanda rapidement s’il n’avait pas croisé quelqu’un, mais le vieil homme (une Créature des Rêves selon ses oreilles) secoua la tête. Pas ici, non. Le directeur jura et continua ses recherches. Connors marcha tranquillement vers la sortie en sifflotant, et cinq minutes après avoir quitté l’hôtel, il reprit son visage d’origine. Et en plus, il avait un peignoir maintenant, un habit qui ne dépareillait jamais dans le Royaume.

  Il s’acheta une pomme carrée avec une rognure d’ongle d’EV et se mit à la boulotter en se baladant dans le coin. Il connaissait Luxuria comme sa poche, si bien qu’il avait croisé plusieurs fois les Seigneurs du Royaume. D’ailleurs, il voyait sur un panneau publicitaire la tête du Seigneur mâle, tout sourire avec ses cheveux coupés courts de couleur rose, dont le slogan se répercutait sur toutes les têtes : « Nous vivons pour le sexe et le plaisir. Luxuria est votre vie ». Beau semblant de chiasme, pensa-t-il en croquant dans le fruit.

  Il remarqua la personne dès qu’elle allait se mettre à lui parler. Un grand sourire ornait le visage de Connors, qui ne pouvait pas ne pas reconnaître une femme, même si elle mettait une capuche sur sa tête.

« Liz ! Ça me fait plaisir de te revoir ! Tu te portes bien ?
_ Comme je peux. Connors, je ne m’attarde pas, mais demain, tu es sollicité à l’Académie. On a besoin de toi.
_ Ce n’était pas dans mes plans.
_ Dès que la mission sera terminée, tu auras trois mille EV en récompense.
_ Trois mille, hein ? »
, dit-il d’un ton pensif. Il eut à peine le temps de formuler ses doutes qu’elle les confirma :
« Trois mille cent quarante, pour être exact. » L’Académie était toujours bien informée. Il acquiesça. Pour que l’Académie lui propose la somme exacte dont il avait besoin, c’est qu’elle avait vraiment besoin de lui, pour une mission très difficile. Encore une fois, elle dissipa ses doutes en les confirmant : « Prépare-toi, Connors. On a un quelque chose de lourd sur les bras. »

__

La radio crachait :

“I'm super
Thanks for asking
All things considered
I couldn't be better I must say

I'm feeling super
Nothing bugs me
Everything is super
When you're---
Don't you think I look cute in this hat?”

  La mélodie entraînante sortait des enceintes ronde du docteur Doofenshmirtz tandis qu’il terminait sa nouvelle machine qu’il avait amoureusement baptisé le « Collaborator », et qui consistait à modifier les pensées des gens afin qu’il prenne le Docteur en admiration. La raison était que depuis qu’il avait déjeuné avec son grand-frère, le chouchou de la ville qui n’avait qu’à sourire pour qu’on l’invite à dîner chez lui en s’excusant de n’avoir fait le ménage intégral que deux jours seulement. Il l’avait tellement agacé que le méchant avait décidé de créer une nouvelle machine afin que lui-même soit adoré. Adoré, vénéré, même combat de toute façon, et qu’il ne soit pas acclamé par de véritables sentiments ne le désespéraient pas ; comme si son idiot de frère, lui, était acclamé pour sa personnalité ! Et pour finir sa machine… voilà, il ne lui manquait plus que… Rah, encore ce câble et ce bouton rouge absents. Et pour répondre à sa plainte, quelqu’un frappa à la porte. Le Docteur Doofenshmirtz laissa rentrer un grand Voyageur massif :

« Oh, Youri ! Jouste à temps. Pose les afféres ici.
_ Encore un plan pour détruire la ville, Docteur ?
_ Nan, jouste convertir les cérveaux dé la popoulation.
_ Nettement moins dangereux »
, fit Yuri en déposant un carton dans lequel fouilla rapidement le Docteur afin de dégotter ce qu’il cherchait.

  Le Russe regarda son client installer les derniers composants pour sa nouvelle machine démoniaque peinte d’un violet de mauvais goût. Il le regarda avec un sourire d’enfant… Le Docteur invitait une machine toutes les semaines qui pourrait mettre en péril le Royaume, et il échouait systématiquement. Déjà parce que Perry l’ornithorynque était plein de ressource, et aussi parce que son Major Monogram était bien informé. Ou plutôt qu’il avait un indic en béton pour savoir quand est-ce que le Docteur allait lancer une nouvelle machination diabolique, quelqu’un qui était devenu le meilleur procureur de trucs et bidules de tout le Royaume.

  D’ailleurs, Yuri les avait prévenus concernant la machine, mais il n’avait pas encore eu de retour. Il savait que les agents étaient en réunion tellement secrète qu’au moins la moitié de la population ignorait son existence, mais il n’avait pas douté que ça serait si long. Peut-être que si les deux ne réagissaient pas assez vite, le Docteur parviendrait à quelque chose et une partie du Royaume pourrait sombrer dans les flammes. Yuri prit une légère initiative et demanda au scientifique un verre d’eau, parce qu’il faisait chaud dehors. Il faisait toujours chaud dans cette partie du Royaume ; dans le monde réel, en Février, vers Saint-Pétersbourg, le froid ne cherchait jamais à dépasser les moins quinze degrés. Yuri n’était pas habitué.

  Tandis que le scientifique s’en alla lui chercher le rafraîchissement, Yuri arracha promptement et discrètement deux câbles de la machine et les mit dans sa poche. Voilà qui était fait, le Docteur ne s’en prendrait qu’à lui-même pour cette erreur. Yuri n’avait aucun regret, car le scientifique à tête de poulet pouvait construire n’importe quoi tant que c’était imaginable et qu’il avait les outils à disposition. S’il n’y avait pas des agents secrets pour l’arrêter tous les quatre matins, Doofenshmirtz serait le roi de la ville, et on aurait le droit de prier si elle était encore intacte. Puis de toute manière, ce n’était que le quatrième plan qu’il devait arrêter lui-même, parce que l’agent P avait parfaitement le droit de prendre des vacances à son tour. Et le méchant ne se doutait de rien, évidemment. Le Docteur combinait une intelligence redoutable avec une naïveté confondante… Oh non, attendez, il n’était pas extrêmement intelligent. Comment construisait-il ses machines alors ? On pouvait supposer que dans Dreamland, construire des bidules technologiquement avancés n’était pas si incroyable que d’accoucher d’un scénario par écrit. Tant qu’on l’avait en tête et qu’on se sentait assez stupides et motivés pour croire que ça réussirait…

  La tête du Docteur réapparut soudainement de la cuisine et il interpella le Voyageur. Il lui montra rapidement qu’il avait reçu un message sur son vieux téléphone portable carré :

« Convocation immédiate à l’Académie des Méchants Diaboliques. Le message nous est adressés à tous les deux ». Là, c’était étrange.

__

« DRRRIIIIIIIING !!!
_ TELEPHOOOOOONE !!! »
, beugla une voix grave sortie des tréfonds de la stupidité humaine, d’une stupidité qui ne savait pas très bien parler. Il ne donnait pas d’ordre, il hurlait juste en espérant faire plus de boucan que l’appareil.
« DRRRRIIIIIIIING !!!
_ TELEPHOOOOOOOOONE !!! »


  Le Sergent Johnny entendait parfaitement les hurlements hystériques de l’Adjudant dans la pièce d’à côté, ainsi que le bruit qu’il fit quand il se cogna contre un mur. Très gentiment, ce fut le Caporal Kelly qui se dépêcha de faire taire le fou furieux, la seule tâche pour laquelle elle montrait un peu de motivation. Selon elle, Perkinson devait être une sorte d’animal de compagnie.

« Y a quelque chose, Kiki ?
_ TELEPHONE ! TELEPHONE ! TELEPHONE !
_ C’est le téléphone, c’est ça ?
» Entendant cette question stupide, le Sergent Johnny leva les yeux en l’air (et éplucha dix patates en moins de quinze secondes). Comment ça ne pouvait pas être le téléphone, vu que c’était le seul mot que l’Adjudant criait ?

  Le Caporal alla décrocher, ce qui eut le mérite de calmer instantanément Perkinson comme si sa vie était reliée au claps de l’appareil. Vu que le débit de voix était moindre que les hurlements de l’Adjudant, le Sergent eut du mal à entendre ce qui se disait, ce qui l’aurait franchement intéressé vu que personne n’était assez stupide pour appeler la Compagnie Panda pour des raisons reconnues de tous : elle pourrait interagir avec vous dans un avenir proche. La discussion dura tout de même cinq minutes, même si le Caporal ne parlait pas tant que ça. Le Sergent vit la tête de cette dernière dépasser l’encadrement de la porte de la cuisine, et elle avait l’appareil dans les mains. Il demanda ce qu’elle voulait, et elle lui répondit qu’elle devait donner ce téléphone au chef de la Compagnie Panda.

  Le Sergent grogna… Depuis que le Major avait légèrement gâché la fête des dessins animés il y avait de ça deux ou trois ans, la Compagnie avait été approché par l’Académie des Méchants Diaboliques pour qu’ils « remboursent » leur dette. Dès qu’elle avait besoin d’eux, elle devait les appeler, et si la mission avait un fond moral et ne constituait pas en autre génocide, alors les Voyageurs militaires devaient arriver. Et il semblerait que l’Académie avait besoin de parler à des têtes de la Compagnie pas trop connes et disponibles… Le champ des possibilités se réduisait à un brin de ficelle. Le Caporal Kelly chuchota pour apporter des précisions :

« Ils ont besoin de tous les Voyageurs de la Compagnie Panda disponibles qui sont intelligents et discrets. » Le Sergent Johnny se dit que l’Académie ne devait pas s’être très bien renseignée sur la Compagnie Panda.

__

  Il reposait tranquillement dans sa cellule, assis sur la planche de bois qui lui servait de couche, les bras sur les genoux, le visage tourné vers le sol. On n’aurait pas dit qu’il était prisonnier, mais personne ne voulait savoir ce qui se tramait dans la tête de Soy. Âge inconnu, force inconnue, patronyme véritable inconnu. C’était assurément un des Voyageurs les plus mystérieux de sa génération, et l’aura qu’on lui trouvait était assurément mystifiée par les rares données extraites de lui. Petit a, il avait fait couler un petit Royaume à lui tout seul. Et petit b, les nombreux témoins qui connaissaient son pouvoir disaient de celui-ci qu’il était un des plus puissants jamais existés, si ce n’était le plus puissant.

  Etait-ce un criminel ? Les rapports le disaient, assurément, mais aucune preuve n’était fournie. Soy pouvait tout à fait être blanc comme linge, et c’était ce qu’il affirmait de sa voix forte et claire. Aucun gardien n’était se tenir trop prêt de Soy. C’était un anarchiste pur et dur, comme on en rencontrait peu, qui avait focalisé toute sa vie sur cet objectif de saper tout le pouvoir et rendre la liberté aux gens. La sauvagerie barbare de son principe et sa beauté primale qu’on pouvait y trouver se transposaient dans tout son corps, sa façon de tenir, sa démarche, sa rhétorique. Soy Swami était quelqu’un qui disposait d’une énergie incroyable, c’était un torrent, et on pouvait l’entendre gronder si on s’approchait de trop près. Ceux qui maintenaient prisonniers un tel anarchiste avaient de quoi être effrayés, oui.

  Les barreaux s’ouvrirent, et deux hommes pénétrèrent dans la large cellule. Le premier était le capitaine des gardes, le seul qui pouvait soutenir le regard de Soy et ne pas sombrer dans son petit jeu. Il se gratta une barbe d’une semaine, et n’eut pas le temps d’introduire la seconde personne que l’anarchiste sourit et laissa entrevoir des canines avides de liberté :

« Vous m’donnez enfin un autre tolard ? Je me séchais les paquets, seul, je suis content.
_ Ferme ta gueule, Soy. C’est un visiteur qui veut te causer.
_ Marre des causeries.
_ Je te promets que ça t’intéressera »
, intervint rapidement le troisième individu. Soy dut reconnaître le personnage car il le scruta du visage et trouva ce qui l’intéressait. Le capitaine s’en alla, même s’il n’oublia pas de fermer les barreaux à clef. L’anarchiste se mit à débiter :
« Z’êtes forts, hein ? Vous êtes assez haut placés pour qu’il ose pas traîner une oreille. Je savais pas que le patron de l’Académie avait du prestige en-dehors de la frontière.
_ Je te remercie du compliment, mon petit Soy. Je vais être direct : j’ai besoin de toi. Il y a le MMM qui a fait surface.
_ Et il cause du barouf ?
_ Il commence à peine. »
, répondit le Directeur en claquant la langue. « On risque d’avoir du boulot, d’avoir besoin de toutes tes compétences, et de ton carnet d’adresses. Tu es de la partie ?
_ J’ai promis, et je me défilerai pas. Dégommez-moi ce tatouage de sous la gorge, et je réduis en poussière ce que vous voulez. A commencer par cette prison. »


__

  Marine… La première chose qui frappait chez elle, c’étaient ses cheveux roux, presque rouges, sans teinture. Ensuite, sa peau était pâle, son visage était mignon comme tout, sa stature donnait envie. Mais personnellement, la première chose qui me frappa au réveil chez elle, ce fut le soleil qui éblouit la pièce quand le volet fut remonté de quelques tours de poignet, un soleil si éblouissant (vive l’hiver) que je me réveillai direct, et je mis cinq secondes à faire la transition entre une situation mystérieuse dans les couloirs de mon Royaume, et le petit salon de l’appartement de Cartel dans lequel j’étais lové, et maintenant ma position était perturbée par un flot de lumière qui me brûlait les yeux même derrière mes paupières. Deux petits toc-tocs sur ma tête accompagnés d’un :

« On se réveille, tête-de-nœud. »

Je suivais, d’abord aveugle, un fessier qui s’aventurait dans la cuisine et qui se posa, fier, sur une chaise où trônait un petit-déjeuner déjà partagé par Cartel. Après la soirée abominable en famille, ignoble de platitude et d’interrogatoire, il était temps de passer à l’ex. Et vous vous demandiez maintenant pourquoi je n’avais pas envie de revenir à Paris ? D’ailleurs, pourquoi avais-je accepté ? Pourquoi avais-je décidé de faire huit cent kilomètres pour me faire battre le cul férocement par des individus qui étaient tous aussi heureux que de moi de me voir débarquer en Île-de-France ? Pourquoi n’étais-je pas resté chez moi à bouffer mes chips et à nourrir mon chat tandis que je regarderais un film en streaming, pestant contre le téléchargement et mon statut de déchet humain que je faisais tout pour préserver telle une couverture ? Pourquoi alors que Dreamland commençait à bouillir et que j’aurais besoin de toutes mes réserves mentales et mon courage pour affronter un nouveau danger dans les journées qui arrivaient ? Peut-être pour mieux apprécier ces moments, justement ? Je me voyais déjà combattre douloureusement contre le passé, mais la vague parentale m’avait déjà submergé. Je me voyais déjà affronter Marine sur un pied d’égalité, mais cette salope m’avait prise au dépourvu en lançant un service de tennis qui pourrait peut-être faire ace. On n’allait pas commencer à se mettre dessus directement quand même, dès le matin, dès le réveil ? La garce… Cependant, la façon dont elle m’avait embêtée semblait plus naturelle que revancharde. Une nouvelle bouffée d’espoir voulut me remonter à la gorge, mais je n’avais pas envie d’espérer trop tôt. Il n’y avait pas dix secondes qui s’étaient passées, oh. J’étais tellement terrifié que je voulais m’accrocher à n’importe quel espoir ?

  Je me levai, torse nu et filai prendre ma douche sans rien dire aux deux filles sinon un gargouillement né de ma gorge qui devait être pris pour une salutation. De peur d’affronter Marine, confortablement installée chez elle, prenant Cartel comme un soutien, je pris une douche pas trop courte, mais de peur qu’on remette en doute ma virilité, j’en pris une pas trop longue non plus. Je sortis après m’être séché les cheveux, et comme un fantôme, je m’assieds au troisième côté de la table carrée. Les deux filles m’observaient sans rien dire, et sans vraiment me regarder en fait, et je me dépêchai de briser la glace de la voix la moins assurée du monde :

« Hey… Marine, ça va ?
_ Ca va. »
Réponse plus mécanique, tu meurs. Cette soudaine froideur me laissa de glace, mais Marine servit un plateau de banalités : « Sinon, ton voyage s’est bien passé ? Huit heures de moto dans le froid, ça a dû être dur. » Un regard vers Cartel qui ne s’excusa même pas du regard. On devait cacher la moto aux parents, pas forcément à Marine. Vu comment ils avaient réagi à ma barbe un peu mal coupée au niveau du cou, vous imaginiez s’ils avaient su que j’avais traversé la France en moto, le véhicule le plus meurtrier du monde, loin devant le skateboard et le bus scolaire, j’aurais été déshérité et bannis du pays. Je répondis tout de même :
« C’était pas terrible, mais ça allait. Traverser des centaines de kilomètres d’embouteillage sans difficulté, ça aide à relativiser le voyage.
_ Tu m’étonnes… Elle est marrante, ta barbichette. »
Un compliment ? Une insulte ? Comment savoir ?
« Ça fait longtemps que je l’ai.
_ Ca fait encore plus longtemps qu’on s’est pas vus.
_ Oui…
_ Hum…
_ Voilà…
_ Et sinon ! »
, intervint Cartel presque en se levant pour sauver l’ambiance étrange qui se dégageait de la petite cuisine, « Pour déjeuner, je nous fais quoi ?
_ T’embêtes pas à faire la cuisine, Cartel »
, lui répondis-je en sautant sur la bouée de sauvetage, juste avant que Marine ne s’y accroche aussi :
« Attends, Ed peut donner un coup de main.
_ Non, il ne peut pas. Il est pas doué.
_ Toujours pas ? »
LA PIQUE que j’attendais, ou plutôt, le type de remarque que j’attendais avec grande impatience en venant ici. Mon agacement prit la forme d’un froncement de sourcils, mais je vis le petit sourire que Marine me faisait et qui voulait me faire signifier que c’était plus une blague qu’un reproche. Je ne le pris pas comme tel pourtant, et comprenant que je n’étais pas aussi compréhensif que ça, elle détourna son visage pour revenir sur Cartel. Elle proposa alors :
« Venez, on se fait un truc tranquille pour ce midi, et ce soir, on se fait un chinois. Ça vous va ? » Nous fûmes d’accord. Le reste du repas fut plus tranquille et on en resta à une conversation très simple, et peu chargée en mots. Cartel avait fini la première mais attendit gentiment que Marine parte à son tour pour me laisser seul, histoire de ne pas nous laisser l’un en face de l’autre. Nous la remerciâmes tous les deux du regard. Nous ne savions pas encore réagir face à l’autre, avançant et se rétractant, mais restant sur une position neutre, défensive.

  Je restai tout seul à table. Je me rendis compte que j’avais passé cinq fois mon couteau sur ma tartine sans avoir trempé le premier dans du miel. Je me demandais si les filles s’en étaient rendues compte, ou si Marine avait aussi porté son bol une bonne dizaine de fois à ses lèvres en oubliant qu’il n’y avait plus rien à boire dedans. Dans la cuisine flottait maintenant une odeur de thé, très prisée par les deux filles tandis que je restais au jus d’orange et au lait. Le thé et le café, très peu pour moi, quoiqu’on en dise. Je me levai après avoir terminé mon petit-déjeuner. Les filles passaient un temps interminable dans la salle de bain. Je débarrassai tous les couverts et les aliments avant de passer un dernier coup sur la table avec une éponge.

  Pour mon plus grand bonheur, Marine s’éclipsa dès la moitié de la matinée et annonça qu’elle ne reviendrait que pour le dîner, finalement, dynamitant sans gêne le plan qu’elle avait elle-même fixé il y avait une heure. Je me doutai bien que j’y étais pour quelque chose dans ce revirement, ma présence latente qui oxydait sa carapace, sa bonne tenue. Je ne savais pas. Peut-être que c’était la même relation qu’entre moi et mes parents, mais que pour le coup, j’étais celui qu’on n’avait pas envie de voir. Je remerciai juste Dieu de cet état de fait, et je sentis que même Cartel soupirait. Je lui dis comment ça s’était passé, nos retrouvailles tant craintes, d’un point de vue purement objectif, et elle m’avoua que ça aurait pu être pire, mais que ça pourrait être difficilement mieux. Et il y avait de la marge. J’en profitai pour lui poser quelques questions sur Marine afin d’être au point et de ne pas faire de bourdes. J’appris rapidement qu’elle avait continué dans sa voie : de la science sociale. Je fus un brin ravi de constater qu’elle serait chômeuse plus tard mais je tentais de calmer mes ardeurs vengeresses. Cartel passa à un sujet beaucoup moins reluisant et parla du nouveau petit copain de la rousse, et m’avoua sans chercher à abonder dans mon sens (inconsciemment sans que je ne le connaisse, dans mon sens) que c’était un peu un con. Tant mieux. Je l’avais toujours su. Toutes les ex au monde de tous les garçons sortent ensuite avec des cons. Et si elles se remettent avec vous, c’est que vous êtes encore plus crétins. Ça me changerait des petits amis si irréprochables. Je ne visai personne, mais j’espérais qu’un franco-hispanique était en train de crever d’un bon rhume japonais. Cartel m’acheva enfin en me disant que ce n’était pas le plus crétin des mecs avec qui Marine était sortie, et l’insistance de son regard sur ma personne me fit comprendre le message. Ma sœur s’excusa en me chiffonnant la tête pour me faire une coupe décente.

  J’aidai un peu Cartel à faire un grand ménage de printemps (qui devait certainement être fait tous les cinq jours) afin de m’occuper l’esprit et d’attendre jusqu’au déjeuner. Même si Marine m’avait réveillé elle-même, midi était déjà actuellement passé, ce qui avait sucré plus ou moins la matinée. J’aidai donc Cartel à faire la bouffe en essorant la salade (Cartel abhorrait de tout son être les salades en sachet, pour une raison totalement inconnue de l’humanité. Quand on y réfléchissait, c’était peut-être parce ça lui faisait une tâche ménagère en moins. Je suis sexiste). Elle découpait des tomates et, même si cela manquait d’originalité, on parlait encore de la famille, et plus particulièrement du grand repas familial qui allait avoir lieu dans moins de trois jours. Avec les grands-parents. Le niveau supérieur, en quelque sorte, l’Armageddon final, total. La dernière épreuve avant que je ne fus essoré, livide sur le parquet, et rampant jusqu’à Montpellier.

« Tu te consoleras avec Juju. La pauvre, elle n’aime pas ça non plus. » Aaah, Juju. La dernière de la famille, de loin, presque huit ans de décalage avec l’ancien benjamin en titre, Clem. Juju, qui avait donc treize ans. Elle aussi était douée à l’école, tiens, histoire de bien séparer les filles des garçons. Cependant, elle était beaucoup plus créative que Cartel, quand cette dernière était plus entrepreneuriale. La grand-mère avait dit avec fierté qu’elle avait la « fibre », le truc. La créativité en général qui s’insufflait en elle et qui l’inspirait. Elle allait passer en troisième dans pas longtemps. Je fus extirpé de mes pensées par une autre bonne nouvelle :
« Et y aura Fred. » Le sourire qui barrait le visage de ma sœur était aussi grand que le mien. S’il y avait Fred, alors tout se passerait bien. C’était un grand-oncle, mais vraiment génial. La perspective du repas familial devenait soudainement beaucoup plus joyeuse.

  Après le repas, je m’affalai sur le canapé. Il n’y avait pas grand-chose à rajouter à cette journée sinon que Cartel sortit à son tour pour donner des dossiers à des collègues de travail. Trop lassé par sa vie professionnelle qui devait tenir sur cinq pages de CV, je préférais ne pas demander de détails et d’accepter ma solitude. J’aurais pu m’enfuir, mais sans les clefs de la maison, mon destin était irrémédiablement enchaîné à l’appartement. Je me demandais combien elles gagnaient chacune pour se payer un tel appart’. Bah, pas grave. Juste la moitié de la paie de ma sœur devait suffire. Cette dernière partit et me promit qu’on se ferait une bière demain pour remplir un peu la journée à venir. Je lui dis qu’il n’y avait aucun souci, et elle disparut dans le couloir en fermant la porte. Je l’entendis descendre les escaliers en nonobstant l’ascenseur, et en me laissant seul.

  Je décidai d’ouvrir mon ordinateur portable. Pendant deux heures, je ne fis que glander devant, voir enfin un mail de Stéphane auquel je répondis sans chaleur (et en me rendant compte que Maze ne m’avait demandé aucune précision pour l’opération ; peut-être que lui aussi avait trouvé l’idée de l’appât bonne), et je faisais défiler les pages. Dès que j’usai toutes les pages Internet, je décidai d’appeler ma voisine Maloueste pour savoir comment allait Bourritos. Elle me répondit d’une voix chevrotante qu’il allait bien, et tenta pendant trois minutes de le faire miauler au combiné pour me dire à quel point il était bien. Mon crédit gémit et je décidai de la remercier rapidement avant de couper le contact. J’allai ranger le portable de ma poche quand il sonna une nouvelle fois. Je vis rapidement le nom qui s’affichait : « Ophelia Dl »
Mon cœur hurla et courut dans la poitrine, mais pas forcément de joie. D’un sentiment puissant, profond, énorme, gueule ouverte.

A la première sonnerie, je restai encore hébété devant la raison de cet appel, et me demandais pourquoi elle m’appelait. Un truc en particulier, savoir comment j’allais… Comment savoir si je ne répondais pas ?
A la seconde, je tentais de savoir comment on s’était quittés, déjà. En bons termes, très certainement. Mais ça faisait longtemps qu’on ne s’était pas revus, et les raisons de ce vide devaient-elles être trouvées dans une gêne quelconque, créée par les aventures de cet été ? Dans lesquelles elle s’était battue contre son passé ?
A la troisième sonnerie, je me remémorais ce que je ressentais pour elle. J’avais été amoureux, non, quelque part ? Si, je l’avais certainement été, et j’avais étouffé ce sentiment devant Romero, son petit copain. Mais il paraissait qu’ils avaient rompu peu après que je fus parti, peu après les déboires estivaux. Cependant, une flamme aussi puissante qu’on avait piétiné avec acharnement pouvait-elle se remettre à briller ?
Vu mon état à la quatrième sonnerie quand je décrochais, je supposais que oui.

« Allo ? » Trop fébrile. J’étais vraiment une sous-merde.
« Allo, oui, Ed ? » Putain, sa voix. J’avais l’impression qu’elle avait trotté dans ma tête pendant des années et des années. Je voulais me plonger dedans. Elle enchaîna sur comment j’allais.
« Je suis en vacances, là. Tout va bien, je suis à Paris, chez ma sœur, et toi ?
_ Je vais bien. Je m’excuse vraiment de pas t’avoir appelé plus tôt.
_ C’est pas grave, moi non plus, je t’ai pas appelée. »
Un silence gêné, coupable. Ophélia prit les devants :
« Et je m’excuse encore pour ne t’appeler que parce que j’ai besoin de toi, Ed. » Je ne peux pas vivre sans toi, c’est ce que tu voulais dire, c’est ça ?
« Je t’en prie, Ophélia, dis-moi tout.
_ Pour faire court, j’ai un gros problème, et je ne vois que toi pour m’aider. C’est Pijn. »
Saloperie de crevure de merde. Mon poing se serra et je dis d’une voix impérieuse :
« Dis-moi tout sur ce connard.
_ Il va m’envoyer… un de ses Voyageurs.
_ Tu veux que je t’en débarrasse ?
_ Surtout pas !
_ Tu as besoin de moi pour quoi alors ?
_ Bien… Bon, écoute. Le Royaume des Chevaliers de la Table Pentagonale organise un bal cette nuit-là. J’ai été invité, en remerciement de ce que j’ai fait, et j’ai le droit de ramener un cavalier. C’est compliqué à expliquer, je préfère qu’on se voie.
_ J’y serai à coup sûr ! »
, répondis-je d’une voix peut-être un peu trop emportée.
« Merci Ed, je savais que je pouvais compter sur toi. A cette nuit, alors.
_ A tout à l’heure, oui. »
. A cette nuit, elle avait dit. N’était-ce pas alléchant comme formule ? Et elle avait dit que je serai son cavalier. Cette nuit ne promettait que de bonnes choses. Voilà qui me permettrait de me détendre, enfin. Ça me ferait du bien. Ophélia avait dit qu’elle comptait sur moi. Il ne restait plus qu’à savoir pourquoi. Pijn, ce foutu salopard. Je ne me demandai pas du tout quelles seraient les répercussions politiques de mon aide, sachant que les Claustrophobes et les Algophobes étaient des alliés. Mais je n’étais pas dans le camp de Pijn, c’était tout.

  On était en pleine soirée, dans un minuscule restaurant chinois dont le comptoir occupait la moitié du terrain. Paris et ses loyers exorbitants… Il n’y avait pour ainsi dire plus de trois tables et bonne chance à ceux qui voulaient y tenir à plus de deux. Heureusement, on avait réussi à se caler à trois en se serrant (c’était parfait, j’avais l’impression d’être chez Cartel). Dehors, la pluie tombait dru, la nuit était complète, mais Paris était une grande ville, une capitale. Elle non plus ne dormait pas, et en plus de toutes les fenêtres et tous les magasins ouverts, il y avait encore énormément de monde qui vagabondaient sur les trottoirs. La vitre trempée empêchait de voir correctement dehors et je retournais rapidement à mon plat, coincé entre le radiateur et Cartel. J’avais presque chaud, mais un courant d’air venu de nulle part terminait de transformer le restaurant en frigo. J’avalai une bouchée avec deux baguettes en revenant dans la discussion.

  Contre ma volonté, et de façon totalement inattendue, le dîner fut très chaleureux. Marine et moi s’ouvrions à nouveau comme si rien ne s’était passé entre nous, et même si notre discussion était couverte par des clients qui commandaient, par la porte qui chuintait quand on l’empruntait et la pluie qui battait inlassablement derrière, le repas fut excellent, et l’humeur joyeuse. On plaisanta longtemps sur les Marais, le quartier gay de Paris, et aussi connu pour ses magasins fermés aux gamins. On continua sur Montpellier, savoir comment la ville était, quel temps il faisait là-bas, et la température. Marine osa même demander des nouvelles de Bourritos, qu’elle avait connu un temps dans mon propre studio. Il était toujours aussi gros, toujours aussi con, toujours aussi flemmard ; un chat, quoi, conclut Marine avant de prendre des nouilles. Elle parla aussi de ses études et des conneries qu’elle y faisait avec ses potes ; savoir que je ne faisais plus partie de ses proches me laissa de marbre, mais me rappeler qu’elle en avait trouvé des nouveaux me faisait un peu mal. Je n’avais aucune idée du pourquoi, une sorte de jalousie à laquelle je n’étais pas censé prêter attention. Marine sortit son portable de sa poche, c’était la troisième fois depuis qu’elle était assise sur la chaise blanche, et eut un énorme sourire. Je reconnus le visage de quelqu’un qui allait faire bisquer une autre personne avec un secret qui ne serait dévoilé qu’après des dizaines de plaintes.

« Caaartel ? C’est ton anniversaire, bientôt, non ?
_ Oui, pourquoi ? »
, demanda-t-elle en levant le visage de son verre d’eau qu’elle s’était remplie. Elle venait tout juste de se rendre compte du visage de Marine. Ma sœur se mit de suite sur la défensive.
« T’as préparé quoi, Marine ?
_ Qu’est-ce qui te dit que j’ai préparé un truc ?
_ Ton visage »
, répondis-je en accélérant le processus et faisant mine de ne pas m’intéresser à la discussion, « Visible comme un nez dans une figure.
_ Ed, ta gueule un peu. Mais ouais. Moi et les filles, on t’a préparé une super surprise !
_ Et quoi ?
_ Devine. Tu devines.
_ Comme si je pouvais deviner… Une fête ?
_ Non. T’es froid. »
Le jeu dura presque cinq minutes (cinq minutes, merde !), où je n’avais rien à dire sinon quelques remarques un peu agacées. Mais à la fin, je devais avouer que comme Cartel, j’avais hâte de connaître cette surprise tant on mettait d’entrain pour la déballer. Je me dis que si j’avais tenté de faire chanter ma sœur de cette façon, elle m’aurait menacé sans aucun scrupule. Mais elle se laissait prendre au jeu, et après quelques essais infructueux, elle décida d’y mettre fin :
« J’abandonne. Vas-y, c’est quoi ?
_ Y a quelqu’un voulait absolument te voir. Et qu’on voulait nous aussi absolument toutes voir.
_ Mais qui ?
_ Ton petit copain, espèce d’idiote ! »


  Marine lui sourit toute fière d’elle, je fis de même (j’allais enfin connaître son petit ami dont on me rabattait parfois les oreilles), mais Cartel ne semblait pas excessivement ravie. Avant de redresser une humeur joviale et surprise, elle avait même paru totalement démontée. Je connaissais assez Cartel pour comprendre qu’il y avait eu un hic ; Marine aussi l’avait remarqué :

« Ça te fait pas plaisir ?
_ Mais si, bien sûr, vous êtes trop chou ! Si, si, si, c’est génial. Je m’y attendais pas du tout, en fait. Mais il arrive quand ?
_ Dans deux jours ! Faudra lui faire de la place, hein ?
_ Mais… mais on va être très nombreux, non ? Quatre dans le studio.
_ Au pire, on vire Ed.
_ Hey.
_ Puis bon, je m’attends pas à ce que vous dormiez dans une pièce différente, hein ?
_ Ça va être cool. »
Moi, j’entendis pas ‘ça va être cool’, mais plutôt, « putain de merde ». Elle avait des problèmes avec son petit copain ? Dans ce cas, ça devait être un sacré connard. Parce que d’habitude, c’était Cartel qui jouait la chieuse du couple. Elle s’en vantait tout le temps. J’avais soudainement envie de le voir, tiens, histoire de le jauger avant de l’encastrer dans un mur.

  A la fin du dîner, je décidai de payer moi-même tout le repas en profitant du fait que les filles étaient parties dans un débat passionné sur l’Afrique du Sud. Quand elles découvrirent la supercherie, elles me frappèrent sans ménagement avant qu’on ne revienne dans l’appartement. J’avais reçu pendant le repas un SMS d’Ophélia pour me dire qu’elle se coucherait à vingt-deux heures. Je me coucherai un quart d’heure plus tard, quitte à sacrifier ma soirée. Penser à elle… ça serait vraiment simple. Je tombai dans mon canapé, les deux filles me souhaitèrent bonne nuit et regagnèrent leur chambre respective. Si je faisais le bilan de cette journée, je me rendais compte aussitôt qu’au lieu d’une morne et sinistre atmosphère, Marine et moi avions réussi à ne pas se jeter l’un sur l’autre pour s’étrangler. Nous ne nous étions pas quittés en si bon terme, non… Mais maintenant, tout cela était du passé. Et j’étais soulagé de pouvoir profiter d’un petit havre de paix, loin de mes parents, et à des lieues d’une hostilité franche avec mon ancienne petite amie. Je m’endormis après une demi-heure de joyeuses pensées. Si on exceptait le MMM, qui avait peu de chances d’être aussi sérieux qu’il l’annonçait, ou alors dont l’importance pouvait être minorée car il n’était pas obligé de vouloir détruire le monde, et pour le moment, il n’avait absolument rien fait, sinon me jouer quelques tours qu’il paierait si je le rencontrais face-à-face, j’avais toutes les raisons du monde d’être heureux. Un peu troublé par les vacances, mais tout disparaîtrait sur Dreamland, comme à chaque fois. L’autre monde.

__

  Une impression de déjà-vu me titilla l’esprit quand je me rendis compte que loin d’un bal flamboyant de robes bigarrées, je me retrouvai enfermé dans une capsule de verre posée contre le mur et un drôle d’appareil électronique dans une salle blanche ; quand un rendez-vous entre Ophélia et moi était programmé par SMS, quand tout promettait le meilleur, il fallait qu’un intervenant tiers vienne détruire mes espoirs avec quelques machines géniales afin de m’envoyer en mission quelque part. Des relents d’IA, de black, de katana, de Clem et de costard-cravate me revinrent dans le palais de façon désagréable. Et putain de merde ! Encore sur moi ! Je faisais quoi avec Ophélia, hein ? Je pouvais pas lui envoyer de SMS, je pouvais pas la prévenir, comme une bite… Et merde, elle allait m’incendier, si elle ne commençait pas à s’habituer à mes absences imprévues qui étaient l’objet d’une mission tellement alambiquée qu’elle ne pourrait pas servir d’excuse.

  Un type entra dans la pièce, une Créature des Rêves ressemblant à un professeur fou, au crâne en partie chauve, en partie accueillant des cheveux dressés sur la tête. Il était longiligne, portait la blouse, des dossiers, ainsi que des lunettes en cul-de-bouteille. Il appuya sur trois boutons située sur un petit panneau latéral, une diode verte s’éclaira, et la porte coulissa sur le côté tandis que je sortis précipitamment (mon panneau de signalisation qui adorait se faire oublier faillit m’étrangler de surprise en restant bloqué contre le haut de la capsule). Une fois libéré, je me demandai où frapper le type pour qu’il ait le plus mal possible jusqu’à me souvenir de cette petite lettre venant du SMB que j’avais jeté négligemment dans la corbeille en oubliant tout son contenu. C’était certainement pour ça que j’étais ici. Le fait que j’ai été averti, mais sans pouvoir donner mon avis, me donna encore plus la rage. Je percevais un éclat de détresse perdu au fond des pupilles du scientifique. Il semblait nerveux, s’attendant à voir une partie de la salle explosée. Il tenta de me détourner de ma colère en me serrant les deux mains et en se présentant :

« Bonjour, Monsieur Free. Mr. Skaï. Je suis ravi de vous voir.
_ Vous savez que j’ai autre chose à foutre que de me faire aspirer par des téléporteurs ?
_ Merci à Dieu alors, car c’est grâce à nous que vous allez pouvoir continuer à vivre.
_ Je dois vous être redevable après dix secondes de discussion ?
_ Vous connaissez le MMM ? Excusez-moi, je vais de but en blanc, je file tout droit.
_ Je le connais, oui. »
La discussion prenait un tour que je n’aimais pas.
« Maintenant, il va être temps qu’on s’en préoccupe. Tous. Suivez-moi, nous allons voir le Directeur. »

  Mon dieu, pardon ? Je n’avais absolument rien compris à ce qu’il venait de me dire. Il avait trop expédié le dialogue. Certainement pas, mon gaillard ! On ne ruinait pas les nuits de Voyageur parce qu’on le pouvait, on ne les amenait pas dans sa propre base pour leur dire quoi faire. Il était temps de se préoccuper du MMM ? A lui aussi, il lui a envoyé une lettre un peu zarbi ? Ca l’affolait ? Le MMM était peut-être une menace sérieuse, mais le tact était quelque chose d’indispensable pour se faire des alliés, et même si je semblais être la cible du méchant diabolique, je n’avais aucune raison de suivre des petits merdeux de scientifique vers un Directeur dont je ne connaissais ni d’EV, ni d’Adam. Trop louche, trop vite. Je fis un doigt d’honneur au professeur qui s’était retourné pile à ce moment avant que je ne ravale ma réplique cinglante. Il partait d’un pas rapide, et même moi qui me vantais de marcher à bonne vitesse, je dû accélérer pour ne pas le perdre dans des couloirs qui faisaient penser à une école de chimiste, même si quelques dessins d’engrenage étaient postés partout. Ouaoh, ouaoh, ouahoh… Non, stop. Je m’arrêtai et Skaï stoppa à son tour sans comprendre. Je pris une respiration et demandai enfin où nous étions. Il me fit un signe de continuer à marcher alors qu’il me racontait :

« Vous êtes dans l’Académie des Méchants Diaboliques. Non, ne faîtes pas cette tête, nous n’avons rien contre vous.
_ Je sais pas quelle tête je fais. Les Méchants Diaboliques ont une école ?
_ Nous ne sommes pas vos ennemis. Au contraire, nous sommes vos plus proches alliés à partir de maintenant.
_ C’est pour le MMM que vous m’avez fait venir ?
_ Exact. Mais il faut se dépê…
_ Vous pouvez pas vous calmer pendant cinq secondes, vous poser et expliquer calmement la situation ? »
J’avais l’impression que l’autre essayait de se débarrasser de moi en me balançant chez son supérieur. Y avait du louche là-dessus. Le professeur Skaï me regarda avec des yeux désespérés :
« Monsieur Free, le Directeur vous expliquera tout. Nous ne savons même pas si le temps est contre nous ou pas, alors la meilleure solution, c’est de foncer comme s’il ne restait plus que trois secondes.
_ Qu’est-ce qu’il a…
_ Stop. Je vous dis que je ne suis pas la plus apte à répondre à votre question. Je m’excuse sincèrement, nous sommes en situation de crise grave.
» On tourna à un couloir, plus luxueux cette fois-ci. Je me dis qu’on arrivait.
« C’est qui, ce ‘nous’ ?
_ Vous, déjà. L’école ensuite. Et avec un peu de malchance, une bonne partie de Dreamland. »


  Il frappa deux fois à une porte, et attendit à peine l’autorisation pour pousser le battant. La salle était magnifique, un rien majestueuse, même si elle sentait le renfermé. L’absence de fenêtre certainement. De grandes lampes éclairaient l’endroit ainsi qu’un énorme bureau sur lequel il y avait assez de paperasses pour pouvoir dire que mon propre atelier, chez moi, était vierge de saleté. Squattant le meuble, je reconnus aussi Fino, qui décidemment se déplaçait comme un Voyageur ces derniers temps. Encore, derrière, il y avait un homme assis qui découvrait les débuts de la bonne vieillesse bien ridée et bien blanche, un peu trapu, une barbe, et c’était un Voyageur comme en témoignait ses oreilles rondes, ainsi que l’énergie violette qui s’échappait de lui comme me l’indiquaient mes lunettes à verre super progressifs. Fino lâcha une remarque à mon arrivée que je n’entendis pas alors que l’inconnu resta le cul vissé sur sa chaise de directeur. Je regardai plutôt trois portrais de Directeur qui s’étaient enchaînés dans l’établissement, et je trouvai que ça ressemblait à un bureau de détective privé qui aurait affiché les portrais de grands barons du crime. Le soi-disant Directeur s’était levé et me tendit sa main, que je répondis d’une poignée ferme, qui témoignait le sérieux avec lequel j’abordais la situation : j’avais envie de lui arracher le poignet et de noyer ce connard dans sa propre paperasse.

« Bonsoir, Ed. Merci, Monsieur Skaï.
_ Je vous en prie, Monsieur le Directeur.
_ Vous pouvez retourner à votre cours, je me charge de tout jusqu’à maintenant. »
Le professeur fit une petite courbette et s’en alla de la salle en fermant la porte très doucement. Le Directeur me dévisagea mais lui aussi n’attendait pas que les formalités lui fassent perdre du temps :
« Mais je m’excuse, Ed, je ne me suis pas présenté. Joan Safran, Directeur de cet établissement ainsi que docteur dans le monde réel. J’ai entendu parler de toi.
_ Je ne peux pas autant en dire de vous.
_ Et bien, maintenant, tu me connais. Non, ne t’assieds pas ici, Ed, nous sortons de la salle de toute façon. J’ai énormément de choses à te dire.
_ Monsieur, savez-vous que vous me faîtes bien chier ? »
J’avais laissé un brin d’hostilité dans la voix, appuyant ma non-coopération à mon rapt onirique. Le type ne se laissa pas démonter et contourna son bureau vers la sortie :
« Oui. Nous nous excusons. Les circonstances de notre rencontre doivent te paraître très bizarres. Mais tu n’as rien à craindre. Je te le promets. Peut-être que tu veux que je te donne mon adresse en tant que simple docteur pour te venger si je te tends un piège. » Mon silence fut une acceptation. « Bon. Suivez-moi maintenant. Vous vous doutez que je ne vous ai ni appelé pour prendre le thé, ni pour rester moisir dans ce bureau. »

  Fino bougonna tandis qu’il grimpa sur l’épaule que je lui tendis. Nous fîmes exactement selon les désirs du vieil homme. Il ferma la porte de son bureau à clef et se dépêcha de nous empresser le pas. Il semblait bien en forme, mais c’était certainement son corps de Voyageur qui changeait la donne. J’articulai la première syllabe qu’il anticipait déjà :

« Je m’excuse de nos méthodes un peu brutales, oui.
_ Cet euphémisme de littéraire puceau ! Vous m’avez kidnappé ! »
, beugla Fino dans mon oreille.
« L’urgence l’exigeait.
_ J’aurais espéré une excuse encore plus créative ! Putain, vous êtes un méchant diabolique, oui ou merde ?! Je veux entendre un truc, comme ‘C’était ça ou ma glace au chocolat ne fondait pas’. Vous êtes très fort pour trouver des trucs sans rapport. »
Joan l’ignora superbement :
« Je vais commencer par le commencement. Vous savez qui est le MMM ?
_ Mais vous allez nous brouter longtemps avec lui ?! »
, éructa Fino, d’une colère que je partageais légèrement. Cependant, je fus bien plus calme parce que je comprenais peu à peu, j’appréhendais, que la situation pouvait être très grave.
« Il y a cinq nuits de cela, le MMM a capturé la quasi-totalité des forces bienveillantes de Hollywood Dream Boulevard. Rien que la veille, il a provoqué l’Ecole en falsifiant des dossiers. Il a fait savoir à ceux qui pouvaient l’écouter qu’il existait, il y a six mois de ça. Et maintenant, il émerge une nouvelle fois, et il nous le fait savoir.
_ Les méchants diaboliques sont incapables de faire leur plan seul dans leur coin sans alerter les autorités »
, soupirais-je en marchant.
« C’est une idée répandue. La majorité du temps, ils ne font vraiment rien mais l’autorité a vent de leur projet quand même. Mais là, ce type cherche l’affrontement face-à-face. Soit son plan diabolique est si infaillible que ça et il rêve de nous voir s’écraser dessus… soit il a besoin que des ennemis, vous plus précisément, ou nous encore, réagissent pour que son plan évolue. Tenez, je vais vous montrer une vidéo qu’on a réussi à obtenir en piratant l’ordinateur de la réunion annuelle des justiciers d’Hollywood Dream Boulevard.
_ Vous piratez souvent des ordinateurs ? »
, lui demandais-je tandis qu’il sortait un appareil hautement technologique de sa poche.
« Dès que les gentils réussissent à en allumer un, on n’hésite pas, oui. »

  Il nous donna une petite tablette dont l’image était en relief. Je la pris avec un petit élan de curiosité, Fino me fit chier pendant quelques secondes pour qu’il puisse bien voir, et tandis que nous continuions notre marche, je touchai l’écran pour que le film se lance.

  En moins de sept minutes de vidéo, je vis tout ce qu’il y avait à voir sur les événements de cette nuit-là. Certes, j’avais ressenti un petit pincement quand j’avais déniché le Major Monogram et Perry, de vieux collègues d’enquête, mais le véritable point culminant était la Chose qui se fit pulvériser sans même avoir pu approcher le MMM, ce dernier qui palabrait un peu, le fait que son plan commence en été 2011… attendez, non. Pas en été 2012 ? 2011, jusque-là ? Etait-il aussi derrière le complot des petits personnages de dessins animés ? Et enfin, il disparut. Et la vidéo se termina, là. Fino cracha sur l’écran, ce qui ne plus pas vraiment à Joan qui le regarda d’un sale œil en remerciement. Le bébé phoque commenta d’une voix acide :

« C’est qui, ce blaireau ? C’est pas un méchant diabolique, merde ! Ça ressemble plus à une mise en scène qu’à une parlotte naturelle !
_ Vous confirmez ce que nous pensions, Fino. De toute façon, n’est pas considéré comme un méchant diabolique quelqu’un qui n’a pas le diplôme. S’appeler le Meilleur Méchant Machiavélique, c’est juste une manière de braquer nos regards sur lui. Le vôtre, ainsi que celui de l’école.
_ Vous voulez dire que vous le combattez juste par respect de la déontologie ? »
, questionnais-je. Joan soupira en disant que c’était certainement le cas. Il s’arrêta devant une porte débouchant sur une salle de classe, mais il ne fit pas mine d’entrer. Il préféra continuer la discussion. M’arrêter de marcher me fit du bien et me permit de me concentrer. Joan resta droit, le dos près du mur, caressa distraitement sa moustache et continua :
« Le MMM semble même plus vouloir nous affronter que vous, en fait. Comment savoir ? En tout cas, nous sommes des spécialistes des complots diaboliques. Nous sommes certainement les seuls à connaître assez de théorie pour arrêter un malade comme lui. Avec vous. Pour le faire réagir. Nous avons ainsi réuni l’expérience pour créer des complots et pour les arrêter.
_ Et pourquoi il provoquerait les seules personnes qui peuvent l’affronter s’il peut rester dans l’ombre ?
_ Ce n’est pas une question très difficile à répondre. Je pense qu’il n’aurait pas pu rester dans l’ombre, justement. Pas de vous, parce que vous avez interféré dans son plan de cet été. »
Il avait fait exprès de se montrer, oui. Il nous avait même aidés à arrêter la New Wave, une organisation de méchants diaboliques aux nouvelles mœurs. « Et il nous a cherchés nous parce que nous disposons d’un grand réseau d’informations et qu’il y avait des chances qu’on le repère. Nous sommes les spécialistes en complot machiavélique, nous savons repérer ce genre de choses.
_ Vous voulez qu’on collabore, donc ? »
lui demandais-je d’un ton suspicieux. Fino se révolta derechef :
« Mon cul, Ed ! Ils vont nous envoyer en première ligne pour le titiller ! On est des appâts de merde !
_ A-t-on le choix ? Je vous le demande. Sachant que nous n’avons aucune information sur lui. Absolument aucune. On ne sait pas si c’est un Voyageur, une Créature des Rêves, un Seigneur Cauchemar, un Roi des Rêves. Certains chuchotent même que ça pourrait être un Rêveur tout banal qui réussit à contrôler ses rêves, mais c’est une théorie stupide. Ça pourrait même être quelque chose d’autre, un truc nouveau pondu par Dreamland. Aucune idée.
_ Ça paraît mal barré, alors ?
_ Il faudra réagir. Attendre qu’il lance la balle, puis savoir d’où elle vient très rapidement. Il faut attendre son premier pas, et nous serons ainsi en mesure de le localiser, et de répliquer. Nous n’allons pas l’attendre tranquillement assis sur des chaises. En tout cas… il prévoit quelque chose de gros. D’assez gros pour qu’une partie de son plan mette le Royaume des Cow-Boyes à feu et à sang.
_ Mes couilles se ramollissent de trouille, Jojo »
, commenta Fino en levant les yeux en l’air.
« Comprenez bien, il fonce. Il a tout une armée derrière lui. Nous savons qu’il a les deux Dingues, deux scientifiques ultra compétents, ainsi que Lady Kushin, la chef d’une mafia puissante. » Ah, merde. Dire que nous pensions qu’elle était à peine plus impliquée que ça. Si Maze l’apprenait… « Et en plus, un de nos informateurs aurait rajouté David dans le lot, le chef d’une horde de mercenaires très réputés, et très nombreux. Le MMM s’est allié avec de puissantes organisations extrêmement secrètes. Pourquoi une personne si puissante a-t-elle besoin de trouver des renforts aussi importants ? Un autre élément inquiétant : il possède un vaisseau inconnu, totalement inconnu, une base volante. Nous avons fait de nombreuses recherches, mais tous les Royaumes comme Mirage Space, le Royaume de la Main Invisible, démentent totalement avoir créé un tel… prototype. Il est invisible, échappe à n’importe quel radar ou système de surveillance aérien. Voilà des clichés. »

  Il nous tendit des photos qu’il sortait de sa poche. On voyait le ciel, le ciel, et aussi le ciel sur celle-ci. En fait, il me fallut trente secondes pour me rendre compte qu’il y avait quelque chose d’étrange dans le paysage céleste. Les nuages étaient très légèrement décalés à un endroit, très légèrement, et si on faisait le pourtour de ce minuscule décalage, on pouvait se rendre compte qu’il y avait quelque chose de gros sur chacun des clichés. Quelque chose de proche, d’imposant, de menaçant. Je rendis les photos à Joan. La dimension prenait une nouvelle menace : ils étaient nombreux, dangereux, expérimentés et disposant d’une puissance de feu inconnue. Et on ne savait même pas où ils étaient. Ce fut le signal pour continuer :

« Nous avons aussi piraté quelques fichiers des deux Dingues. Des fichiers protégés, qui ont failli détruire tout notre réseau informatique, mais nous avons réussi à neutraliser les contre-virus. Et nous avons eu le pompon. Je vous montrerai ça plus tard. Cela risque d’énormément de vous intéresser.
_ Comme quoi ?
_ Le nom de ses plans, de ses opérations. Bien plus concret, nous avons eu des fichiers cryptés que nos informaticiens sont en train de déchiffrer. Nous devrions avoir des résultats bientôt. »
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MessageSujet: Re: Meilleur Méchant Machiavélique Meilleur Méchant Machiavélique EmptyMar 15 Avr 2014 - 0:33
Il y eut un silence. Joan nous dit qu’on attendait que le cours se termine, ce qui ne devrait pas tarder. J’en profitai pour me poser, dos contre le mur, tenter d’ingérer toutes les informations et surtout mon ressentiment vis-à-vis d'elles. C’était allé beaucoup trop vite, on m’avait gavé comme une oie et je sentais l'indigestion venir. Je savais que la rencontre aurait lieu, mais j'aurais voulu ne pas être impliqué dedans. Un mauvais sentiment s'empara de moi, bien plus fort que de voir mes vacances gâcher, quelque chose d'insidieux qui me prévenait que cette fois-ci, ça serait trop pour moi. Dans Dreamland se tramait un complot qui voulait me broyer.

Je tentai de stabiliser toutes mes réflexions, de les organiser autour d’un pôle. Ce MMM… Il avait un surnom ridicule, ce n’était pas un « vrai » méchant diabolique, mais il prévoyait de faire quelque chose de grandiose. Réaliser un truc, mais si important, que même lui, aussi fort fut-il, s’était senti obligé de décomposer sa démarche sous forme de plan diabolique, et de s’entourer d’alliés puissants. Voilà qui ridiculisait la petite assemblée minable des personnages de dessins animés il y avait de cela une trentaine de mois, et avec un peu de malchance, enverrait paître la New Wave, cantonnée à une région du Royaume des Cow-Boys. Secrètement, je me mis à avoir peur. Peur que la tâche à accomplir fut trop grande. Parce qu’au fond de moi, une petite voix ridicule et mesquine me disait que malgré tous mes soutiens, je risquais de ne rien pouvoir faire au cataclysme que cela promettait. Je ne m’étais pas vraiment soucié de Cobb, du MMM… J’avais espéré que je n’entendrais plus jamais parler de lui, que sa lettre n’était qu’une farce, je ne savais pas, quelque chose de pas sérieux. Et voilà que du jour au lendemain, une Ecole me prenait sous mon épaule, me giflait et me hurlait que ça allait chier. Les vacances étaient terminées alors ? Non, je n’avais pas envie de retourner au combat. Plus jamais cet été pourri. Ces cavalcades, ces combats, ces responsabilités ces risques insensés. Et on voulait que je recommence, que je me jette dans la marmelade, que je me brise tous les os ? C’était du foutage de gueule. Du bon gros bien épais. Y avait plein d’autres Voyageurs qui étaient prêts à foutre une rouste à ce crétin. Pourquoi il avait pas décidé d’envoyer sa lettre au Major McKanth ? Le MMM aurait beaucoup moins rigolé si le militaire fou l’avait retrouvé. Mais mon angelot se posa sur mon épaule et me dit que c'était moi ou Dreamland, à moi de choisir en mon âme et conscience, deux esprits qui me hurleraient dessus si j'avais le malheur de prendre la seconde solution.

Mais je ne voulais plus me fritter contre des organisations condescendantes et meurtrières, alors que plein d’autres Voyageurs seraient prêts à défendre la veuve et l’orphelin. A part que le connard de service actuel savait épeler mon nom et celui de Fino, pourquoi absolument voulait-il que nous faisions partie de la bataille ? C’était trop bizarre. Ca puait l’emmerde et le piège si fort que même moi, je pouvais le sentir. Quant à Fino, il devait déjà chercher dans sa petite tête comment faire pour retourner le plan du MMM contre lui. Je me demandais ensuite si j’avais le choix de refuser le combat… J’aviserai ensuite, certainement. Pour le moment… Je ne savais pas ce que je voulais. Je désirais des moments de calme, mais je compris que le MMM me les avait arrachés. Je savais que si on me laissait le choix de partir une nouvelle fois en croisade et de rester à rien foutre à siroter un martini onirique devant la piscine de mon Royaume, je me sentirai obligé de choisir la première solution. Parce que voilà, j’avais rapidement compris que les Voyageurs déchargeaient leur responsabilité n’importe où, et les plus paresseux, sur les autres Voyageurs. Il ne fallait jamais compter sur d’autres pour faire le travail à ta place, parce que les autres étaient de sales feignasses indolentes. Joan brisa soudainement le silence en me posant une question que je n’aurais jamais cru entendre de sa part avec sa voix rauque :

« J’ai une question… un peu plus personnelle, Ed. Ça va te paraître étrange, mais est-ce qu’Ophélia, une amie que tu connais, a tenté de te joindre récemment ? Ces derniers jours ? » Quoi ? Même Fino haussa un sourcil (imaginaire) de surprise. Attendez, il la connaissait ? Je répondis sans me douter des conséquences :
« Oui, pourquoi ? J’étais d’ailleurs censé la voir cette nuit, avant que vous ne me choppiez. » Joan lâcha une sorte de juron tout bas avant de persifler une suite de mots incohérents. Il n’était pas content, le bonhomme, pas content envers la fille. Le mystère s’épaississait d’une bonne couche de marmelade. Je lui demandai pourquoi, il patienta trois secondes avant de me répondre :
« Non, rien. » Sérieusement ?! « Bon, écoute… Je te téléporterai près d’elle dès que j’aurais fini de voir avec toi ce que je dois te montrer. Sinon… » Il ne rajouta rien derrière, mais ça semblait le travailler. Petit connard de merde, me foutre Ophélia sous le nez pour la retirer ensuite tel un vulgaire mouchoir en disant, nan, j’avais lâché des jurons pour rien en fait. L’ambiance avait été creusée, étrangement creusée, et je tentai de revenir dans la discussion en changeant totalement de sujet :
« Sinon, j’ai vu qu’il y avait des engrenages dessinés un peu partout dans l’école. Ça veut dire quoi ?
_ Aaah. L’Ecole des Méchants Diaboliques consiste à former les futurs Seigneurs du mal, toute proportion gardée, bien entendu. On apprend aux élèves comment monter des complots, comment soigner son image, comment bien choisir son rival, etc. Nous avons même des options « Ressources Humaines de serviteurs » ou « Scientifique du mal ». C’est très complet.
_ Et ma réponse ?
_ L’engrenage est le moyen par lequel on transforme quelque chose en quelque chose d’autre. Il symbolise l’usine, avec en entrée des matières premières, et en sortie, un produit. Comme le plan diabolique en fin de compte : on a des éléments, et le plan diabolique, le schéma de pensée les transforme en menace pour le monde libre. »
Ouah… un discours dit de façon aussi détachée. Fino ricana :
« Vous auriez pu aussi prendre le gros colon comme emblème alors.
_ Quel sens de l’humour. »
Moi, j'avais ri intérieurement. La situation me plaisait de moins en moins et j'étais content que le bébé phoque partage mon opinion.
« Moins que le vôtre. Comment un docteur devient directeur de connards diaboliques ? » Joan ignora tout simplement la question, ayant compris qu’on ne sortait du jeu de Fino que quand on arrêtait de lui parler. Le Directeur se tourna vers moi et me lâcha quelques conseils :
« Il y a toujours trois raisons à un plan diabolique, Ed. Si on analyse la raison, on pourra deviner l’identité de Cobb. C’est un peu pareil pour son vaisseau, quelque part. On part de l’origine, ou de la finalité. Les trois raisons sont le « Qui bono ? », ou à qui le crime profite-t-il. Ensuite, on a la vengeance pure et dure, face à quelqu’un, ou à un passé qu’on n’arrive pas à affronter. Et finalement, il y a le service à des personnes qui en ont besoin. Des personnes évidemment très mal intentionnées. Cobb semble avoir fait son plan pour qu’on s’y confronte. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a une logique derrière, qu’il y a une envie. Il faut trouver cette envie, et remonter sa piste. Et évidemment, savoir en quoi nous provoquer fait partie du plan. »

Ah ouais ? Si c’était si simple, alors je supposais qu’on pourrait se féliciter et se frotter les mains la nuit prochaine, boire un petit coup au bar le plus proche, et se dire que c’était facile, il avait fallu savoir que le méchant diabolique faisait un plan pour satisfaire une motivation pour l’arrêter. Qu’ils aillent tous se faire foutre avec leur super complot à la con tellement théorisé que la stupidité des machinations se révélait toute nue, et bien grasse. Une espèce de colère, un petit feu aigu monta dans mon estomac. On commençait doucement à m’échauffer l’esprit avec cette histoire. Ca sortait de nulle part, une putain de menace et hop, on sortait Ed et Fino en boucliers, vous verrez, ils ont fait leur preuve. Nan, j’étais pas d’accord. Niet. La seule promesse de me téléporter vers Ophélia suffisait à me masser les épaules pour éviter de (me) casser de l’établissement. La peur aussi, que le MMM fut véritablement aussi dangereux que ce qu’il annonçait. Un plan parfait, qu’il disait ? Imbattable ? Je savais pas combien de fois il avait dû changer de chaussures à force que ses mollets les craquent mais il devait pouvoir rivaliser avec la collection archi-complète de Paris Hilton. Joan reçut un petit appel d’un appareil ressemblant à une grosse mouche. Il acquiesça au téléphone et le rangea tout de suite après. Il nous dit qu’il fallait se dépêcher car on était les derniers et qu’on nous attendait. Encore du mystère qu’il refusait d’expliquer malgré ma situation. Ce mec était un génie pour réussir à agacer ses interlocuteurs avec du suspense mal placé.

Nous rentrâmes dans la classe, tous les trois. Aussitôt, tous les élèves (des petits enfants maléfiques venant de dessins animés et de films quelconques) se levèrent avant même que le professeur, un nain aux cheveux reflet roux, ne le leur demandent. Ils psalmodièrent :

« BONJOUR MONSIEUR LE DIRECTEUR ! BONJOUR MONSIEUR FINO !!!
_ Oh pitain, ce bâtard de phoque. »
, conclut une voix que je n’avais jamais espéré entendre à nouveau. Le petit professeur se dépêcha de passer dans les rangs et de foutre une claque à cette grosse tâche de Cartman. Le professeur tira les oreilles de son élève et le gronda :
« On salue respectueusement monsieur le Directeur ainsi que les membres illustres de cette académie, c’est compris le gros lard ?
_ AÏE ! Mais putain, arrêtez ! Vous me faîtes mal !
_ C’est justement le principe, petit con.
_ Monsieur Tyrion »
, intervient Monsieur le Directeur, « Vous pouvez arrêter. Cartman ?
_ Oui, monsieur le Directeur ?
_ J’aimerais que tu viennes avec moi.
_ JE VOUS LE JURE !!! JE VOUS LE JURE, C’EST PAS MOI, MONSIEUR LE DIRECTEUR ! LES AUTRES SONT TOUS QUE DES MENTEURS !!!
_ Je sais que c’est toi, arrête de chouiner. On a besoin de toi pour combattre un ennemi de l'Académie.
_ Ah oui ? »
, fit Cartman en arrêtant aussi sec les jérémiades. Il prit un air intéressé : « Enfin, vous voyez Monsieur le Directeur, j’aime cette classe, j’aime les cours qui me sont enseignés. Je ne peux pas vous aider sans compensation.
_ Nous allons combattre la personne qui a modifié les devoirs-maison de toute la classe et qui a donné à tous un vingt, sauf à toi où il t’a donné un devoir qui valait un trois.
_ QUOI ??!! MAIS QUELLE PUTE !!!
_ Maintenant, viens. Excusez-moi, Monsieur Tyrion.
_ Aucun problème, Monsieur le Directeur. Je vous souhaite bonne chance. Et si vous avez besoin de moi…
_ J’aurais besoin de vous, certainement. Et je vous appellerai le cas échéant. A très bientôt. »


Et voilà qu’on était maintenant quatre : deux hommes et deux fous. Cartman n’arrêta pas d’ouvrir sa gueule pour se vanter d’avoir été choisi par le Directeur, et Fino n’arrêtait pas de lui dire de la fermer et que sa graisse pourrait nourrir un troupeau de yacks pendant quatre jours s’ils avaient eu l’intelligence de devenir carnivore. Les deux se mirent à se chamailler comme des merdes, ce qui m’arracha un putain de soupir qui annonçait un coup de pied monumental dans le derrière d’un des deux crétins. Joan resta par contre parfaitement calme, certainement habitué aux ambiances explosives et aux mauvaises humeurs. On descendit tous les quatre et on tomba sur une énorme porte en acier. Joan mit deux minutes à l’ouvrir en désactivant tous les codes et en enfouissant une clef marron, et on fut tous ensemble dans un grand ascenseur. Joan passa deux autres minutes à l’activer après de nombreux tests salivaires (sans compter le temps qu’il lui fallut pour calmer les deux nigauds afin de prononcer les mots de passe sans qu’un juron quelconque ne vienne plomber la phrase), et la grande cabine s’activa sans aucun bruit. Etonné de tout ce cirque, je demandai à Joan :

« Désolé, Monsieur, mais je ne comprends toujours pas où vous nous amenez.
_ C’est secret. Je préfère ne pas t’en parler tant qu’on n’y est pas.
_ Okay. Mais je saisis toujours pas ce que vous comptez faire.
_ Pardon ?
_ Pour combattre le MMM. On va attendre qu’il se prononce, et on va le plaquer ?
_ C’est à peu près ça. Sauf que lui a réuni des centaines de troupes et des cerveaux pour compléter son équipe. Alors j’ai fait de même de mon côté. Ed, Fino, Cartman, vous êtes les derniers arrivés dans notre nouvelle organisation nommée « Super Missile Balistique », organisation qui réunit tous les meilleurs comploteurs diaboliques, les Voyageurs qui nous secondent ainsi que d’éminents informateurs. Elle a été créé dans le seul but d’arrêter le MMM, s’il était effectivement une menace. Et je peux vous assurer que l’équipe vaut le coup d’œil. »


__

Et voilà ! C’était incroyable comme il suffisait de deux lapins afin de créer une habitude. Ophélia était adossée contre un mur et soupirait sans voir Ed pointer le bout de son nez. C’était vraiment un con, celui-là ! Par deux fois, deux textos, il avait dit oui, il accourrait presque à sa façon si particulière de vouloir régler tous les problèmes du monde, avec une motivation aussi incroyable qu’elle pouvait paraître superficielle, et il n’apparaissait pas. Mais si Ophélia était particulièrement énervée de ne pas l’avoir proche de lui, c’est qu’elle avait d’excellentes raisons d’avoir besoin d’un Voyageur à ses côtés. Joan lui avait dit qu’Ed aurait d’énormes problèmes à combattre, donc que c’était une mauvaise idée de l’appeler. N’y avait-il pas un sous-entendu comme quoi le blond pourrait disperser son attention s’il était sur deux problèmes à la fois ? Ophélia avait accepté, s’était dit qu’elle trouverait bien une autre personne. Mais plus elle réfléchissait, plus le résultat de ses réflexions se collaient à Ed. Il y avait des dizaines de personnes de confiance, il y en avait moins qui étaient puissantes OU de confiance, et presque aucun qui réunissait les deux adjectifs à la fois, et qui en plus possédait une valeur ajoutée inconnue, peut-être la connaissance d’Ed de son passé, ou bien d’une envie de résoudre les problèmes. Elle ne savait pas, elle s’en fichait. Quand elle avait vraiment besoin de lui, il n’était pas là, et cette raison, elle aimerait bien la connaître. Elle se dit peut-être que Joan l’avait tiré vers lui mais elle trouverait ça perfide de sa part.

En face d’elle, le bal était majestueux. Non seulement il fêtait les constructions qui avançaient de plus en plus vite du Royaume des Chevaliers de la Table Pentagonale, et aussi afin de fêter l’anniversaire du roi de cérémonie, Alpeck de Montréèl. Il y avait plus d’une cinquantaine de couples qui dansaient au milieu d’une piste tellement bien brossée qu’on pouvait se voir dedans, avec la réflexion de la lumière qui naissait d’un énorme lustre incroyable, tout en diamant. Il était nouveau, non ? Mais, oui ! Elle s’en souvenait de cette salle de bal ! C’était il y a longtemps. Elle revoyait encore ce Voyageur, un peu craquant, totalement perdu dans cette fête à laquelle il n’avait dû son invitation qu’à la malignité de Dreamland qui l’avait fait apparaître ici. Elle se remémorait de l’avoir invité à danser car elle avait eu un peu de peine pour lui, de la gêne qui l’avait envahi très gentiment. Elle se rappelait maintenant d’un bébé phoque dans un bol de ponch, de cet assassin à bec d’oiseau, de cet albinos taré qui l’avait giflé pour la calmer à un moment. Ophélia sourit ; c’était finalement de bons souvenirs excepté le tueur qu’ils avaient retrouvé. Maintenant, mis à part le lustre tout à fait nouveau vu que l’ancien avait été fracassé contre le sol dans une scène absurde, c’était la même salle. Cette lumière dorée qui incendiait tous les murs, ces immenses baies vitrées qui longeaient les parois afin de voir dehors une obscurité qui ne rendait que meilleure la chaleur de la salle, ces robes magnifiques, chatoyantes, qui voltigeaient comme des immenses fleurs sous le vent de printemps. Elle-même en portait une, blanche et verte, légère comme la soie, bien tissée. Et comme tout le monde, elle portait un masque qui lui cachait la moitié du visage, de même couleur que ses cheveux. Elle adorait ça. La musique, douce, invitant à danser, s’élevait d’un petit orchestre, modeste, mais sublime, une petite vierge qui essayait une robe pour la première fois et qui la faisait tournoyer pour voir. Mais elle était toute seule, elle. Pas de Romero, heureusement, il serait en danger, et pas de Ed.
Surtout pas de Ed.

Même si la lumière voulait qu’on ne voie rien dehors, la fille regardait toujours par chaque fenêtre si elle voyait quelque chose de particulier, quelque chose… comme un spectre pâle, ou plutôt, comme un ange sorti des cavernes les plus profondes de Dreamland. Sarah. Il fallait qu’elle la retrouve, il fallait qu’elle la fasse revenir à son état normal. Voire peut-être mourir sous ses coups, mais elle ne voulait pas que Sarah la tue et s’en souvienne. Et Ed était peut-être le seul qui pourrait sauver la situation. Elle ne savait pas comment, mais elle espérait qu’il trouverait une solution quelconque qui ne passait pas par tuer une des deux Algophobes. Ophélia se refusait à attaquer son amie, et elle refusait que Pijn se serve d’elle comme un pantin pour se débarrasser de son ancien bras droit. Pijn allait payer, c’était certain. Ce connard… Il allait payer. Elle jurait qu’il allait payer. Ophélia haïssait Pijn comme jamais elle n’avait pu haïr quelqu’un. Tout était de sa faute, depuis le début. Et c’était à cause de la perversion de son esprit qu’elle refusait en plus que Sarah la tue. C’était bien trop simple. Pijn désirait-il tant que ça sa mort ? Y avait-il un piège caché derrière cette horrible farce ? Mais plus elle réfléchissait, plus elle arrivait à une conclusion toute simple qui lui picotait dans le dos sans ménagement. Surtout, elle devait cacher ses informations à Ed. A tout prix. Sinon, il ne lui serait plus d’aucune utilité.

Alors, Sarah… Où te cachais-tu ? Tu devrais être dans les parages, non ? Comme un vautour… Sarah, il fallait que tu sortes de ta cachette, qu’on en finisse… Qu’on puisse se parler à nouveau. Sarah, réveille-toi définitivement. Quitte Pijn, quitte Dreamland. Tu avais toujours réussi à sauvegarder ta morale, à désobéir à Pijn, et tu avais même tenté de te retourner contre lui. Le prix de la trahison fut excessivement élevé. Dreamland était Dreamland, pas le vrai monde. Juste un univers alternatif, un terrain de jeu, un vrai jeu incroyable. Mais pas aussi sérieux. Dreamland ne remplacerait jamais la joie de monter une pièce devant un public, de se voir féliciter par des proches, de respirer à une sérénité, à la vie. Sa sœur, Elly, avait tout oublié de Dreamland maintenant, elle était redevenue une Rêveuse et se combattait contre un quotidien morne, c’était tout. Des fois, Ophélia l’enviait. Elle dormait bien, Elly. Et elle avait oublié qu’elle était triste d’avoir quitté Dreamland. Elle était normale, comme tout le monde. Mais Ophélia avait perdu un soutien. Plus d’Elly ou de Romero pour partager ses souffrances. Juste Ed, des fois, quand il ne partait pas attaquer cette personne parce qu’elle était maléfique, quand il réussissait à se souvenir que parler, juste parler, n’était pas une honte en soi. Elle était maintenant la seule à dormir mal, à vagabonder indéfiniment dans Dreamland en portant sa charge de responsabilités. Dès qu’elle aurait réglé le cas de Sarah… si elle était encore vivante à ce moment-là… alors elle quitterait ce monde. Suicide. Et cet épisode serait terminé.

« Mademoiselle, m’accorderiez-vous cette danse ? » Un homme se tenait devant elle, une petite courbette. Elle avait presque sursauté. Elle sourit :
« Avec plaisir. Excusez-moi. J’attendais un ami…
_ … qui ne vient pas, je comprends bien. Mais faîtes-moi le plaisir de vous voler, au moins le temps qu’il arrive. »


Il était comme tous les hommes, habillés en costume noir. Et comme tout le monde dans la salle, il portait un masque. Un masque qui lui cachait entièrement le visage. En tout cas, dès qu’ils furent au centre de la pièce où tous les couples tournoyaient ensemble d’un pas léger, il se rendit compte qu’il savait extrêmement bien danser. Ophélia oublia ses soucis le temps d’une danse avec cet inconnu. Elle se laissait porter. Il était plus âgé qu’elle, elle le sentait à sa voix, mais il brillait d’une énergie folle, une énergie presque jeune. Tandis qu’après un pas fluide, Ophélia se retrouva collé contre l’individu, elle lui dit, profitant d’un moment de pause :

« Et sinon, avec quel excellent danseur aies-je le plaisir de partager un moment ?
_ Tout le plaisir est pour moi, Mademoiselle. Je suis Duc. Le Duc Eisenhower. »
Elle sentit qu’il sourit derrière son masque, elle le lui retourna, et ils continuèrent la danse.

__

Après un long voyage dans les boyaux de la terre, aussi horizontal que vertical si on en croyait les vibrations de la cabine, nous arrivâmes dans la base. Oui, la base, je ne pouvais pas décrire autrement cet espèce de bunker souterrain ultrasophistiqué. Il y avait des couloirs dans lesquels patrouillaient des hommes en tenue futuriste portant des fusils certes dingos, mais meurtriers. Joan les remerciai pour le geste militaire qu’ils lui adressèrent en salut et les congédiai. Il me dit qu’ils étaient plus d’une centaine armés et protégés par des combinaisons élaborées par les meilleurs ingénieurs.

Et ce fut le souffle coupé que j’entrai dans la pièce principale, qui ressemblait à un mélange entre base des Men in Black et le devant d’un vaisseau futuriste comme en pouvait en voir dans les Avengers. Les murs blancs et gris étaient impérieux comme rarement pouvaient l’être des murs. Ils abritaient une centaine de personnes en blouse blanche qui se croisaient dans la salle, entre de nombreux ordinateurs plats qui formaient deux rangées d’informaticiens qui scribouillaient sur leur clavier à vitesse éclair, des généraux militaires qui donnaient des conseils, des papiers qui volaient, rares, des gueulantes, même quelques fois des rires diaboliques quand un des informaticiens avaient réussi la tâche mineure qu’on lui avait confiée. Des tasses de café trônaient partout, des livres lus par des théoriciens et laissés posés sur des tables. Il y avait évidemment un écran géant qui nous faisait face, totalement en 3D, presque intégré dans le mur, dévoilant des centaines d’informations à faire tourner la tête à un informaticien de Matrix. Il y avait une foule qui travaillait, se bousculait, se donnait des ordres, tapotait sur l’épaule de leur collègue pour donner des ordres, d’autres qui montaient des petits escaliers d’un bond pour prévenir quelqu’un en particulier. Des lumières clignotaient partout, des câbles électriques pendaient à tous les coins mais restaient assez discrets pour ne pas transformer la base en simple cave. Les lumières étaient puissantes, blanches, l’énergie irrésistible de la salle m’envahit et me donnait envie d'aider tout le monde. Joan me fit un petit discours tandis que nous cherchions à aller vers l’écran géant en passant par les hordes de méchants diaboliques dont j’en reconnus quelques-uns :

« Voilà le sanctuaire et les hommes de Super Missile Balistique. Personne ne peut nous localiser, personne ne peut nous situer de quelle que manière qu’elle soit. Les Voyageurs ne peuvent pas rentrer dedans quand ils apparaissent, même moi. Nous avons réunis ici tous les plus grands comploteurs du monde associés à l’académie, tous nos plus grands scientifiques, nos plus grands espions, nos meilleurs pirates. C’est un concentré de cerveau tellement immense que nous quatre devons être les plus idiots à jamais avoir foulé cette salle.
_ Parle pour toi. »
, répondit Fino qui regardait encore tout ce qu’il y avait à voir dans cette base incroyable. Joan continua avec sa voix lente en donnant des coups de menton ça et là pour me faire concentrer sur un point en particulier de la base :
« Il n’y a rien que nous ne puissions faire à partir d’ici. Nous contrôlons des satellites, des hommes, nous avons deux indics d’une préciosité infinie qui nous donnent quantité d’infos utiles, nous quadrillons une bonne partie de Dreamland avec des appareils qui lisent les infra-rouges, les auras, nous perçons la nuit, nous détectons n’importe quoi. Nous avons les appareils pour. Nous complétons notre équipe avec des Voyageurs puissants que je vous présenterai tout à l’heure…
_ Hey ! Patron ! On a presque déchiffré leur connerie !
_ Mettez tout sur l’écran géant dès que vous avez terminé alors ! J’allais donc y venir… Nous avons des Voyageurs ainsi qu’une armée de cent soldats. Nous avons des spécialistes dans de nombreux domaines : les décodeurs, les pros du virus, les experts en tactique militaire, des maîtres en psychologie, des vétérans de cette école comme membre illustre, des spécialistes des technologies, des Royaumes. Je suis ravi de vous présenter ici la plus puissante brochette de matière grise des forces du Mal. Et maintenant, contre le MMM. L’honneur de toutes ces personnes est en jeu, vous imaginez à quel point ils sont tous motivés. »


La base était longue, et plein de monde apostrophaient Joan pour lui parler de tels ou tels résultats, sur les endroits probables où avait été le MMM, des photographies volées où on voyait David à tel endroit, des estimations de leur force, où ils pouvaient se cacher. Joan répondait à chacun d’entre eux par un nouvel ordre, une nouvelle demande afin d’obtenir encore plus de données. En fait, ça en devenait impressionnant à quel point le bonhomme, avec sa barbe blanche, ses rides, son allure un peu pantouflarde, était un meneur impressionnant. A chaque résultat, il en donnait un autre sur le champ, qui semblait parfaitement adapté, et donnait même des conseils afin d’avoir une qualité meilleure. Il tournait presque sur lui, par la force des cris qui l’interpellaient et auquel il répondait d’une voix puissante et charismatique, en pointant du doigt, faisant de grands gestes. On aurait presque dit un combattant qui joutait avec une centaine d’adversaires. Dès qu’il trouva un moment de calme, il continua son monologue :

« La base de l’organisation a pour noyau cette salle, mais il est constitué de quelques galeries qui l’entourent, avec des vivres, des salles de repos, de fitness, et évidemment, des armureries et des dortoirs pour les troupes. Chaque salle, chaque portion de couloir, est prêt en cas d’alerte à déployer des herses de métal indestructible pour bloquer tous les accès. »

On monta un petit escalier de quelques marches qui débouchaient sur une alcôve plus élevée et où posait une Créature des Rêves, une grande femme très mince avec une tresse blonde qui lui descendait jusqu’au fessier, regardant l’écran géant en levant les yeux. Elle se retourna vers nous. Elle semblait être une réplique d’une femme à la trentaine toujours sans ride, un sourire qui faisait tanguer un chewing-gum dans sa bouche et qui salua respectivement le Directeur Joan. Elle portait ses lunettes plus pour se donner un genre secrétaire que pour des problèmes de vision, j’en aurais mis la main de Jacob à couper. D’ailleurs, elle releva sa monture avec tellement de classe qu’une étincelle brilla dans un coin d’un des verres. Joan lui posa une main derrière l’épaule :

« Voici Liz. Mon assistante. Liz, voici Ed, Fino et un de nos élèves les plus brillants, Cartman.
_ Enchantée de vous voir. »
, dit-elle d’une voix très stricte, comme si son larynx frappait sur une machine à écrire. Cartman se mit à se gausser de fierté devant la présentation qu’avait faite de lui Joan, et Fino mit fin à son bonheur d’un glaviot dans l’œil. En effaçant la petite scène de ménage, Joan continua :
« Elle est le numéro 2 de l’organisation, mon assistante. Je réponds d’elle comme de moi. Considérez-la comme moi. Si vous avez quelque chose à me dire, vous pouvez lui laisser un message. » La petite plaisanterie fit sourire la dame. Elle avait des débuts de ride aux coins des yeux, mais sa stature féline, son débardeur et sa « présence » lui donnaient quinze ans de moins. Elle souffla quelques phrases dans l’oreille de son chef, et il acquiesça. Il lui dit alors, avant, de réunir tout le gratin, très rapidement. Elle se positionna devant tout le monde, mit ses mains en porte-voix et hurla (mais hurla, bien, un putain de micro) :

« JE VEUX DEVANT MOI LES RESPONSABLES ! TOUS LES RESPONSABLES ! BOUGEZ VOS CULS, ORDRE DU DIRECTEUR !!! » Elle ajouta quand de nombreux visages se tournèrent vers elle, leur égo pensant qu'on les interpellait : « Juste les responsables, pas vous, bande de couillons.
_ Elle a des crocs, la blondasse. »
, commenta Fino en raillant. « Vous l’avez chassée où, doc ? »

Ils avaient la présence d’esprit de ne pas répondre et d’oublier les sarcasmes bien trop fréquents de Fino. Moi, je me concentrai sur les tremblements qui secouaient toute l’immense place suite aux ordres de la cheftaine en second. On laissait passer, on faisait des sillons à travers les blouses, l’ordre passait dans les couloirs invisibles afin qu’il puisse alerter tous les concernés. Peu à peu, une ligne en arc-de-cercle tendu dont on représentait le centre se formait peu à peu, des corps bien droits dont je fus content de retrouver quelques têtes connues. Le Directeur les remercia et commença à faire les présentations alors que les autres employés, après avoir levé la tête vers le All-Star de SMB, s’en était retourné à leurs préoccupations urgentes. Le Directeur commença naturellement par la gauche, et cela commença bien :

« Voici le supérieur de notre branche technologique, destiné à décrypter les technologies adverses et nous en fournir d’adaptées : le Docteur Doofenshmirtz.
_ Oh, jé souis ravi dé té révoir, Ed.
_ Même si je t’ai foutu en taule ? »
, répondis-je en lui serra sa main moite, me disant que son accent était tellement intense qu’il découpait le langage en morceaux.
« C’est dou passé, ça. Pouis, tou né m’a mis q’oune fois en prison. Qu’oune seule fois. J’appelle ça oun ami, moua.
_ Okay. Ravi qu’on soit dans le même camp, alors. »
Joan présenta plus en détail ses capacités :
« Le Docteur est un expert en tout ce qui touche la technologie onirique. Il peut fabriquer n'importe quoi avec n'importe quoi, même ce qui ne vous viendrait pas à l'esprit. Il est le plus apte ici à déceler les technologies que pourrait employer le MMM et à les retourner contre lui. Le Docteur, vous le savez certainement, a un solide pedigree derrière lui. C'est finalement son imagination qui le distingue des autres scientifiques. Il n'est pas du genre à avoir conçu nos armes, mais à inventer un téléporter, une fusée. Un élément de choix, tu imagines bien. »

Il était exactement comme la dernière fois que je l’avais quitté, lors de l’affaire McKanth l’été dernier. Un cou de poulet, des cheveux totalement ridicules, embroussaillés sur son petit crâne, un menton ridicule et sa blouse, évidemment, l’habit normal. Mais avant d’être un méchant diabolique, il était ce que Fino mettait dans la catégorie des « loosers ». Une vie un peu merdique, des déboires familiaux, des dettes ébouriffantes et des affaires de diplôme de docteur acheté avec l’argent de sa femme. Par contre, comme le confirma Joan, il était un des plus grands inventeurs oniriques, et sans l’intervention répétée d’un ornithorynque quelconque, la population de la ville aurait souffert.

Il passa ensuite à la prochaine personne, un Voyageur, aussi grand que moi, avec une paire de lunettes et des vêtements débraillés, comme s’il était resté vingt jours dans la jungle onirique. Il n’était pas sale comme un clochard, mais il avait une lueur dans les yeux qui brillait, un truc de je-ne-savais-quoi qui allumait en vous, une autre lueur, un petit feu de motivation. Le A dessiné dans un cercle sur son tee-shirt me fit comprendre que le prochain était un anarchiste. Un pur.

« Soy Swami, notre expert de terrain. Et Voyageur. Il connaît énormément de monde dans Dreamland, il possède un réseau important. Mais c’est surtout son pouvoir et sa connaissance du terrain qui lui donnent un avantage à ne pas négliger.
_ Yo. T’es Ed ?
_ Salut Soy.
_ Bienvenue chez les planqués. »
On se serra la main. Son sourire me rassura. Il avait l’air cool, âgé entre vingt-cinq et trente ans.
« Soy avait la phobie des cauchemars. Maintenant, il possède un des pouvoirs les plus puissants de tout Dreamland : le contrôle de celui-ci.
_ Putain de merde ! Ça existe vraiment ?
_ Un peu que ça existe. »
, répondit Soy en élargissant son sourire. « Mais ça demande des couilles, c’est pas un pouvoir de bourge : je manque de clamser dès que je l’utilise.
_ Je te donnerai plus de détails sur ses capacités quand on aura le temps. En tout cas, Soy sera un de nos hommes de terrain qu'on utilisera le plus, exactement dans le même rôle que je te destine. Il sera amené à commander des hommes...
_ ... Et moi, je vous ai blaté que je bossais seul »
, répliqua Soy. Joan continua :
« ... Et moi, que tu n'aurais certainement pas le choix. Je l'ai récupéré dans une prison, il faisait trop de dégâts. L'anarchiste de pacotille que tu as devant toi est la personne la plus courageuse, la plus enragée et la plus dangereuse que je connaisse. Soy a plus de motivation que le reste de la salle. Même si la situation est désespérée, y aura toujours Soy qui traînera le reste de nos vieux os dans la tempête. Réseau, connaissances, guerrier, pouvoir surpuissant, et plus que tout ça à la fois, c'est le joker du groupe. »

On continua notre petite route, et je tombai sur un nouveau visage connu.

« Voilà le prochain, je te présente…
_ Pas la peine de nous présenter, Monsieur le Directeur. Nous nous connaissons déjà. »
Ce fut à moi de répondre :
« Salut, Yuri. Je suis content de… de te voir parler.
_ Moi le premier ! »
, s’esclaffa-t-il. Il était toujours plus grand, toujours plus baraque. Mais maintenant, il avait gagné en prestance. Ce n’était plus l’esclave d’une quelconque lampe magique.
« Je ne t’ai jamais remercié avant, Ed. Alors je te remercie maintenant. Du fond du cœur.
_ Yuri ! Tu m’as pas manqué depuis que j’ai failli te faire crever sous mes ordres. »
, intervint Fino. Je contrebalançai la réplique de Fino en majorant le rôle de ce dernier dans sa libération. Joan se dépêcha de continuer les présentations en voyant l’air renfrogné du grand Voyageur devant peut-être, son pire ennemi (et je ne comptais même pas Cartman) :
« Yuri est le second du docteur Doofenshmirtz. Il l’assiste et aide à trouver les matériaux si besoin est, ou remonter ceux des adversaires. Il fait pour le moment chou blanc face au vaisseau ennemi.
_ Je m’excuse, Monsieur. C’est un truc de dingue. C’est pas un vaisseau, leur truc, c’est quelque chose d’autre, de plus immatériel. Je vais faire des tests, mais je suis pas sûr qu’ils concluent.
_ Disons que c'est la tête froide des scientifiques, il permet d'orienter le Docteur dans de bonnes directions. Et son influence dans le milieu des méchants diaboliques est reconnu de tous. C'est un technicien de génie, même dans le monde réel à ce que j'ai compris. Si le Docteur a l'imagination, Yuri a l'intuition. Et les bonnes pièces qu'il faut avec. Mais c'est aussi le fait qu'il soit costaud qui le rend encore plus intéressant. Une flexibilité incroyable.
_ Vous êtes trop gentil, Docteur. »


Joan passa à la prochaine personne, en dessin animé, un grand gaillard chauve, en costard-cravate, une sorte de parrain des pays de l’Est. Il avait l’air sérieux, sûr de lui, le front qui réfléchissait beaucoup. La cinquantaine d’années, les mains puissantes, le gars avait un front qui indiquait qu’il avait un cerveau, qu’il l’utilisait tout le temps, mais pas pour faire le bien autour de lui. Sa stature parfaite me faisait croire qu’il était le chef d’une organisation quelconque.

« C’est Giovanni, que tu connais peut-être.
_ Enchanté.
_ Enchanté. »
Non, je ne le reconnaissais pas. Si je le reconnaissais, cela voudrait induire que j’ai regardé les dessins animés de Pokemon, où il était le chef de la Team Rocket. Je refusais de le reconnaître pour mon propre égo.
« Il est un des trois grands auteurs de plans diaboliques, un expert, qui pourra certainement déchiffrer le complot de nos adversaires. Les autres seront Tyrion s’il trouve du temps, ainsi que Cartman.
_ Putain ! Ca troue le cul !
_ Et nous pensions que Fino pourrait aussi les aider. »
Cartman arrêta illico sa danse de la joie et le bébé phoque sur mon épaule regarda l'obèse avec l'envie de lui déféquer dans la tronche, et même le sérieux de Joan ne put les empêcher de se jeter des insultes à la gueule tandis que le docteur continuait :

« Giovanni est un intellectuel qui connaît toutes les théories de complot diabolique et qui a beaucoup roulé sa bosse. Vu son domaine.. d'expertise, il n'a eu aucun problème à mémoriser nombre de pouvoirs de Voyageurs et connaît pas mal d'Artefacts. Son savoir nous sera utile pour analyser les actions du MMM et ainsi pouvoir anticiper. Ça va être notre matière grise. »

On passa au reste tandis que Giovanni, soit par habitude, soit devant l’horreur d’avoir le gros-lard comme compagnon de bureau, se mura dans un silence assourdissant. On passa cette fois-ci devant deux femmes, que je reconnus encore une fois pour les avoir vues rapidement sur une photo du DreamMag. Deux femmes de la Compagnie Panda. La première avait des cheveux rose, certainement une teinture de Dreamland, et était plutôt belle. Elle aurait été parfaite dans une publicité pour inciter les jeunes à s’engager. Elle avait l’air sérieux de la femme qui savait qu’un événement important se préparait, mais en même temps, mais elle pouvait rapidement se décontracter. La seconde… la seconde ressemblait à une épave. Ses épaules tombaient, sa casquette tombait, ses sourcils tombaient, son moral tombait. Blonde, plutôt âgée, j’avais l’impression qu’elle jetait un œil au plafond pour compter toutes les lampes qu’elle pourrait utiliser pour se pendre.

« A côté, nous avons nos deux stratèges militaires. Voici le Lieutenant Sam, qui s’occupera de gérer nos troupes au sol quand on les enverra. Elle est experte en communication et a déjà demandé plusieurs oreillettes au Docteur Doofenshmirtz, ainsi que préparer des canaux où on pourra parler sans se faire intercepter. Son pouvoir d'arrêter le temps lui permet de maîtriser les situations les plus tendues en trouvant toujours la bonne solution. Avec Liz, elles s'occuperont don de diriger les opérations depuis la base et d'anticiper les problèmes. Et à-côté, pour l’assister dans ce domaine, et pour s’occuper plus particulièrement des armes et du décodage des signaux ennemis, non moins que la Générale de la Compagnie Panda elle-même. Elle a aussi l'avantage de savoir se débrouiller pendant les combats.
_ Je suis rassuré, alors. Tant que vous n’envoyez pas le Major. »
Je n’aurais pas dû dire cette phrase, car le Général me broya la main et chercha à me détruire le cerveau avec un regard meurtrier. Je déglutis, et on passa au reste.

La prochaine personne à passer était un obèse. Un bon obèse de trente ans, avec plein de boutons sur la gueule, des cheveux attachés dégueulasses et noirs. Le genre à bouffer que de la pizza, du matin au soir, et à perdre son temps devant un écran d’ordinateur. Je n’attendis pas que Joan me dise sa fonction : je le soupçonnai à voix haute d’être le grand manitou de l’informatique, ce qui surprit l’obèse que j’ai deviné aussi rapidement son domaine. J’avançai ma main, mais il la considéra d’un œil apeuré. Okay, fallait pas trop insister avec lui. Il déglutit et prit tout son courage à deux mains pour prendre ce qu’il devait considérer comme une initiative sociale :

« Tu peux m’appeler… Dark Angel 42.
_ C’est ta mère qui t’a nommé que ça ? »
, demanda Fino méchamment. Devant le bébé phoque, Dark Angel chuchota quelques mots dans l’oreille à Joan, et celui-ci répondit par l’affirmatif. Le gros partit bien vite du promontoire en baissant la tête et se dépêcha de rejoindre un ordinateur de bonne taille. Joan nous dit qu’il était très timide. Mais qu’il était hors-pair dans son domaine. Je voulais bien le croire. C’était le genre à avoir piraté les appareils de l’hôpital dès qu’il fut sorti du ventre de sa mère.
« C'est compliqué à expliquer l'informatique sur Dreamland, mais considérez ça comme une forme de magie qui nécessite quelques instruments et qui s'apparente à ce qu'on peut trouver sur notre monde : stockage de documents, piratage, etc. Dark Angel travaillait un peu pour l'école en tant qu'intervenant dans ce domaine, mais on s'est vite rendus compte qu'il n'était pas très doué pour... parler. Mais ses compétences en informatique sont les plus élevées que je n'ai jamais vues, et je suis persuadé que tous les hommes qu'on a là n'avanceraient pas vraiment si lui ne menait pas la danse. Contre les adversaires qu'on doit combattre, Dark Angel est le minimum qu'on doit utiliser. Et c'est aussi le meilleur. »

Il restait une jeune fille, elle aussi Créature des Rêves, mais qui ne semblait pas venir de ce Royaume. Elle avait des cheveux clairs, courts, et des joues de castor qui trahissaient avant ses oreilles en pointe sa véritable nature. Habillée en salopette orange, l’air en peu empotée, Joan me la présenta comme une stagiaire.

« Elle est pas un peu suspecte ? Genre, une stagiaire, comme ça...
_ Ça fait dix ans qu’elle est stagiaire. Elle s’occupe de tout ce dont on ne peut pas s’occuper.
_ Je suis ravie de vous rencontrer, Ed Free.
_ Moi aussi. Tu es…
_ La stagiaire.
_ Oui, mais, ton nom ?
_ Je viens de le dire. »
Une nouvelle voix surgit de la salle cria :
« HEY, STAGIAIRE ! MON CAFE !!!
_ J’arrive, j’arrive !
_ Je vois que vous avez réuni tous les responsables, doc. De grandes figures indispensables. »,
dit Fino en voyant la jeune fille s’en aller.
« Les personnes qui pourront vous seconder directement. Les autres secondent ceux qui vous secondent. Comme il n’y a pas d’intermédiaire entre elle et vous et qu'elle peut vous être utile, j’ai décidé de l’appeler aussi.
_ Je sens que je vais l’adorer »
, dit Fino. Je déglutis. Il adorait trop donner des ordres aux autres. Je plaignis vraiment la stagiaire ce coup-ci. Joan n’avait plus personne d’autre à me présenter, il semblerait. La file était terminée. Mais Joan restait sur place et attendait une dernière personne qui devait arriver. Il reprit en attendant :

« Pour en revenir, Ed, chacun d’entre eux est trié sur le volet. Je n’ai pris personne que je ne connaissais pas d’au moins trois ans. Dans un combat comme nous allons le mener, la trahison est le pire de tous les fléaux, de loin le pire. Ah, bon sang, mais que fout-il ? »

Evidemment, la phrase de plainte amorça elle-même la solution. La personne qui arrivait était un autre Voyageur que je ne connaissais pas. Il portait un costume vraiment dandy, avait une mâchoire un peu carré, comme des acteurs américains plébiscités par la presse. Ouais, un foutu dandy anglais, quelque chose dans ce goût-là. Il monta deux à deux les marches qui nous séparaient en s’excusant d’un grand sourire et d’une paume de main. Joan ne chercha pas à l’enguirlander, il termina enfin la présentation des têtes du SMB :

« Et voici notre dernier Voyageur, qui sera surtout lancé sur le terrain. Vous pourriez même faire équipe si la situation l’exige.
_ Salut, enchanté Ed. Tu peux m’appeler Connors.
_ Connard. »
, répliqua instantanément Fino.
« Une blague de primaire, petit phoque.
_ Tu mérites pas mieux.
_ Je m’excuse. Il est comme ça avec tout le monde.
_ Y a aucun problème. »
, dit-il en souriant. Il avait vraiment l’air de s’en fiche.

Fino murmura qu’il en aurait, des problèmes, dans pas longtemps, mais personne ne l’écoutait. Connors avait une classe spéciale, une sorte d’aisance, à ranger dans la catégorie « sûr de lui parce que cool », un peu comme le personnage de Barney de la série américaine bien connue. Le genre aimant à fille, trop classieux. Espion britannique ? Non, tout de même pas. Sa manière de sourire, ses mouvements fluides, de paraître agréable et classe en même temps, ses épaules un peu carrées, sa prestance… Oui, aussi comment il parvenait à répondre à Fino sans se départir de sa fougue devant un bébé phoque odieux. Il rassurait tout de suite. Joan le présenta :

« Connors sera lui aussi sur le terrain. Il dispose de nombreuses compétences utiles grâce à son pouvoir, mais il t'en parlera mieux que moi. Vois-le comme une sorte de mercenaire, on a fait plusieurs fois appel à lui. Aisé dans la société, il pourra être très utile si à l'avenir, on doit discuter avec des Seigneurs ou d'autres personnalités importantes. Connors, voici Ed Free et le fameux Fino. Comme je te l'ai dit, le premier sera notre poids lourd sur le terrain. Il est expérimenté et adepte du combat. Il pourra maîtriser énormément de situations qui comportent des adversaires, et ses portails sont redoutables. Tu as certainement déjà entendu parlé de lui. Et ensuite, il y a Fino, extrêmement intelligent et aux réflexions peu conventionnelles.
_ Je viens justement d'entendre une de ses réflexions peu conventionnelles. »
, rétorqua justement Connors qui n'avait pas l'air de faire très grand cas du bébé phoque. Joan fut obligé de défendre celui-ci :
« Il étoffera notre éventail de stratégies et aidera Giovanni pour monter des hypothèses. Et il a la rage. C'est une bonne qualité. On en aura besoin.
_ Mes services sont facturés, par contre. »


Une fois les présentations terminées, les responsables commencèrent à s’en aller mais Joan leur dit de ne pas aller trop loin car il était temps de remotiver les équipes. Il s’installa devant l’écran mural gigantesque et interpella l’assemblée. Il était droit, mais pas statique, et il distribuait une énergie par sa posture et par sa voix qu’on pouvait tous ressentir. Il ressemblait plus à un manager d’une grande entreprise, un manager dévoué et motivé, quelqu’un qui poussait chacun à faire le maximum pour un objectif, qu’à un simple Directeur d’établissement un peu spécial. Une inspiration du monde réel, certainement, ainsi qu’un soupçon de monologue de méchant diabolique. C’était fou comme un vieux pouvait être aussi dynamique. Joan avait des tripes en quelque sorte, et je me demandais bien quelle vie pouvait donner une telle assurance et une telle combativité. Il commença d’une voix forte :

« Messieurs Dames, nos ennemis apparaissent. La tâche floue que nous cherchions à ignorer se concrétise de plus en plus et rend le combat certain. Vous êtes tout simplement les meilleurs que je connaisse, et à qui je voue une confiance extrême. Contre eux, pas d’échec possible. Il n’y aura pas de renfort, il n’y aura pas de deus ex machina, il n’y aura pas d’alliés. Nous sommes peut-être le seul rempart contre cette petite bande de malfrats supporté par celui qui se prétend le meilleur méchant diabolique. Je parie que n’importe lequel d’entre vous a créé plus de machinations ce matin en faisant votre café que lui. Je ne cherche pas à sous-estimer l’ennemi, car aussi futile puisse-t-il être, il a des alliés importants. Et ils préparent, ensemble, quelque chose, de colossal certainement. Sauf que voilà, ce n’est pas à lui de décréter que son plan est irréductible, de bafouer un siècle de complots du pied alors qu’il ne doit même pas connaître les grands noms de la chose. Nous allons le faire redescendre sur terre, et plus vite ça sera fait, plus la leçon sera cinglante. Alors, il faut que ça rentre dans vos crânes, ils sont une organisation criminelle et nous sommes les premiers à savoir que les officiels pourront rien faire. Nous sommes les seuls à pouvoir agir, mais nous ne le faisons pas pour eux, nous le faisons pour nous. » Une ovation remplit la pièce, des applaudissements et des cris, même s’ils étaient contenus car on ne cherchait pas à célébrer Joan, sentaient qu’à la fin du discours, quand les gens pourraient se remettre au travail, ils iraient de bon cœur et deux fois plus vite qu’avant. Joan reprit la parole juste après : « Je tiens à vous présenter les deux dernières recrues du SMB, Ed Free et Fino, comme promis. Ce sont eux qui seront sur le terrain, une sorte de provocation sur laquelle va rebondir automatiquement le MMM, et dès qu’il interviendra, on saisira le plus de données possibles pour l’arrêter. Simple comme bonjour. » Pour ceux qui étaient derrière des écrans, très certainement, ne pus-je m’empêcher de penser. Fino ne dit rien, et ce silence ne me plaisait guère : soit il abondait en mon sens, soit il estimait que c’était une bonne idée, peut-être la seule. En tout cas, il ne critiquait pas la méthode, alors que c’était une de ses activités favorites. « Les opérations commenceront demain. »

Un nouvelle salve d’applaudissements pour terminer le discours, même s’ils étaient plus présents pour la forme que pour le concept. Et Joan me fit un signe de main pour le suivre, et apostropha aussi le docteur Doofenshmirtz pour qu’il emboîte nos pas. C’était pour la téléportation, qu’il me dit. On sortit enfin de la grande pièce, on passa à travers un couloir de briques cimentées, et on atterrit dans un petit atelier où une capsule de verre semblable à celle dans laquelle j’avais commencé la nuit m’attendait. Je m’installai devant après quelques réglages et que le docteur me conseillait de ne pas bouger le temps qu’il remplisse les dernières données. Il referma une vitre de verre devant mes yeux, et je vis Fino me faire un semblant de doigt d’honneur avant de retourner dans l’immense salle maintenant en ébullition. Heureusement qu’il ne venait pas avec moi, ce petit con.

Que penser du SMB ? Ca ressemblait à quelque chose d'efficace en tout cas. Les têtes que j'avais vues, ou en tout cas quelques-unes d'entre elles m'avaient fait grande impression. Et Joan, aussi rigide était-il, semblait savoir où il allait, une qualité très importante pour un meneur qui entraînait son équipe dans un combat nébuleux. Ils étaient capables, ils l'étaient tous, presque à se demander pourquoi ils m'avaient appelé. Et on se rendait compte que leur plan n'était basé que sur leur réactivité. La menace du MMM me semblait mieux maîtrisée en tout cas, et la seule chose qui me gênait fut d'être incorporé aussi rapidement et sans que mon avis fut demandé. Avais-je le choix de refuser ?

Joan supervisait ce que faisait le scientifique fou, mais la tête de Liz, son assistante qui semblait mécontente passa le seuil de la porte. Elle lui dit quelque chose, il semblait agacé, il lui répondit. Je n’entendais rien de leur discussion enfermé comme j’étais, mais la curiosité était forte, surtout que je ne savais finalement pas encore trop penser de cette organisation dont mon intégration avait été aussi brutale qu’à sens unique ; mes alliés m'avaient déjà trahi et plus jamais on ne me manipulerait comme ça. Bah, j’aurais la journée de demain pour réfléchir à ça. Là, la soirée se passait exactement comme je le voulais, j’allais tranquillement à un bal, et j’espérais que voir Ophélia effacerait un peu le stress dont on m’avait chargé le dos. Donc pas de pitié pour leur conversation secrète : une petite paire de portails invisible afin de capter d’intéressantes paroles, notamment cette phrase à moitié achevée de Liz :

« …ide ! Totalement ! Nous avons besoin de lui ! Soit il reste ici pour se familiariser avec notre base et notre objectif, soit on l’envoie au moins dans les régions où on risque dé dégotter des informations !
_ Liz, je comprends, je comprends. Mais Ophélia est une gentille fille, je ne veux pas qu’il y ait de malentendus entre elle et moi, qu’elle pense que je veuille la laisser dans la situation délicate dans laquelle elle est.
_ Et si Ed ne nous aide plus, après ? Qu’il se concentre sur elle ? A ce que vous m’avez dit, elle est peut-être en danger de mort imminente. »
Tant que ça ? Liz n'avait pas forcément tort, malheureusement.
« Ecoute, Liz, merci de te préoccuper de la réussite du plan, sincèrement. Mais dis-toi que nous ne savons pas où l’envoyer de toute façon. L’endroit où sera Ophélia en vaut bien un autre. Et Ed fera exactement ce qu’on lui dira comme ça. » Sympa de sa part ; j'évitais de montrer la moindre expression du visage.
« Qu’il parte au moins avec une oreillette, alors ! Imaginez qu’il le trouve là-bas et que nous ne puissions rien faire comme des cons !
_ D’accord, d’accord, va pour l’oreillette… Docteur ? Arrêtez-vous, on va ouvrir la cellule.
_ Il va falloir tout réfaire ! »
Il effaça ses données à contrecœur, tandis que Liz donnait une minuscule oreillette couleur chair à Joan. Elle partit de la pièce mais se retourna au dernier moment :
« Joan, je sais que vous prenez la menace au sérieux. Mais je pense aussi que vous la sous-estimez.
_ Et pas vous, très chère ? »
fit-il légèrement agacé.
« Vous êtes un Voyageur, vous ignorez tout de Dreamland, ou presque tout. J’ai grandi ici, je peux vous dire que le MMM n’est pas ordinaire. Pas du tout. Je ne connais pas ça.
_ Nous en parlerons plus tard, merci. »
Elle partit toujours mécontente. Joan ouvrit la fenêtre lui-même de ma petite capsule et il me tendit l’oreillette :
« Tiens Ed, excuse-moi. Liz pense qu’il vaut mieux que tu aies ça sur toi, à partir de maintenant.
_ Elle est trop aimable.
_ Tiens, attends, je vais te la mettre. »
Ce qu’il fit. Ça ressemblait plus à une puce qu’à une oreillette, une petite puce qu’il me colla dans le pavillon de l’oreille. Je le remerciai, mais une nouvelle tête surgit de la porte. C’était celle du Général Panda. Sa voix traînante disait :
« Joan, nous avons décrypté le nom de leur premier plan.
_ Ah, très bien !
_ Mais j’ai une bonne et mauvaise nouvelle à vous annoncer.
_ Commencez par la mauvaise, général.
_ Je n’en ai qu’une. Une bonne et mauvaise, en même temps. Le nom du plan veut certainement dire quelque chose, mais il est lui aussi codé. C’est… attendez, où il est le papier… voilà, JBV12840T.
_ Ah. »
Oui, ah était le bon terme, car c’était plutôt flou. Une nouvelle série de chiffres, hein ? La prochaine fois, il faudrait que je parle à Joan de celle que le MMM m’avait envoyé la nuit dernière, celle qui s’était étrangement affichée en lettre de sang et que j’avais été le seul à voir avant qu’elle ne disparaisse. Joan termina en me disant que demain, si je pouvais m’endormir à vingt-trois heures en pensant à lui, ça serait génial. Je lui dis qu’il n’y avait pas de problème.

Il y eut encore des remerciements, des têtes qui s’en allaient, des vitres qui se fermaient. Je patientai deux minutes un peu en nage (je n’aimais pas les cellules de téléportation ; la technologie onirique pouvait rendre n’importe quoi possible, cela ne pouvait pas dire qu’elle fonctionnait). Doofenshmirtz me fit un petit salut. Une diode bleu m’éblouit soudainement. Puis la diode devint une inondation de lumière.
Et cette lumière, bleu, blanche, étincelante, vira au doré.
Le doré d’une salle de bal.
Ça avait fonctionné. Fino pesterait.
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MessageSujet: Re: Meilleur Méchant Machiavélique Meilleur Méchant Machiavélique EmptyMar 15 Avr 2014 - 23:33
Chapitre 3 :
La Valse




Ma tenue aussi avait changé pour le coup. J’étais maintenant habillé comme n’importe quel mâle de la salle, avec des vêtements un peu chics, une chemise, et un petit masque très simple devant mon regard. Je posai rapidement mon panneau de signalisation sous une grande table dressée qui tenait en sa planche un buffet (ainsi qu’une nappe dissimulatrice), et je partis à la recherche d’Ophélia dont je n’apercevais pas le visage. Peut-être déjà en train de danser ? Je reconnus cette salle de bal, en tout cas. C’était exactement la même que celle où on s’était rencontrés pour la première fois. La nostalgie dura un temps, avant que je ne me souvienne de la suite de la soirée où j’avais rencontré (pour une seconde fois, certes, Lou). Je la cherchai donc parmi les danseurs qui s’affolaient sous une musique tranquille. Je me calmai quinze secondes tout de même, histoire que mon cerveau fasse le point avec les derniers événements. Ma tête commençait un peu à me démanger. Mais maintenant que j’y réfléchissais… Famille dans le monde réel, et une nouvelle organisation à abattre sur Dreamland… Il semblait que les ennuis recommençaient. Sauf que je perdais pied rapidement. Ce n’était pas Maze qui expliquait clairement ce qui allait se produire et laisser le temps aux autres d’ingérer une situation plutôt simple, même s’il changeait les règles du jeu au milieu. Là, tout me tombait sur le coin de la gueule, les éléments les uns après les autres. C’était fou comme il pouvait y avoir un calme plat pendant des semaines durant, et tout à coup, un déluge d’événements. Je sentais que c’était une nouvelle expérience dont j’en sortirais aigri. Et avec quelques corps désarticulés derrière moi, couverts de sang. J’avais pas envie de jouer à cache-cache longtemps, mais l’affaire était assez bizarre pour me donner envie de réfléchir avant de foncer comme un mulet.

  Soudain, mais doucement, la musique se stoppa et une robe blanche et verte sortit de la foule pour me rejoindre. Mon cœur fondit quand je reconnus Ophélia, qui avait attendu la fin de la mélodie avant de me rejoindre. On se fit la bise et sans avertissement, elle m’entraîna encore au milieu de la salle.

« Ca faisait longtemps qu’on n’avait pas dansé ensemble, tiens », lui dis-je tandis qu’une nouvelle musique reprenait, un peu plus virevoltante que la précédente. Elle adorait danser, Ophélia.
« C’est parce qu’à chaque fois qu’on danse, comme ça, y a une catastrophe qui se déclenche.
_ Mais non, tu te fais des idées. »
Première fois : un assassin avait tué une grande ponte du Royaume et avait provoqué une course-poursuite sur deux nuits. Seconde fois : le Major avait rasé tout un quartier d’Hollywood Dream Boulevard. Il n’y avait jamais eu de troisième fois. Je pris peur. Et je me souvins que ce n’était pas moi qui avait des soucis.
« Tu voulais me dire quoi au fait ? Tu as un problème ?
__ Oui. Tu as raison. Je te raconterai plus tard. Et toi ? Pourquoi t’as été en retard ? T’es allé à une soirée ? »
Je me rendis enfin compte que mon excuse ne serait pas crédible, et ne devrait peut-être même pas sortir de ma bouche. Je répondis tout de même :
« Non, non. On a intercepté mon arrivée sur Dreamland. Je m’excuse, franchement. Mais toi, d’abord. Dis-moi tout. Je ne comprends toujours pas pourquoi tu n’as pas voulu me le dire par téléph…
_ On change de partenaire. »


  Elle se décrocha de moi d’un pas et trouva un nouveau partenaire pour continuer la petite valse. Je me dépêchai de l’imiter et tombai sur une fille enveloppée, les longs cheveux en chignon et qui me regardaient intensément. Toutes mes questions furent coincées dans ma gorge le temps de retrouver Ophélia, tandis que la grosse lâcha au bout d’un moment :

« Onze sur vingt.
_ Quoi ?
_ Toi. Onze sur vingt.
_ Allez, je vaux mieux que ça. »


  Elle ne dit plus rien, considéra pendant un instant ma réponse le temps de quelques pas, secouai sa tête négativement et je reconnus le passage de la musique où il fallait changer de partenaire, ces quinze notes qui invitaient à partir. Je voulus me débarrasser du laideron mais elle me retint avec une force importante pour un boudin pareil en me disant "Pas tout de suite". Et effectivement, les couples ne se défaisaient pas. Et merde, hein ! On me faisait chier avec cette danse de merde. Et ça se disait plus intéressant que la populace qui avait à rire et danser en même temps. Mais heureusement, j’entendis à nouveau les quinze notes presque lascives, et ce fut le bon temps. Il y eut de nouveau un long froufrou des robes et des pas sur le sol quand chacun changea de partenaires de danse, et je fus ravi de voir qu’Ophélia cherchait à me retrouver. On repartit ensemble et elle se dépêcha de dire :

« Tu danses vraiment bien, maintenant. » J’avais appris sur Internet et avec un atelier sur sept semaines qui m’avait coûté la peau du cul. Juste pour entendre cette phrase sortir de sa bouche. Mon cœur hurla de joie avant que je reprenne le contrôle :
« Merci, mais tu es plus gracieuse que moi. Mais sinon, tu avais un problème ?
_ Oui. Malheureusement. C’est Pijn.
_ Je sais. Que te veux ce fils de pute ?
_ Ma mort. »
Un petit silence devant laquelle j’assimilais l’information. Je répondis rapidement :
« T’en fais pas. Je vais voir avec Maze. Lui pourra peut-être être forcer Pijn à se calmer.
_ Je ne sais pas si Maze pourrait faire fléchir Pijn sur un sujet, mais en tout cas, pas sur moi. Il me haït et je le haïs, Ed. C’est tout. C’est du règlement de compte maintenant.
_ Qu’est-ce qu’il peut faire ? Il va t’envoyer un Voyageur alors ? Mais tu veux pas que je le batte.
_ On doit changer.
_ Je sais. »


  Rah, putain de merde ! Qui était le connard qui avait inventé une danse aussi chiante que celle-ci ? Un antisocial ? Un muet ? Dark Angel 42 peut-être ? Maintenant, je me retrouvais avec une autre fille, rousse, bien plus charmante que la première et qui me fit un petit sourire timide. Je le lui renvoyai pour faire mon serial lover dégoûtant avant d’appréhender le moment où je devrais repartir près d’Ophélia. La musique montait, elle montait un peu, montait encore un peu, et paf. Cinquante robes volèrent, dansèrent, deux cent chaussures claquaient. Ophélia, si belle dans cette foutue robe que ça m’en faisait mal à la poitrine rien que de la regarder, était toute proche. Mais avant que je ne parvins à la toucher, une inconnue me réceptionna à sa place en se mettant entre elle et moi. Ah non, c’était un mec, avec un masque qui recouvrait tout son visage.

« Désolé mec, je suis pas gay. », lui dis-je en levant les épaules pour m’excuser auprès d’une Ophélia esseulée maintenant.
« Je sais. », me dit-il, d’une voix grave, avec un soupçon de menace. Je revoyais dans ma mémoire la vidéo que Joan m’avait tendu sur tablette, où la Chose se faisait pulvériser. Et le type devant moi n’émettait aucune aura, selon mes lunettes, absolument aucune. Mon corps se gela instantanément mais je continuai la danse. La musique était innocente, continuait à se jouer. Le MMM. Merde, on avait un taré mental dans la salle. Mais ça voulait dire qu’il était à portée. Peut-être que si je l’arrêtais maintenant…
« Ed, comment te portes-tu ?
_ Oh, Duc Eisenhower je présume. Et toi ? Ca va ? Entre deux vantardises ?
_ C’est la seule façon pour que vos regards se tournent vers moi.
_ Et c’est vérifié ?
_ Tu dois penser à m’arrêter maintenant, c’est ça ? Tenter de me battre.
_ Et pourquoi pas, hein ? C’est pas comme si t’étais très loin. »
J’avais devant le moi l’opposant principal de cette affaire, un enfoiré qui avait bouleversé le destin d’un Royaume et qui avançait enfin ses pièces. Je n’imaginais pas l’erreur que je commettrais si je le laissais filer… ou si je l’attaquais maintenant.
« Je te déconseille, tu n’y arriverais pas. J’ai tout un dossier sur toi, Ed. Je sais exactement comment tu réfléchis, ce que tu vas faire. Je pourrais te faire peur avec quelques mots, ou t’énerver.
_ Oh, mais vas-y, énerve-moi. »
, lui susurrais-je entre mes dents. Il m’énervait déjà, s’il savait.

  Sans m’en rendre compte, c’était le temps de changer de partenaire. Mais avant que je puisse faire quelque chose, le MMM effectua un très beau retourné et récupéra les bras d’Ophélia avant même que je ne la trouve. D’accord, espèce de petit salopard, tu gagnais cette manche, tu m’avais bien remué le couteau. Je me retrouvai écarté le temps d’une période de cette espèce de duo, et eut le déplaisir de me retrouver avec le petit goret qui me nota une nouvelle fois onze sur vingt. Je lui dis sèchement de la fermer, et elle s’en offusqua carrément, lâchant un fatidique dix sur vingt d’une petite voix sourde avant de se murer dans un silence bienvenu. Mais merde ! Cet enfoiré était là, juste devant mes yeux ! Je pourrais lui enlever son masque d’un petit geste et en terminer avec cette histoire, si son identité est un tant soit peu importante dans le dénouement de cette affaire, mais j’avais peur de ses capacités encore non dévoilées, de l’assurance totale qu’il dégageait, et aussi parce que j’espérais que la personne à l’autre bout de l’oreillette comprenne ma situation et se dépêche de m’envoyer un ordre quelconque. Je tournai la nuque pour l’apercevoir danser avec Ophélia. Petit connard de merde. S’il n’était pas aussi proche d’elle, je n’aurais pas non plus peur qu’il la prenne en otage. Si je ne recevais pas d’ordre avant la fin de la chanson, je lui sautai à la gorge et le foutrai au tapis. Y aurait peut-être du dommage collatéral, mais s’il prévoyait un plan terrible, on pouvait estimer que le calcul était rapidement fait ; à équation déséquilibrée, décision facile à prendre.

  Un autre temps. Seule la méfiance que j’éprouvais vis-à-vis de lui et me soufflait de conserver mon pouvoir pour la suite m’empêchait d’utiliser mes portails pour rejoindre directement Ophélia au prochain changement. Cependant, je réussis à redevenir son cavalier en esquivant le MMM qui ne m’attendait pas de toute façon, et qui recueillit près de lui une jolie fille toute maquillée. Ophélia me dévisagea rapidement et me dit :

« Ça va ? T’es tout pâle ?
_ Tu m’étonnes.
_ Tu as parlé avec lui ? C’est le Duc Eisenhower. Il est vraiment sympa, je lui ai parlé un peu.
_ Ecoute, stop, Ophélia. Je suis désolé de te le dire, mais c’est un terroriste. Un putain de terroriste. Peut-être le pire actuellement. Tu ne l’approches plus.
_ Quoi ?
_ Ophélia, s’il te plaît, j’ai jamais été aussi sérieux…
_ C’est le Meilleur Méchant Machiavélique ? »
, me coupa-t-elle en retenant sa respiration. J’en restai baba.
«  Oui, c’est bien lui. Comment tu le sais ?
_ Je t’expliquerai plus tard. Je connais Joan. »


Oui, je me doutais qu’ils se connaissaient. Mais par contre, je ne savais pas que c’était le genre de gars à balancer des secrets à tout-va. Il animait des blogs pendant qu’on y était, avec des smileys un peu partout en racontant qu’un fou furieux allait détruire une bonne partie de nos rêves ? Je passai outre l’information et tapotai un peu l’oreillette histoire de les rappeler que leur plan fonctionnait bien mieux que prévu. Y avait pas un problème de pile, maintenant ? Qu’est-ce qu’il branlait ? C’était Fino qui leur demandait de ne pas réagir à la situation, ou bien qui avait massacré tout le monde pendant mon absence ? Ophélia m’arracha à mes pensées en jetant œil inquiet vers la silhouette :

« Tu penses qu’il va faire quelque chose ?
_ Je n’en ai aucune idée. Y a des chances, oui.
_ Tu vas l’arrêter ?
_ Je vais tenter, oui.
_ Il y a une foule de Voyageurs qui surveillent la baraque dehors, tu pourrais peut-être leur demander de l’aide ? »
C’était une bonne idée, ouais, même si je n’étais pas encore sûr de la démarche à adopter. Elle dépendrait en fait beaucoup de la puissance qu’il était capable de déployer, même si ce qu’on avait vu de lui n’était qu’un petit plan bien ficelé, et des pouvoirs un peu mystiques que pourrait égaler n’importe quel Voyageur. Lou aurait pu être capable d’une chose pareille, à bon niveau (juste de la manière dont il avait terrassé la Chose, je faisais pas référence à la complexité de son plan ; Lou aurait été à peine capable de trouver Hollywood Dream Boulevard même si on le foutait au milieu de la place). Mes réflexions furent coupées une nouvelle fois par le changement de rythme et de partenaire. Cette fois-ci, les pas devenaient plus endiablés et je me retrouvai, avec mon bon vouloir, encore une fois avec le MMM. C’était lui qui menait.

« Tu ne m’attaques pas, Ed. Tu cherches une solution. C’est peut-être la dernière fois qu’on se voit, tu sais.
_ On a eu de la chance de se croiser et de danser ensemble, alors. Ça te fera des souvenirs en taule.
_ Je te cherchais, aucun hasard là-dedans. Je suis resté près d’Ophélia, je savais que tu viendrais à un moment ou à un autre la voir.
_ Un peu décousu, nan ? Pour quelqu’un qui se prend pour le Meilleur Méchant Diabolique.
_ Ca a fait réagir les vieux de l’école, non ? Ils t’ont contacté peut-être ? Ou alors ils le feront bientôt. Tu pourras leur répondre si tu les croises qu’un méchant diabolique se mesure à son plan. Le mien est parfait. Teste-le, c’est pour ça que je veux que tu t’y cognes. Et qu’eux même se rendent compte de leur impuissance et reconnaisse ma supériorité. D’ailleurs, Ed, la première partie de mon plan se lance ce soir, dans ce bal, et n’est rien de plus qu’une épreuve. Rien de conséquent. Le but, c’est de créer la tension. Mettre tout le monde sur le qui-vive. A toi de montrer si cela se fera sans ou avec des morts.
_ Ça t'amuse de te branler tout seul ? »
Ma voix était un peu plus forte tant il me mettait en rage. Un tel vantard. « Tu crois que c’est parce que tu te colles un post-it sur la gueule sur lequel y a marqué « meilleur » que tu fais peur à tout le monde ?
« Ed Free… »
, me répondit-il d’une voix quasiment inhumaine, à travers le masque. Il se penchait à mon oreille (celle où il y avait l’oreillette), et me soufflait de sa voix bizarre qui me gela la nuque : « Dreamland va mourir. Je hais Dreamland. Bientôt, vous ne serez plus en sécurité nulle part, personne. Le monde des rêves deviendra bientôt un monde de terreur, de crainte, et de flammes. Je vais tout raser, absolument tout. Qui que tu sois, où que tu sois, tu imploreras tous les dieux pour ne pas mourir devant la puissance que je vais déployer. Dreamland va mourir, Ed, et je vais commencer par le mettre à genou sans que tu ne puisses rien faire. »

  Il me laissa lors du changement de partenaire, alors que j’étais abasourdi de ce changement d’ambiance. Je revins près d’Ophélia d’un ton claudiquant, dédaignant le reste de la salle, plongé dans des réflexions de plus en plus sombres. Elle tenta de me faire dire plus de détails sur le MMM, mais je faillis me mordre la langue tant j’étais con. Il suffisait de l’arrêter maintenant pour éviter qu’il ne foute tout le bordel ! Il avait bien dit qu’il allait préparer un truc, merde ! J’arrêtai la danse et le cherchai du regard. Mon cœur faillit vomir quand je me rendis compte qu’il avait disparu. Il n’était plus en train de danser ? Et non… Je vérifiai chaque visage, chaque couple qui virevoltait. Ce salopard avait disparu. C’en était trop. Je me dépêchai de traverser la foule de danseurs en m’excusant, laissant sur place une Ophélia certainement déçue de comprendre que les ennuis recommençaient. C’était certainement la dernière fois qu’on dansait ensemble ; ça éviterait d’autres catastrophes majeures à l’avenir.

  Je rentrai quasiment dans un couloir qui bordait la salle de bal et m’arrêtai en proie à des réflexions plus calmes. Ce n’était pas en courant dans les couloirs de cette immense bâtisse que je le retrouverai, surtout pas lui. Non, il fallait que je reste avec les potentielles victimes de son complot de merde. Mais je pouvais rien faire. Ne connaissant pas ses capacités, ne sachant pas ce dont il était capable, et toujours paralysé par la puissance qu’il se donnait, j’étais tout simplement inutile. Un mélange de colère virulente et de peur me faisait mal au ventre. J'allais peut-être mourir cette nuit sans savoir comment, et Ophélia était impliquée, pourrait être une des victimes. Je distillai ma rage mais la dirigeait maintenant contre le SMB qui ne me disait rien. Et qu’est-ce qu’ils branlaient, les autres, à l’autre bout de l’oreillette ? C’était vidéo-gag ? Je tapotai un tout petit peu l’appareil afin de les prévenir, solliciter un peu leur aide. Un minuscule grésillement me prévint ; non, sérieusement ? Une petite voix s’infiltra dans mon oreille, que je savais inaudible à toute personne autour. La musique s’engouffrait doucement le couloir dans lequel j’étais, mais pas assez voluptueuse pour empêcher la discussion. Je reconnus la voix de Liz avant même qu’elle n’informe que c’était elle. Je n’attendis pas de briefing quelconque que je leur fis déjà part de leur efficacité :

« Et qu’est-ce que vous foutez ? Je danse avec l’ennemi depuis vingt minutes. » Normalement, mettez un point d’exclamation derrière cette phrase. Mais pour éviter de paraître totalement dingo devant les personnes les plus proches, j’optai pour la discrétion. Il y avait peut-être trop de venin dans ma voix. Mais je pensais parler avec Ophélia et avoir une nuit calme avec elle, et voilà que je rentre en plein dans les ennuis, et que mes alliés restaient silencieux.
« On préférait ne pas te parler tant qu’il était là. En attendant, on a dressé un dispositif de brouillage pour qu’il ne capte pas la communication.
_ C’est Fino qui vous souffle les réponses ou c’est vous qui les avez préenregistrées ? »
Typiquement le genre d'excuses qu'on sert quand on n'a rien à dire.
« Ecoute, petit con ! Tu vas faire exactement ce qu’on te dit de faire ! On l’a tout proche, tu arrêtes de jouer au bébé et tu obéis !
_ Quoi, merde ?! Je fais quoi, alors ?!
_ Tu retournes danser. »
Mais oui, bien sûr !
« Bien sûr, pourquoi ?
_ Ecoute, Ed, on ne peut t’envoyer aucun renfort. Les téléporteurs coûtent énormément d’énergie. Mais ça, c’est notre secret. Si tu retournes danser, le MMM va se douter que tu joues l’inconscient qui sait que des renforts vont débarquer ou ont débarqué. Il va se faire plus prudent, et ne pourra pas agir aussi impunément qu'il le voudrait.
_ Personnellement, j’arrive pas à distinguer son aura.
_ Nous non plus. On va être obligé d’envoyer des mouche-espions sur place pour le trouver. Un quadrillage par l’énergie repère rien. On pensait presque que tu dansais tout seul. »


  On termina l’échange en quelques syllabes et je repartis sur la piste de danse. Je retrouvai une Ophélia qui m‘attendait la mine inquiète, et qui devait être toute surprise de me revoir aussi rapidement (et intact). Elle me demanda ce que je faisais maintenant, et je lui racontai que pour le moment, je ne faisais rien d’autre que danser avec elle. J’évitai de lui donner des détails, mais assez pour lui faire comprendre que je n’avais rien de mieux à faire qu’attendre en me dandinant au milieu d’un bal.

  Techniquement, je n’aimais pas danser. J’aimais être avec Ophélia et lui montrer que j’étais bon et même intéressé par une activité dans laquelle elle excellait. Un moyen comme un autre de draguer, quoi, sans hypocrisie. Mais sinon, jamais je ne serais ici, au milieu d’autres couples qui valsaient de façon bien plus calme depuis que la danse était redevenue normale. J’aurais été aussi réticent que Matthieu jouer dans une comédie de gays (quoique… on savait jamais, il y avait des rumeurs qui courraient les rues et qui affirmaient qu’il s’était battu pour le rôle, et qu’il m’adorait parce que j’avais moi-même enfermé l’acteur principal en taule, ce qui avait permis à l’Invocateur de le remplacer). Donc non seulement je n’aimais pas danser, mais en plus, le stress qui me rongeait les sangs me faisait perdre tout le plaisir de la compagnie d’Ophélia, si proche, si proche. Je regardai comment elle se sentait, elle, mais soit elle était parfaitement calme, soit elle cachait extrêmement bien sa nervosité. Je jetai un petit coup d’œil à son buste nu avant de relever le regard pour faire genre « aigle chercheur ». Je jetai mon regard dans toute la salle, effrayé que le MMM sorte de n’importe où. Allez mon petit salaud, il est temps que tu sortes de ta cachette. Je m’excusai quand je butai légèrement contre la cheville d’Ophélia. Elle sentit instantanément que je n’étais plus là, que je surveillai chaque mètre carré des environs. Mais il y avait du monde qui sortait dehors, qui rentrait en riant, il y avait des serveurs qui apportaient de quoi remplir les buffets à un coin de la salle, et cette musique qui hypnotisait mes sens et m’empêchait de me concentrer. Il y avait bien trop de monde, bien trop de victimes potentielles, bien trop de pièges qu’un type comme le MMM pouvait préparer dans son coin sans qu’on ne le voie. Ophélia appela doucement mon nom. Je me retournai vers elle. Je me fis violence pour ne pas la serrer encore plus fort dans mes bras, lui toucher le visage. Mais elle était en danger, elle aussi. De Cobb, et de Pijn. Elle était une motivation qui valait le coup. Je repartis dans ma surveillance, mais elle m’appela une nouvelle fois, tout doucement.

« Excuse-moi. Je suis…
_ Je sais. Je voulais te dire que Pijn m’avait envoyé un de ses Voyageurs. Si possible, il faut la capturer. Pas la tuer, surtout pas.
_ Ah, c’est une fille.
_ C’est une de mes meilleures amies, aussi. »
Elle grimaça légèrement quand ma main au bas de son dos se recroquevilla de colère. Pijn, crevure de piaf de merde. Jusqu’où allait ce bâtard ?
« Il s’en tirera pas comme ça. On arrêtera ton amie, et on fera en sorte qu’elle arrête de te pourchasser.
_ Non, Ed. Ça ne suffira pas. Elle est actuellement plongée dans le coma, à Paris. Et Pijn refusera de la relâcher.
_ Sérieux ? Dans le coma à cause de Dreamland ?
_ Oui… Depuis trop longtemps. Bientôt trois ans. »
Oh mon dieu… J’en eus le souffle coupé. Trois ans de coma délivré par Dreamland. A vous faire se suicider votre vie de Voyageur.
« Putain, Ophélia… Je suis désolé, vraiment désolé. On peut faire quoi alors ?
_ Je sais pas du tout.
_ La tuer, peut-être ? Il paraît que c’est un moyen qui a fait ses preuves.
_ Elle est très forte. Je ne pense pas que tu y arriveras seul. Et il ne faut pas surtout pas la tuer.
_ Pourquoi ? »
Elle se mura immédiatement dans un silence. Elle ne fit même pas semblant de réfléchir. Je n’aimais pas cette absence de réponse, mais avant que je ne puisse intervenir, la voix de Liz me souffla à nouveau dans les oreilles pour me dire que les caméras espions étaient sur place, et qu’elles avaient été disposées partout. Et pour m’aider, elle me redonna le titre du premier plan, qui devrait être logiquement celui qui frapperait ici. JBV10683T. Nan, ça n’allait pas m’aider. J’en fis part à Ophélia, mais elle me dit, évidemment, qu’elle ne voyait pas du tout ce que cela voulait signifier.

  Et pendant un quart d’heure, on passa notre temps à danser très doucement, très doucement, tandis que le monde nous imitait partout autour de nous. La mélodie était lente, demandait au temps d’appuyer ses notes, de les geler, et ainsi calmait tous les danseurs. Mais alors que chacun riait autour de nous, que les couples s’amusaient, se chatouillaient, s’embrassaient, se touchaient les mains, se les réchauffaient, j’étais avec Ophélia, et nous étions tous les deux torturés par les menaces qui nous tombaient dessus, presque deux statues pâles qui s’attendaient à tout instant à voir débarquer la Mort, leur Mort. Nous n’arrivions pas à échapper aux pressentiments, à la peur, aux horreurs qui pourraient surgir d’une minute à l’autre, sans prévenir. Nous regardions un peu partout, mais restions immobiles, nous tournions lentement sur nous-mêmes au fil de la musique sans avoir l’impression ne serait-ce que d’échanger quelques pas avec son partenaire. Une sorte d’ambiance délétère nous avait frappés, et je comprenais qu’elle avait besoin de mon aide, mais savait pertinemment que je ne pourrais pas lui offrir plus que ce que l’affrontement contre le MMM me laissait. Et moi, je culpabilisais, parce que je savais que je ne pourrais pas l’aider, et que je ne pourrais même certainement pas aider tous les gens qui s’ébattaient gaiement autour de nous. Et dire que j’étais obligé de danser pour faire croire au MMM que j’étais ailleurs, que des renforts arrivaient alors que rien n’était plus faux. Je tournais lentement, et j’attendais, et Ophélia attendait. C’était tout. Rien de plus chaleureux, et le temps refroidissait encore l’ambiance qu’on dégageait. Les plus romantiques spectateurs verraient là une ultime danse avant qu’un des deux compagnons ne partent loin, trop loin. En un sens, ils avaient peut-être raison. Peut-être que l’un d’entre nous allait mourir cette nuit, par la lame d’une des deux épées de Damoclès qui nous visaient. Ophélia, mourir ?
Je serrai les dents. Non. Ça, jamais.

« T’es courageuse, Ophélia.
_ Pardon ?
_ Je disais que t’étais courageuse. On va s’en sortir sans problème. Nous avons une véritable armée contre le MMM, et je vais tellement casser les couilles à nos Seigneurs Cauchemars qu’on réglera ton problème aussi. Ça te va, ce programme ?
_ Oui. »
Elle était plus souriante, un sourire forcé, mais qui avait eu le mérite de naître de pas grand-chose. « Je te remercie, Ed.
_ C’est un plaisir. »
Je voulais juste briser la glace.

  L’orchestre continua ensuite sur une musique française plutôt connue, plutôt vieille, mais qu’évidemment, je ne reconnaissais pas. Ca collait à la situation, alors je me laissais faire, même si une partie de mon cerveau me disait que l’ordre que m’avait donné Liz était de plus en plus difficile à tenir. L’ambiance était maintenant un peu plus chaleureuse, mais je ne stoppai pas mes coups d’œil intempestifs pour autant. Ils étaient plus discrets, moins appuyés, mais la menace omniprésente et oppressante de cet enculé continuaient à envahir mon esprit. Pour détendre encore une fois l’atmosphère, je demandai à Ophélia si elle connaissait la chanson française qui passait. Elle me répondit sans me regarder, la tête presque sous mon cou, qu’elle n’en savait rien, dans un souffle. Je levai les yeux. J’étais normalement le genre à courir partout pour arrêter des coupables, et voilà qu’on me faisait ronger mon frein sur de la danse, qui plus est en plein dans le centre de la cible du MMM. Comment ne pas s’en faire pendant ces instants ? Et dire que nous dansions paresseusement autour d’autres robes, d’autres costumes, comme si de rien n’était, portés par la musique qui passait comme du vent. C’était ça qui me dérangeait. Est-ce que je devais les faire fuir, les prévenir que toute la bâtisse était piégée ? Mais quelque part, n’était-ce pas ce que le MMM voulait ? Un petit recoin de mon esprit, plutôt éveillé, me raconta que si Cobb m’avait alerté qu’il préparait une machination, c’était justement parce qu’il désirait que je les fasse tous s’enfuir. Et les faire tomber dans le piège. La chanson française un peu pourrave s’arrêta, et une autre fut jouée en volée.

« Ah, elle, je la connais ! », me sourit Ophélia dès que les premières notes furent jouées. Je l’interrogeai du regard et l’invitai à continuer : « C’est ‘La valse à mille temps’, de Jacques Brel.
_ Je la connais pas.
_ Mais si. C’est celle de la valse à trois temps, quatre temps, cent temps. »
Elle chantonnait, ça m’arracha un sourire. Et une réponse.
« Dix mille six-cent quatre-vingt-trois temps…
_ Non, juste mille. »
Je ne sus comment mon esprit avait réussi à dénuder le cryptage aussi soudainement, mais il le fit. Acéré, concentré sur le code secret, et concentré sur Ophélia, le parallèle avait été fait miraculeusement.
JBV10683T.
Le déchiffrage était tellement simple quand on le comprenait :
J(acques)B(rel)V(alse)10683T(emps).
Et la musique commençait déjà :
« Au prrrremier temps, de la valse-euh,
Toute seule, tu sourrris déjà,
Au prrremier temps, de la valse-euh,
Je suis seul, mais je t’aperçois…

_ Tu es sûre qu’il n’y a pas dix mille temps à un moment ou à un autre ?
_ Non, j’en suis certaine. Je la connais presque par cœur.
_ Okay, très bien. Faut additionner.
_ Pardon ? »
Mais déjà, je l’envoyais tournoyer vers le milieu de la piste, jouant exactement comme on voulait que je fasse. Il avait dit deux fois « un temps », donc ça faisait deux pour le moment. Et dès que j’arriverais au chiffre indiqué, quelque chose se passerait. Que je fus en mesure de l’arrêter ou non, c’était hors de ma compétence de deviner au titre seul, mais au moins, je serai préparé. Mais j’étais incapable de savoir combien de temps on mettrait avant d’attendre les dix mille et quelques, ce qui empêchait une certaine anticipation. Et je supposai qu’Ophélia, chanson bien aimée ou pas, ne s’était pas amusée à compter le nombre total de temps que la chanson déclamait.
« Et Parrris, qui bat la mesure-euh,
Me murmure murmure tout bas. »

Le premier couplet finissait doucement, et les paroles traînaient les unes derrières les autres. Je me rendis compte que j’étais très maladroit. Profitant que les temps mettaient du temps à venir, je tentai de placer à Ophélia :
« Tu mènes la danse, maintenant.
_ Pourquoi ?
_ Parce que je dois compter. Et que je sais pas danser là-dessus. »
Le dernier argument était un aveu, moitié honteux de ne pouvoir continuer à mener, moitié fier de ne pas savoir. Subtilement, ce furent mes mouvements qui suivirent ceux d’Ophélia tandis que le refrain, le nouvel enfer sur Terre au niveau où j’étais, commença :
« Une valse à trois temps ! [cinq temps, paf]
Qui s’offre encore le temps… [Ca comptait pour un temps, ça ? Allez, non.]
Qui s’offre encore le temps, [Insiste pas, strophe.]
De s’offrir des détours
Du côté de l’amour
Comme c’est charmant.
Une valse à quatre temps !
[Neuf temps maintenant.]
Et le refrain accélérait tout doucement, entraînant dans son sillage une trentaine de couples qui se tiraient peu à peu de leur inertie, qui tournoyaient de façon plus haché, avec des pas plus longs, plus mesurés. Ophélia se détacha de mon corps légèrement, je l’imitai en miroir, et on revint rapidement près de l’autre, alors que le refrain testait mon calcul mental à haute vitesse :
« Qu'une valse à trois temps, [Douze.]
Une valse à quatre temps, [Seize.]
Une valse à vingt temps ! [Trente-six. Et ta gueule, connard, moins vite !]
C'est beaucoup plus troublant
C'est beaucoup plus troublant
Mais beaucoup plus charmant
Qu'une valse à trois temps
[Trente-neuf, vas-y, lâche la sauce.]
Une valse à vingt temps [Cinquante-neuf ]
Une valse à cent temps
Une valse à cent temps
[Cent cinquante-neuf, deux cent-cinquante-neuf]
Une valse ça s'entend !
_ Trois-cent cinquante-neuf, maintenant.
_ La dernière strophe se compte pas »
, répliqua très rapidement Ophélia qui passa sous nos bras levés en une pirouette. Je rectifiai dans ma barbe tandis que la chanson de Brel mettait la sauce :
« Rafraîchit au printemps.
Une valse à mille temps !
[Et mille en plus.]
Une valse à mille temps ! [Deux mille trois-cent cinquante-neuf, et va moins vite !]
Une valse a mis le temps [b>_ Non Ed ! C’est trompeur. » La suite lui donna raison, c’était le début d’une phrase. Jacques Brel était bien mort, hein ? Oui ? J’irais pisser sur sa tombe pour le remercier.
« De patienter vingt ans,
Pour que tu aies vingt ans
Et pour que j'aie vingt ans,
Une valse à mille temps !
Une valse à mille temps !
Une valse à mille temps ! »
[TA GUEULE !!!] Les mêmes gestes se répétaient pour la valse de Brel, qui se stabilisait à cinq mille trois-cent cinquante-neuf temps, et la suite arrivait. Il rajouta deux temps pour le début du premier couplet ; je compris que c’était la même règle que Jacques a dit, il fallait que les paroles citent tel temps de la valse, puis la valse en même temps. J’avais rapidement compris que Jacques Brel maîtrisait assez la langue française pour se permettre quelques styles de langage qui me cassaient les couilles.
« Nous comptons tous les deux une deux trois,
Et Paris qui bat la mesure,
Paris qui mesure notre émoi, »
Même si la danse était plus calme que pendant le refrain, et que j’avais moins à compter, je sentis tout de même que le couplet était chanté plus rapidement que le précédent. Si le rythme allait croissant aussi pour le reste, j’étais dans la merde. Heureusement, j’avais un peu intégré les pas de danse selon les moments, et sans voler la vedette à la meneuse, je pourrais au moins la suivre correctement. Je grimaçai quand je reconnus le refrain. J’espérais que c’était le même qu’avant, histoire que je ne tombe pas dans de nouveaux pièges linguistiques. Par contre, le refrain était bien plus rapide, ce qui devenait un cauchemar pour additionner les nouveaux temps avec ma base :
« Comme c'est charmant
Une valse à quatre temps
C'est beaucoup moins dansant,
C'est beaucoup moins dansant
Mais tout aussi charmant
Qu'une valse à trois temps
Une valse à quatre temps
Une valse à vingt temps !
C'est beaucoup plus troublant ! »
Tout autour de nous, les danseurs s’activaient pour suivre l’infernale cadence, et Ophélia arrivait à peine à suivre avec un cavalier qui n’était qu’à moitié là, et qui comptait maintenant cinq mille trois-cent quatre-vingt-dix-sept temps. Je me laissai le temps de quelques strophes innocentes vagabonder avec Ophélia vers le milieu de la salle où tous les danseurs faisaient exactement les mêmes pas. Je lâchai sa main pour récupérer l’autre poignet, mouvement repris par tout le monde, une petite pirouette à nouveau, sa robe frôla mes jambes tandis qu’on se colla presque pour danser sur une ligne qui se courbait doucement. Le refrain passait, fou.
« Qu'une valse à trois temps [cinq mille quatre cent]
Une valse à vingt ans [cinqmillequatrecentvingt]
Une valse à cent temps ! [cinmillecincenvingt]
Une valse à cent ans ! [cinmsixcenvingt]
Une valse ça s'entend » [J’expirai mentalement comme un dingue.]
A chaque carrefour
Dans Paris que l'amour
Rafraîchit au printemps
[Que les mille reviennent !]
Une valse à mille temps ! [Six mille six-cent-vingt]
Une valse à mille temps ! [Sept mille six-cent vingt !]
Une valse a mis le temps ! [Tu m’auras pas une nouvelle fois, salope !]
De patienter vingt ans
Pour que tu aies vingt ans
Et pour que j'aie vingt ans
Une valse à mille temps : 1000
[Huit mille ; la musique devient plus forte, la danse plus dure.]
Une valse à mille temps : 1000 [Neuf mille]
Une valse à mille temps : 1000 [Dix mille six-cent-vingt !]
Offre seule aux amants
Trois cent trente-trois fois le temps
De bâtir un roman ! »
Et alors que je ralentissais déjà la cadence afin de profiter des pauses que représentait le couplet, Ophélia m’entraîna encore plus vite devant une cadence qui se maintenait. Et merde. Je repartais déjà dans ma comptabilité quand le couplet commença. Ça allait bientôt arriver et je tentais de redoubler de vigilance autour de nous, alors que tout le monde se fit flou.
« Au troisième temps de la valse [Trois en plus, ça…]
Nous valsons enfin tous les trois [… Ça nous fait environ dix mille…]
Au troisième temps de la valse [… Rah, mais ferme-la ! Bon, dix mille six cent-vingt-six !]
Il y a toi y a l'amour et y a moi,
Et Paris qui bat la mesure,

_ Tu y arrives bientôt, Ed ?
_ On devrait y être au milieu du refrain, peut-être un peu avant.
_ Je surveille. »
Je hochai le menton, je faisais de même. Mais il y avait trop de monde qui s’agitaient, et pas que les danseurs. Les serveurs qui passaient avec des plateaux, les gens qui rentraient dans les couloirs, ceux qui allaient dehors à travers une porte vitrée à moitié ouverte. Ils passaient, aucun n’avait l’air suspect, et donc bref, ils l’étaient tous. Que des gens normaux partout, ceux qui restaient, ceux qui allaient dans les couloirs, ceux qui en sortaient, putain, bien trop de monde, et ce refrain maudit qui reprenait :
« UNE VALSE ! A trois temps ! [Dix mille six cent vingt-neuf]
Qui s'offre encore le temps !
Qui s'offre encore le temps !
De s'offrir des détours !
Du côté de l'amour !
Comme c'est charmant !
Une valse à quatre temps !
[Six cent trente-trois]
C'est beaucoup moins dansant !
C'est beaucoup moins dansant !
Mais tout aussi charmant !
Qu'une valse à trois temps !
[Six cent trente-six]
Une valse à quatre temps ! [Six cent quarante]
Une valse à vingt temps ! [Six cent soixante]
C'est beaucoup plus troublant
C'est beaucoup plus troublant
Mais beaucoup plus charmant
Qu'une valse à trois temps !
[Six cent soixante-trois, et je ne respirais plus.]
Une valse à vingt ans [Six cent quatre-vingt-trois.]

  Mon esprit claqua. Je me retournai car le nombre était atteint. Et mon regard s’arrêta très vite sur un énorme gâteau d’anniversaire qui s’avançait doucement dans la salle très discrètement pile à ce moment-là, franchissant les portes doucement. Une énorme pièce montée rose à plusieurs étages. C’était un anniversaire, je l’avais oublié. L’anniversaire de je-ne-savais-plus-qui. Malheureusement, on soufflerait les bougies plus tard.

Premier portail : En-dehors, dans le jardin plongé dans la nuit, loin des convives.
Second portail : Il se déplaça à une vitesse éclair, latéralement pour faucher le gâteau qui attirait déjà des regards, avec le chariot sur lequel il était posé mais en ne comptant pas le domestique qui vit son colis disparaître.
Effet provoqué : Une seconde à peine que le gâteau avait été envoyé dehors, une énorme explosion, mais vraiment énorme, explosa dans le jardin.

  Tous les environs furent éclairés brièvement, les plantes aux alentours furent atomisées et les plus lointaines, juste grillées, les vitres de la façade furent soufflées en mille bris, ainsi que quelques invités à l’extérieur. Une pluie de verre s’abattit dans la salle tandis que les femmes hurlaient, que chacun se protégeait ou protégeait sa partenaire, que des hommes se jetaient au sol. Je fus le premier à me relever. Ma mémoire marchait à tout-va : le serveur, celui qui avait amené le gâteau. Il était encore tremblant de ce qu’il venait de se passer, et comprit rapidement en me voyant foncer dans sa direction qu’il semblait être le coupable idéal. Je le pris par le col alors que les uns se remettaient plus ou moins rapidement. Quelques-uns aidaient les blessés, certaines femmes sensibles pleuraient de frousse sur le sol, près des tables, mais peu me virent secouer le type comme un prunier :

« Je te mets mon poing dans la gueule ou je te mets pas mon poing dans la gueule ?! Hein, petit connard ?!
_ C’est pas moi !!! Je vous jure !!! C’est pas moi !!!
_ Dis-moi,  parmi les cuisiniers, y a un nouveau ? Un stagiaire ?
_ Y a deux nouveaux !
_ Dis-moi où est cette cuisine ! »
, enchaînais-je en montant encore le son. Il me donna quelques indications et je filai vers le couloir. Elle n’était pas loin. Je tapotai mon oreillette tout en courant :

« Liz, y a une bombe qui a explosé !
_ Combien de blessés ?
_ Aucun de grave ! Je cherche quelqu’un qui s’échappe ! Je vais vers les cuisines !
_ Nous surveillons le reste ! Dépêche-toi ! »


  Une porte avec un hublot montra que j’étais arrivé à destination. Je rentrai dans la pièce sans hésiter, et fouillai du regard la cuisine onirique qui s’affairait encore. Les marmitons n’avaient certainement pas entendu l’explosion. Un type avec une toge d’un mètre et un triple-menton m’accosta et me demanda ce que je foutais là. J’imaginai une connerie rapide afin qu’il ferme sa gueule :

« Voyageur d’intervention ! Une bombe se trouvait dans le gâteau ! Qui s’en occupait ?!
_ Pas mal de cuisiniers »
, me répondit-il en sentant la moutarde qui lui montait au nez. Il avait du mal à me croire et il avait de l’égo. Je décidai de continuer à presser :
« Un nouveau ! Vous avez un nouveau gars qui s’en est occupé ?!
_ Il est parti y a deux minutes.
_ Où ça ?!
_ MAIS PUTAIN, J’EN SAIS RIEN ! VOUS DEBARQUEZ DANS MA CUISINE ET… »
Je n’avais pas le temps de me laisser engueuler.

  Je trouvai une porte de sortie pour les cuisiniers que j’empruntai immédiatement, en traversant la salle en quelques enjambées et évitant les cuisiniers sur mon chemin. Je poussai le battant d’une bourrade de l’épaule et trouvai un long couloir pas aussi propre que les allées officielles du petit palais. Je sprintai dans le couloir, passant quelques couloirs et appelant la secrétaire de Joan pour lui hurler que le suspect (ou les suspects), n’était plus dans la cuisine. Elle me dit qu’elle continuait à chercher et que ses insectes-caméras ceinturaient le secteur. Au bout de quelques secondes, quand je franchis une porte pour les jardins (quelques plantes brûlaient au loin, et une épaisse fumée montait encore dans le ciel), Liz dit d’une voix forte :

« Il y a quelqu’un qui court ! Il va bientôt sortir du jardin, par ta gauche ! »

  Sans même réfléchir, je fonçai dans la direction déclarée, à toute vitesse. Mes lunettes trouvèrent effectivement quelqu’un qui s’échappait, une Créature des Rêves qui courait. Trop loin pour qu’un de mes portails puisse me jeter sur lui directement, mais pas assez pour que je puisse le louper. Une paire de porte diminua par trois la distance à parcourir et je le pourchassai. C’était une sorte de gnome aux joues rondouillardes et la peau grise, une espèce de vieux gremlin. Il glapit quand il se sentit poursuivi et sprinta d’autant plus vite. Il était assez fin pour se faufiler à travers les grillages qui longeaient le jardin, mais je fis un énorme bond pour me débarrasser de cet obstacle. Je ré atterris dans une petite rue presque déserte, et le gnome continuait à fuir, encore en habit de cuisine. Trop abasourdi par la poursuite, peut-être, je n’entendis pas, ou ne compris pas de suite ce que Liz voulait me dire, quand elle me disait (me hurlait ?) dans le micro que le secteur était piégé, que trois de leur mouche avaient disparu alors qu’elles tentaient d’appréhender le trajet du terroriste. Quelque chose ne sentait pas bon, mais les spéculations n’étaient jamais écoutées quand l’action prenait le pas. C’était dommage, car des fois, c’était utile.

  Une forme noire bondit sur moi avec une force incroyable. Une main m’agrippa le visage avant que je ne comprenne et me plaqua contre le sol. Je sentis les pavés éclater sous ma tête tandis que ma vision, abrutie par la douleur, était floue. Je reconnus tout de même le MMM dont le masque me fixait, et j’avais atrocement mal. L’arrière de mon crâne, évidemment, qui avait cogné contre le sol, mais j’avais l’impression d’une autre douleur, un contrecoup, comme si on me pilonnait le cerveau avec une barre de fer. Je tentai de me débattre mais mes coups n’atteignaient pas. Le MMM n’était plus sur moi, il était parti, disparu comme un courant d’air. Et la souffrance me déchira la tête. Pourquoi ne voulait-il pas que je crève ? Et pourquoi j’avais si mal à la tête ? Ma cervelle était dans un four, elle hurlait, et des larmes perlèrent aux coins de mes yeux tandis que j’essayais de lutter contre cette douleur. Mes mains prenaient ma tête, la serraient très fort, essayait d’enlever cette putain de souffrance. J’eus des spasmes, je ne sus combien. Mais il m’avait fait quoi au crâne, ce connard ?! Putain de merde ! Putain de merde !!! Je lâchai un son, probablement grave, fort, tournant sur moi-même, sur le sol, n’arrivant plus à respirer.

  Et peu à peu, la douleur passait. Mais un tout petit peu. Elle s’éteignait progressivement, et laissait place à une peur sourde de la raison de cette douleur soudaine. Non, ce n’était pas un simple coup. Je lâchai un autre rugissement de plainte quand un pic de souffrance surgit des méandres de mon semi-coma. J’avais toujours mal, mais c’était supportable maintenant. Mon front cognait encore, mon cerveau m’élançait toujours, mais je tentai, tout doucement, de me relever. D’abord, sur les genoux. Voilà… Aïe ! Putain… Je continuai doucement. Je me rendis compte qu’un cercle de personnes était autour de moi. Tous des Voyageurs. Ils disaient quelque chose que j’entendais sans comprendre.

« C’est lui, le terroriste ?
_ Nan, pas du tout. Je le reconnais, là, c’est un mec bien. Il devait le poursuivre.
_ Il s’est pris une sacrée trempe, j’ai l’impression.
_ Quelqu’un sait comment il s’appelle ? »
Je tentai de dire mon nom, mais je ne prononçai aucun son, encore sous le choc, et un jet de salive coula hors de ma bouche. Ils étaient sept environ. Les Voyageurs qui gardaient le manoir, Ophélia m’en avait parlé. Oui, je comprenais beaucoup mieux pourquoi ils étaient là. Je pariais qu’ils ne savaient pas où étaient passés les deux connards.
« Il s’appelle Red. Ou Blaid. Un truc dans le genre.
_ Okay. Hey, mec ? Tu nous entends ? Tout va bien ? »
A défaut de leur répondre, je levai ma main pour ne pas les inquiéter. Tout allait bien. Une douleur. Encore une fois.

  Ils chuchotèrent, et quelques-uns se mirent à me porter pour m’aider à tenir debout. Mais à peine s’étaient-ils avancés que j’eus encore plus mal. L’apogée revenait. Je hurlais, eux s’agitaient pour tenter de comprendre. Le MMM m’avait fait, quoi, putain ?! Hein ?! Bordel de merde, cette douleur ! Qu’on me la retire ! Ma tête me faisait de plus en plus mal, quelque chose d’ignoble, d’insurmontable. La puissance de la blessure me remit sur les rotules, je devais hurler. Quelque chose tremblait. Le monde, peut-être. Mon cerveau se déchira en deux, par des mains de géant. Il implosa, explosa, je ne savais pas quoi, il fondait dans de la lave. Je n’avais même plus la force de crier. Puis une énergie puissante montait de ma tête. Un seul coup. Comme une puissante déflagration mentale.
Et la douleur retomba.
Et sept corps de Voyageurs tombèrent.
Tous morts.

  Ma tête était encore lourde mais la douleur l’avait quittée. Je réussis à constater qu’un deuxième cercle, plus élargi que le premier, plus éloigné aussi, était effaré devant le spectacle. Quelques personnes éclairaient la scène avec des bougies, des lampes-à-huile. Et tout le monde pouvait me voir, au centre d’un rond délimité par sept cadavres de Voyageur, tués par une onde mentale sortie d ema tête. Je bégayai devant le massacre, j’essayais de leur expliquer, mais j’étais trop épuisé pour parler, je haletai. Sans que je ne les voie, les sept corps disparurent, certainement dans un nuage de fumée, et tout le monde me regardait. Des miliciens semblaient être partis pour se jeter sur le meurtrier que j’étais, mais ils avaient une crainte religieuse de ce qui s’était passé et qui avait emporté plusieurs Voyageurs en moins d’un claquement de doigts. Je leur dis, d’une voix faible, que je n’avais rien fait. Que ce n’était pas moi, que c’était autre chose. Etonnamment, ils me crurent, ou alors, ne savaient toujours pas quoi faire. La foule ne semblait pas vouloir me lyncher, ou me prendre pour un Voyageur psychopathe. Un policier habillé en ancienne époque, sans s’avancer cependant, leva une lampe qui me brûlait la rétine. Hypersensibilisation à la lumière, maintenant.

« Déclinez votre identité, Monsieur !
_ ‘suis Ed. Free. »
_ C’est vous qui les avez tués ?
_ Nan. J’vous jure. J’ai pas voulu. Un mal de crâne. Un truc dans ma tête.
_ On vous croit... »
Il ne semblait pas vouloir me croire, mais faire semblant afin de ne pas me vexer. Il me dit de ne pas bouger, et à la foule de reculer, car c’était dangereux. Le MMM m’avait foutu quoi, exactement, dans la tête ? Je vis qu’une dame, ou une femme, non, Ophélia, tentait d’avancer, mais elle s’arrêta dès que le flic l’arrêta en lui bloquant l’épaule et en lui expliquant rapidement la situation. Elle me demanda comment j’allais d’une voix vive, reculant à cause du milicien. Je devais avoir les yeux exorbités, un filet de bave sur mon menton, l’envie de vomir. Je la regardais fixement en oubliant un peu qui elle était. J’allais mieux, parfaitement bien, mais je n’arrivais pas à me remettre de la douleur, du choc. Je tenais encore ma tête comme pour la contenir. Ce qui me sauva fut mon réveil. Ce qui sauva certainement les autres personnes autour de moi, aussi.
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MessageSujet: Re: Meilleur Méchant Machiavélique Meilleur Méchant Machiavélique EmptyLun 21 Avr 2014 - 19:31
« Fin de la transmission, Monsieur. Il vient tout juste de se réveiller.
_ Okay ! Liz ! Quadrille le secteur, poursuis les deux fuyards ! Yuri, tu l’aides dans ses recherches !
_ Tout de suite.
_ Très bien. »


  Le temps pressait : une seule seconde pouvait faire toute la différence. Joan se retourna rapidement ; si Ed s’était réveillé, il pouvait penser qu’il n’allait pas tarder à faire de même dans quelques instants. Quelle chance il avait eu d’alpaguer le poisson tout de suite ! Il n’y avait pas vraiment de hasard dans tout cela en plus, le MMM recherchait Ed et était passé par Ophélia pour ça. Formidable intuition, le SMB allait pouvoir se focaliser directement sur lui. Joan devait se dépêcher de donner des ordres avant que lui-même ne retourne dans le véritable monde. La salle était presque en effervescence, retenait de bouillir sur place, et n’attendait que les ordres de Joan. Il était entre les deux rangées d’ordinateurs, au centre de la salle, et il cherchait des yeux… Où il était celui-là ?

« GIOVANNI !!!
_ Ouais, boss ? »
Une tête surgit à dix mètres, interpellée.
« Toi, Fino et Cartman, je veux absolument que vous réfléchissiez aux pouvoirs de ce type ! Contrôle mental, camouflage total de son aura, puissance surhumaine. Vous me faîtes une réflexion en partant u principe qu’il possède un ou deux Artefacts, j’attends toutes les combinaisons possibles ! Je viens vous aider tout de suite. 42 !!! » Le gros geek a quinze mètres sursauta : il allait bientôt avoir une interaction sociale. Dark Angel préférait qu’on l’appelait par son prénom, mais le patron s’évertuait, dans les moments forts et certainement pour ne pas se ridiculiser, à l’appeler seulement par le numéro à la fin. Le gros geek leva ses yeux apeurés et tenta une monosyllabe :
« Iiih ?
_ T’en es où sur leurs autres plans diaboliques ? T’as décrypté les prochains titres ?
_ Bientôt…
_ Tu bouges ton cul maintenant ! Et t’appelles le Général et le Lieutenant dès que c’est fait. Docteur !
_ A vos ordres ?
_ Le MMM a inséré quelque chose dans la tête de Ed. Les caméras le montrent bien : il n’arrêtait pas de se tenir le crâne, et ça a tué quasiment une dizaine de Voyageurs. Trouve comment il l’a installé, ou quelle est la machine en question.
_ Ca fa être long, chef.
_ Si je pouvais le faire en un clic, Docteur, je ne vous appellerai pas. Si Yuri en a fini avec le boulot que je lui ai confié, il viendra te seconder.
_ Très bien. »


  Joan continua à distribuer de nouvelles tâches à quelques personnes afin de se poser, transformant le QG en ruche bourdonnante. Il rentra très vite dans un petit bureau qui lui était destiné, et passa un urgent coup de fil à un de ses deux informateurs. Il hésita entre IR, les initiales d’Incendie Révolutionnaire, et l’autre de Relouland. Il hésita trois secondes, et décida qu’il valait mieux prendre le second. Evidemment, il n’hésita pas ensuite à mettre sur le coup son premier indic, mais le second avait l’avantage d’être prêt à servir maintenant, et de disposer d’un panel d’outils très efficaces. On n’habitait pas à Relouland sans chercher à profiter des rares avantages que le Royaume avait à proposer ; Joan considérait toujours que c’était le plus grand nid d’espions onirique, et que la façade comptable qu’il portait était la meilleure protection du monde. Prenez une forteresse. On n’avait qu’une seule envie : la prendre d’assaut. Mais aucun guerrier au monde et aucun suzerain ne s’aventurerait dans un bastion de comptables ; beaucoup trop dangereux.

  Le Directeur sortit de sa petite pièce et remarqua que chacun s’était trouvé un travail, soit en redoublant d’ardeur sur une ancienne tâche, soit en servant les nouveaux ordres de Joan selon la situation. Joan esquiva de justesse la stagiaire rousse qui avait un plateau de café et qui trottait à travers toute la salle tandis que des mains attrapaient une tasse sans regarder. Joan chercha du regard Soy Swami. Malheureusement, ses cycles de sommeil étaient totalement aléatoires, et il y avait de grandes chances qu’il ait passé une nuit blanche. Il faudrait le rappeler à l’ordre le temps que cette histoire fut terminée. Joan ne sous-estimait pas le problème, loin de là. Il était persuadé qu’il fallait toujours faire le maximum ; ce n’était pas son genre à se tourner les pouces en espérant que la menace serait moins importante que prévue. Il en avait vécu, des épreuves en Afrique, il avait failli mourir contaminé deux ou trois fois, et il avait cru que sa dernière heure était terminée quand des rebelles armés étaient arrivés dans le village où il exerçait et qu’ils l’avaient tabassé sur la place du village. Mais ce dont était sûr Joan, c’était deux choses : la première, c’était que le MMM faisait beaucoup trop de bruit, et la seconde, c’était qu’il se concentrait trop étrangement sur Ed. Peut-être une revanche à tenir, peut-être que Ed avait une position particulière, un comportement très étrange…

  Joan était en train de réfléchir quand il vit Soy le dépasser. Il l’interpella directement :
« Hey ! Soy !
_ Oui, patron ?
_ On t’as mis au parf...
_ Ouais, au top. L’Lieutenant m’a craché.
_ T’en penses quoi ?
_ Ça pue, perso… »
Un silence. Soy gratta sa langue sur ses dents et reprit : « C’est du terrorisme pur, c’est clair. Et c’est pas à l’aveugle.
_ Je suis d’accord. Tu vois un but ?
_ Nan. Ouais. La panique.
_ Quelle genre de panique ?
_ Générale… Rien de concret, tout dans la peur. Je branche mes contacts et j’tiens au jus.
_ Merci bien, bon courage »
, termina Joan en lui tapant le dos.

Soy était un bon élément, il avait un instinct presque animal qui le faisait flairer dans le bon sens. Le Voyageur des Rêves s’en alla dans une autre direction. Joan ne resta pas seul longtemps, car il se dépêchait de rejoindre à l’autre bout de la salle principale un petit bureau où s’étaient installés les trois penseurs. Il allait terminer la nuit en les aidant ou en écoutant ce qu’ils avaient à dire. Giovanni et Cartman étaient assis sur une chaise tandis que Fino était directement sur la petite table blanche et ronde qui trônait au milieu de la pièce. Il arrivait en plein dans des débats déjà passionnés, portés par la voix grave de Giovanni :

« S’il en veut Ed, ou une de ses connaissances, on peut penser à un de ses ennemis. Fino, vous devriez établir une liste des ennemis potentiels de…
_ T’es plus innocente qu’une vierge qui connaît pas le rapport anal ! Je pourrais te faire ta liste, mais ça me prendrait autant de temps que de chier un bœuf alors que je suis constipé. Tout le monde veut sa peau, c’est magique. Même moi et même son meilleur pote. Le MMM pourrait être sa grand-mère que ça me surprendrait pas.
_ Personne n’aurait un motif particulier contre lui ?
_ Mais qui ne veut pas tuer sa gueule de merde ?! Tout le monde déteste les kékés, tout le monde déteste les simili-justiciers, tout le monde déteste les blonds, tout le monde déteste les abrutis ! Il manquerait plus qu’il soit juif et il se ferait lapider sur place ! »
Il y eut un petit silence qui agaça tant Fino qu’il se dépêcha de le combler avec une idée intéressante : « Mais on pourrait le traquer parce qu’il est Claustrophobe. C’est peut-être un Agoraphobe qui est sur le coup, qui se multiplie par exemple, pour rentrer dans des endroits où il ne pourrait pas aller lui-même, qui en profite pour apparaître à des endroits ou disparaître.
_ C’est une idée de merde »
, répondit Cartman goguenard.
_ TA GUEULE !!! JE PROPOSE, ET TOI, T’ACQUIESCES COMME UNE PETITE MERDE !!!
_ FERMEZ-LA !!! »


  Les trois se tournèrent vers Joan qui venait de hurler. Il rentra à son tour dans la pièce et contempla d’un ton furieux les autres individus. Il souffla pour lui et dit enfin, d’une voix pétrie de colère retenue :

« Je te remercie pour ta participation, Fino, mais ici, tu vas apprendre à fermer ta gueule.
_ Doc, c’est pas parce que t’es moche que t’as le droit de te prendre pour le boss.
_ Je t’ai ramené ici pour que tu nous aides, et je te remercie de ton engouement. Par contre, il va falloir que tu coopères en évitant de gueuler comme un âne. Et toi Cartman, s’il te plaît, joue pas au con. Réfléchissez sans être improductif.
_ Merci, Monsieur le Directeur, »
commença Giovanni, « … mais j’aurais pu m’en occuper pers…
_ Je sais, Giovanni, je sais. Je voulais que tout soit clair entre nous. Mais reprenons : Fino, tu penses à un Agoraphobe ? Tu penses à quelqu’un en particulier ?
_ Les Agoraphobes sont très nombreux, et j’en côtoie aucun.
_ On part du principe que c’est un Voyageur, alors »
, intervint Giovanni en croisant les bras. Joan leva les épaules :
« On n’est sûr de rien. Un Voyageur, une Créature des Rêves. Cartman, t’en penses quoi ?
_ Les Voyageurs sont tous des enculés qui se la racontent, et possèdent d’immenses pouvoirs. Ça correspond plutôt bien.
_ C’est vague.
_ Ooooh, mais je m’excuse, Monsieur le Directeur »
, répondit le petit gros d’une voix aiguë, « J’avais oublié que vous connaissiez la réponse et qu’il ne fallait pas spéculer. » L’insolence était palpable, mais Joan préféra ne rien rajouter derrière. Il n’avait pas si tort que ça, finalement. Le Lieutenant Sam passa enfin dans la pièce.
« Toc toc. Monsieur le Directeur, j’ai quelque chose pour vous. On me signale de vous dire qu’on a retrouvé notre cuisinier en herbe avec les caméras, ainsi que le MMM, qui a disparu dans un nuage de poussière trois minutes après
_ Plus aucune trace du MMM ?
_ Après analyse de la bande passante, c’est très flou, le grain est énorme, mais il semblerait qu’il se soit réveillé.
_ Donc c’est un Voyageur ?
_ Ou alors, il veut nous le faire croire »
, dit Giovanni d’une voix lourde. Il entretenait la spéculation, décidément. Cela agaça Joan, mais il trouvait aussi que le parrain n’avait pas tout à fait tort. Il passa une main dans ses cheveux en grognant :
« Et bien, on n’en a pas fini… »

__

  Cinq minutes plus tard, Joan se réveillait. Il tendit un bras par-dessus son épaule, mais sa femme était partie. Il l’appela, et on lui répondit depuis la cuisine. Le docteur commença par enfiler ses chaussons et après un bâillement, alla vers la salle de bains où il se dépêcha de se laver les dents. Quelle nuit, bon sang. Et ce n’était que la première. Une étape majeure avait été conclue : embaucher Fino et Ed à leur cause. A partir de là, deux options très simples : soit cette affaire allait vite se conclure, soit elle allait s’éterniser. Nan, pensa Joan en crachant dans l’évier, il en existait une troisième : soit ils perdaient. Il ne fallait pas qu’ils perdent, non. Le docteur redressait sa tête, dans sa salle de bain un peu chic. Sa femme, un air digne, grande, les cheveux secs de couleur auburn (une simple coloration) lui tombant sur l’épaule, le visage labouré par des rides, elle commença dès le matin :

« Encore avec ta brosse à dents.
_ Ecoute chérie, les Français font partie des gens qui se lavent le moins des dents. Je tente de rehausser les statistiques. »
Il termina sa phrase en raclant l’arrière de sa mâchoire inférieure.
« Non, je disais juste que tu te laves toujours les dents avant le petit-déjeuner, et pas après.
_ Mon dieu…
_ Et tu n’oublieras pas de nourrir les chats.
_ Je m’occupe des chats de suite, deux secondes. L’ordinateur est ouvert ?
_ Non, il ne l’est pas. »


  Joan termina de se rincer les dents. Il arracha à sa femme un sourire quand il l’embrassa tendrement sur les lèvres, et il prit son petit-déjeuner. Les trois chats de l’appartement se jetèrent à ses pieds en miaulant, mais il ne les écouta guère. Ils venaient de la même portée, étaient tous stérilisés, et s’appelaient Riri, Fifi et Loulou. C’était leur fille qui les avait nommés comme ça ; il avait fallu trois ans à Joan avant de comprendre d’où venait la référence.

  Le docteur termina sa tartine de miel tandis que sa femme, Elise, prenait sa douche. Les chats regardaient, en trio, chacune des bouchées qu’il prenait. Il avait toujours trouvé ce rituel extrêmement étrange, mais à part nourrir les bestioles, Joan ne s’occupait pas aussi bien d’eux que sa chère et tendre. Il aimait les chats, oui, mais il ne les adorait pas comme les adorait sa femme. Heureusement qu’ils avaient un appartement assez grand pour s’en occuper.

  Oui, ils gagnaient bien leur vie. Un bel immeuble, dans le quinzième arrondissement, ce n’était pas donné à tout le monde. Joan avait eu de la chance, une sacrée veine. Espérons que cela continuerait. En tout cas, après qu’il ait rempli la gamelle commune de croquettes sous les applaudissements des chats, Joan se dépêcha d’aller sur l’ordinateur, et de l’allumer d’un doigt expert. Il était vieux, il faudrait le changer. Mais heureusement, il était rapide à l’allumage, et mieux encore, sa femme était encore sous la douche. Le docteur ouvrit le document intitulé « Factures médicales 4 » d’un clic. Sa femme venait d’éteindre le pommeau. Devant lui s’ouvrit tout un document traitant de Dreamland, et notamment du MMM. Toutes les notes de Joan, toutes les idées potentielles, toutes les pistes. Pas de sommaire, juste des phrases en post-il. Il en rajouta quelques-unes rapidement, comme par exemple, que le MMM était certainement un Voyageur, et peut-être Agoraphobe. Sa femme sortit de la salle de bain ; Joan termina rapidement de relire ses notes et ferma la page Word précipitamment. Il méditait un peu sur ce qu’il venait d’écrire. Et aussi sur sa note tout en bas de page, qu’il gardait exprès, bien visible, son dernier recours. Sans rien omettre, elle disait cela :
« Quand la situation dérape, tuer Ed Free. »

__

  Le seul avantage à Dreamland, en ce qui concernait le sommeil, tenait tout simplement au fait qu’après une nuit chargée comme celle-là, vous sortiez du lit bien plus rapidement qu’à l’accoutumée, de peur de retomber dans les ennuis jusqu’au cou le temps de quelques minutes. Je regardais rapidement l’heure, diffusé par le lecteur DVD de ma sœur : il n’était que six heures et trente. Effectivement, maintenant qu’il le disait… je me frottai les yeux et considérai l’ampleur de ma fatigue. Dehors, la ville était encore éclairée par des lampadaires, et l’encre du ciel avait du mal à se faire diluer par le sommeil. Je baillai et me posai sur le canapé. Si je tentais de dormir à nouveau, il y avait des chances que je me retrouve avec le MMM ou n’importe quel piège. Je devais rester éveillé.

  Ah oui, ma tête. Je me la grattai. Il m’avait fait quoi, à la tête ? Quel Artefact quelconque m’avait-il mis dans la gueule ? Ça allait rester les autres nuits ou pas ? Quel plan se cachait là-dessous ? Il fallait que je mette tout à plat, et tant pis si ma tête était lourde.

  Il y avait le Meilleur Méchant Diabolique. Il avait un plan, très bien, et soit j’en faisais partie, soit ce type était un revanchard, soit j’étais un appât quelconque. Ce MMM disposait des capacités tellement larges que ça en devenait étrange, et il s’était entouré de grands noms avec lui. Et pour le moment, il avait bloqué tout une association de super-héros (juste symboliquement ?) et avait tenté de faire un attentat contre la noblesse du Royaume des Chevaliers de la Table Pentagonale. Devant ce conglomérat de méchanceté, d’autres « méchants » piqués au vif avaient décidé de riposter et m’utilisaient maintenant comme appât. Et il semblerait que le sort de Dreamland soit en jeu. Hum, de nouvelles vacances formidables. Mais la saloperie qu’il m’avait mise dans la tête me tracassait énormément. Son plan allait reposer dessus, c’était certain.

  J’étais en train de beurrer ma première tartine quand une Cartel encore dans les vapes fit irruption dans la cuisine et se posa à ma table. Je lui fis un coucou de la main, mais il était tellement plat, et tenant un couteau dans la main, on aurait pu croire que je cherchais à la menacer. On parla par monosyllabe interposée. Elle me demanda comme à son habitude visant à toujours s’inquiéter sans raison si j’avais bien dormi ; je mis dix secondes à ressasser tous les événements sur Dreamland. Je lui dis que non. Elle ne chercha pas à en savoir plus et remplit son verre de jus d’orange. J’avais l’impression qu’elle allait se noyer dedans tant sa tête cherchait un endroit où se poser. Marine n’était pas encore levée, mais ce n’était pas non plus comme s’il était très tard. Et ce n’était pas comme si c’était bien grave.

  Zappons la matinée ; c’était une matinée normale, un peu merdique de par son inutilité abscond. En fait, la journée ne fut rythmée, tout du moins à son départ jusqu’à la soirée, par trois coups de téléphone. Pour le premier, ce fut moi qui appelai. Et le destinataire était Ophélia. Je ne pouvais pas terminer une nuit de façon aussi ridicule, et ne pas l’appeler alors que ma dernière vision était elle avec des yeux en soucoupe sous le drame. Le MMM m’avait tout simplement piégé comme une énorme merde. Elle me demanda ce que j’allais faire maintenant, et j’hésitai à lui répondre. La vérité, ça serait trop compliqué. Je n’avais pas envie qu’elle sache que j’étais repartie en croisade, faisant figure de proue au navire du SMB. Elle ne serait pas excessivement heureuse de savoir que j’avais perfectionné mon saut de l’ange dans les tas de merde. Je répondis donc que je ne savais pas vraiment quoi faire, mais que pour sa sécurité, il ne valait mieux pas qu’on se revoie la nuit prochaine. Je ne savais pas de quelle humeur elle était quand elle raccrocha : elle avait eu besoin d’aide, et je ne pourrais pas la lui apporter malgré mon envie de me plier en quatre pour elle, quitte à faire un tabouret afin qu’elle se repose sur moi. J’espérais que Sarah n’en profiterait pas.

Pour le second appel, ce fut moi qu’on appelait. Je décrochai prudemment, car je n’aimais pas voir des numéros inconnus s’afficher sur mon portable. C’était soit mes patrons, soit de l’administration quelconque, collante et incompréhensible. Je fus donc surpris (et aussi mécontent) de savoir qui se trouvait à l’autre bout du fil :

« Allo ? C’est bien le numéro de Ed Free ?
_ Oui, oui. Qui est à l’appareil ?
_ Ed ? Ravi de te parler. C’est Joan. »
Jamais trois petits points n’avaient aussi bien retranscrit le silence agressif dans lequel je me murais. Ce mec était un putain de stalker. Avec une bombe accrochée à la ceinture. Joan se racla la gorge en comprenant que je lui laissais le soin de continuer la conversation : « Excuse-moi, c’est Ophélia qui m’a passé ton numéro. » Il venait de confirmer mon gros soupçon : ils se connaissaient tous deux. A quelle occasion, je m’en fichais complètement. J’avais envie de lui raccrocher à la gueule en disant que je n’étais pas intéressé par ce qu’il voulait me vendre. Un nouveau silence dans lequel il comprit qu’il n’était pas exactement le bienvenu.
« Tout va bien ?
_ Excusez-moi, mais depuis certaines expériences passées, je préfère totalement dissocier la journée et la nuit. Comme ça, je n’ai pas d’ennui, vous voyez ?
_ Je suppose donc que tu ne connais pas Jacob Hume alors ? »
Joan parlait d’une voix légèrement acide. Jacob allait me faire chier jusqu’au bout. « Non, excuse-moi Ed, j’ai compris. Je voulais te parler à propos de ton… problème.
_ Mon problème ?
_ Un problème ? Tu parles à qui, Ed ? »
, m’interrompit Cartel en passant dans le salon où j’étais assis sur le canapé. Et merde. Je répondis à ma sœur une excuse vite faite :
« Non, rien, je parle à mon ancien directeur d’université, qui gérait la section « journaliste ».
_ Ah okay. Excuse-moi. »
, fit-elle en prenant enfin en compte que j’étais en pleine discussion. Ce fut à mon tour de m’excuser pour l’interruption à Joan, mais de peur de dire n’importe quoi devant Cartel, je continuai par un subtil :
« Oui, je vois. Vous pouvez développer ?
_ Il t’a inséré quelque chose dans la tête, à mon humble avis. Il va falloir qu’on soit extrêmement prudent. Il doit tenter de te calmer.
_ Donc, si je récapitule bien, il attend depuis le début que je participe à l’opération juste pour m’empêcher de bouger ? »
Sachant que Cartel écoutait, je poursuivis la phrase d’un air entendu : « … vers une autre école ?
_ Ou plutôt, il a peut-être l’impression de se servir de toi à un moment ou à un autre. Mais je comprends que c’est difficile pour toi d’en parler. Tu ne veux pas plutôt qu’on bouge et qu’on se voie sur Paris ? »
Je réfléchis à la question. Il l’avait posée sans véritablement attendre de refus, comme si c’était parfaitement logique. En d’autres cas, j’aurais accepté, mais je refusais niet :
« Absolument pas. » J’aurais voulu rajouter quelque chose, mais la présence de Cartel m’en empêchait sans éveiller quelque étrange soupçon.
« Bon, très bien. Il faudrait que tu me rejoignes pour la prochaine nuit, c’est plus que vital. Compris ?
_ Okay, je penserais à vous. Merci beaucoup, Monsieur.
_ A ce soir. »
Et il raccrocha.

  Ce n’était pas un appel extrêmement agréable. Heureusement, le prochain fut bien plus sympathique. Et aussi surprenant. En effet, il ne me fallut pas attendre plus d’une demi-heure pour qu’un autre appel vienne faire vibrer mon portable. J’ouvris le clapet fébrilement en apercevant le prénom de Jacob. Intrigué, je me dépêchai de lui répondre en espérant que je ne serais pas obligé de supporter un terrain aussi glissant que celui de Dreamland devant de simples Rêveurs. On s’échangea les salutations habituelles avant qu’il ne lâche enfin, non sans une certaine gêne l’objet de son appel :

« Désolé Ed, de te déranger pour ça, mais je vais monter sur Paris pour aller voir des amis. Comme je savais que tu y étais aussi, je me suis demandé si on ne pouvait pas se voir.
_ Mais certainement ! C’est une putain de bonne nouvelle. Tu loges où sur Paris ?
_ Bah justement… Je voulais aussi savoir si ça serait possible de venir loger chez toi ?
_ Ah, ça va être difficile. Je suis pas chez moi. Attends, par contre, je peux demander à ma sœur. J’habite chez elle cette semaine, en fait. »


  Cartel accepta très rapidement l’invitation, et me dit qu’il n’y avait aucun problème, et qu’on verrait plus tard pour la disposition des chambres (et de mon honorable sofa en ce qui me concernait). Je rappelais Jacob pour lui exposer la très bonne nouvelle, et ravi, il me prévint qu’il serait là dès demain dans l’après-midi. J’accueillis extrêmement bien la nouvelle, et me dis que si les vacances avaient mal commencé, au moins s’amélioraient-elles par quelque coup de théâtre bienvenu ; évidemment, je ne comptais pas ce qui se passait sur Dreamland, car ça devenait un fantastique foutoir qui allait certainement empirer. Heureusement, en parler à Jacob de vive voix me ferait certainement du bien, même si je redoutais la réponse qu’il pourrait me sortir : ne pas me mêler de ce qui ne me regardait pas. Malheureusement, pour une fois, j’avais véritablement l’impression que j’y étais mêlé, d’une façon ou d’une autre, même si les apparences semblaient dire que je n’étais qu’un pion. Comme les autres fois. Je ne savais pas ce que penserait Jacob des événements des nuits dernières. Avant même que je ne fus envoyé dans le Royaume des Cow-Boys, il m’avait dit que ça puait la merde et que je devrais rester tranquille sans me mêler de la Claustrophobie ; la suite de l’histoire lui avait donné plus que raison, et j’avais regretté de ne pas l’avoir écouté. Mais maintenant, c’était différent. Je n’étais pas tant sûr que le MMM se souciait de Joan et du groupe de cerveaux qu’il avait monté. Au travers du bunker et de cette équipe d’élite, j’avais l’impression que c’était moi qu’on fixait. J’avais besoin de conseils.

  La soirée aurait pu très bien se passer et je me serais endormi avec une petite boule de joie dans la gorge. Mais ce ne fut pas le cas. Car autant je fus heureux d’avoir la certitude de bientôt voir Jacob, une nouvelle qui avait éclipsé l’incursion de Joan dans ma vie privée, autant je passai une fin d’après-midi dégueulasse à exploser des murs. En effet, ce fut exécrable. Cartel m’avait promis de boire un verre afin de faire passer un peu le temps, un petit coup au bistrot qui était en-face de chez elle (moi aussi, j’en avais un, tiens). J’étais descendu en premier car elle était partie voir un employeur quelconque afin de déposer des dossiers qu’elle devait rendre dans cinq jours. Elle n’était pas stagiaire dans un quelconque cabinet d’audit pour entreprise ? Bah, si ce n’était pas son boulot actuel, alors nul doute qu’elle l’avait déjà fait. Je m’étais assis seul sur une petite table pour deux personnes, et avait directement commandé une Murphy’s au serveur qui s’était dépêcher d’approcher. Il ne nota pas ma commande sinon dans sa tête, et partit rapidement.

  J’avais estimé que le destin m’avait gâté en m’offrant Jacob. Et bien il se dépêcha de me retirer la joie qu’il m’avait promis au moins pour cette journée car il y avait quatre personnes qui discutaient à la table à-côté de moi, et dieu foutre qu’ils parlaient forts, avec certainement une pinte de Ricard dans le bide. Enfin, j’eus beaucoup de mal à ne pas écouter leur discussion, et priais pour que ma sœur arrive plus vite afin de pouvoir me concentrer sur autre chose. Cinq minutes plus tard, ils avaient changé de sujet, et quand je saisis de quoi ils parlaient, mon estomac se contracta de sentiments violents. Je ne les connaissais ni d’Eve, ni d’Adam, et pourtant, ils parlaient de moi. J’avais entendu le prénom de Marine, et je me fis fort d’écouter la suite, mené par le leader de la bande :

« Mais la pauvre, quoi…
_ Donc, là, y a l’ex de Marine qui vit chez elle ?
_ Et t’as rien dit à ta meuf ?
_ Ouais, mais je m’en fous. J’ai rien à craindre, quoi. C’était le crétin avec qui elle sortait y a trois ans, je crois.
_ C’était pas un connard ?
_ Un gros con, ouais. Mais un bon, hein ?
_ Tu sais, le mec qui arrêtait pas de se plaindre tout le temps, mais tout le temps ?
_ Ouais. C’est lui ?
_ Ouais. »


  Sans chercher à les fixer du regard, j’imprégnai dans ma rétine les quatre mecs qui parlaient autour de deux petites table côte-à-côte, et ils semblaient hilares de débarquer sur un sujet dont ils avaient déjà dû parler. Le serveur m‘apporta ma brune sans même que je ne m’en rendis compte, trop absorbé par les répliques qui s’enchaînaient de l’autre côté. Le pire, c’est qu’ils ne semblaient pas être des gros cons. Juste des gens normaux, avec un peu d’alcool dans le bide, médisant comme chaque être humain savait médire sur une personne dont ils ne connaissaient rien sinon des rapportés peu flatteurs. L’actuel petit copain de Marine était par contre le gars qui parlait le plus fort, et comme j’étais l’ex de la rousse, et comme Cartel ne me l’avait pas décrit en bien (même si elle avait tendance à ne pas apprécier les personnes qui n’avaient pas au moins réalisé trois stages en Afrique pour aider les populations pauvres), je m’efforçais à le rendre plus imbécile qu’il ne l’était, et une petite joie sadique me souffla que ce n’était pas si compliqué que ça.

« En même temps, elle en avait juste trop marre de faire la bouffe. Le mec, mais incapable, quoi. Tu lui foutais un poêle dans les mains, il comprenait pas.
_ Mais la pauvre, quoi… »
Tu l’as déjà dit, abruti.
« Le mec était juste trop stone. T’avais l’impression qu’il en avait rien  à foutre de ce qui l’entourait. Le type trop déprimé.
_ Elle avait dit aussi qu’il avait quasiment des crises de somnambulisme, il parlait dans son sommeil.
_ Sérieux ?
_ Ouais. Marine en pouvait plus.
_ Le mauvais coup au pieu, quoi. »
Je reconnaissais là mes débuts à Dreamland. Effectivement, j’avais mal dormi pendant cette période.
« Mais tu m’étonnes ! Elle a dû le défoncer.
_ Son ex a pris tellement cher qu’il a changé de ville ! »
Et là, éclat de rire général, tant dit comme ça, ça semblait irréel. Un gars qui change de ville à cause de sa meuf, effectivement.

  Seul, sur ma chaise, la colère, la tristesse, et surtout, la honte, me clouèrent là et m’empêchèrent d’aller les voir, les quatre là, et de leur expliquer un peu ma façon de penser. Je sentais que j’aurais pu me lever, les cogner, me foutre de leur gueule, mais je venais de me faire gifler si violemment que j’étais encore confus du choc. Putain de merde ! J’étais un putain de Voyageur ! Je foutais quoi à rien faire, là, assis sur ma chaise ? Pourquoi je bougeais pas ?! Mais quelle loque de merde ! Quelle loque je faisais. Je baissais la tête, regardai la table, mon verre dans mon champ de vision, encore plein, et j’avais l’impression que les autres riaient depuis dix minutes. Et avant que Cartel n’arrive, heureusement, ils étaient déjà partis après avoir échangé quelques blagues avec le serveur. Et moi, pour le moment, j’étais vide. Et je me disais que mon passé était une boîte de Pandore que je n’aurais jamais dû approcher. J’avais envie de repartir à Montpellier, et… et je savais pas. J’avais tellement été persuadé que Marine et moi, suivant la discussion de hier soir, avions surpassés les mauvais moments que nous avions passés ensemble que maintenant, devant les saloperies qu’elle disait sur moi, je restais indécis et honteux.

  Quand ma sœur arriva enfin, elle trouva en face d’elle une sorte d’épouvantail mal assis sur sa chaise et très peu bavard. Elle comprit qu’il y avait un problème, mais elle comprit aussi qu’il était inutile de poser la question car elle n’obtiendrait pour seule réponse un gargouillement ou un changement de sujet si brutal qu’il ne pouvait être que louche. Je tentais cependant de faire survivre le maigre fil de notre discussion avec des questions banales, du genre :

« Ça ne va pas faire un peu trop de monde, entre Jacob et ton petit ami ?
_ Ah nan, nan, ça s’est arrangé. Mon anniversaire est à la fin des vacances. Je viendrais chez Jacob plus tard.
_ Tu veux dire, ton petit ami.
_ Merde, oui, mon petit ami. C’était une petite blague de Marine, quoi. Elles ont fait croire qu’elles avaient organisé tout, mais leur projet roulait pas si bien que ça. Donc il viendra pas.
_ Cool, alors. Excuse-moi de prendre de la place en ramenant des potes.
_ Aucun souci, Ed, je ne suis plus à ça près. »


  Heureusement qu’elle n’était pas du genre à profiter de la situation. A sa place, j’aurais pu me faire faire tout ce que j’aurais voulu pour faire preuve d’autant de bonté.
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MessageSujet: Re: Meilleur Méchant Machiavélique Meilleur Méchant Machiavélique EmptyLun 21 Avr 2014 - 20:23
Chapitre 4 :
It's About a Revolution




Joan fut la première personne que je vis quand je débarquai à Dreamland, toujours avec mon goût de bile dans la bouche. Marine avait mangé avec nous ce soir, et je m’étais retenu toute la soirée de ne pas embrayer le sujet de discussion sur ce que j’avais entendu dans le bar ; mais à part me plaindre, détruire à jamais l’ambiance, me cogner dans le mur Marine, et aussi du fait que profiterais qu’elle soit seule pour en parler, ça n’aurait rien rapporté. Bon, arrêtons d’y penser. Je m’attendais à me retrouver directement dans le bunker du SMB, malgré les dires du Directeur himself qui avait dit que ce n’était pas possible, mais c’était un autre décor dans lequel je me retrouvais maintenant, et je grimaçai quand je le reconnus. Loin de Royaumes extravagants, loin du bal de la dernière fois, ou de tout autre lieu qui aurait pu présager une scène dantesque quelconque, ou des cibles de premier choix pour une autre bombe posée, je me retrouvais dans le grand hall de Relouland. Ouah, la grande classe, et ce fut certainement la première chose que je voulus dire à Joan avant qu’il ne m’explose le crâne en me frappant dessus avec une sorte de tampon solide. J’accusai le coup en reculant, mais le Directeur me stoppa tout de suite d’une réplique :

« Désolé Ed, pour le coup. Il faut absolument qu’on sache ce que tu as dans le crâne, si tu l’as toujours.
_ Quoi ?
_ Tu vois, ça ? »
Le ‘ça’ était la sorte de tampon avec lequel il m’avait cogné la tempe. Rapidement, sur le côté plat, plusieurs images apparurent de mon crâne en rose sous différents angles. « Tu donnes un coup avec, et l’onde de choc permet une analyse sur plusieurs points de vue, un peu comme une chauve-souris.
_ Vous auriez pu me prévenir.
_ Je m’excuse encore. Pour que tu saches, tu vas peut-être bientôt me tuer à cause de la machine qui se trouve dans ton occiput. Ce n’est pas toi qui es en danger de mort. »


  Ceci fait, Joan se dépêcha d’appeler le bunker avec une ligne spéciale pour dire qu’il venait de leur envoyer différentes images de mon crâne et de ma cervelle, et de l’objet qu’ils recherchaient dedans si elle y était toujours, et qu’ils fassent leur analyse le plus rapidement possible. Après une rapide observation des clichés qu’il avait eus, il me confirma malheureusement que j’avais toujours un truc dans le crâne. Je me penchais à mon tour voir les images. Dessus, on pouvait constater qu’un petit point noir, pas plus grand d’un demi-centimètre, se trouvait dans ma tête. J’étais inquiet de ce qu’ils allaient me dire. J’avais l’impression que je pouvais sentir le poids de l’appareil dans ma tête malgré le fait qu’il devait être trop léger pour que ce fut possible. Je le sentais qui me narguait et qu’il se déclencherait dans les pires moments, qu’il me tuerait. J’eus un poids dans mon ventre ; de la peur. Et on était apeurés différemment par un sabre ou une bombe qu’on ne l’était par une maladie. Ce fut avec plus de trémolos dans la voix que je l’aurais voulu que je demandais :

« On ne peut pas l’enlever ? Chirurgicalement parlant ?
_ Ça prendrait du temps. Et non seulement nous n’en avons pas, mais j’ai peur de la réaction que pourrait avoir cette machine si on cherchait à la déloger. »


  Et je me retrouverais avec de nouveaux cadavres sur les bras, ainsi que la tête ouverte. Non, effectivement, c’était une très mauvaise idée. Je devrais apprendre à vivre avec. Mais s’il se déclenchait chaque nuit, j’étais devenu une bombe terroriste vivante qui se déplaçait de Royaume en Royaume. Je fermai les yeux pour éviter d’anticiper les ennuis que je causerais (et cette frayeur d’avoir quelque chose dans le corps, cette frayeur viscérale). Je demandais ensuite la raison de notre présence au Royaume le plus barbant de tout Dreamland, et Joan me répondit qu’on allait voir un de ses deux meilleurs indics. Pourquoi faisions-nous le déplacement, et Joan me donna la réponse rapidement.

« En fait, je ne fais pas confiance à nos lignes. La voix reste le moyen le plus sûr de ne pas se faire espionner. »

  Je contemplai pendant un instant l’énorme hall qui accueillait des milliers de personnes, soit perdues, soit en train de faire la queue devant la bonne dizaine de standardistes. Les files étaient énormes, et on en aurait facilement pour des heures à attendre à la plus petite d’entre-elle. Joan pesta contre le Royaume dans sa barbe en me demandant de le suivre. On fila vers une porte en marbre gardée par un mastodonte chauve. Celui-ci nous ordonna de sortir nos papiers nous autorisant à entrer dans le hall, et Joan lui tendit un document de quinze pages. Il fallut attendre trois minutes de fouille avant que le musclé accepte que nous empruntions l’ascenseur derrière lui. Joan le remercia en lui laissant la moitié des feuilles que le chauve se dépêcha de tamponner, et on rentra dans la première cabine venue. Le Directeur sortit un petit papier de sa poche, et après avoir scrupuleusement vérifié le numéro inscrit dessus, appuya sur la touche de l’étage correspondant. Il y eut une petite sonnerie, les portes grises se fermèrent devant nous, et j’eus la sensation que la cabine restait immobile. Le Directeur me dit qu’il n’y avait plus qu’à attendre cinq minutes le temps qu’on arrive à destination.

« Quoi ? Cinq minutes ?
_ Tu n’es jamais allé à Relouland, toi ?
_ C’est long.
_ Non, au contraire, pas ici. De nombreux employés du Royaume doivent nous envier. »
Trente secondes de silence, et je tentai de lancer une sorte de discussion, histoire d’en connaître un peu plus :
« Vous avez vraiment besoin de moi pour votre indic ?
_ Oh, pas du tout. »
La négligence dans sa réponse m’agaça légèrement. Cependant, il n’avait pas terminé. Je me posai contre un des murs froids de la cabine tandis qu’il continuait : « Mais je ne pouvais pas te laisser dans le bunker au risque que tu tues tout le monde, et je ne pouvais pas te laisser sans surveillance. » Il n’en dit pas plus, et bizarrement, ça continuait à m’énerver. Dire qu’il m’avait appelé pendant la journée ; j’estimais que c’était une grave atteinte à la vie privée, surtout quand celle-ci était devenue votre seul îlot de fortune.
« Vous auriez pu me laisser tranquille aussi.
_ On va certainement sauver une partie de Dreamland. Tu penses que tu perds ton temps avec le SMB ? »
Bien sûr que non, je ne pensais pas à ça, je trouvais même que c’était une idée vraiment énorme, mais je ne me sentais pas à l’aise. Je jouais l’appât pour eux, comme si de rien n’était. Mais j’hésitai à balancer à Joan le fond de ma pensée, comme je soupçonnai cette dernière d’être pervertie par la colère que je ressentais. Mais voilà, je n’allais pas me taire, pas comme dans le monde réel. Je lui sortis d’une voix acide :
« Désolé, bien sûr que je veux sauver Dreamland. Mais je trouve que vous avez tous le beau rôle, derrière vos écrans. Ce n’est pas à vous de ‘provoquer’ le MMM. » Et une nouvelle pensée pour l’appareil que j’avais dans le crâne et qui me nouait l’estomac avec des rubans de terreur. Joan tourna vivement la tête vers moi comme si je l’avais insulté. J’avais étrangement touché un point sensible car ce fut lui qui parut énervé maintenant. Même s’il ne bougeait pas plus que ça, il me fixait avec des yeux qui m’en voulaient cruellement. Il me répondit crânement, ce qui était surprenant venant de quelqu’un de sérieux et responsable comme lui :
« Alors comme ça, tu ne nous fais pas confiance ? Tu ne ME fais pas confiance ?
_ Je dis juste qu’il doit y avoir d’autres solutions.
_ Bon, écoute-moi bien, petit con ! »
, répondit-il si brusquement que j’en sursautai : « T’es qui pour dire ça ? Un pauvre étudiant de merde qui se sert de Dreamland pour se défouler ? Hein ? Tu as dû le constater, mais je suis vieux, extrêmement vieux, car j’ai passé trente-cinq ans de ma vie comme docteur. Et quand je le pouvais encore, je voyageais partout pour sauver le plus de vies possibles. J’ai accompli des dizaines de missions humanitaires, j’ai sauvé des patients alors que je les croyais foutus, avec presque aucun matériel médical. Tu as déjà vu des patients atteints du virus de l’Ebola, Ed ? Hein ? Moi, j’en ai vu une cinquantaine, les corps éparpillés dans une cabane de merde au fin fond d’un village. Jamais dans Dreamland tu ne pourras voir quelque chose d’aussi affreux qu’un visage au stade terminal de l’Ebola. Et j’ai tenté de sauver ces personnes, au péril de ma propre vie, parce que dans le temps, j’avais du courage et des jambes. Maintenant, je reste en France, je bosse dans un hôpital, et sur Dreamland, je gère ce qu’on appelle des méchants afin d’éviter qu’ils ne fassent trop de dégâts. Et maintenant, j’ai une crise sur les bras, et je décide de m’en charger parce que personne d’autre ne peut le faire. Tu peux comprendre ça ? »

  J’étais abasourdi. Normalement, ces discours ne marchaient pas sur moi. Quand j’étais énervé, je restai planté dans mes tranchées, voire j’y creusai encore quelques succursales plus profondes encore. Mais Joan était si colérique et si véritable que je le crus. De plus, je me sentis presque honteux. Pas d’avoir douté de lui, mais de ne me rendre compte que maintenant que l’interlocuteur en face de moi était quelqu’un de digne. Un peu comme Ophélia. Un peu comme Cartel aussi. Et l’argument qui dit qu’il devait endosser la responsabilité car personne d’autre ne pouvait s’en occuper m’avait touché : c’était celui que j’utilisais pour me défendre dès qu’on m’accusait de commettre des actes dangereux qui n’avaient rien à voir avec ma personne. Je regardai autre part, je voyais les étages défiler dans un sens qui m’était inconnu. Mais je revins rapidement en m’excusant d’une voix sèche, mais sincère. Joan ne répondit pas, mais au moins ses épaules se détendirent. Il attendit cependant un moment avant de continuer :

« Donc ne t’inquiète pas. Je ne veux pas te sacrifier, je ne veux tuer personne. Mais il y a un problème, et je dois le régler. C’est comme ça que ça marche. » Encore une minute de silence. Nous n’étions toujours arrivés, et pour changer de discussion et pour m’intéresser plus profondément au personnage, je le questionnai :
« Quelle phobie vous avez combattu pour devenir Voyageur ?
_ Ça ne te regarde pas. Ce que je peux te dire, c’est que je ne l’ai plus.
_ Ah bon ?
_ Je l’ai donné. »
Et c’était un point final.
Et les portes de l’ascenseur s’ouvrirent dans un soupir.

Nous restâmes silencieux le temps de traverser trois couloirs pour arriver à notre destination ; nous croisâmes en route quelques comptables qui nous regardaient, étonnés de voir des civils qui semblaient savoir où ils allaient. Joan lut une nouvelle fois sur son bout de papier une inscription au crayon de papier, et il vérifia que nous étions bien devant le bureau recherché. Sans plus attendre, il remit le papier dans sa poche et toqua quatre fois à la porte. Il entra au même moment où on le lui autorisa, et je passai derrière lui refermer la porte.

J’avais connu bureau moins austère, mais je pouvais supposer qu’il faisait office de petit paradis secret comparé aux autres pièces de travail de Relouland. Un bureau découpait presque la pièce en deux, et était surplombé de dizaines de feuilles de papier qui semblaient pourtant dans ce fatras avoir une place importante. Un Voyageur (clairement un Voyageur selon son aura violette) assis derrière nous fit un sourire quand il nous vit et nous invita directement à nous asseoir sur des sièges confortables. Il nous serra à tous les deux la main avant de nous demander si nous n’avions pas mis trop de temps à arriver devant son bureau ; Joan se posa en le remerciant. Quand je le vis, j’eus la désagréable impression d’avoir passé une soirée bien chargée avec lui, sans me rappeler véritablement où elle aurait pu se dérouler. Ça devait être un fragment d’un ancien rêve…

« Ed, je te présente Nedru, notre indic. Nedru, voici Ed, un Voyageur de la Claustrophobie.
_ Ed Free. C’est un plaisir.
_ Salut.
_ N’y allons pas par quatre chemins, Nedru, nous avons besoin de toi.
_ Oh, pour une affaire dangereuse ? Toute la discussion devra rester dans le plus grand secret ? »
Il connaissait déjà la réponse à la question, évidemment. Nedru se cala dans son fauteuil en continuant amicalement : « Très bien, vous voulez savoir quoi au juste ? Quel est le problème ?
_ Il y a un groupe de terroristes qui opère en ce moment, mené par une personne dont on ne connait rien. Nous ne savons pas qui il est, si c’est un Voyageur, une Créature des Rêves, ou autre chose. Il possède de nombreux pouvoirs…
_ Okay, attends un peu ! Laisse-moi noter… »


  Nedru s’était emparé d’un stylo et notait sur un carnet tout ce que lui disait Joan. Dès que Joan lui eut expliqué à peu de choses près la situation en omettant quelques détails tels que le bunker du SMB, le brun relut une seconde fois et regardait le Directeur.

« C’est une affaire plutôt surprenante. Il s’en passe des choses, hein ? » Il avait l’air plus excité que véritablement horrifié. Bon, il ne sautillait pas de joie sur place, mais savoir que des organisations bougeaient dans l’ombre semblait lui arracher un sourire amusé. Peut-être qu’il sentait déjà le gagne-pain d’ici. Je ne connaissais pas bien les informateurs de Dreamland, mais je supposais que ceux plutôt borderline avaient des choses intéressantes à faire savoir à tous ceux qui savaient tendre de l’EV généreusement. « Donc, si je résume bien, tu voudrais que je tente d’en apprendre un peu sur ce Méchant Diabolique, sur sa machination, sur ses alliés et sur ses prochains alliés ? Tu me demandes vraiment l’impossible.
_ Je ne t’en demande pas tant. Tu es établi à Relouland, tu sais peut-être des choses intéressantes.
_ Oui… peut-être.
_ Je veux juste savoir si c’est bien un Voyageur ou non. Ça serait déjà pas mal.
_ Ça sera du gros travail.
_ Tu seras évidemment récompensé.
_ Evidemment. »
, fit Nedru en se levant de sa chaise pour farfouiller quelques feuilles dans un casier plus loin. Joan se permit de continuer :
« Celui contre qui on se bat est un fantôme, il n’a pas même pas d’aura perceptible. Si tu as entendu la moindre information étrange, qui concernerait ces deux dernières années…
_ Okay. Il est fort ? Il est fort comment ?
_ Il se la pète tout le temps. Mais il est plutôt fort »
, étais-je intervenu en espérant servir à quelque chose. Devant ma réserve de mots, Joan préféra corriger :
_ Extrêmement fort. Disposant de plusieurs pouvoirs. »

  Joan les cita et Nedru se remit à écrire sur sa feuille les précisions supplémentaires. Le docteur se mit ensuite à parler du vaisseau, mais cela ne disait rien du tout à l’indic, qui mâchonnait son crayon, pensif. Il répéta que ce qu’on présentait était bizarre, mais ça ne semblait pas plus l’affoler. Dès que Joan termina de tout expliquer, Nedru secoua la tête et dit enfin :

« Très bien. Pour vérifier s’il est bien un Voyageur, ça va être un travail de longue haleine, mais je vois comment je peux procéder. Et je vais lire les archives récentes des phénomènes pas vraiment expliqués. Je t’appellerai dès que j’aurai des résultats. Je ferai jouer mes relations pour en savoir un peu sur ce qu’il se passe, mais tu dois être mieux informé que moi. »

  Il avait légèrement plissé les yeux quand il avait dit ça, mais ce ne pouvait être rien d’autre qu’un effet de mon imagination. Joan et Nedru continuèrent tranquillement leur discussion pendant deux trois minutes, s’occupant des détails plus insignifiants, comme la somme d’EV et quand payer l’indic. Nedru n’accepta pas un tarif trop élevé, sinon un acompte légèrement conséquent, en promettant qu’il ne fera pas grimper la note si ses résultats n’étaient pas suffisants pour répondre aux questions posées. L’attrait d’une telle mission semblait même l’exciter plus qu’autre chose, et plusieurs fois il semblait avoir hâte de se mettre au travail. Ce type semblait plutôt sympa, même si je me demandais bien ce qu’il pouvait faire de ses véritables journées quand il était dans le monde réel. Je n’eus pas vraiment le temps de me poser la question car quelqu’un frappa à la porte ; c’était une Créature des Rêves, me dirent mes lunettes. Et quand la porte s’ouvrit, une sorte de comptable rondouillard se fit voir, et sans pénétrer dans le bureau de l’informateur, dit tout de même à Nedru, d’une voix extrêmement lasse :

« Tu devrais voir les infos. Ça pourrait t’intéresser…
_ Merci, Michou. J’y jetterai un œil tout à l’heure. »


  Malheureusement, Nedru n’attendit pas tout à l’heure pour savoir ce qu’il se passait, car on le contacta par le téléphone qu’il avait sur le bureau, quinze secondes après que le dénommé Michou aille certainement se suicider dans une autre salle en sachant que la mort, une pause éternelle à ne rien faire, serait plus distrayant que son travail. L’informateur eut une discussion rapide, mais ça ne l’avait pas empêché d’avoir de mauvaises nouvelles, comme le témoignèrent ses sourcils arqués. Il nous regarda tous les deux tandis qu’il discutait, et ses yeux semblaient vouloir dire que ça nous concernait. Joan fut intrigué et attendit à peine que Nedru eut terminé son appel pour le questionner.

« Et bien, je crois que c’est votre homme, en fait.
_ Il s’est passé quoi ?
_ A Hyldren, terre des vikings onirique, devait avoir lieu une réunion entre des chefs de différents clans pour mettre fin aux batailles intestines qui les animaient. Les pierres sacrées sous lesquelles ils se sont réunis comme le voulait la tradition, ont explosé violemment. Il n’y a pas eu de morts, mais il s’en était fallu de peu. Et le traité n’a pas été signé en fin de compte. »
Joan demanda :
« Et qu’est-ce qui te fait dire que c’est la même personne ? » Ce fut moi qui répondis, du ton du gars qui ne proposait que des hypothèses :
« Une bombe, chez les vikings, c’est déjà curieux. Dont les cibles étaient les chefs, un peu comme la nuit dernière, quand toute l’aristocratie a failli se faire réduire en copeaux.
_ Il a raison »
, dit Ned en continuant les arguments. « On peut même en déduire que votre homme recherche à saboter tous les grands événements. Une réunion de super-héros, comme vous aviez dit, un énorme bal, une réunion entre chefs. Le lien est clair : frapper à la tête. De toute façon, j’ai une autre nouvelle à vous apprendre : dans le Royaume des Chevaliers de la Table Pentagonale, cette nuit, c’est le centième anniversaire de la mort de Pendagon, un illustre chevalier des temps anciens. Il y aura une grande fête.
_ Okay, je préviens, mes gars. »
, termina Joan en se levant.

  Il demanda à Soy et Connors de se rendre immédiatement sur place par le téléporteur, quitte à éteindre la totalité des ordinateurs pendant plusieurs heures. Il se rassied après avoir donné des ordres et se reposa sur le siège après un soupir de l’homme pressé. Nedru ne put s’empêcher de dire :

« Tu as réuni ces deux Voyageurs ? Tu ne fais pas les choses à moitié, Joan.
_ J’ai besoin du plus grand nombre d’atouts possible. »
, se contenta-t-il de répondre en comprenant qu’il venait de donner des éléments importants à Nedru. Il lui faisait confiance, mais il savait que le métier du brun était autant de récolter des infos que de les vendre. « Tu fais aussi partie de mes atouts. »

  Nedru ne rajouta rien, et ne s’inquiéta pas de menace très voilée. Il préféra se pencher sur son téléphone et obtenir le plus d’infos des « surveillants » qui géraient les caméras vivantes de Dreamland. Pendant ce temps-là, Joan et moi attendions patiemment. Enfin moi, en tout cas. Le docteur était trop occupé à regarder son espèce de téléphone onirique en espérant qu’il ait rapidement des informations sur la situation. Ses doigts tambourinaient sur le bureau tandis que l’indic enchaînait les appels, mais à ce qu’on pouvait déduire, il ne s’était rien passé de plus intéressant que des jongleurs qui avaient fait failli cramer le chapeau d’une dame de la cour. Non, ce n’était pas très suspect. Mais je me détachai bien vite de ma torpeur quand un nouvel élément arriva en jeu. Une Créature des Rêves arriva et se tint derrière la porte de façon suspecte, comme si elle cherchait à écouter tout ce qu’on se disait. Elle semblait immobile, de forme humanoïde. Ne sachant pas si je devais la surprendre ou en parler à Ned avant, j’attendis une minute de plus pour voir si la personne derrière continuait son petit manège. Malheureusement pour elle, elle restait collée à la porte comme une sangsue, et je me penchais vers l’indic pour lui chuchoter :

« Y a quelqu’un qui nous espionne. C’est plutôt étrange. Joan ?
_ Ed, tu la surprends avec tes portails. Première chose que tu fais, tu lui mets une main dans la bouche. »


  On avait parlé suffisamment bas pour éviter que notre petite cachotterie fut découverte, et je me dépêchais d’agir avant que notre espion personnel ait des soupçons. Je réalisai une paire de portails, une proche de moi et l’autre derrière l’individu. Ma main lui agrippa le col et le tira dans la pièce à travers le portail sans ménagement. Conformément aux ordres de Joan qui soupçonnait une capsule de poison, je fourrai ma main dans la gueule du type (même si pour l’occasion, c’était plutôt trois doigts), l’empêchant ainsi de se suicider. L’espion était une femme blonde, chignon, vieux tailleur miteux, et Nedru dit instantanément qu’elle ne venait pas du Royaume. C’était donc bien une espionne. Elle tenta de se débattre mais je la tenais fermement. Elle tenta de dire quelques chose mais mes doigts l’empêchaient de formuler le moindre son. Ses longues oreilles s’agitaient d’affolement, et elle tenta même de mordre ma main. Malheureusement, ils étaient assez résistants comme ça, et elle eut le réflexe de respirer par le nez maintenant que la bouche était obstruée. Avec deux autres doigts, Joan réussit à soulever encore plus la mâchoire de la miss et à lui faire cracher une capsule de poison. Il regarda attentivement celle-ci et la mit dans sa poche après un instant de réflexion. Il me demanda de la maintenir prisonnière. En un mouvement de poignet, elle était débout, devant moi, les deux bras tordus de telle manière qu’une petite poussée les briserait sur le champ. Alors comme ça, le MMM disposait d’espions même à Relouland ? Ça ferait certainement plaisir à Nedru, ça, tiens. Il aurait du ragot à raconter.

« C’est le MMM qui t’envoie ? » demanda férocement Joan. La dame affirma tout de suite de la tête, terrifiée. « Alors comme ça, on nous espionne jusqu’ici ? Il sait que nous sommes là ? » Elle répondit par l’affirmative, la gorge nouée, et j’avais l’impression qu’elle allait se mettre à pleurer. Joan continua son interrogatoire d’une voix sèche : « Dis-nous tout. Quelle est sa prochaine manœuvre ? » Il y eut un silence. Joan me demanda de briser ses bras, et je faillis ne pas obéir. Il répéta la question avant que je ne vienne à tirer encore un peu plus sur ses os, mais la femme resta muette, avant de glapir qu’elle ne savait pas. Joan me regarda : « Un bras seulement. » J’hésitai encore, et heureusement, Nedru vint à la rescousse :
« Elle ment. Ça se lit sur son visage. Elle ment mal, en plus. Elle sait quelque chose.
_ Pitié ! Je vous en prie, je ne sais rien !
_ Dis-nous tout, alors. Même des bribes d’information. Tout ce que tu sais. Sinon, tu seras jeté dans les cachots les plus puants que je connaisse, sans tes bras. Dans le meilleur des cas.
_ Je ne sais pas ! Ça sera dans le Royaume de la Main Invisible, mais je n’en sais pas plus !
_ Il se passe quelque chose d’important ?
_ Laisse-moi vérifier ça »
, dit Nedru en repassant derrière son bureau.

  En tout cas, la sécurité fut appelée, et la dame fut faite prisonnière. Nedru avait fait bouger son réseau mais ses contacts mettaient du temps à répondre ; Joan avait appelé Soy pour qu’il fasse de même de son coté. En tout cas, Nedru avait déjà réfléchi à de nombreuses hypothèses :

« Elle ne se serait pas suicidée. Elle n’avait pas le cran pour ça, elle était déjà terrifiée avant même qu’on ne la capture. »

  Si personne ne relevait ce qu’il venait de dire, tout le monde pouvait en tirer les conclusions que ça supposait. Si Nedru avait dit cela pour une raison précise… Ce que je comprenais moi, c’est que quand une pièce pouvait être sacrifiée, le MMM ne se gênait pas. Qu’elle le veuille ou non. Ce mec était vraiment un crétin doublé d’un connard triplé d’un psychopathe. Qui savait quel plan pouvait sortir de sa tête, ainsi que ses motivations ?
BAM !
Un coup de marteau dans ma tête. Je faillis tomber sous la douleur, et Joan comprit la situation encore plus vite que moi. Il hurla quelque chose à Nedru, et il me prit sous le bras. Ma tête me faisait mal, très mal, extrêmement mal. Quelqu’un séchait ma cervelle avec un fer à repasser brûlant, et des larmes perlèrent à mes yeux sous la douleur. Je refaisais une crise comme la nuit dernière. J’avais des hauts et des bas, très rapides, et on me portait à moitié. Oh non, putain, encore des morts ! Il fallait qu’ils se cassent tous les deux, vite. Tandis que j’étais promené dans le couloir par Joan accompagné de Nedru, le premier lui expliqua la situation à la hâte. Tous les deux fonçaient à travers les couloirs le plus vite qu’ils pouvaient me transportant comme ils pouvaient. Non, trop tard, j’allais péter. Je fus balancé sans ménagement dans une salle vide, et on me laissa seul. Moins de cinq secondes plus tard, alors que je ne parvenais plus à me contenir, la souffrance sortit de ma tête comme un fantôme furieux, me laissant cloué sur place.

  La douleur avait été si pénible que j’avais du mal à me rappeler où j’étais. Je reconnus le visage de Joan qui me demandait si tout allait bien. Je lui répondis que c’était passé, le front couvert de sueur, et lui demandais si j’avais tué du monde. Il me rassura en me disant que Nedru m’avait envoyé dans une salle de réunion vide. Oh putain, cool... Mais maintenant, j’étais totalement lessivé. Les deux Voyageurs me hissèrent debout, et je les suivis dans les chiottes où on m’aspergea le visage avec de l’eau froide. Je toussai un peu (pourquoi, je n’en eus aucune idée), et j’eus l’esprit un peu plus clair. Je remerciai les deux personnes, et bon sang, j’étais soulagé de n’avoir tué personne cette nuit-ci. Mais cette bonne nouvelle fut vite enterrée par une mauvaise. Joan eut un message de Connors, et nous nous penchâmes tous les trois pour savoir les raisons de son appel.

« Vous avez bien vu, patron. On a eu de l’activité. La statue représentant Pendagon vient de se faire pulvériser par une bombe, au meilleur de la fête.
_ ET MERDE !!!
_ Désolé, patron.
_ C’est pas de votre faute. Vous avez un suspect ?
_ Non, y a rien du tout. C’est un peu la panique, ici.
_ On s’appelle demain, okay ? »


__

  Si j’avais croisé Marine ce matin, Dieu savait que je ne lui aurais adressé aucun mot qui ne tiendrait pas de l’ordre de la banalité et ne dépendrait pas d’une question qu’on pouvait répondre par une unique monosyllabe. Je n’avais aucune envie de la voir, car battait encore dans mon corps une fureur sourde des médisances dont j’avais conscience qu’une bonne partie était méritée. Au lieu de ruminer dans mon coin en attendant de raviver la flamme de ma colère, je m’accrochais désespérément à l’arrivée de Jacob, espérant qu’un problème quelconque dans le continuum espace-temps le ferait arriver plus tôt qu’une simple fin d’après-midi. En ce qui concernait Dreamland, j’attendais maintenant l’appel de Joan, mais celui-ci ne venait pas. Ce n’était pas son style de laisser un de ses hommes dans le flou, du peu que j’avais compris de lui. Mon téléphone portable, reposant devant mon nez, me faisait patienter durement, tandis que la seule fois où il s’activa fut une invitation des parents pour le manger de ce soir et de ce midi. Prétextant que non merci, j’avais déjà calé les repas, je refusais leur offre sans chercher à cacher mon mécontentement de leur parler. Ils me rappelèrent que demain soir, j’étais tenu d’être là pour le dîner de famille, et j’eus des paroles vagues qui devaient être des « Oui, oui » soufflés du bout des lèvres.

  Dès que j’eus terminé cet appel, Cartel me dit que Jacob pourrait venir aussi au repas de famille, car on n’allait pas le laisser seul dans l’appartement alors qu’il ne connaissait pas Paris. Je n’avais même pas besoin de poser la question… maintenant, je savais que les parents étaient déjà au courant que Jacob serait de la partie. Cartel était d’une efficacité… débordante. Avec un peu de chance, le repas de demain ne serait pas aussi terrible. Entre Jacob et mon grand-oncle Fred, je pouvais espérer tout de même une bonne soirée. Puis, il fallait relativiser : je ne courrais pas de Royaume en Royaume pour arrêter un terroriste potentiellement dangereux.

  Pour le déjeuner, ne voulant pas embarrasser Cartel en faisant une portion de plus et ne voulant pas me retrouver plusieurs minutes dans la même pièce que Marine, j’avais dit que je sortais prendre un kebab avec un ami. Certes, j’étais seul, comme un con, dans les rues aussi froides qu’ensoleillées de Paris, mais j’avais trouvé un banc solitaire dans un parc, et je voyais des familles se promener, souvent avec une poussette. Je grognai… Vivement Jacob. Pour le moment, j’étais seul avec une ex qui avait l’air de sacrément m’en vouloir, ainsi qu’une Cartel qui ne pourrait pas m’aider malgré sa maîtrise de la majorité des compétences qu’un être humain puisse avoir sur Terre. Je refermai encore plus haut la fermeture éclair de mon blouson de motard car un courant d’air frais me chatouillait la nuque et me promettait la crève si je restais comme ça. Ce fut la bouche pleine de viande que mon téléphone émit une sonnerie « Moskau ». Je me dépêchai de répondre, et reconnus le numéro de Joan (que je n’avais pas encore placé sous mes contacts).

« Ouaimf ? Allo ?
_ Ed ? Je te dérange ?
_ Non, non, aucun problème, docteur. »
, et je terminai ma bouchée en reposant mon repas sur mes genoux.
« J’ai eu des nouvelles croisées de Soy ainsi que de mon second indic. Le prochain événement important se déroulera effectivement dans le Royaume de la Main Invisible : il y aura une énorme manifestation. Cependant, nous avons une autre piste dans le Royaume des Chats ; une grand braderie. Je serai avec la Compagnie Panda pour enquêter là-bas, et tu seras avec Soy, Connors, et quinze hommes qui seront sous les ordres de ce dernier pour le Royaume des Entreprises. Notre informaticien a bientôt décodé le nom du plan, ça vous aidera peut-être.
_ Merci, Joan. »
Pour une fois, c’était sincère. Je le remerciai pour son implication plus que pour les données dont il m’informait, mais je le pensais assez intelligent pour avoir compris le message.
« Pas de quoi. Je m’excuse de t’avoir embarqué là-dedans.
_ C’est un plaisir. Je vous remercie, même. »
Et on coupa juste après. C’était la première fois qu’il me disait ça de façon aussi… sincère, aussi… Peut-être que l’animosité que j’avais placé entre nous se réchauffait des deux côtés. Ca rendrait la mission moins désagréable.
Puis je finis mon kebab.

__

« Non, tu ne lui dis pas qu’on sort ensemble !
_ Mais Cartel… Il ne le prendra pas mal.
_ Mais bien sûr que si ! Il va nous demander comment on s’est vus, quand, il va vite se rendre compte que c’était il y a longtemps ! Il va nous en vouloir de ne pas lui avoir dit plus tôt !
_ Bon, okay, okay ! On fait comme tu dis. Mais ton plan me semble bancal. Si je sens qu’il y a le moindre problème, qu’il nous gêne vraiment, je lui dis tout.
_ Ed n’y voit que du feu. Et je crois qu’il est trop préoccupé par Paris pour le moment.
_ Quoi, la ville tente de le tuer ?
_ Non, pourquoi tu dis ça ? Enfin, c’est un peu ça, mais pas vraiment. Je t’expliquerai plus tard. Enfin, ça va lui faire du bien que tu viennes.
_ Pas qu’à lui.
_ Non, pas qu’à lui. »
Cartel eut un sourire. « Bon, sois à l’heure, Jacob Hume.
_ Je verrais ce que je peux faire, Cartel Free. »


__

« Putain, salut Jacob ! »

  Je l’enserrai dans mes bras et il me le retourna. Nous étions tous les deux au pied de l’immeuble, dans les rues, et bon sang, ça me faisait du bien de le voir. Je lui demandai comment s’était passé le voyage, et il me raconta en quelques anecdotes marrantes de son allée vers Paris. Je l’aidai à porter une partie de ses affaires, et nous montâmes dans l’appartement en utilisant l’ascenseur. Il se permit évidemment une remarque désobligeante en comparant avec mon propre immeuble, mais je lui répondis que je n’étais pas Cartel. J’avais l’impression qu’il comprit ce que je voulais lui dire par là, mais bon, il avait déjà entendu ma sœur de nom et j’avais dû narrer quelques-uns de ses exploits.

  Dès qu’on fut dans la maison, il dit bonjour à ma sœur, bonjour à Marine (la meilleure amie de ma sœur) et on décida rapidement de l’ordre des chambres. Il aurait été plus logique de faire dormir Jacob et moi sur le même lit, mais puisqu’on refusa tous deux de faire dormir une fille sur le sofa, on décida de s’installer dans le salon, Jacob sur le canapé tandis que je squatterais le tapis, près de la table basse. On fit rapidement les présentations, et j’étais réellement excité de voir que j’avais enfin un super soutien sur place. Dire qu’il serait même là demain soir ! J’avais l’impression d’être de retour à Montpellier, sans les soucis causés par ma famille et d’anciennes connaissances. Je respirai enfin un air non pollué. On parla beaucoup tous les deux, et je lui intimai une petite balade pour lui faire visiter le coin afin de me débarrasser des deux filles : un seul sujet me traversait la tête, mais on ne pouvait pas en parler devant ma sœur et Marine sans passer pour… pour des fous, allons-dire.

  Dans les rues, la voix couverte par les bruits de voiture, les injures des Parisiens, je racontai rapidement à Jacob toutes les déboires qui me tombaient dessus, et il écoutait sagement. J’avais l’impression qu’il attendait le bon moment pour me faire un sermon. Dès que j’eus enfin terminé de lui expliquer, un bon quart d’heures plus tard vu qu’on avait ouvert plusieurs parenthèses sur d’autres sujets, il lâcha enfin un fantastique résumé :

« Tu t’es encore mis dans la merde, toi.
_ Mais je te dis que c’est le même mec qui était derrière la machination de l’été dernier, et qui frappe maintenant. Il va encore frapper, mec. Et ça me concerne.
_ Ouais. C’est ça le plus bizarre pour moi. Je comprends qu’on ait des types qui nous en veulent, mais y en a pas un qui veut faire sauter Dreamland au passage.
_ Il a peut-être mal pris le fait que je déjoue son plan dans le Royaume des Cow-Boys ?
_ Rappelle-moi c’était quoi son plan, déjà ? »
Je n’en savais rien ; il ne semblait pas être affilié à l’organisation de la New Wave que j’avais démantelé, donc je n’avais aucune idée de ce qu’il avait en tête. Il était vrai que j’avais parlé un peu vite, vu que si ça se trouvait, tout s’était passé là-bas exactement comme il l’avait voulu. Restait à savoir pourquoi. Jacob émit une autre hypothèse, vu qu’on abordait le sujet :
« Il paraît qu’il a un vaisseau unique en son genre. Tu penses pas que c’était l’Artefact de rang Z des Claustrophobes ?
_ Ça m’a traversé l’esprit, ouais, mais ce n’est pas possible. Déjà, seul ce vaisseau peut aller dans la quatrième dimension, ensuite, va le trouver dans la quatrième dimension vu qu’elle est infiniment plus grande que Dreamland, et finalement, l’Artefact ne bouge pas comme un vaisseau : il se téléporte en avalant les distances d’un coup. Celui-là fonctionne comme ceux de Star Wars, quoi. »


Au moins, il m’épargna les commentaires du genre que j’étais un fonceur sans cervelle. J’en avais assez soupé, et pour une fois, on m’avait embarqué de force. Jacob devait certainement penser que quitte à être dans les ennuis jusqu’au cou, autant que ce fut avec des alliés extrêmement bien préparés dont je ne lui avais pas caché l’existence. Il supposait que pour une fois, les ennuis étaient venus à moi plutôt que l’inverse. S’il connaissait la raison, il pourrait enfin trancher si c’était moi qui avais commencé à les titiller ou pas. On posa quelques bases de réflexion sur l’identité du MMM, mais à part de rejeter la faute sur Dorian Gray encore une fois, on n’eut véritablement aucune piste intéressante.

  On rentra à la maison pile à temps pour commencer à préparer le dîner, à savoir, escalope panée, pâtes au beurre, salade. Toujours de la salade. Je supposais que c’était le prix à payer pour ne pas que Cartel fut végétarienne. On réussit à peine à tenir à quatre sur la petite table de la cuisine, mais le moment restait très agréable. Jacob remercia bien gentiment les deux filles de l’avoir laissé venir ici, et Marine jeta un drôle de regard vers Cartel, qui lui rendit une expression pincée. Les filles étaient toujours des êtres bizarres. On dériva sur un sujet politique, et Marine n’eut pas grand-chose à dire. Elle n’avait jamais été trop démocratie, elle. Ce fut un plaisir de la voir un peu éloignée de la discussion, tenue de main de maître par un Jacob toujours aussi professionnel, et une sœurette jamais à court d’idées. J’arrêtai la discussion avant qu’ils ne rentrent dans des théories plus philosophiques, et on passa à des sujets moins légers (par exemple, à Bourritos, même si ce n’était pas non plus très léger comme sujet). Jacob et moi nous occupâmes de la vaisselle, et après une discussion de plusieurs temps sur Dreamland une fois que les deux autres filles se furent couchées, on s’endormit nous aussi. Je ne savais pas si je devais penser à Soy ou à Connors ; Joan avait oublié de me le dire. Je pensai plutôt à Connors, essayant de me remettre en mémoire le visage du dandy. J’avais demandé à mon partenaire s’il ne pouvait pas aller voir dans le Royaume des Chats s’il trouvait quelque chose, et il avait accepté. Nous nous retrouvâmes chacun dans nos Royaumes respectifs après une demi-heure.
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MessageSujet: Re: Meilleur Méchant Machiavélique Meilleur Méchant Machiavélique EmptyLun 21 Avr 2014 - 20:39
Certains choix avaient des conséquences extrêmement insolites : on partait de peu, et on arrivait à beaucoup, comme à chaque fois avec l’effet papillon (que je détestais solliciter depuis qu’un certain chanteur français en avait fait une chanson de merde), mais disons qu’on partait d’un peu de rouge pour en arriver à énormément de vert. Une métamorphose inquiétante. Disons que c’était le bordel politique dans le Royaume de la Main Invisible, comme ça ne l’avait jamais été dans ce Royaume où la puissance de l’ultralibéralisme était absolue. Mais il y avait un grain de sable qui avait enrayé la machine : le T-800, une sorte de communiste pro-robotique. Et lui, je savais d’où il sortait : c’était un ancien robot-gardien qu’une firme nous avait envoyés à la gueule, à mon frère et à moi, pour nous empêcher de partir plus loin. Il avait réussi à retrouver la sortie, et semblait-il, avait cherché à prendre la présidence du Royaume. Ses idées différaient en un seul point des idées de la Maire en face : les machines devaient être reconnues comme des citoyens, et mine de rien, dans un Royaume pareil, ça changeait pas mal de choses : un salaire, des droits (aussi minimes fussent-ils) ainsi qu’un petit syndicat (vite écrasé). Mais bouger les choses, ça n’était pas exactement le crédo de l’ultralibéralisme ; idem pour faire preuve de compassion. Une véritable guerre des tranchées s’était établie entre les deux camps politiques, depuis, donnant au Royaume une toute nouvelle dimension jamais prise jusque-là auparavant.

  Le résultat, je l’avais devant moi, à cet instant, alors que j’avais réapparu au sommet d’un immeuble de plus de dix étages, aux côtés de Connors qui observait en bas. On se souhaita la bonne soirée, et il m’invita derechef à m’expliquer la situation. Pas besoin de jumelles pour comprendre ce qui était en train de se passer : une manifestation allait commencer. Toutes réunies sur une grande place, quinze mille personnes, autant des machines que des salariés qui avaient trouvé dans la bataille un camp dans lequel se ranger, attendaient devant une scène qu’un de leur représentant sorte afin de lancer d’un discours la marche dans les rues désertes. Je tournai ma tête vers le Voyageur et lui dis :

« C’est ça le grand événement qui doit se passer ? Donc si je comprends bien, en gros, on a toute une foule prise en otage.
_ C’est ça. On attend que le gros geek nous aide, il est sur le point de déchiffrer des codes.
_ C’est pas un peu dangereux, de dépendre des indices que laissent les méchants derrière eux exprès ?
_ Sans ça, tous les aristocrates du bal dernier étaient morts, Ed. Leur but n’est pas de tuer, mais de foutre le chaos. C’est Soy qui a cette théorie, et je peux te jurer qu’il faut lui faire confiance sur ce domaine.
_ Il est où d’ailleurs ?
_ Il est mêlé à foule. Il cherche. Dans le petit bâtiment, là, tu vois, y a une dizaine de nos hommes en combi, et armés. Ça devrait suffire en cas d’attaque. »


  Mon regard plongea une nouvelle fois dans la foule en contrebas, qui formait un amas de corps en fusion, prêts à exploser. Et peut-être qu’ils exploseraient littéralement, justement, mais nous ne pouvions être sûrs de la cible, surtout quand il nous manquait le nom du plan diabolique. Nous patientâmes ainsi cinq secondes, et Connors décida d’arrêter la surveillance sur l’immeuble.

  Nous descendîmes des escaliers de service tandis qu’il m’expliquait un peu le déroulé de la situation : la foule, qui s’agrandissait encore, était là depuis une heure pour les plus vifs. Dans vingt minutes monterait sur scène Larès Sauvage, un ancien salarié qui s’était reconverti dans la politique pour soutenir le T-800. Il cherchait à faire « réveiller » les citoyens, tandis que le T-800 s’occupait lui-même de rallier les machines à sa cause. Dès qu’il aurait fini de parler, il ordonnerait le début de la marche, et ainsi, la manifestation devrait parader pendant plus de cinq heures, en traversant le Royaume en long et en large. Il pourrait se passer des centaines de scénarios meurtriers à partir de là : plus de quinze mille personnes avaient un tracé, et pourraient se faire attaquer par la milice locale et par la Mairie sans autre raison qu’ils ne travaillaient pas. Du pain béni pour des terroristes : une grosse cible, un tracé défini, et un masque parfait sous lequel se cacher. Il ne manquait plus qu’il pleuve des bombes, et on ne pourrait pas faire partie plus facile. En clair, la mission allait être extrêmement compliquée si nos ennemis avaient fait semblant de préparer le scénario. Un désespoir pessimiste m’envahit doucement : le danger était énorme et le prix de la défaite, bien trop élevé. Je commençai à être heureux d’avoir un SMB derrière moi. Porter des responsabilités, ce n’était pas mon truc.

  Nous n’étions même pas descendus tout en bas de l’immeuble que déjà, l’oreillette onirique de Connors vibra. Une seconde plus tard, le Voyageur disait déjà allo. Il remua la tête une deux fois mais remercia rapidement l’interlocuteur. Il se retourna vers moi et me dit cette simple phrase :

« ‘Un discours enflammé’. C’est le nom de leur plan. »

  Rapidement, nous émettions les hypothèses et les certitudes (enfin, si on pouvait appeler certitudes les raisonnements logiques suivant des indices négligemment laissés par nos ennemis) suivantes : tout d’abord, il allait frapper pendant le discours. De plus, ça serait par bombe, certainement. Ensuite encore… Bah… C’était déjà pas mal. Ma respiration se faisait de plus en plus sourde tandis que la pression me tenaillait au fur et à mesure que mon esprit l’anticipait. On allait devoir réaliser une opération de sauvetage de grande envergure sans connaître la menace. J’étais plus effrayé que je ne voulais le faire croire ; mon cœur battait anormalement vite.

  Comme Connors, je me dépêchai de vérifier, une fois dans la rue près de la place, tous les endroits où placer une bombe. Je regardai les immeubles aux alentours, je vérifiai dans le ciel, mais à part des dirigeables publicitaires, aucune menace ne se profilait. Je pensais alors à des explosifs cachés sur la scène, évidemment… Ou alors dans le petit immeuble juste derrière la scène, où se préparaient Larès et ses gardes du corps, servant pour le moment de base au noyau de révolutionnaire, et de coulisse pour le plateau. Connors me demanda s’il y avait des égouts en-dessous de nous. Je créai rapidement une paire de portails pour vérifier, et lui dis que oui, il y en avait. Même pas besoin de le lui dire d’ailleurs, l’odeur remontait jusqu’à lui en passant par les portails. Connors n’attendit pas : il me fournit une petite oreillette semblable à celle que j’avais portée pour le bal.

« On a une connexion. », se dépêcha de dire l’oreillette, et je reconnus la voix de Liz. Derrière, je pouvais reconnaître le ton grincheux de Fino à qui on donnait un micro pour communiquer. Je répondis en silence :
« C’est Ed à l’appareil, ouais.
_ Ici, Connors. Voici mon plan d’action : on va envoyer Soy et nos soldats dans les égouts vérifier qu’il n’y a rien de suspect. Ed et moi, on s’occupe de la scène et de l’immeuble qui sert de local aux cocos.
_ J’accepte le plan. »
, valida Liz en secouant la tête. Elle nous souhaita bonne chance et rajouta qu’elle s’occuperait de donner les ordres à l’anarchiste ainsi qu’aux soldats cachés dans leur petite base. Elle rajouta qu’il fallait être le plus discret possible : nous étions une organisation secrète pas vraiment légale, et nos ennemis pouvaient retourner tous nos mouvements contre nous s’ils nous observaient.

  Nous dûmes traverser la manifestation, et je ressentis comme un grand vide autour de moi quand je m’approcher de milliers de manifestants qui beuglaient… Je me disais qu’ils allaient bientôt être les victimes d’un attentat, mais que guidés par leur passion, et surtout emprisonnés par un maître de jeu sadique, ils ne pourraient pas jouer autre rôle que celui de la victime : je supposais qu’on ne pourrait pas leur demander de rentrer chez eux sans que le MMM ne fasse exploser toute la place en regrettant que nous ne jouions pas le jeu. Je savais que je paraissais un peu étrange, mais je ressentirais comme un échec terrible, ainsi qu’une perte horrible, si ses quinze mille vies venaient à être balayées. On pouvait dire que Dreamland était notre rêve à tous, un monde dépendant du notre, moins important, car ils vivaient tous dans notre tête, qu’ils n’étaient pas réels… Mais j’avais dépassé ce stade de manque de responsabilité : qu’est-ce qu’était le réel, et qu’est-ce qu’était le rêve, étaient deux questions auxquelles les philosophes refusaient de répondre, puisqu’on se foutait de savoir ce qui était réel, et de savoir si on était dans un rêve ou non. A la fin, on était là. Avec nos joies, nos peines, nos fatigues, et nos espoirs. Les gens qui agitaient des fanions n’étaient pas des personnages non joueurs d’un jeu vidéo stupide, et Dreamland n’était pas moins important que notre propre monde, car il existait avec autant de légitimité, et l’argument de l’échelonnage « Dreamland dépend de nous » ne lui enlevait en rien sa valeur.
J’avais quinze mille vies sur les épaules. Personne d’autre ne pourrait les sauver que treize personnes sur place, plus quelques assistants au loin dans un bunker. On échouait, on perdait quinze mille vies. Et ça, j’aurais du mal à le supporter. Mes mains tremblaient légèrement et je n’arrivais pas à les en empêcher.

  Après ordre de Connors (il ne m’ordonnait en rien, mais sa voix était tellement posée et claire qu’on ne pouvait pas la refuser autrement que pour argumenter ; comme je n’avais rien à dire à cela, je me dépêchais de m’y employer), je créai une paire de portails qui nous fit directement déboucher dans les couloirs très gris de l’immeuble qui accueillait Larès et ses comparses. Je cherchai pendant un moment les conséquences qui pourraient servir au MMM d’un chamboulement politique, mais évidemment, je ne voyais rien. Il semblait frapper au hasard, ou se concentrer juste sur faire le plus de bazar possible. Dans quel but ? On avait répondu la panique. Mais pourquoi voulait-il la panique ? Qu’est-ce que ça avait à voir avec moi ? Sa machination diabolique tournait pour le moment sans aucun problème : on ne parvenait même pas à simplement l’enrayer : juste éviter qu’elle n’écrase trop de monde. Là, voyons voir si je pouvais récidiver mon exploit du bal. Je devais sauver quinze mille personnes dans les minutes à venir. Dans moins d’une demi-heure, tout serait terminé. En bien ou en mal. On n’avait pas beaucoup de temps. Et le discours allait commencer dans un quart d’heure.

  Connors se dépêcha de trouver une solution. Dès qu’on vit deux soldats aux couleurs communistes censés surveiller les alentours, il se dépêcha de les assommer l’un contre l’autre en vérifiant rapidement qu’il n’y avait personne dans les environs. En moins d’une minute, les deux gardes avaient disparu mystérieusement tandis que deux Voyageurs étaient en tenue pour surveiller le VIP révolutionnaire. Je ne savais pas vraiment où celui-ci était. Connors se dépêcha de m’expliquer la seule idée qu’il avait en tête : aller voir Larès, et lui dire qu’à cause de risques terroristes, il devrait commencer le discours maintenant et pas dans un quart d’heure, et qu’il devrait le bâcler pour éloigner les gens de là. S’il y avait une bombe quelque part, avec un minuteur, elle exploserait sans faire des victimes. Enfin, tant que la bombe était accrochée à un mur, et pas à un terroriste dans la foule. Dans ce cas-là, on ne pourrait rien faire. Mais il n’y avait pas beaucoup de solutions, et Connors savait très bien qu’il y avait des risques qu’en accélérant le processus, il accélérerait la mort des gens qui attendaient dehors, en raccourcissant notre temps pour trouver des indices. Mais Connors, malgré sa façade, semblait être un sanguin. Un sanguin avec de la suite dans les idées et qui assumait les conséquences de ces actes. Même si je bougeais beaucoup, on pouvait dire qu’il était moins frileux que moi. On se dépêcha de fouiller les couloirs à la recherche de Larès, en espérant ne pas tomber sur d’autres patrouilles. Nous étions peut-être en combinaison, mais mon panneau ne l’était pas, lui.

__

  Soy avait quitté la foule sur ordre de Liz, et s’apprêtait à prendre le commandement de l’équipe armée dans le bâtiment à vingt mètres de là. Il détestait avoir des responsabilités d’un commando quelconque qui obéirait au moindre de ses ordres. Il préférait de loin ce qu’il appelait… « le déchaînement collectif ». Mais donner des ordres, non, ça ne lui plaisait pas. La hiérarchie même l’irritait, non pas qu’il était tellement anarchiste qu’il ne voulait même réfléchir à donner des ordres, plutôt qu’il préférait travailler seul ou avec des partenaires. Pas avec des chiens. Encore moins avec des soldats. Mais il n’avait pas le choix, et il se réconfortait de savoir que ça ne serait qu’une mission de surveillance. Dans les égouts, certes, ce n’était peut-être pas exactement le meilleur lieu où traîner...

  Il se dépêcha de rentrer dans la pièce, où les dix soldats attendaient patiemment les prochains ordres. Liz les avait prévenus de leur prochaine manœuvre, et le chef de l’unité se dépêcha d’interpeller Soy.

« Sergent Koala, unité Roux. Nous sommes sous votre commandement.
_ Ouais, ouais, capiche.
_ Donnez-nous un ordre, et nous l’exécuterons sans faillir. »


  Tous les hommes se frappèrent le cœur dans un seul geste synchronisé en réponse à la promesse de leur chef. Soy se massa le front sans dire un commentaire de plus ; l’unité Roux... Rien que ça. Les soldats en face de lui, et Dieu savait où Joan les avait recrutés, étaient en tenue de police d’intervention : noir, avec des quasi-armures, mastocs, disposant d’un fusil d’assaut au look futuriste-mais-pas-trop. Le plus impressionnant chez eux restait le casque noir qui empêchait tout bonnement de voir leur visage. Un ordre de Joan, qui poussait le secret jusqu’au bout. Soy essaya de sauver les meubles :

« Les noirauds, je compte sur votre prise d’initiative.
_ Nous ne connaissons pas cette place, mais si vous nous en donnez l’ordre, on la prendra sans coup férir. »
Soy se demanda pourquoi il n’y avait pas marqué ‘Manipulez-moi’ sur son casque. Joan allait le payer.

__

« Ils entrent dans les égouts. Fino, guide-les dans les dédales, je t’affiche la carte rapidement.
_ Je suis pas un putain de GPS, la truie ! »


  Dans le bunker du SMB, Fino avait son micro près de sa bouche, et toute l’escouade avait pu entendre la voix mélodieuse du bébé phoque en plein coup d’éclat. Ça ne rassura personne. Leur casque résonna encore d’un gargouillis qu’il fit avec sa salive, ce qui eut au moins le mérite de les distraire de l’odeur de putréfaction qui venait de couloirs dégueulasses souterrains. Tous marchaient très vite, un sentiment de hâte frappant l’escouade. C’était certainement contagieux car une fièvre touchait aussi le bunker. Chaque seconde qui passait était une chance en moins de réussir à sauver la foule. Le commando avançait presque sans prudence, avec fébrilité, et tout le monde espérait qu’ils trouvent quelque chose rapidement. Au moins, Fino accepta de les guider, même si ses ordres disposaient d’une mauvaise foi évidente :

« Dans trente mètres, tournez à gauche.
_ Fino, il n’y a pas de couloirs à gauche !
_ Je m’en fous ! Obéissez-moi ! »


  Liz tenta de jouer sur les deux tableaux : aider les deux Voyageurs dans la base de Larès, ainsi qu’aiguiller la troupe que Fino s’amusait à envoyer dans des culs-de-sac. Elle engueula copieusement le phoque pendant trois minutes, juste avant que Soy ne leur dise de se calmer en hurlant dans son micro. Par les écrans, ils virent que les soldats avancèrent normalement, et après deux minutes, se retrouvèrent dans quelques galeries sous la grande place. Soy ne mit pas longtemps à trouver ce qu’ils cherchaient : une sorte de bombe était posée contre le mur. Trois soldats, dont le commandant de l’unité, se mirent à observer le machin, mais ils comprirent vite qu’elle ne pourrait pas être désamorcée facilement. Ils prirent quelques photos avec leur casque gadget, qui furent directement envoyées à Yuri, aussi dans le bunker et qui s’était approché du siège de Liz pour l’occasion. Le Voyageur tenta de comprendre le mécanisme de la bombe, mais il semblait y avoir une autre machine à-côté. De plus, un fil remontait vers le haut et semblait sortir dans la rue, près des piétons.

  Rapidement, les deux autres équipes dans les souterrains trouvèrent six autres bombes comme ça, souvent contre le plafond, empêchant de les désamorcer de façon manuelle. Et près d’elles, toujours ce même mécanisme simple, qui rappelait à Yuri quelques schémas… Mais de quoi ? Pas quelque chose de bien compliqué. Il prit à son tour le micro pour communiquer avec Soy :

« Hey, dis-moi… Ton pouvoir peut pas les maîtriser, ces saletés ?
_ Une chance sur trois de clamser, une chance sur trois de tout faire péter, une chance sur trois de réussir en y laissant des morceaux. Je peux en zigouiller une, mais pas cinq.
_ Okay, on oublie. Tu pourrais plutôt me zoomer sur l’espèce de thermomètre, là ?
_ Ça ? Direct. »


  Yuri eut une image plus nette. C’était une sorte de tube qui semblait vide, même si à l’intérieur, vraiment vers la base, on distinguait une sorte de liquide rouge étrange. Le Voyageur mastoc se dépêcha de réfléchir, réfléchir, réfléchir, et encore une fois, ce fut le titre du plan diabolique qui montra la piste : un discours enflammé. Non, il ne pouvait pas y avoir de doutes possibles. Il reprit le micro en se lissant les cheveux en arrière. Ils étaient mal.

« Ecoute, Soy, je crois que j’ai trouvé. L’appareil près de chaque bombe, relié à la surface, mesure les bruits. Et j’ai l’impression que ça cumule.
_ J’ai pas capiche.
_ En clair, plus les gens en-haut vont s’agiter, plus la machine va enregistrer. Et quand elle aura atteint un certain seuil, les bombes exploseront.
_ Et merde. »


  Yuri se posa de suite la question du pourquoi du mécanisme. Pourquoi le MMM avait-il installé quelque chose d’aussi inutilement complexe ? Pourquoi pas ne pas faire exploser les bombes à distance ? De plus, il n’y aurait en aucun cas de panique si elles étaient désamorcées, alors que c’est ce que le MMM semblait rechercher. Liz n’attendit pas longtemps pour mettre Giovanni et Cartman sur le coup : qu’ils réfléchissent à toutes les conséquences qu’une explosion ou qu’une absence d’explosions pourraient avoir. Elle se dépêchait de se mettre en relation avec les deux autres Voyageurs, dans le bâtiment.

« Connors ? Ici, Liz. Il y a des bombes dans les égouts, et elles se déclencheront si le public fait trop de bruit trop longtemps.
_ Alors tant qu’on le maintient silencieux, elles ne feront rien ?
_ Si tu peux calmer toute une foule pendant un discours de révolutionnaire passionné, alors il y a des chances.
_ Je gère ça de mon côté. Ed, tu te tiens prêt ? »


__

« Je suis prêt.
_ Enfin, je te pose la question, tu sais même pas ce que je vais te demander.
_ Je suis paré à toutes les éventualités.
_ Remplacer Larès sur scène, par exemple ?
_ Non.
_ Aïe. C’est dommage. »


  Je n’eus pas le temps de lui demander la raison de cette question, car on arrivait près de la loge de Larès en question, si on pouvait appeler loge une pièce à peine aménagée et surveillée rapidement par deux costauds (la plasticité de leur visage indiquait qu’ils étaient des robots). Connors me dit que c’était inutile de les attaquer, et me demandait de griller une autre paire de portails pour échapper à un interrogatoire et une arrestation certaine. J’ouvris une paire de portes, et tout se passa rapidement : le Voyageur se dépêcha de la traverser, vit Larès en question qui se regardait debout dans un miroir, un texte à la main, s’avança vers lui, et lui fit perdre connaissance d’une attaque à la gorge. Radical, mec. Je fis disparaître mon pouvoir une fois que je fus aussi dans la pièce. Je demandai à Connors si assommer Larès était vraiment une bonne idée. Le Voyageur retirait les affaires du révolutionnaire tandis qu’il me répondit d’une voix qui ne semblait même pas un peu stressée de l’opération en cours :

« On aurait pu, ouais. Mais s’il devenait notre allié, il devenait l’ennemi du MMM. On va prendre un peu plus de risques, mais ça sera pour lui sauver la vie. Tu comprends ce que je veux dire ? » Je comprenais. Par contre, ce que je ne comprenais pas, c’était le plan. Connors me déballa très rapidement sa réponse, comme s’il lisait mes pensées et qu’il préparait déjà sa prochaine réplique dans sa tête : « Ed, on va la jouer serré. Ceux d’en bas ne peuvent pas désamorcer les bombes, donc il va falloir changer de tactique. Tu vas te faire passer pour Larès, mon pouvoir va nous permettre ça. Tu vas t’habiller avec sa tenue, puis c’est toi qui vas tenir le discours.
_ Pourquoi moi ?
_ Mon pouvoir est très particulier, mais une de ses spécificités est de modifier un peu le visage humain. Tu ressembles bien plus à ce type que moi, sans compter que vous faîtes la même taille, donc c’est toi qui devras prendre sa place. »
Il avait raison. Même si le chef de la parade politique était plus âgé que moi, ses traits ne différaient pas trop du mien ; on était loin de la gueule d’ange et carrée de Connors. Ce dernier reprit : « Donc c’est toi qui devras passer au corbillard. Tu te sens d’attaque ?
_ J’ai pas le choix, non ?
_ Non, effectivement, tu n’as pas vraiment le choix. Je dis pas ça pour t’embêter, hein ?
_ Ouais, je sais bien, t’inquiète pas. Donc ensuite, je leur fais commencer la manif’ plus tôt pour échapper aux bombes ? »
Connors claqua la langue. Je ne savais pas comment le prendre.
« Oui, c’est un peu ça. Mais deux choses. Une, tu ne devras pas trop les enflammer. Pour ne pas déclencher les bombes. Cependant, tu ne dois pas te trahir et être trop mou. Deux, on va un peu modifier ton texte. Je veux que nos ennemis savent que c’est toi qui palabre.
_ Pourquoi ?
_ Okay, Ed, je vais être franc avec toi. »
Il me posa sa main sur mon épaule et tourna sa langue dans sa bouche pour se concentrer. Je me tins droit pour écouter ce qu’il avait aussi d’important à me dire : « Le plan du MMM, cette nuit-là, est d’exploser tout le monde. On a vu lors du bal la puissance des explosifs qu’ils avaient, et je pense que Larès est aussi la cible de l’attentat qui est en train de se jouer. Tu me suis ?
_ Oui, je suis en danger de mort, c’est ça ?
_ En fait, le MMM semble t’attacher une très grande importance. Ça serait une grande piste pour nous de savoir jusqu’où.
_ Donc, on fait un quitte ou double ? Je vais sur scène, et si je suis important aux yeux du MMM pour son plan ou autre, il arrêtera de lui-même son attentat pour que je ne sois pas pris.
_ Non seulement, on sauve la foule, mais en plus, on confirme qu’il a besoin de toi.
_ C’est intelligent.
_ Mais risqué. Et c’est toi qui dois prendre le risque. »
J’attendis trois secondes. Je sentais qu’on allait avancer, et une sorte de frisson d’excitation me chatouilla la nuque. Je m’imaginai devant une foule gigantesque qui attendrait de moi un discours vénéneux que je ne pourrais pas leur servir, ayant pris la place d’un de leur leader sans connaître sa façon de parler ou de bouger. Je préférais largement avoir de quoi taper dans un truc, c’était bien plus simple. Je fermai les yeux pour m’aider à la réflexion, et je vis quinze mille visages. Que je devrais manipuler. Mais surtout, que je devrais sauver.
« Je prends le risque.
_ Je t’aime, Ed. »
Il fit un grand sourire et il me donna les affaires de Larès.

  Je me dépêchai de m’habiller, en veste marron un peu vieillotte, mais qui me donnait des épaules fermes. Pendant ce temps, Connors contactait Liz pour lui demander une confirmation du plan. Celle-ci transmit l’info à Joan, quelque part dans le Royaume des Chats, et il valida l’idée. Quand il m’annonça cette grande nouvelle, j’étais en tenue de Larès. Je me regardais moi-même dans le grand miroir ; il y avait intérêt à ce que le pouvoir de mon collègue fut efficace. En tout cas, il ne l’était pas assez pour mes cheveux à ce qu’il semblerait : il avait pris une sorte de bonnet phrygien et cachait ma chevelure dessous. Il hésita à enlever les lunettes de soleil pour ne pas trop me cacher, mais quand il vit que mes yeux gris n’étaient pas le marron de notre révolutionnaire, il me les laissa sur le nez dans un soupir. Au pire, ça ferait un indice de plus pour les terroristes.

  Il me dit enfin de faire attention, car j’allais avoir mal. Je me préparai mentalement au choc, et il posa sa main (qui était devenue noire) sur mon visage. Comme promis, j’eus mal, plutôt mal, même si ce ne fut pas aussi atroce que j’aurais pu le croire. Ce qui me terrifia vraiment fut de sentir les os de mon crâne bouger, racler les uns contre les autres, ma mâchoire se serrer comme si on la tordait avec une pince d’os, mon nez qui rentrait en appuyant sur les os aux alentours. Je fermai les yeux durant le processus, et après dix secondes, Connors enleva sa main, et me laissa admirer le résultat. Même si j’avais encore l’impression que mon visage était maintenu par la seule volonté du Voyageur et qu’il pourrait retrouver ses dimensions initiales à tout instant, telle une peau tirée par des pinces à épiler, je fus estomaqué devant mon visage : il ressemblait trait pour trait à celui de Larès, et mêmes ses proches devraient avoir du mal à me différencier de lui. Ebahi devant ma transformation, devant mes traits plus fins et plus tirés, mon visage plus triangulaire, j’interrogeai directement le gars sur son pouvoir (et remarquai en même temps que ma voix était un plus chevrotante et plus grave, certainement pour correspondre à celle du gars que je copiais) :

« Ça vient d’où, un pouvoir pareil ? C’est plutôt impressionnant.
_ Un pouvoir plutôt spécial. Tout part de la phobie de moi-même. Pour l’anecdote, disons que j’avais un complexe d’infériorité tellement fort que j’en venais à me détester et à rater tout ce que je faisais. Sur Dreamland, j’ai appris à me contrôler. Me contrôler, molécule par molécule, s’entend. Regarde. »
Je vis que la main avec laquelle il venait de me toucher venait de perdre trois doigts : ne subsistaient que le pouce et l’index. « Mes trois doigts sont rentrés dans ton visage et ont modifié ta structure osseuse. Je ne sais pas si tu le sens, mais il suffit que je le veuille pour les regagner, et pour que ton visage redevienne normal, à quelques détails près. » Je vis aussi grâce à mes lunettes que son flux d’énergie était plus puissant : il se concentrait pour garder le contrôle. Il ne faudrait pas trop traîner, car je ne savais pas s’il allait tenir longtemps comme ça.

  Malgré des démangeaisons dans ma mâchoire, je récupérai les textes du discours de Larès, et si je n’avais pas le temps d’apprendre le monologue par cœur, j’en tirais les idées essentielles afin d’obtenir un discours cohérent. Connors intervint rapidement afin que je rajoute quelques lignes du parler qui alerteraient les terroristes, postés certainement dans un coin. Je supposais que mon élocution branlante (non voulue parce que je n’étais pas doué, et voulue pour ne pas faire exploser les égouts et tout le public avec) les mettraient sur une piste que confirmeraient les indices que je placerais là et là dans ma phrase. Je n’eus que quelques minutes pour me préparer, car l’apparition du chef devait suivre le déroulé de l’événement. Connors me souhaita bon courage et se cacha dans la loge. Il me dit qu’il sortirait d’ici comme il pourrait, et qu’il serait près de la foule et surveillerait le moindre de mes gestes ; sans oublier de veiller sur mon panneau de signalisation que je ne pouvais évidemment pas emporter sans scotcher un post-it sur mon front avec mon véritable nom. Dans le pire des cas, il me soufflerait ce qu’il avait à me dire par oreillette. Liz et Fino me dirent qu’ils mettaient mon oreillette en écoute permanente, sans oublier le visuel qui devait s’afficher sur plusieurs écrans.

  Je soufflai un grand coup, puis je sortis de la pièce. Les deux robots qui gardaient l’entrée me firent un petit signe de la tête, et nous partîmes tous les trois vers la grande estrade dressée en mon honneur. Mon déguisement était assez efficace pour ne pas me faire aligner par mes deux gardes-du-corps. Un bon point. Nous arrivâmes rapidement à l’extérieur, dans les coulisses du plateau. Les deux s’arrêtèrent ici et me souhaitèrent en même temps bonne chance. Je les remerciai d’un signe de la main, et m’avançai enfin devant la foule, ébloui par la lumière grise. Première réaction : elle se mit à hurler. Pas de toutes ses forces, mais des vivats, des applaudissements, des sifflements et des fanions qui saluèrent mon arrivée. Ça avait beaucoup de chances de partir en couille. Ils étaient déjà bien bouillants, et je pourrais dire n’importe quoi, ils surligneraient à grands coups de cris. Je pris peur pendant une seconde : les bombes allèrent-elles exploser directement ? Trois secondes après que je fus placé devant mon micro, tout le monde était encore intact. Je ressentais enfin la pression et les responsabilités que j’avais. La dureté de l’épreuve, aussi. Je vis quinze mille personnes dans le blanc des yeux, et j’étais leur sauveur. Et elles, elles étaient menacées. Je serais leur sauveur, oui, mais pas de la façon dont elles croyaient. Bon sang de merde, quelqu’un pouvait me rappeler comment j’en étais arrivé là ? Je me raclai la gorge devant le micro, pile à la hauteur idéale. Dans mon oreillette, j’entendis Yuri qui disait à ses collaborateurs que le thermomètre fixé à chacune des bombes avait parcouru le cinquième de son trajet. Ca tomberait vite si je ne faisais rien pour calmer tout ce monde. Je commençai par un modeste :

« Bonsoir. » Et la foule m’acclama encore, inconsciente du tour qui se jouait sous ses pieds. Yuri me pressa et me dit qu’on en était maintenant à un peu plus des deux cinquièmes. Bah merde mec, je leur ai seulement dit bonsoir ! J’eus soudainement envie de raconter toute la situation au public, mais il y avait des chances que le MMM punisse une telle initiative de quinze mille morts. Et même s’il ne faisait rien, la panique qui pouvait s’insuffler parmi les fidèles pourrait remplacer sans peine, et même plus efficacement, de simples acclamations et faire roussir le poil de tout le monde. Je devais rester dans le rôle. Je décidai de tousser, en mettant ma main devant la bouche. Je devais simuler une maladie quelconque comme excuse pour ne pas mettre de flamme dans mes paroles. « Je suis honoré que vous m’ayez choisi pour ouvrir cette énorme manifestation. » Une nouvelle ovation, et je serrai les dents de crainte que je n’échoue quand même. Ils partaient à chaque phrase ! Putain de merde, je les arrêtai comment si la bombe avait le temps de sauter deux fois le temps que je leur dise de la fermer ?! Dans mon oreillette, j’entendis simultanément Yuri qui m’informa qu’on était à la moitié de la jauge avant la déflagration finale, et Connors qui me conseillait de sauter les prérogatives, les remerciements au public ou tout ce qui pouvait les faire applaudir, et donc de commencer directement par un monologue qui ne demanderait pas d’ovation en guise de point. Je fermai les yeux et repris en parlant d’une voix plus faible, mais plus rapide pour montrer qu’il ne fallait pas me couper la parole. J’étais aussi mort de trouille pour eux : « Nous luttons aujourd’hui pour la cause qui nous anime depuis longtemps. » Les chauffeurs d'ambiance se dépêchèrent d’applaudir, mais j’anticipais avec une nouvelle phrase pour éviter que la majorité ne se mette encore une fois à m’interrompre. « Je suis ravi de voir que vous êtes si nombreux, là où les autres pensaient que nous étions si peu. Peut-être que nous ne mettrons pas le feu à nos rues ce jour-là par notre fougue, peut-être que ceux qui se considèrent comme les « meilleurs » ne tomberont pas aujourd’hui, et pourtant, aussi improbable cela puisse-t-il être, je me tiens devant vous, je me tiens devant eux, et ils seront reconnaître en moi un des objets de leur défaite, derrière le simple Larès. » Je ne pus l’empêcher : la foule se mit à hurler pour soutenir ce que je disais. Je fus légèrement paniqué, surtout quand Yuri se mit à dire à mon oreille qu’on en était maintenant aux deux tiers. Il fallait vite que le MMM réagisse, s’il avait envie de me sauver les miches, parce que j’allais bientôt sauter avec le reste des gens. Pourtant, j’avais laissé quelques indices dans mes phrases pour les interpeller. Il fallait que je mette le paquet, vraiment insister pour provoquer une réaction de leur part : « Si mon bagout ne peut les réveiller, si mon brasero ne peut les effrayer, si mes bottes ne martèlent pas les pavés assez fort, je continuerais selon mes besoins. » La phrase avait deux avantages : non seulement elle était assez bizarre pour ne pas déclencher d’applaudissement avant que je ne puisse surenchérir, et en plus, je n’arrêtais pas d’utiliser les initiales SMB tel un clignotant pour les alerter. Bon, par contre, j’entendis clairement Fino qui se foutait clairement de ma gueule :
« Brasero ? Sérieusement ? Brasero ? C’est Connors qui t’a promis de te sucer si tu réussissais à placer ce mot dans le discours ?
_ Tous ensemble, nous allons mettre à bas tous ces terroristes de la finance. Nous ne reculerons pas face aux années de servitude qui croient nous barrer la route tel un mur tangible, car nous défaisons nos chaînes. Nous ne reculerons pas non plus devant les pièges qu’ils seraient capables de jeter sous nos pieds pour nous ralentir. Car notre volonté est toute-puissante et inexpugnable. »
Encore des hurlements, des cris, et la jauge monta vers les quatre cinquièmes de la barre.

  Mais alors que les gens continuaient à applaudir, on m’avertit que la jauge s’était soudainement arrêtée de grimper comme par magie. Les gens applaudissaient, brandissaient leur point en criant, mais le thermomètre ne s’inquiétait plus d’eux. Ça avait été arrêté. On avait gagné. Le MMM avait arrêté son plan. Liz me félicita et me dit que c’était du bon travail, et mon cœur se réchauffa. Je voulus clore le discours et lancer la manifestation dans les rues, mais je vis quelques personnes jeter des regards en l’air. Je fis de même, et aperçus ce qui devait vaguement ressembler à un plan B. A cause de la proximité avec le micro et des regards de milliers d’individus, je ne pouvais pas parler au bunker, mais Liz remarqua très vite le problème, et je l’entendis parler dans tous les canaux en même temps :
« Attention ! L’ennemi semble avoir pris le contrôle d’un des dirigeables publicitaires ! Il y en a un qui se dirige droit vers la foule ! »

  Il y eut un début de panique devant moi : la foule ne savait pas vraiment comment réagir. Je me demandais pourquoi ils n’hurlaient pas, mais ils ne pouvaient pas deviner qu’ils étaient depuis le début la cible de terroristes. Cependant, le dirigeable balaya tous les doutes qu’on pouvait encore avoir : après un détour, il se dirigeait bien vers nous, et descendait rapidement pour nous retrouver. Dans moins d’une minute, si ce truc était bourré d’explosifs, la place, les gens et certainement les égouts en plus, étaient rasés. Je commençai à préparer une paire de portails gigantesques pour sauver tout le monde, gardant la tête froide, en envoyant paître le vaisseau autre part, mais je reçus des ordres contraires.

« Ed, n’utilise surtout pas ton pouvoir.
_ Quoi ? Je laisse les gens crever ? »
L’irritation me gagnait, et sans écouter la blonde, je réunis bientôt l’énergie nécessaire pour balancer mon pouvoir.
« Ça pourrait être une manœuvre du MMM pour forcer à te dévoiler. Ils ont certainement compris que Larès a été remplacé, mais ils ne savent pas si c’est bien toi qui a pris sa place.
_ Je ne laisserais pas les gens mourir.
_ Hop. Ici, Soy. Je gère le dirigeable. »
, intervint une troisième voix.
_ Soy ? Sortez vite des égouts, vous risquez aussi de vous faire écrabouiller.
_ On a anticipé, ouais. Je sors dans quinze secondes. »
De mon côté, je rajoutai :
« Okay, très bien. Je te fais confiance, Soy. Je dirais que c’est la sécurité de la manif qui s’est occupée de sauver les gens, pour s’occuper du côté officiel de l’affaire. »

  Il ne me répondit pas, mais comme la femme de main de Joan ne répondait pas non plus, on pouvait penser qu’elle était d’accord de mon idée (aussi inutile fut-elle dans les faits). Je regardais encore une fois dans l’air, et ce que je voyais ne faisait que confirmer le désastre prochain si personne n’arrêtait le grand ballon. Qui sait ce qu’il y avait à l’intérieur ? Mais le plus inquiétant fut Liz qui me dit enfin, à ce qu’il semblait sur un canal privé, que si Soy ne parvenait pas à se débrouiller, alors je devrais prendre rapidement la relève. La méthode de l’anarchiste n’était pas aussi certaine que la mienne, donc. Il avait d’autant plus intérêt à se grouiller.

  Devant moi, les gens commençaient enfin à paniquer, mais les cris de terreur ne durèrent pas extrêmement longtemps : juste le temps qu’une puissante énergie balaie la zone. Mes yeux malgré mes lunettes de soleil, en furent presque éblouis : une énergie incroyable était en train de déferler, et la source en était Soy, en marge du rond qui se dissociait qu’était la foule. Il n’attendit pas extrêmement longtemps, et une vingtaine de secondes avant l’impact, il balança son énergie sur le ballon, dans une sorte d’explosion énergétique intense. Le dirigeable qui commençait à venir s’écraser sur nous fut englué dans un flux étrange, puis sa forme se dilata, pétrie par ne force supérieure, puis éclata comme une bulle de savon, pour laisser la place à des milliers et des milliers de fleurs de même couleur qui flottèrent quelques instants dans le ciel, avant de retomber dans une rue adjacente.
Ouaoh…
Efficace, le pouvoir.

  Je jetais un coup d’œil à Soy : il était presque dans les vapes, suait à grosses gouttes, et il venait de perdre un de ses bras, déjà cicatrisé par la magie de la chose. Je me disais que Joan n’avait pas embauché n’importe quel Voyageur : leur pouvoir à chacun était du costaud, en témoignait les sacrifices physiques qu’ils étaient obligés de faire pour les utiliser. Liz, planquée dans son bunker, relaya à tout le monde que Soy avait survécu, et qu’en plus, il avait fait disparaître la menace. J’eus un grand sourire et me dépêcha de dire à tout le public :

« Notre sécurité fonctionne à merveille. Ne vous inquiétez pas, ces chiens de capitaliste ne réussiront pas à arrêter le futur. »

  Je rejetais la faute sur les capitalistes boursiers : ça éviterait de dire que des super terroristes se trouveraient sur place. Ça pourrait condamner tous les spectateurs, comme avait dit Connors comme argument pour assommer le véritable Larès. Près de la foule, je vis qu’au fond, Soy se faisait rapatrier par un de ses soldats vers une maison. Le pauvre allait être inutile pour la nuit, voire peut-être même pour les prochaines. Dieu savait comment marchait son pouvoir. Je voulus leur dire que la marche pouvait commencer afin de quitter les lieux qui devenaient de plus en plus dangereux. J’aurais bien voulu intervenir à ce moment-là, et j’aurais bien voulu que la nuit se déroule sans encombre maintenant. On avait joué et bien joué, et les terroristes auraient d’autres nuits pour nous mettre des bâtons dans les roues.
  Mais voilà, ça aurait été trop facile.

  Une autre énergie captée par mes lunettes de soleil était en train de grossir. Littéralement. Un des simples spectateurs, une Créature des Rêves, était en train de grandir, grandir, déchirant ses vêtements et s’arrêta de prendre de la taille quand il eut quatre mètres de haut. Trônait au centre de la foule une sorte de lézard de couleur pierre, le museau à peine allongé, les yeux jaunes en fente, de longues griffes au bout de ses doigts et devant la stupéfaction de la foule, se mit à hurler comme une bête sauvage. Le public se mit vraiment à se disperser cette fois-ci, dans des cris de frayeur stridents. Cinq personnes se firent balayer par la queue de l’intrus, d’autres encore furent soulevées et jetées comme des fétus de paille. Je faillis intervenir, même sans panneau, mais trois personnes m’en empêchèrent : la première fut Liz qui m’ordonna de ne pas bouger, de ne rien faire pour les aider. Les deux autres furent mes gardes-du-corps officiels, les deux robots, qui ne chômèrent pas, car ils me prirent par les épaules, et faisant écran de leur dos contre toute attaque, m’envoyèrent dans les coulisses, me privant la vue du massacre des manifestants ; leurs hurlements de terreur par contre, étaient largement perceptibles. Je tentais de me débattre, mais ils possédaient une sacrée force, et je ne me mettais pas à fond à cause des directives de Liz. Je tentais quand même de leur ordonner :

« Lâchez-moi ! Il faut qu’on aide la foule ! Lâchez-moi ! » Mais les robots ne m’obéissaient pas, et se mirent presque à me traîner tandis que j’essayais de me dégager. La dernière vision que j’eus de la place fut qu’un homme se fit proprement assommer par un coup très puissant de la bestiole grise. C’était le MMM qui l’envoyait ? Et putain ! « Ecoutez, il faut qu’on les aide ! » Mais les deux continuaient de me traîner vers le bâtiment sans me répondre. Dans mon oreille, j’entendis Liz qui m’expliquait :
« Le MMM veut savoir où tu es, Ed, sinon, il n’aurait pas lancé un dirigeable. Il veut maintenant que tu découvres, et il ne faut pas que tu lui montres qui tu es.
_ Il faut les aider !
_ Désolé… Soy ne peut plus rien, Connors n’est pas assez fort, et nos soldats ne le combattront pas.
_ Mais pourquoi ?! »
Je continuais à balancer des phrases qui pouvaient aussi bien être interprétées par mes robots que par la seconde en chef du SMB.
« Celui qui attaque est Garabeòne, une Créature des Rêves qui pourchasse et assassine les puissants Voyageurs. Il est considéré comme beaucoup comme un des grands héros qui délivre Dreamland des « enfoirés » que vous êtes. Beaucoup le soutiennent, même s’ils seraient prêts à clamer le contraire. Je ne sais pas ce que pensent nos soldats, mais en tout cas, ils périraient tous sans chance de pouvoir le mettre hors-combat. Il est plus fort que toi. Si tu l’affrontes, il pourra te tuer ou te capturer.
_ On s’en fout ! Laissez-moi ! Il y a des vies en jeu !
_ Non. Désolé. On ne peut plus intervenir. Ils ont gagné.
_ Ils n’ont pas gagné !
_ C’est un sacrifice ignoble, mais nous ne pouvons rien faire. La partie est terminée pour cette nuit. »
La voix de Liz était encore plus implacable que d’habitude. Elle baissa de plusieurs crans dans mon estime alors que je devinais le massacre qui avait lieu. On avait perdu… On avait vraiment perdu ? Un hurlement de quelqu’un de blessé m’arracha les tympans comme s’il avait hurlé près de moi.

  Je tentais de me débattre furieusement, mais les gardiens étaient vraiment des costauds de série (je voulais dire, de la nature, mais ça ne me semblait pas approprié). Putain, mais non ! On n’allait pas sacrifier des centaines d’innocents juste pour ne pas griller ma couverture… c’était absurde ! J’entendais les hurlements des gens, celui de ce Garabeòne avant qu’il ne frappe. Beaucoup périraient : la foule était tellement compacte et nombreuse que les individus ne pourraient pas s’enfuir facilement : la bête allait faire un carnage avant de s’arrêter. Je ne marchais plus, je tentais de foncer, mais on me tirait encore. Je hurlai de nouvelles directives mais les gardes-du-corps se faisaient une priorité de me mettre à l’abri. Un s’exprima enfin, pour me dire que ma sécurité passait avant tout. Il ne faisait que répéter sans le savoir ce que Liz venait peu ou prou de me dire. Ça ne m’empêchait pas de tenter de leur échapper. J’essayais de toutes mes forces. Laisser des innocents crever pour sa pomme, ce n’était pas ma philosophie. Alors je tirais, je m’essoufflais, je renâclai comme une grosse bestiole qui souhaitait retrouver sa liberté. Voyant certainement que je ne cherchais pas à obéir, Liz me disait :

« Tu ne pourras rien faire, Ed. Alors, calme-toi. Je sais que c’est dur, mais on ne peut plus les sauver. Il ne pourra pas tous les tuer, on a donc sauvé beaucoup de vies.
_ On peut en sauver plus !
_ On ne peut pas. Et imagine que la machine dans ta tête s’active au milieu de la foule, tu le supporterais comment ?
_ Vous me laissez faire ! Laissez-moi les aider, sinon, je quitte le SMB maintenant ! A prendre ou à laisser ! »
Je ne faisais même plus attention à ce que je disais, maintenant. Que mes gardiens aillent se faire foutre. A l’autre bout de la communication, Liz semblait déroutée car elle ne savait pas quoi dire. Elle reprit, alors que les robots refermaient leur prise sur moi car je me débattais de plus en plus fort :
« Désolé, Ed. Réfléchis. Tu pourrais faire gagner le MMM si tu te dévoilais maintenant.
_ On en sait rien. C’est à prendre ou à laisser, j’ai dit !
_ Désolé, je refuse de te libérer alors.
_ Blondasse, t’es une femme, alors tu la fermes quand les hommes parlent ! »
C’était la voix de Fino qui était intervenue par micro, et jamais je ne fus aussi heureux de l’entendre. « Vous savez pas comment manipuler Ed, alors lui parlez pas. Ed, tu m’entends, pauvre truffe ?! Va le dégommer !
_ Fino, c’est exactement ce que veut le MMM. »
, le rabroua une Liz sur les nerfs.
« De un, on n’en sait rien. De deux, alors c’est notre problème. De trois, t’es qu’une blonde. De quatre, je suis pas d’accord avec toi. De cinq, on voulait voir si Ed était important pour eux ou pas ? On va leur reposer la question : jusqu’où Ed est important pour eux ou non. On va jeter Ed dans les griffes de Gary, et on va bien voir si celui-ci le tue ou pas !
_ Mais Ed pourrait mourir !
_ Ouaoh, ça vous a pas arrêté jusque-là ! S’il crève, soit leur plan va échouer, soit on sera débarrassés de ce crétin sur Dreamland. Gagnant-gagnant.
_ Alors, il faut prévenir Joan pour qu’il valide le plan ! S’il se fait capturer…
_ On s’en branle les grelots ! Ed, bouge ton cul et va te faire étriper ! On a besoin d’infos !
_ A vos ordres, chef ! »


  Il méritait que je l’appelle comme ça, au moins une fois. Je cessai soudainement de me débattre. Une paire de portails se forma. On était proche de la loge où j’avais laissé mon Artefact, et bien maintenant, je le récupérai. Il se trouvait dans mes mains, et le temps que eux s’en rendent compte, j’utilisai toutes mes forces après leur avoir laissé croire deux secondes que j’arrêtai de me débattre. Je sentis leurs articulations se bloquer, voire craquer. Comme au ralenti, leurs bras accusèrent le choc, se dévissèrent presque de leurs épaules, et leurs prises s’ouvrirent. Je fonçai loin d’eux, panneau à la main, remontai tout le trajet le plus vite que je pus. Connors avait dû recevoir l’ordre de relâcher son pouvoir, car je sentis que mon visage, en crissant, redevint exactement comme avant. J’enlevai le bonnet de ma tête et mes cheveux blonds furent visibles. Je recadrai mes lunettes de soleil avec un doigt, je me mis en position avec mon panneau, et je courrais vers le plateau, vers la lumière. Ed Free était de retour, salope.
J’étais sur le plateau, je courais sur le plateau, je préparai mon panneau ; je pouvais voir le dénommé Gary en train de découper en deux le corps d’un robot avec ses griffes. Ça serait sa dernière victime.

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MessageSujet: Re: Meilleur Méchant Machiavélique Meilleur Méchant Machiavélique EmptyLun 21 Avr 2014 - 20:46
Une phrase de provocation ? Plutôt pour qu’il me remarque et qu’il ne parte pas tuer quelqu’un d’autre ; je voyais des corps épars autour de lui, des fois humains, des fois androïdes. Peu de sang en ce qui concernait les premiers, Gary ne semblait pas utiliser ses griffes tout le temps. Il y avait de nombreux blessés aux alentours, mais je supposais que des renforts comme des infirmiers allaient bientôt venir. Je savais aussi que le Royaume ne disposait que d’hôpitaux payants : les docteurs allaient avoir le droit à une prime en fin de mois.

  Je fis un large bond vers le lézard gigantesque, qui faisait plus du double de ma taille. D’un large mouvement habitué, mon panneau de signalisation lui rentra dans la gueule à toute berzingue. Cependant, Gary semblait être assez vif pour interposer une parade. Ce fut sa main et non sa tempe qui se reçut le coup. Le choc en retour fut tellement violent que je faillis lâcher mon arme. J’atterris juste après, fis directement une roulade pour esquiver son autre patte griffue qui déchira les pavés en copeaux, mais ne pus pas anticiper sa longue queue. Je fus fauché au niveau des côtes et balancé vingt mètres plus loin sans ménagement, et son attaque n’était pas en crème. La moitié de mon corps était déjà brûlant de douleur et j’eus du mal à me relever. Je voyais loin de là l’espèce de titan reptilien me charger sans me laisser le temps de me relever. Je faillis utiliser un portail pour me tirer de là, mais il fallait que je me souvienne pourquoi Fino avait réussi à me permettre de venir ici : récolter des informations sur ce que me voulait personnellement l’ennemi. Au lieu de créer un portail pour m’enfuir, j’en mis un plutôt en défense : un devant moi, et l’autre au-dessus de sa position anticipée. Après une charge pareille, il ne chercherait pas à utiliser ses griffes, sauf si elles étaient particulièrement solides. Un énorme poing vola dans ma direction, et au lieu de me rentrer dans le visage, rentra/sorti dans le portail. Sa grande allonge que j’avais sous-estimé l’empêcha de se manger son poing dans sa gueule : son bras ressortit devant lui, et son air étonné se renfrogna vite.

  Bon, par contre, je ne voyais pas comment faire pour la suite… Sérieusement, j’étais dans la merde. Aucune de mes attaques ne pourrait sérieusement l’endommager, tandis que chacune des siennes pouvait se révéler mortelle. Non, le combat n’était spécialement équitable ; j’étais surtout là pour l’empêcher de commettre d’autres meurtres, je n’avais pas pensé une seule seconde à mes chances de victoire ou de défaite. Au moins, j’étais une diversion le temps que les gens puissent fuir. Ce que je comprenais maintenant, c’est que j’avais une sorte de dinosaure dans les pattes, et que mon panneau ne me servait pas à grand-chose. Peut-être pourrait-il lui l’utiliser comme cure-dents après qu’il en avait fini avec moi ? Cette réjouissante pensée me fit grimacer, et je me dépêchai de trouver un meilleur angle d’attaque. Une patte griffue déchira mes vêtements (ceux de Larès, d’accord) en frôlant la peau. Ce connard était costaud, pourvu de griffes, et leste comme on ne pouvait pas imaginer. Pire encore : alors qu’il me regardait, je pouvais clairement voir ses membres s’étirer et son torse grossir. En moins de cinq secondes, il venait de doubler de taille. Là, ce n’était franchement pas juste. Il devait presque approcher les dix mètres maintenant.

  Garabeòne rugit dans ma direction, et se mit à courir vers moi. Je tournai les talons et fonçai dans la rue adjacente la plus proche. Le sol tremblait à chacun de ses pas, et malgré ma condition physique de Voyageur, il gagnait de la distance. Je créai une paire de portails salvatrice (et merde, je n’en avais presque plus maintenant) et descendis dans les égouts, toujours en continuant ma course. J’avais laissé la foule s’enfuir, il était temps de faire de même. Même si l’odeur était puante et que je courais parfois dans des flaques, je continuais à sprinter. Surtout que le monstre semblait savoir où j’étais, vu qu’il était toujours sur mes talons : à chaque fois que son pied de T-Rex heurtait le sol, de la poussière descendait du plafond, et les fondations grimaçaient sous le choc. Bien vite, je pus voir quatre griffes qui jaillirent du plafond et faillirent m’arracher la tête. Gary enleva sa main avec des dizaines de kilos de béton accrochés dessus et poursuivit sa course. Ce bâtard pouvait donc me localiser ; pourquoi, je m’en foutais. Flair, capacité quelconque, et basta. Je bifurquai dès que je pus, espérant ainsi passer sous un immeuble. Cependant, le lézard continuait de me suivre et déchirer le sol de sa musculature impressionnante pour me chopper. Une fois, il creusa carrément un trou gigantesque d’un mouvement de bras, faisant s’écrouler le sol sur une faille de plus de dix mètres qui faillit m’engloutir sous les décombres. Je continuais à fuir comme je pus, mais il fallait que je me rende à l’évidence : à moins de garder le rythme ou de trouver une idée fantastique, j’étais condamné. J’avais bien compris que je ne pourrais pas compter sur les renforts ; il n’y avait que moi et moi. Et déjà, je commençais à fatiguer. Mon ventre me faisait mal, et vu la couleur rouge qu’il prenait, je devais avoir une hémorragie interne. Bon sang, quel con, j’allais peut-être crever en voulant jouer les imbéciles. Fino serait peut-être bien débarrassé de son crétin sur Dreamland. Vu comment Gary cherchait à me tuer à chaque instant, on pouvait supposer que ma vie n’avait aucune valeur pour le plan. Mais je ne pouvais pas savoir, peut-être qu’il cherchait juste à m’attraper. Comment savoir ?

  Une seconde d’inattention, et ce fut trop tard. Une main gigantesque plongea en crevant la surface, et réussit à m’attraper à la taille, non sans me blesser furieusement à l’épaule. Le lézard me ramena sous le soleil, et devant ses yeux. Ils étaient passés au vert, et deux fentes me regardaient. Il faisait une sorte de sourire, mais ça pouvait tout aussi bien être sa mâchoire qui voulait ça. Il était maintenant assez grand pour que je puisse me tenir dans sa gueule en serrant les genoux. Et tandis que je voyais la mort qui m’observait à travers ses pupilles, j’entendis la voix de Fino me hurler :

« Fais-le parler ! » Super, comme si j’étais en position. Y en avait un qui ne perdait pas le nord, décidément. Mais comme c’était ma dernière solution… Il ne me restait plus qu’à crier assez fort pour qu’il m’entende.
« Alors Gary ? On va tuer un autre Voyageur ? » Histoire s’il allait m’exécuter ou m’emprisonner, je préférais le savoir le plus tôt possible. Sa prise se raffermit et je sentis mes côtes déjà en mauvais état continuer à céder. Il me parla (il pouvait communiquer, super) d’une voix grave et rocailleuse :
« Tu mérites dix fois la mort, Voyageur. Toi ainsi que tous tes semblables.
_ C’est marrant, venant d’un meurtrier. T’as buté combien de personnes sur la place ? »
Je m’étonnais de mon ton aussi sarcastique devant ce qui semblait être mon bourreau. Il me jugea d’un œil sévère, mais il ne répondit rien. Il répliqua après trois secondes de calme :
« Je suis triste de faire ainsi. Mais si Mylia le veut, je suis forcé d’obéir.
_ Mylia ? Ton supérieur ?
_ Ma déesse. »
, répondit-il rapidement comme si je l’avais offensé. Un Godzilla religieux, manquait plus que ça.
« Tu as une déesse très pacifique.
_ Que connais-tu de la croyance, tête blonde ? Et que connais-tu de l’ire ? Toi et les tiens ont causé bien plus de barbarie que n’importe qui d’autre, et tu donnes des leçons. »


Sa gueule semblait vouloir m’avaler, et sa voix grave me perçait les tympans, presque comme si j’étais prêt d’un orgue. Bon, il allait me buter ou pas ? Je faillis lui poser la question franchement en coupant court à la discussion, afin de savoir enfin si j’étais utile pour le plan ou pas.

  Sauf qu’une douleur dans l’occiput m’interrompit. Je serrai les dents et m’arrachai un bout de langue sous la surprise. Oh oh, j’allais avoir une crise mentale mortelle dans pas longtemps. Je regardai l’affreux bonhomme, et me dis que finalement, ça ne pouvait pas mieux tomber. Je n’étais pas un tueur, mais là, il y avait ma vie en jeu. Moi, soumis à mon instinct de survie galopant, ou un monstre tueur à la solde de méchants terroristes. Je n’étais pas assez shonen pour le prévenir qu’il allait crever. Il valait mieux continuer la discussion, la bestiole semblait aimer parler.

« Tu mets tous les Voyageurs dans le même panier. Il y en a une très grande majorité qui est pacifique.
_ Une très grande majorité ? Tu es amusant, Voyageur. Mais oui, il y en a vierge de tout crime. Mais ils mourront aussi. Vous êtes profondément mauvais, tous autant que vous êtes.
_ Tu as une conception minimaliste. »
Ma tête me faisait de plus en plus mal. Mais cette fois-ci, je ne cherchais pas à ralentir la douleur et les ondes mentales mortelles. La souffrance me martela plus vivement que les autres fois.
« Non, aucunement. Même les Voyageurs qui ne méritent pas de mourir mourront. C’est désolant, mais les grandes actions nécessitent des dommages.
_ Je parie que tu… aïe, que tu mettras tout sur le compte de Mylia. »
Sa réaction me surprit totalement.
« NE…REDIS… JAMAIS… CA… » Sa voix s’était faite plus grondante, plus sourde, et il m’approchait de ses yeux pour que le message passe fort. Il ne fallait pas que j’aille aussi loin, okay. Il était sur le point de céder. Et bien moi aussi. Ma tête me faisait de plus en plus mal, mais je continuais à tenir la discussion avant que je ne puisse plus à cause de la souffrance :
« En tout cas, tu travailles pour le MMM.
_ Oui, il m’aidera à me venger. Il me l’a promis.
_ T’es vraiment… un pauvre… benêt… »
Putain, ça faisait mal ! J’arrivais plus à former des mots cohérents. « Il t’a promis un truc, et… tu le crois sur parole… ?
_ Je le crois, lui.
_ Mais c’est un Voyageur ! »
Bluff. Voyons voir ce qu’il pourrait m’apprendre.
« Oh, intéressante théorie… Personne ne sait qui il est. Ce qu’on sait, c’est qu’il a une idée en tête. Une idée puissante et formidable… Et maintenant, il a les moyens de la mettre en œuvre. Et il m’aidera à réaliser mon souhait, car il a dit qu’il ferait ainsi.
_ Il t’a… embobiné… comme un gosse…
_ Tu dis ça car tu n’as pas vu de quoi il est capable.
_ Et surtout… je suis le prochain et le dernier… à t’embobiner. »


  Je sentais la douleur affluer, se concentrer, et bientôt, je ne pus plus résister. Mes défenses lâchèrent, je me retenais de crier. Ça allait partir dans moins de cinq secondes. Désolé Gary, c’était toi ou moi, puis je suis un connard de Voyageur, n’est-ce pas ?

  Et la seconde d’après, Gary disparut. Pouf. Comme s’il n’avait été qu’une illusion.
  Sans énergie, sans pouvoir. Il disparut, tout simplement. Et moi, je chutais de quinze mètres et je déversai mes ondes mentales autour de moi dans un spasme psynétique, une sorte d’orgasme de la douleur. Je m’écrasai contre le sol durement, la tête en feu, le bras détruit et les côtes brisées. Nuit géniale. Et où était parti ce salopard de Gary ? Comment avait-il pu disparaître ainsi ?
Douleur obscure.

  J’eus une perte de conscience momentanée ; ça, ou bien Connors et toute l’unité savaient se téléporter d’un battement de cil, ainsi que construire un bâtiment miteux autour de nous. Ils discutaient. Ils discutaient lentement, s’accordant un instant de réflexion avant chaque phrase ; je pouvais en conclure qu’ils réfléchissaient, et surtout qu’ils pataugeaient. Je devrais peut-être les aider, mais la fatigue et la souffrance étaient une trop bonne excuse pour ne pas participer à la discussion. Je ne sentais plus la moitié de mon corps. Je fis tout mon possible pour rester immobile comme une statue. Un soldat, je ne savais pas qui et il avait intérêt à rester anonyme, me dénonça quand il remarqua que j’avais les yeux ouverts, et tout le monde se précipita sur le pauvre sofa (qui avait été vert un jour) pour me demander ce qui s’était passé. Entre deux respirations sifflantes, je leur racontai le combat à sens unique, en mettant l’accent sur la conclusion, soit mon mal de crâne aux propriétés mentales impressionnantes, et sur la disparition instantanée de Garabeòne en réaction. Connors dit à la fin de mon histoire :

« Okay… Bah, on en sait plus sur le truc qu’il y a dans ta tête, Ed. Ça se déclenche une fois par nuit.
_ Et de façon indépendante de nos ennemis, non ?
_ Ouais, c’est exact. Leur but, c’est que tu deviennes une bombe à retardement qui peut frapper n’importe comment.
_ Pourquoi ils n’ont pas choisi quelque chose de manuel ? Ça n’aurait pas été plus simple ?
_ Je ne suis pas sûr que ça soit une machine. Enfin, je dis ça, j’en sais rien. Soit c’est un Artefact, donc ils ne peuvent pas le contrôler ou le bidouiller, soit c’est une machine qu’ils ont créé eux-mêmes, et alors, ils ont décidé de ne pas contrôler le processus afin que même après que tu les aies battus, tu restes avec ça dans la tête pour le restant de tes nuits.
_ Et merde…
_ Balise pas. On trouvera un moyen de te l’enlever. Faut juste qu’on les batte et qu’on en apprenne un peu sur le fonctionnement de ton bidule, et on devrait réussir.
_ Ouais… »
J’étais à moitié convaincu. Surtout que je n’attachais pas extrêmement d’importance à ce machin. Non, ce qui me préoccupait, c’était le MMM : il devenait de plus en plus inquiétant. Il avait organisé plusieurs attentats sans aucune difficulté, et ce n’était que la partie visible de l’iceberg. Je ne m’inquiétais pas plus de ça, car un filet de salive sortit de ma bouche, me donnant un air furieusement classe.

  Le chef de l’unité s’approcha de Connors pour lui dire que la liaison téléphonique avec l’indic du SMB avait abouti. Il lui donna une sorte de smartphone au design loufoque, d’où sortait la voix de Nedru. Je le saluai en approchant ma voix de l’écran et en le félicitant de sa vitesse. Connors lui demanda des nouvelles.

« C’est bon, j’ai quelques infos pour vous.
_ Elles sont engageantes au moins ?
_ Du tout. »
, fit-il avec un entrain un peu forcé. « Vous dîtes que le MMM est puissant, donc j’ai recherché parmi toute la base de données de Relouland les Voyageurs disposant d’au moins un des pouvoirs de votre type, réputé, costaud. Et je n’ai absolument rien trouvé. Aucune personne ne correspond, ça en est presque effrayant. Vous vous battez contre un fantôme.
_ Donc, ça ne serait pas un Voyageur ?
_ D’après ce que vous m’avez dit de lui, et des vidéos que j’ai récoltées, il a une psyché proche de ce que pourrait avoir un Voyageur. Mais non, ce n’est pas censé être un Voyageur, pas d’après mes bases de données.
_ Quelqu’un qui se ferait passer pour un Voyageur ?
_ C’est une bonne hypothèse, peut-être. Ce type joue clairement un rôle.
_ Un rôle ?
_ Oui, un rôle de théâtre, quoi. Il connait toutes ses répliques par cœur, il fait genre, comme on dit. Enfin, c’est ce qu’il me semble. Il a un plan diabolique millimétré, car il semble avoir un angle d’attaque très très serré. »
Ca se recoupait étrangement avec ce que disait Fino ; mis à part de rendre l’affaire encore plus mystérieuse qu’elle ne l’était déjà, ça ne nous avançait pas du tout. On en vint rapidement à la disparition instantanée de Gary. Heureusement, j’avais déjà le doigt sur une petite hypothèse :
« Le MMM est le seul qui ne possède pas d’aura. C’est certainement lui qui a fait disparaître Gary aussi… discrètement on va dire. J’ai pas senti un pet d’énergie ou de magie. » Connors approuva, mais pas Nedru. On l’entendait parler dans le lointain, à quelqu’un d’autre. Il revint rapidement à la discussion.
« Si tu dis vrai, alors ce gars est plutôt fort.
_ Ouais, on te l’a déjà dit.
_ Non, ce que je veux dire, c’est que le MMM est actuellement au Royaume des Chats. »

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MessageSujet: Re: Meilleur Méchant Machiavélique Meilleur Méchant Machiavélique EmptySam 26 Avr 2014 - 21:13
Chapitre 5 :
Le silence est d'or




C’était plus la paranoïa de Joan qui l’avait fait venir dans le plus grand Royaume de la seconde zone : le Royaume des Chats. L’occasion était maigre : une grande braderie dans le pays mercantile. Ce n’était pas non plus n’importe quoi, mais on pouvait supposer que l’événement était assez important pour qu’on ait envie de faire un peu de grabuge. Joan ne savait plus où donner de la tête. Mais il était satisfait de son équipée, car il avait amené avec lui la Lieutenante, un cerveau comme on en croisait rarement. La Générale était là aussi, mais son humeur était tellement sombre qu’on pourrait la mettre dans de l’eau qu’elle la noircirait. Joan n’avait rien contre la Générale : il enviait presque sa force de caractère, car elle réussissait encore à vivre avec une humeur mortifère aussi profonde. Comment pouvait-on être aussi sinistre et s’impliquer dans des projets aussi colossaux que de la lutte contre des terroristes ? La peur d’une mine maussade plus tirée qu’à l’ordinaire empêchait Joan de questionner la Générale à ce sujet.

  Il put mettre ainsi toute sa concentration sur le marché qui s’étalait autour de lui, accueillant trois fois plus de monde que d’ordinaire. Restait à savoir si le MMM estimait que c’était une cible assez intéressante pour y jouer un de ses tours. Peut-être que l’occasion en elle-même n’était pas aussi symbolique qu’un discours de révolutionnaire, cependant, il y avait énormément de victimes à faire. Joan pouvait tourner sur lui-même et découvrir de nouvelles têtes chaque seconde. Entre les marchands, les clients, les Voyageurs, les gardes, il était difficile de trouver un mètre carré sans autre présence humaine que la sienne. D’ailleurs, il marchait en rang serré avec les deux autres Voyageuses pour ne pas qu’ils se perdent de vue. Chacun devait avoir l’impression de prendre un bain de foule très dense; seuls les chats marchands protégés par leur étal s’en tiraient à bon compte, et encore ; la chaleur frappait tout le monde et la proximité des corps formait une cocotte-minute épouvantable. Malgré les conditions, l’ambiance restait joviale : les bonnes affaires étaient partout. La menace pouvait venir de n’importe où sur n’importe qui. Peut-être qu’il aurait dû demander une unité d’une dizaine d’hommes lui aussi. Heureusement, le cerveau du Lieutenant pourrait certainement compléter ce manque. Joan se mit à lui parler :

« Lieutenant, où est-ce que vous placeriez une bombe ?
_ Techniquement ? Le meilleur endroit ? Un peu partout. Il y a bien trop de monde, un explosif et le message sera passé.
_ A quoi bon ? »
, se lamenta dans sa barbe le Général.
« Il n’y a plus qu’à espérer qu’il n’ait pas estimé l’événement important. Liz ? » Sa seconde en chef, enterrée dans l’abri du SMB, lui répondit directement par l’oreillette. Joan ordonna : « Les mouches espions ne détectent rien ?
_ Non, rien de suspect. Yuri et la stagiaire sont devant les écrans mais c’est comme trouver une aiguille dans une botte de foin.
_ Compris. Comment ça se passe dans l’autre Royaume ?
_ Connors vient d’arriver. Ed ne devrait pas trop tarder. Soy est déjà en position.
_ Tu m’appelles s’il y a le moindre problème. »


  Ce qu’elle fit dans les minutes qui suivirent. Joan reçut beaucoup d’informations sur les bombes qui avaient été installés là-bas, le plan de Connors, la suite des événements. Une demi-heure plus tard, après avoir cherché dans le marché et suivi les péripéties de l’autre équipe, il en était à l’épisode du dirigeable et de l’arrivée de Soy quand il fut interrompu. Ce fut le Général qui fut soudainement en alerte. Joan arrêta bien vite de communiquer et s’interrogea sur la position de limier de la gradée. Sam demanda à sa supérieure hiérarchique le problème, et celle-ci leur intima de se taire. On pouvait même voir dans l’assemblée quelques chats tendre l’oreille. Joan crut entendre ce qu’avait perçu le Général : une sorte de cognement aussi grave qu’inaudible et profond. Il n’eut même pas le temps de poser une question que le Général se coucha sur le sol pour y coller son oreille. Après un autre battement de tambour, le Général leva un pouce en l’air pour dire que ça venait bien de là. Et comme si elle n’attendait que la confirmation de son existence, une fissure se créa à cinq mètres de là dans un grondement terrifiant.

  La fissure ne s’arrêta pas là. Comme douée d’une conscience propre, elle se mit à progresser rapidement, séparant la rue en deux en grondant. Le Général se releva avant que la fissure ne s’ouvre sous sa tête, et les chats s’arrêtaient peu à peu de parler et de bouger pour mieux observer ce curieux phénomène. Et s’y éloigner copieusement, quitte à bousculer du monde. Puis, ensuite, à hurler. La faille se mit à progresser des deux côtés de plus en plus vite, et les chats commençaient à paniquer et à s’éloigner de plus en plus de la fissure qui commençait à devenir assez large pour pouvoir dire qu’il y avait deux bords. Les marchands quittaient leurs étals, les autres chats reculaient rapidement, et seuls les trois Voyageurs restèrent proches de la catastrophe qui se formait. Le bruit devenait terrifiant, et les environs étaient légèrement secoués par des tremblements titanesques. Le Lieutenant conseilla aux deux autres de partir rapidement. Le Général fut de son avis, et Joan abdiqua. Quand ils se retournèrent pour partirent rejoindre les rangées de chats qui s’étaient formés à plus de vingt mètres du gouffre qui s’allongeait dans des grondements tectoniques, ce dernier eut une sorte de soubresaut et déchira enfin dans les grandes largeurs. Il y eut de nouveaux cris de panique quand on vit le gouffre béant s’élargir vers les chats, comme si un géant tentait de séparer les brèches avec les doigts. Les trois Voyageurs fonçaient tandis que la terre s’effondrait derrière eux comme un pur film américain de Royland Emmerich. Des étals furent coupées en deux, voire avalées en entier par le gouffre béant dont on ne voyait pas les profondeurs. Quelques rares maisons subirent le même sort. Heureusement, aucune perte ne fut visible, mais la faille devait couper le marché en deux : il y avait peut-être eu des victimes le long du bord.

  Les trois Voyageurs rejoignirent les chats les plus proches qui s’étaient encore reculés. Beaucoup s’étaient enfuis le plus loin possible, et les moins craintifs regardaient la faille boulotter de plus en plus de terrain avant de s’arrêter doucement en faisant trembler les alentours. Elle faisait maintenant plus de vingt mètres de large. On entendait encore quelques cris de panique au loin, mais le monde était soudainement plus calme, maintenant que la catastrophe s’était arrêtée, n’engloutissant maintenant que des portions légères de terre. Le marché des chats était maintenant défiguré par une énorme cicatrice qui devait mesurer plus de cinq cent mètres de long. Beaucoup de chuchotements couraient maintenant les rangs. Joan demanda quelle était la chance que ce fut une simple catastrophe naturelle, mais le Lieutenant balayait tous les doutes : la faille était artisanale. Un véritable tremblement de terre n’agissait pas ainsi. Mais c’était impossible que ce fut des machines qui l’aient faite. Donc c’était un pouvoir l’avait créé, un puissant pouvoir. Au même moment, sans prévenir, une voix masculine sortit de l’oreillette de Joan, une voix qu’il ne reconnut pas tout de suite :

« Hey, hey… Ca marche, là ? Ca marche ? Hey, Joan, fais pas ton sourd, tu nous entends ?
_ Pardon ? Qui est-ce ?
_ TU NOUS ENTENDS, PETITE COUILLE ??!! »
Même le Lieutenant et le Général entendirent les crachotements de l’appareil.
« Je vous entends, ne hurlez pas. », répondit d’une voix grave le Directeur qui se tenait l’oreille. Leur réseau venait d’être piraté, le type qui parlait était un adulte mâle dont la voix lui disait quelque chose, et surtout, il avait dit ‘nous’. « Les deux Dingues.
_ Bingo, crâne d’œuf. Ravi de nous entendre ?
_ Hey ! Demande-lui s’il est ravi de nous entendre »
, surenchérit une seconde voix. C’était bien eux.
« C’est ex-ac-te-ment ce que je viens de lui dire, Capucine. Si t’ouvrais tes esgourdes plus souvent, ça m‘éviterait de devoir le faire avec ma bite.
_ Et si t’arrêtais de parler avec ton anus, peut-être que t’arrêteras de dire de la merde et que je comprendrais ce que tu dis.
_ Vous me voulez quoi les deux Dingues ? »
, les interrompit Joan avant qu’ils ne partent trop loin. Il les connaissait un peu, et ils savaient qu’ils pouvaient se prendre le bec pendant trois heures en criant de plus en plus fort. Leur manque total de prise en compte des sentiments d’autrui faisait d’eux des inconscients, des cas d’écoles, et surtout, les rendaient extrêmement dangereux car capables de tout.
« Déjà, on voulait te dire bonjour.
_ Bonjour. »
, fit Jasmine en crachant certainement sur le combiné.
_ Quoi d’autre ?
_ Déjà, tu nous retournes le bonjour.
_ Certainement pas. »
Ne jamais se laisser dicter sa conduite par des terroristes. Qui savait quels enregistrements ils pourraient faire avec ce simple bonjour. Même s’il savait que seule l’excentricité des deux scientifiques les poussait à lui demander ça ; mais Joan était trop fier pour jouer leur jeu aussi facilement. S’immisçant dans sa tête grâce à son Artefact, le Lieutenant lui demanda s’il voulait qu’elle contacte la base du SMB. Joan hocha en guise d’affirmation discrète.
« Tu joues pas le jeu, Joan. T’es pas cool.
_ On se faisait une joie de t’appeler.
_ Ah, mais je crois savoir pourquoi il est comme ça, Jasmine ! Il doit être au Royaume des Chats.
_ Mais tout s’explique ! Il ne doit pas apprécier le spectacle ! »
Les deux se mirent à éclater de rire, quelque chose de sauvage et de détestable. Les Deux Dingues étaient des dangers publics ; le MMM avait déjà dit qu’il les avait de son côté. Il avait donc besoin de construire une machine compliquée et dangereuse. Joan ne put se retenir sur les dégâts matériels et peut-être humains :
« Qu’avez-vous fait les demeurés ?!
_ Petit a, si tu ne veux pas que la faille s’ouvre encore plus, tu es poli.
_ Petit b, on n’a rien fait. Nous, on te passe juste un coup de fil.
_ On voudrait savoir ce que tu feras après-demain.
_ Comment ça, après-demain ?
_ T’as pas oublié, Joan, quand même ! La réunion annuelle des méchants diaboliques ! Où on présente toute nos créations passées et à venir ! Toi, notre chef à tous, tu ne viendrais pas ?
_ Vous croyez que je suis aussi bête ?
_ Ah bah, c’est dommage, on s’y croisera pas.
_ Vous n’avez pas le droit ! Vous êtes banni, et vous le savez !
_ On te remplacera, bah, sois pas trop vert.
_ Vous comptez faire quoi ?
_ Participer.
_ Activement.
_ Activement participer. Très activement. »
Et ils coupèrent brusquement après des rires. Joan alla vite parler aux deux femmes, mais après un bourdonnement, la voix de Jasmine retentit encore dans son oreille :
« Et putain de  boîtier de merde ! Excuse-moi, j’ai éteint l’appareil avec mon coude.
_ On lui avait dit tout ce qu’on avait dire, non ?
_ Merde, tu crois que j’aurais éteint l’appareil exprès ? Avec mon coude ?
_ Tu pourrais éviter de jouer au con deux secondes ?
_ Les deux Dingues… »
, fit Joan d’une voix qu’il voulait sérieuse et menaçante, « Vous allez faire quoi, pendant la réunion ?
_ Tu te souviens, quand tu nous as retiré nos licences de scientifique diabolique…
_ … On n’était pas contents. »
Leur voix était soudainement devenue plus rauque elle aussi, presque colérique :
« On n’était pas contents du tout. Et là, on t’a dit…
_ … Joan, fils de pute, tu ne sais pas ce que tu fais. Parmi toute l’assemblée, y avait que deux gars qui étaient de véritables méchants diaboliques. Et c’était nous.
_ On va te le prouver, Joan, fils de pute. On a des joujoux intéressants, tu vois, on va pouvoir créer la machine diabolique ultime.
_ Et c’est quoi cette machine ?
_ Si tu étais un vrai méchant diabolique, tu le saurais. »


  Et la communication coupa réellement. Joan pesta. Allaient-ils véritablement s’attaquer à la réunion des méchants diaboliques ? Ça ne serait pas étonnant venant d’eux, mais du MMM ? L’histoire entre Joan et les Deux Dingues était aussi courte que violente.

  Quand Joan avait repris les rênes de Directeur de l’Académie des Méchants Diaboliques, les Deux Dingues étaient diplômés depuis une décennie, et même si leur comportement était bizarre et dangereux, ils restaient reconnus comme des génies par leur pair. Cependant, il y avait déjà un schisme entre les méchants diaboliques habituels, sortant des dessins animés et autres films, et les Deux Dingues et quelques collègues, des Créatures des Rêves extérieures à Hollywood Dream Boulevard, dont le regard sur la méchanceté était en même temps moins manichéenne, mais paradoxalement plus tranchée. Le troisième Directeur, le prédécesseur de Joan, avait déjà commencé à faire la part des choses entre le « jeu » et la « méchanceté pure ». La grande majorité, venue d’Hollywood Dream Boulevard, connaissait les règles du jeu, et se faisaient battre par les gentils sans véritablement le faire exprès, mais sans craindre de terminer leur vie en prison. Enfin, ils étaient sincères à leur manière, ils étaient réellement méchants… à leur manière. Ils en étaient presque innocents. Par contre, les Deux Dingues voyaient l’Académie comme tous les autres la voyaient : une école du mal, un nid de frelons. Quand ils s’étaient rendus compte que les méchants diaboliques tenaient plus du jeu d’acteur, que leur ambition ne dépassait pas le Royaume, ce fut comme une douche froide pour Jasmine et Capucine. Eux ne créaient pas de plans diaboliques pour le plaisir de réussir ou de battre un espion particulier : ils étaient des scientifiques, mais utilisaient bien trop de cobayes pour leurs expériences, qui débouchaient souvent sur plus de victimes. Ils se fichaient de plans cohérents, ils se fichaient de se mesurer à un Némésis : ils voulaient juste faire progresser la science de leur côté sans aucun tabou. Surtout, sans aucun tabou.

  Lors de la dernière réunion de méchants diaboliques à laquelle ils avaient assisté, ils avaient déjà tué plus de quatre cent personnes à eux deux, et bien souvent, ces victimes ne faisaient pas partie du Royaume, ce qui les empêchait de ressusciter par la pensée commune. Ils avaient présenté leur dernier génocide en date, et Joan s’était levé brusquement devant l’horreur. Et après un long monologue furieux, il les bannit tous deux de l’Académie. Ils n’avaient pas apprécié, mais pas appréciés du tout. Joan avait même tenté de les faire capturer, mais si les autorités avaient mis le grappin sur les collègues des Dingues qui croyaient en leur vision de mal véritable que devaient représenter les méchants diaboliques, les deux fous s’étaient enfuis. Et ils avaient continué leur expérience avec leur propre labo qu’ils avaient acheté. Ils étaient devenus invisibles depuis, et avaient continué leur massacre. Ils faisaient partie des criminels les plus recherchés de Dreamland. Et maintenant, ils étaient sous les ordres d’un autre fou furieux. Ça allait très mal.

  Le Lieutenant Sam l’avertit qu’elle n’arrivait pas à contacter la base du SMB ; Joan lui dit que le gros Dark Angel 42 allait certainement résoudre la situation : niveau piratage, il valait presque les talents de Capucine. Par contre, le docteur se tint toujours sur ses gardes. Le MMM ne pouvait pas en avoir terminé aussi vite… Son but était juste de fissurer le sol du marché ? Juste créer de la panique, hein ? Et pourquoi les Deux Dingues avaient appelé, sinon pour lui montrer qu’ils allaient se venger de lui et qu’ils allaient frapper pendant la réunion des méchants diaboliques ? Ça n’avait pas étonné Joan, il avait déjà prévu de faire surveiller le lieu du rendez-vous. Peut-être qu’ils venaient juste de confirmer ses craintes, vu qu’ils avaient deviné que Joan se doutait que la réunion serait une des cibles du MMM. Par pure vengeance ou par pur intérêt ? Peut-être était-ce comme cela que le MMM avait convaincu les deux de se joindre à lui : en leur donnant les moyens de se venger. Joan avait déjà prévenu tous ses collègues méchants diaboliques de se méfier, et ceux-ci se tiendraient prêts à accueillir à coups d’armes aussi burlesques et dangereuses les unes que les autres les ennemis. Donc, après-demain, on savait où ils seraient.
Et demain ? Quel serait leur prochain coup ? C’était évident.

  Joan jeta des regards un peu partout, et comme par hasard (et il fut frappé de stupeur), il vit que quelqu’un l’observait de l’autre côté de la faille : le MMM. Cape noire, habit noir, masque de fer aux motifs complexes plongé sous une capuche. Il avertit les deux Voyageuses de la Compagnie Panda rapidement :

« Il est de l’autre côté, là !
_ J’ai vu, on s’en occupe ! Vous pouvez sauter ? »
Joan jucha rapidement la taille du gouffre. Non, il n’était pas assez fort. Il secoua la tête négativement :
« Je vous fais confiance, dépêchez-vous de le coincer. »

  Le Lieutenant et le Général prirent leur élan et sautèrent de l’autre côté du précipice devant un public étonné. Elles se réceptionnèrent toutes les deux sans dommage, et si le MMM s’était déjà enfui, il avait tracé dans la foule un sillon évocateur. Les deux Voyageuses se mirent à courir à travers les chats, et dès qu’elles furent sorties de la foule, Sam arrêta le temps. Elle connaissait particulièrement bien le terrain, pas forcément parce qu’elle marchait beaucoup dans les environs (avec un Major comme bagage, on évitait les zones fréquentées avec des objets destructibles à l’intérieur), mais parce qu’elle s’était préparée dès qu’on lui avait annoncé où aller. Elle indiqua à son Général les routes que le MMM pouvait emprunter maintenant, et comment elles pourraient le prendre en tenailles facilement. Le temps arrêté, le monde immobile autour du Lieutenant, qui était la seule à percevoir le temps et son corps figé, elle indiqua à son supérieur toutes les instructions. Celle-ci ne pouvait pas lui répondre, mais elle goberait toutes les informations dès que le temps reprendrait son cours normal.

  Le Lieutenant relâcha son pouvoir, et le monde redevint animé. Le Général leva un doigt deux secondes après pour confirmer l’idée, et les deux femmes se séparèrent. Il fallait courir dans des ruelles, prendre aux bons endroits, et par deux fois, Sam, en retrouvant le MMM avant qu’il ne fuie, redonna ses instructions à la Générale Panda. Il ne fallut pas deux minutes pour que le MMM, en empruntant une petite rue à l’ombre, fut soudainement coincé par le Général d’un côté, et le Lieutenant de l’autre. La Générale invoqua rapidement un énorme panda qui bloqua toute la ruelle. Sam de son côté, se mit en position de combat. A ce qu’elle avait lu des rapports, elles ne pourraient pas réussir à bloquer à elle deux le MMM. Par contre, elles pouvaient lui soutirer des informations. Elle pressa très discrètement une minuscule caméra logée dans son poignet qui filmerait la scène, et elle lâcha enfin, à travers les grondements de Panda Géant :

« Vous êtes arrêtés. Je vous prierai de ne pas opposer de résistance.
_ Lieutenant, Général. Je vois que vous ne chômez pas. Je dois avouer que je suis impressionné : le SMB est toujours sur le coup. C’est un honneur d’avoir en face de moi un groupe aussi réactif. »
Le Lieutenant Sam nota immédiatement l’information et l’envoya à son supérieur après avoir gelé le temps : il les connaissait toutes les deux. Dès qu’elle relâcha la pression, et que le monde redevint mobile et bruyant, le MMM lâcha rapidement après :
« Lieutenant, évitez de ralentir le temps comme ça, c’est énervant. J’ai l’impression que vous m’accordez trop de crédit. » La poker face de Sam s’ébranla très légèrement : c’était la première personne qu’elle connaissait à avoir jamais repéré son pouvoir, normalement indétectable. Elle se reprit très vite :
« Vous en tout cas, vous êtes un idiot. Vous pensez qu’on ne remarquerait jamais que le MMM n’est pas une seule personne ?
_ Vous dîtes ?
_ C’est une bonne théorie qui tient la route. Je pense que vous nous faîtes un énorme tour de prestidigitation, et que tous vos pouvoirs ne sont qu’une somme de pouvoirs. Et pourquoi pas, fixer les yeux sur Ed, comme si c’était une vengeance, ce qui fait sous-entendre inconsciemment qu’une seule personne ait manigancé tout ça. »
Un petit silence calculé.
« Vous êtes intelligente, mais votre indic Nedru, avec les informations qu’il devrait vous apporter, va soutenir le contraire. De plus, vos mouches sont peut-être en train de nous observer, et après relecture, pourront vous confirmer que je suis seul, devant vous. »

  Il coupa sa phrase net. Il se retourna très rapidement, et il fit mine d’écraser avec son bras tendu un caillou. Le panda qui grognait eut soudainement mal à la tête, comme si on la lui serrait très fort. Le masqué eut un geste vif du bras, et le panda s’écrasa à toute vitesse contre le mur le plus proche. Le MMM se retourna une nouvelle fois vers le Lieutenant qui avait bougé et d’un geste, lui envoya une rafale de vent impressionnante qui la fit s’envoler à cinq mètres. Elle n’était pas encore tombée au sol que le Général tenta d’écraser son adversaire avec un coup de pied descendant. Elle n’explosa que le sol, sa cible venait de disparaître à une vitesse faramineuse. Elle leva les yeux et le retrouva sur le toit du bâtiment à sa gauche. Le MMM fit apparaître une boule de feu dans sa main, qui tournait comme un petit soleil. Il l’envoya contre le Général d’un geste tellement rapide qu’il en devint flou. Seuls ses réflexes inconscients lui sauvèrent la vie : elle se jeta sur le côté pour éviter le projectile enflammé, qui explosa comme une grenade au contact du sol. L’invocatrice fut soufflée comme un fétu de paille devant l’explosion, et retomba près du Lieutenant ; cependant, elle se dépêcha de contrattaquer en invoquant Pandachutiste. Une énorme boule de poil apparut à cinq mètres au-dessus de la tête de l’ennemi. Malheureusement, ce dernier réussit à anticiper. Il créa une autre rafale de vent tellement puissante qu’il décala l’invocation et la fit s’écraser à deux mètres de lui, dans la rue. Le MMM leva les bras :

« Et voilà. J’espère que vous vous rendrez compte avant qu’il ne soit trop tard que je suis seul, et que je dispose de bien plus de pouvoirs qu’un simple Voyageur : je contrôle les éléments, l’espace, les objets inanimés ou encore les personnes vivantes. Et ce ne sont qu’une partie de mes capacités.
_ On aime se vanter, hein ?
_ Vous comprendrez plus tard. Vous n’avez pas encore saisi la différence de niveau entre moi et tous les Voyageurs existants, voire les Seigneurs Cauchemars. J’essaie de vous prévenir, et vous me retournez une insulte.
_ Alors pourquoi vous nous gardez en vie ? Vous avez juste dévoilé vos pouvoirs. »
Sam avait l’œil : elle avait rapidement compris que le MMM avait attaqué presque à chaque fois avec un pouvoir différent, excepté certes pour le vent. Il voulait leur prouver qu’il était seul ? A quoi ça rimait ? Le MMM eut une réponse surprenante, qui démontra encore une fois une connaissance approfondie da la Compagnie Panda :
« C’est bien vu, je ne cherche pas à vous attaquer. Je n’ai pas envie de combattre le Major tout de suite. Je sais qu’il y a des chances qu’il arrive si je vous fais du mal. Et maintenant, excusez-moi, il est temps de prendre congé. »

  Et il disparut une nouvelle fois. Mais pas pour longtemps.
  Joan fut aux premières loges pour entendre la voix du MMM résonner tout au long de la faille, tel un commandement divin. Où étaient les deux Voyageuses ? Il n’avait plus aucune nouvelle d’elles. Elles n’étaient pas parties depuis longtemps, mais l’attente le rendait nerveux. Et voilà que le MMM faisait une déclaration générale à tous les chats près de la large faille qui défigurait le marché, invisible, seule sa voix portant

« Et maintenant, peuple chat, que faîtes-vous ? Combien de temps allez-vous rester autour de la fissure ? Vous espérez qu’elle se résorbe d’elle-même ? Je préfère vous avertir : elle s’agrandira rapidement, engloutissant tous ceux qui resteront proches et toutes les marchandises. Quand est-ce que cela se produira ? Dix secondes, une minute, dix minutes ? La question : tenterez-vous de sauver vos biens ? »

  Et la voix disparut. Et ce fut une nouvelle fois la panique.

__

  Deux heures après avoir parlé avec Nedru, il ne restait dans l’immeuble que Soy, Connors et moi. Les autres soldats avaient pris un véhicule et étaient sur le chemin du retour vers la base. Nous n’avions qu’à attendre notre réveil, tous les trois. Nous étions montés à un appartement vide préparés par Soy au début de la nuit, au second étage du bâtiment, et par la fenêtre et les rideaux crasseux, on pouvait voir des infirmiers ainsi que des policiers prendre soin des nombreux blessés de l’attentat. Je ne connaissais pas le bilan de cette tragédie, mais j’avais tout de même l’impression d’avoir échoué. Mes côtes brisées qui m’élançaient à chacun de mes mouvements me criaient que non : si elles me faisaient encore souffrir, alors c’était une bonne nouvelle. En attendant de plus amples informations de la part de Ned après que son récit se fut arrêté à la menace d’une faille qui pourrait engloutir une bonne partie du marché des chats, et après avoir discuté pendant quelques temps de deux ou trois hypothèses, nous restâmes tous les trois sans rien faire, en silence, ce dernier n’étant que déchiré par des échanges de banalité. J’avais compris que contrairement à ce que j’avais pu croire, Connors et Soy se connaissaient finalement très peu. Joan avait réuni beaucoup de monde pour l’occasion, avait formé un groupe avec tous ses contacts. Joan avait des couilles quand même, pour un vioque.
  Rapidement, j’avais lancé un jeu pour faire passer le temps.

« La première fois que vous avez combattu quelqu’un, sur Dreamland.
_ Un autre Voyageur »
, répondit rapidement Connors, le dos contre le mur, regardant son poignet comme s’il vérifiait l’heure, « Il m’a massacré. J’ai jamais su son nom, et je l’ai plus jamais revu. Je me souviens qu’il se battait à coups de statues. Et toi, Soy ?
_ Idem, un putain de Voyageur. Cette tronche m’a salement laissé sur le carreau. Pendant dix secondes, j’ai cru que j’allais clamser. Heureusement, y a eu des Créatures des Rêves, un type à tête de guépard et une meuf qui m’ont sauvé. »
Conformément aux règles que j’avais moi-même établi, je répondis juste après :
« J’ai fait quelques combats… enfin, ce n’étaient pas des combats. Des champignons dégueulasses, là. J’ai cru que mon premier combat, ça serait contre un monstre qui foutait la merde dans la région, mais ce fut plutôt contre le connard qui m’avait volé ma proie. Alors je l’ai attaqué, et il m’a tabassé. Aussi. » Faudrait que je vous raconte la rencontre entre Jacob et moi, plus précisément, j’oublierais pas. Ce fut à Connors de continuer :
« La première fois que vous avez couché sur Dreamland.
_ Tssss… »
, sourit Soy en regardant le sol avant de revenir sur le visage amusé de Connors. Il lâcha tout de même : « Luxuria.
_ Qui n’a pas commencé à Luxuria ? Et toi, Ed ?
_ J’ai pas baisé sur Dreamland.
_ Tu devrais. Au moins, t’es sûr que les gens à Luxuria savent ce qu’ils font. Mais faut être une bête pour tenir. Bon, vous avez compris, moi aussi, je me suis fait plaisir dans le Royaume du sexe dégueulasse. C’est à toi, Soy.
_ La première fois que… vous avez violé les règles d’un Royaume. »
Connors leva son regard d’un dépit feint :
« Quelle originalité, les mecs. Ed parle de baston, je parle de sexe, et Soy d’anarchie. On n’est pas monothème, c’est bien.
_ Ferme ta gueule, Connors. Lâche tout, Ed.
_ Je crois que la première fois que j’ai fait quelque chose de répréhensible, c’était à Kazinopolis. Mon pote et moi, on pourchassait un gang dans un casino, je sais plus comment il s’appelait. A la fin, après m’être fait bien tabasser, j’ai créé un portail dans les égouts rempli de pièces de monnaie du Royaume et je les ai déversés dans le hall. La moitié du rez-de-chaussée a craqué.
_ T’as pris quoi ?
_ Je sais plus. Je devais être pété. Et toi, Connors ?
_ Alors, que je me souvienne… J’ai toujours été un gars sage… C’était il y a un an, ouais. Pour des raisons personnelles, je me suis attaqué à quatre Créatures des Rêves. Je me suis rendu compte juste après que c’était des miliciens.
_ Elle est vraiment pourrie, ton histoire »
, commentais-je. Manquait plus qu’une latte à se partager et la scène serait parfaite. Ce fut à Soy de parler :
« C’était ma cinquième nuitard sur Dreamland. J’ai trouvé une bombe à un moment, chuis retourné au Royaume des Doutes, et j’ai foutu de la couleur et des messages amicaux sur leurs rochers. » Vu le ton qu’il employait, les messages ne devaient pas être très amicaux. « Y a un gars qui s’est pointé avec un point d’interrogation au-dessus de la trogne, là, et j’ai continué  mon artwork sur lui. J’ai plus jamais remis les pieds dans le Royaume.
_ Soy, le seul mec recherché dans le terrible Royaume des Doutes. C’est la classe sur le CV. Ed, propose un truc.
_ Bon, sinon… J’arrête les ‘La première fois’. Je demande… votre but sur Dreamland. Votre objectif véritable. »
J’étais très intéressé par ce qu’ils allaient dire ; des gens passionnés étaient toujours chouettes à entendre. Connors, qui devait être le premier à répondre, semblait réfléchir. Certainement pour savoir s’il avouait ou pas. Soy et moi le regardions avec insistance, et je réussis à le faire craquer en lui disant qu’on était des frères d’arme et qu’on allait le rester quelques jours. Il secoua sa main pour me faire comprendre qu’il avait compris, et il abdiqua dans un soupir :
« Avant, j’avais rien à faire sur Dreamland,  donc je me faisais plaisir. Je profitais, quoi.
_ … A Luxuria.
_ Je profitais. Puis récemment, je me suis… trouvez pas ça bizarre ou quoi, okay ?
_ On promet.
_ Je me suis entiché d’une Créature des Rêves.
_ A Luxuria ?
_ Ouais, à Luxuria, maintenant, fermez-la un peu. Je dirais pas que c’est une prostituée, mais… si, quand même un peu. Elle est loin d’être conne, elle est belle…
_ … Tu te l’aies faite.
_ C’est presque pas une prostituée, j’ai dit. Mais pour la libérer, parce qu’elle est attachée à un baron du Royaume, je dois débourser trente mille EV. J’ai bientôt la somme, et Liz m’a promis ce qu’il me restait en récompense dès qu’on aura arrêté le M&Ms. Arrête de rire, tu vas t’étouffer, Soy.  C’est à toi. Fais-nous rêver. Tu veux détruire tous les gouvernements de Dreamland, c’est ça ?
_ Pffft, les buts, j’ai lâché l’affaire en fait. Dreamland commence à m’user les grelots. Je sais plus y quoi foutre. P’tet que je trancherai les veines un des quatre, pas longtemps. Après la mission, évidemment.
_ Quoi ? Dreamland t’ennuie ? »
, lui avais-je dit en écarquillant les yeux. Soy haussa les épaules en souriant :
« Ca a mis le temps, je t’avoue, mais à la traîne, ouais. Dans ma vie privée actuellement, c’est un peu le foutoir, je suis pas impliqué, faut que je décroche. Et je rêve de rêver à nouveau. Plus de phobie de rêve, mais je pouvais plus en avoir non plus. Je veux juste la tranquillité, un monde, ça me remplit déjà assez comme ça. Mais oublier Dreamland, ça me foutrait les nerfs en pelote, donc j’hésite : tranchera, tranchera pas.
_ Tu oublieras de toute façon, Dreamland.
_ Si c’est ça que tu raisonnes, on devrait se trancher aussi dans le monde réel. Et Ed, c’est quoi ton truc, ton but ? »


  En fait, la question n’était pas si mauvaise que ça. Avant, je voulais être LE Voyageur, the Dude, le vrai. Pas forcément numéro 1, même si c’était une condition quasiment indispensable, mais le Voyageur de l’époque, voire plus si nécessaire. C’était débile, et je ne savais pas si j’oserais le dire. En fait, il y avait deux envies qui me prenaient ces derniers temps. Le premier, c’était de rester dans mon Royaume et le voir lentement se développer, voire juste le laisser vivre. Une véritable passion de grand-père à la retraite. Et la seconde, c’était d’être en couple. Ce qui n’avait rien à voir avec Dreamland, vous me direz. Malheureusement, la fixation que j’avais sur Ophélia m’empêchait de considérer toutes les autres options féminines que les deux mondes pouvaient m’offrir. Enfin, je devais être amoureux, quelque chose dans ce goût-là… J’avalais ma salive. Bah, qu’importe. Même si je semblais aspirer à un peu de calme, même si l’objectif de devenir le meilleur Voyageur était à peu près aussi shonen que tous les shonens, il n’empêchait que je continuais à vouloir remplir ce but. En trame de fond, certes, mais c’était ça qui m’animait. Enfin, je croyais… N’est-ce pas ?

  Je n’eus pas le temps de me faire charrier par les autres que l’oreillette de Connors trembla, posée sur une table basse miteuse. Le Voyageur mit la fonction haut-parleur, et chacun pouvait entendre et répondre aux nouvelles que Nedru, encore lui, avait à nous dire. Nous qui attendions des nouvelles du grand fossé du Royaume des Chats… L’indic nous informa, heureusement, que tout allait bien de ce côté-là, que la zone n’avait pas été encore englouti par le fossé, et que tous les habitants étaient partis, encadrés par la garde du Royaume. C’était déjà ça de pris. Le ton de Nedru se fit tout de même plus sombre…

« Par contre… Ed ? Tu es recherché, maintenant. Tu dois… enfin, on va te demander de te constituer prisonnier.
_ C’est qui, ce « on » ?
_ Les autorités des grands Royaumes de la Zone 2, principalement. Par rapport à… ton problème crânien. Qui a tué tous ces Voyageurs il y a deux nuits.
_ Il en pense quoi, Joan ?
_ Que le MMM se fourre le doigt dans l’œil s’il croit t’avoir comme ça. Mais qu’on ne pourra pas t’exposer au grand public.
_ Et bien, c’est génial. »


  C’est vrai… c’était génial… Enfin bon, je n’avais pas à m’en soucier, pas maintenant. Ce n’était pas à moi de réfléchir ou non comment je devrais me dépêtrer de la situation, mais plutôt aux têtes pensantes du SMB. Nedru  coupa la discussion après des salutations, et ce fut à Liz de nous communiquer tous les détails du Royaume des Chats, ainsi que la vidéo que le Lieutenant Sam avait réussi à prendre. Elle rajouta par-dessus les informations que le Docteur Doofenshmirtz allait bientôt trouver ce qu’il y avait dans mon crâne, même s’il confirmerait certainement ce qu’on avait déjà découvert. Bon, bah, il n’y avait plus qu’à attendre. Dès qu’elle finit de nous faire un bref résumé de la nuit, la voix de Liz s’éteignit, et j’avais l’impression qu’elle avait un peu perdu de sa flamme. Dès que l’appel fut terminé, Connors la plaignit. Soy lui demanda pourquoi, et l’anarchiste lui répondit en faisant bien comprendre au ton que ce n’était pas à lui de divulguer ces informations :

« Je sais que Liz était orpheline. Ses parents étaient des pickpockets, et ils se sont faits tués par des enculés de Voyageurs qui « prônent la justice ».
_ Je connaissais pas l‘histoire.
_ En fait, elle fait partie des gens qui soutiennent Garabeòne. Elle le prend pour un héros depuis qu’elle est gosse, certainement. Ça doit lui faire un choc de le combattre. »


  Difficile de mieux détruire l’ambiance que cette information. Je m’en fichais un peu de Liz ; un peu trop autoritaire à mon goût, et elle ne sortait pas vraiment de son rôle. Si elle ne donnait pas d’ordre, elle dormait, quoi. Est-ce que j’allais compatir avec sa condition et la prendre en pitié ? Certainement pas. Mais elle méritait quelques honneurs, et évidemment, j’étais désolé pour elle. Je restai les bras ballants, sans trop savoir quoi faire.

  Mais la nuit touchait à son terme. Des trois, ce fut moi qui disparus en premier. Je me dis que je pourrais enfin m’émanciper de ma saleté de blessure, mais j’oubliais un peu vite la teneur de la journée – ou plutôt de la soirée. Le dîner en famille… Et merde…
Où était Garabeòne ? Je voulais bien prendre ma revanche tout réfléchi.

__

  Je me rendais compte que j’avais fait d’une montagne une taupinière : j’avais l’impression que j’appréhendais plus le repas de famille que le prochain attentat meurtrier du MMM. Quelque part… Bah, foutre. Je m’étais levé plus tard que la nuit dernière, encore heureux, et ce fut la discussion entre Jacob et Cartel qui m’avaient finalement réveillé. Ils stoppèrent net comme s’ils avaient peur de me réveiller une seconde fois. Après mon petit-déjeuner, Cartel appela les parents pour préparer notre arrivée (le souci du détail, tout Cartel), et je proposai à Jacob un petit tour dans les rues. Non seulement je pourrais lui parler de Dreamland, mais en plus, j’évitais l’empoisonnante Marine, avec qui j’avais extrêmement de mal à parler depuis que je savais jusqu’à quel point… je l’avais déçue. Nan, depuis le début de nos retrouvailles, on n’était pas faits pour s’entendre. Ma sœur était juste assez aimable pour ne pas me le reprocher.

  Une fois dans la rue, je racontais à Jacob tous les détails de mon côté, et il me raconta le sien, au Royaume des Chats où avait traîné sous ma demande. Il avait lui aussi trouvé la grande faille dans le marché, mais il ne l’avait pas vu se rouvrir comme la menace l’avait promis. Le MMM avait certainement tiré un coup de feu en l’air : il n’avait jamais voulu détruire tout le marché. Juste… créer la panique ?

  Je savais que Fino était sur le coup, et qu’il devait analyser tous les échantillons de voix et toutes les vidéos qu’il avait à disposition. Le goût de la compétition commençait à le gagner. Et à vrai dire, il n’était pas le seul. Peu à peu, j’avais aussi envie de montrer mes couilles à ce connard de merde de MMM. En parlant d’indices, je demandais à Jacob ce qu’il avait pensé de la voix de notre ennemi. Il me regarda dans les yeux d’un air blasé. Okay, tu avais toujours ta bulle sur Dreamland, oui, j’avais oublié. Il faisait froid dehors, et on ne resta pas longtemps à marcher dans les rues grisâtres de la capitale.

  Après un déjeuner plutôt silencieux entre nous quatre, assez pour devenir gênant, on alla tous les trois vers la gare de Paris pour retourner au cocon familial. Je priais à Jacob d’excuser ma famille d’avance, ce à quoi il me dit qu’il envisageait toutes les possibilités. Ça ne voulait rien dire. Je faisais l’inventaire avec Cartel de toutes les personnes : Maman (il fallait boucher ses oreilles), Papa (atroce), le grand-père (il pensait encore être en 1930) et la grand-mère (qui ne pensait plus) paternels, Clem (connard), Juju (mignonne, merci), ainsi que Fred. Oh pitié, Fred, sauve-moi. Heureusement, Cartel était là pour maîtriser toute effusion de sentiments inutiles avec sa rigidité extraordinaire. Malheureusement, la présence de Jacob ne serait pas suffisante pour éloigner les critiques à voix haute que formuleraient les parents à mon égard. Ils allaient l’interroger lui aussi, non seulement pour mieux le connaître et savoir si ce n’était pas un connard des banlieues (regardez, un stéréotype), et aussi pour pouvoir apprendre des choses sur moi qu’ils savaient que je cachais sous le tapis. Ils allaient utiliser Jacob comme d’un instrument, voilà tout, et dans le train qui menait à la ville misérable des Essarts, je lui faisais apprendre son texte par cœur : déjà, s’ils lui posent une question sur moi, qu’ils soient aussi élogieux que si eux me posaient la question à moi.

« Par exemple, s’ils te disent si je range bien mon appartement tous les jours. Tu leur dis soit oui, soit que tu ne sais pas, et basta.
_ T’as l’air nerveux, Ed.
_ Moi, énerveux ? Pas du tout. »
Bon, surtout, qu’ils ne commettent pas la gaffe de comment on s’était rencontrés.
« On s’est bien rencontrés dans le campus universitaire, okay ? Okay ?
_ Bah… Oui. »
Ce ton me paraissait étrange, mais je compris qu’il regardait Cartel, dont la moue semblait être très étonnée, et désireuse de connaître la vérité à propos de cet endroit si mystérieux que je l’enrobais d’un mensonge. Elle ne se laissa pas trop décontenancée, et dit :
« Ed, je n’ai pas envie que ça tourne encore aux drames homosexuels ce soir.
_ Mais je ne suis pas gay !
_ Ed. Si tu ne couches pas avec une fille devant eux, ils continueront à le croire. Ce que je te propose, c’est de leur faire croire que je sors avec Jacob. Comme ça, ils ne croiront pas que tu leur présentes ton petit copain, car je peux t’assurer qu’ils en sont à moitié persuadés. »


  Je restais estomaqué de sa proposition. Genre, cash, comme ça. Jacob la regardait aussi d’un drôle d’air, et je ne savais pas s’il était surpris, ou bien s’il voulait balancer Cartel par la fenêtre. Je ne serais pas moins à sa place, je le comprenais. Jacob, qui devait prendre très à cœur le repas, accepta rapidement en admettant que c’était la seule solution pour éviter des quiproquos houleux. Je me rassieds sur le siège en jetant un regard blasé aux fenêtres. Cartel et Jacob se parlèrent rapidement pour déterminer quelle serait l’histoire qui expliquerait leur relation. Dire qu’ils s’étaient croisés alors que j’avais confié mon studio à ma cadette était une très bonne idée, que j’approuvais du menton. Ils étaient très fortiches, ces deux cerveaux.
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MessageSujet: Re: Meilleur Méchant Machiavélique Meilleur Méchant Machiavélique EmptySam 26 Avr 2014 - 22:19
Il était dix-sept heures, et après une marche (forcée) d’une dizaine de minutes, on pénétra dans le jardin. Cartel et Jacob se tenaient main dans la main (ils étaient de très bons acteurs, même si je percevais chez eux une légère gêne), et me laissèrent appuyer sur la sonnette. Ce fut ma mère en tablier qui ouvrit, et vu comment elle fut heureuse, on dirait qu’on venait de débarquer à l’improviste. Elle me fit deux smacks sur les joues et me laissa entrer dans le hall, tandis que Cartel faisait les présentations. Si Clem ne descendit pas de sa chambre pour des raisons évidentes de sécurité, j’embrassai rapidement la petite Juju sur les deux joues. Tandis que je sortais du salon après avoir salué mon père, ma mère repartit à la cuisine et ne me demanda rien sur le pote que j’étais censé inviter. Peut-être que Cartel l’avait déjà prévenue du « changement de programme » avant de nous annoncer à nous deux le plan dans le train. Bah, c’était étrange, je préférais laisser tomber. Cartel était Cartel, et la vie avait décidé qu’elle réussirait tout ce qu’elle entreprendrait, quitte à déjouer certaines lois universelles. Si ma sœur avait prévu ce plan, alors le monde entier se conformait à ses désirs, et l’ami de Ed s’était transformé en petit copain de Cartel par magie, et paf, oublié.

Si je discutais surtout avec Juju et ma mère (tout en l’aidant à préparer la viande avec la sauce), c’était parce que je n’avais pas envie de voir Papa. Jacob et Cartel étaient partis faire des courses, une initiative de Cartel, évidemment, et je restais seul. Les autres invités, soit les trois vieux, ne débarqueraient qu’à vingt heures, soit dans deux heures. Je devais tenir deux heures, car ma mère profita de ma proximité pour me parler, évidemment. Je dû répondre à de nombreuses questions pas si évidentes que ça, et je me concentrais pour ne pas que mon épluche-légumes se change en épluche-doigt. Heureusement, Juju était dans le coin et je pouvais lui poser tout plein de questions sur comment elle allait et comment tout se passait bien dans ta vie, empêchant ainsi ma mère de se reporter sur moi. Gentille Juju.

Je fus obligé une fois de monter à l’étage voir Clem, car il était le seul de la maison à avoir un effaceur à cet instant précis, et mon père en avait besoin pour faire disparaître une tâche d’encre sur des dossiers très importants (tout ce qu’il touchait se transformait en dossiers très importants). Nos saluts furent plus brefs que faire se peut : une moitié de syllabe chacun, une question rapide, pas une réponse orale, sinon l’effaceur dans mes mains, et je repartis. Je n’avais aucune idée de si nous étions en guerre, ou dans une paix tellement fragile qu’on pouvait la déchirer comme une enveloppe. En tout cas, c’était black-out de nos deux côtés, tels les deux Corées, et on ne changerait pas de mentalités. La bataille onirique entre nous était trop importante pour que nous puissions tirer une croix dessus le temps d’un dîner. C’était comme mettre à table deux extrémistes et leur demander d’aborder le sujet de la politique sans qu’ils ne se jettent des morceaux de pain dessus.

Après quelques temps, dès que Cartel et Jacob avaient mis extrêmement de temps pour revenir du supermarché avec des coupes de champagne, un ingrédient pour le dessert, après avoir parlé quelques temps avec ma frangine blonde, deux invités sur trois arrivèrent à l’heure prévue. Je préférais vous prévenir, mes deux grands-parents paternels n’étaient pas aussi énervants que mes parents, car ils n’étaient pas si intéressés que ça par les défauts de mon parcours scolaire et affectif. Par contre, ils avaient tous les deux un grain, et je n’avais jamais réussi à tenir une discussion de plus de cinq minutes sans que ça ne parte en couille.

Jean-Claude Free était typiquement le vieux qui n’y connaissait rien en informatique, qui pensait que les Allemands étaient tous fascistes, que les hippies étaient un courant encore majoritaires de nos jours, qui étaient intimement persuadés que les Hommes n’avaient pas marché sur la Lune et qui savaient depuis la première victoire d’Armstrong que celui-ci était dopé, et qu’il l’avait même avoué bien avant le battage médiatique. Le gouvernement était un foutu nid de vipères, les jeunes allaient massacrer le peu de la France que leur aîné leur laissait, les femmes ne devaient pas mettre de pantalon, les Américains étaient les maîtres du monde pour encore un bon siècle, les Anglais avaient tout compris (et avaient ainsi échappé à l’emprise de l’euro monstrueux). Le grand-père partait du principe que son monde était parfait, et que chaque changement était donc une nuisance terrible sur laquelle il devait cracher dessus. S’appuyant sur une canne, il avait des traits caverneux, un crâne presque chauve, des rides en veux-tu en voilà, un habit marron encore plus poussiéreux que lui ainsi qu’une écharpe qui tombait sur ses deux épaules. Il parlait d’une voix de parchemin, ce qui expliquerait le bruit de papier trempé et froissé qu’il faisait à chaque fois qu’il remuait la bouche.

Patrice Free, de son côté, était une petite femme ronde, une figure de vieille pomme ridée peut-être, mais bien ridée. On avait l’impression que ses yeux étaient cachés sous ses paupières et qu’elle en devenait aveugle. Ses cheveux gris perles bouclés semblaient être assez bien sortis de la vieillesse sans trop de dommage, ce qui n’était pas le cas de la peau de Patrice par exemple, couverte de tâches. Le problème de Patrice, c’est qu’elle était déconnectée. Mais alors, bien. On pourrait représenter son esprit comme un vieux minitel débranché prenant la poussière dans le grenier d’une cabane. Alzheimer ? Non, quand même pas. Mais la fatigue de la vieillesse valait bien ça. Elle se souvenait de tout, mais elle mélangeait avec tant d’acharnement que ça en devenait comique. Je ne parlais pas de confondre Clem et moi, mais par exemple, Cartel et moi. Elle prêtait très peu d’attention à son environnement, si bien que chacune de ses phrases devait être corrigée pour éviter de banales erreurs. Si elle cherchait le porte-manteau, il faudrait non seulement lui dire que non, ce n’était pas dans le hall, et non, il n’y avait pas de porte-manteau ici, mais si elle cherchait sa veste, alors elle était dans le placard. Elle faisait peur à Juju, d’ailleurs, qui avait du mal à appréhender la vieille dame.

Les retrouvailles ne furent pas du tout émouvantes, je devais l’avouer. Si le grand-père ne posa presque pas de questions sur Jacob, la grand-mère fut ravie de retrouver un de ses cousins préférés (et légèrement peinée d’apprendre que Jacob n’était pas son cousin. Ni son petit frère). La raisonner fut long, mais au moins Patrice accepta cet état de fait facilement. Et non, je ne m’entendais pas du tout avec les grands-parents, et je n’étais pas le seul. Toute ma génération était distante vis-à-vis de vieux qu’on ne voyait pas souvent et qui n’avaient jamais montré de signe d’affection quelconque. Encore des morceaux sans âme retenus par les liens familiaux. Je m’excusais de ce petit égarement gothique de famille glauque, mais des fois, cette famille était véritablement insupportable, tellement condescendant qu’elle en venait à hausser du menton devant ses propres membres. Cela voulait-il dire qu’on ne les aimait pas ? Non, arrêtez, je n’avais jamais dit ça. On était juste distants, c’était tout. Et nous étions très décalés les uns des autres, au niveau de la pensée et de la morale. Normal que nous ne nous entendions pas très bien. Je n’oublierais jamais que mon grand-père m’avait énormément aidé à l’apprentissage de la lecture quand j’étais en CP, et qu’il y avait mis des efforts, et qu’à la fin, il m’avait donné une vieille collection de bouquins que je continuais encore à lire. Je n’oublierais pas non plus que ma grand-mère, envers et contre tous les autres, s’acharnaient à vouloir nous emmener tous les trois (Cartel, Clem et moi, et Juju n’était pas encore née) manger des glaces. Parce qu’elle pensait que quand nous serions plus grands, nous aurions moins de temps libre pour en manger.

On traîna quelques temps dans le hall, avant que le père n’invite tout le monde à prendre l’apéro dans le salon. Maman lui reprocha de ne pas attendre Fred, mais celui-ci fit comprendre d’un geste qu’il n’en avait pas grand-chose à faire de Fred. Ce qui venant de mon père, et connaissant ledit Fred, n’était pas anormal. Maman réussit à lui faire entendre raison et chacun se mit à entourer la table sans toucher aux biscuits apéritifs posés dessus. Ce fut pour moi l’occasion de discuter avec le grand-père, qui se plaignait déjà d’une voix lente :

« Il fait sacrément froid, dis donc. C’est fou qu’il fasse froid comme ça.
_ Dans la maison ou dehors ? »
, le questionna ma mère avec un air faussement intéressé. Jean-Claude agita la main :
« Bah partout. Le climat est détraqué maintenant, il neige jusqu’en Juin. Et les maisons ne sont pas bien isolées. Avant, elles l’étaient. Maintenant, le gouvernement les isole moins, afin qu’on paie plus d’argent en chauffage. »

Cartel et moi lui jetâmes un regard caractéristique qui voulait dire non-papy-les-maisons-ne-se-détruisent-pas-tous-les-deux-ans-pour-en-reconstruire-d’autres-désolé-papy. Mais lui expliquer que le gouvernement ne se cachait pas derrière chaque complot remettrait en cause sa précieuse vision du monde, et nous vaudrait des éclats de rire. Papy avait un tel sens du politique manichéen que tant que son parti préféré ne serait pas au pouvoir (son parti préféré en question avait dû disparaître il y avait de ça quelques siècles), le gouvernement serait pourri jusqu’à la moelle, les fonctionnaires feraient partie d’une élite juive quelconque, etc. etc., et tout le patafouin qui rendait le grand-père très difficile à supporter quand il se mettait à parler. Et s’il avait le malheur de se faire interrompre, si quelqu’un de l’assemblée ne l’écoutait pas, il regardait l’impromptu d’un regard furieux et dirait :

« Je suis en train de parler.
_ Pardon ?
_ Je suis en train de parler, la moindre des choses serait que tu écoutes, Ed. C’est très intéressant. Je disais donc qu’en 1947, c’est là où on comprend que ce n’est plus la même chose. On demande de reconstruire, mais pas de la bonne façon. Ils voulaient reconstruire la nation comme s’ils étaient une entreprise, et non un pays. Mais bon sang, ce n’est pas la même chose ! »


Mon Dieu, j’étais pris dans la tourmente infernale, sous l’œil amusé de Clem. Le sagouin était en train de parler avec Maman, et me défiait des yeux d’un duel de Papy-Ball. Je relevais le défi, et avant que Papy ne réussisse à enchaîner son prochain sujet, je réussis à intercaler :

« Y a Clem qui travaille dans l’habitation maintenant. Tu pourrais lui en parler. »

Papy jeta un coup d’œil à Clem, et il prit ses yeux apeurés pour une invitation. Il se tourna vers lui et attendit patiemment la prochaine fin de phrase pour interrompre la discussion entre mon frère et ma mère et se lancer avec ce premier dans une longue discussion. Papa arriva dans le salon avec des bols d’olive dans les mains, et s’arrêta soudainement quand la sonnerie tonna dans l’entrée. Il dit que c’était Fred, posa ses deux bols sur la commode la plus proche et se dépêcha d’ouvrir la porte.

Quelques secondes plus tard arriva Fred. Et la vision de Fred dépendait énormément des points de vue. Disons que les adultes le détestaient, pas la génération de jeunes. Personnellement, Fred était l’incarnation de l’homme (du vieillard, même) idéal : toujours prêt à dire des conneries, à bouger, à dire quelque chose d’absurde parce que ça lui avait traversé l’esprit, toujours avec le sourire. Fred n’était pas devenu un vieux con, ce qui était très important dans l’esprit de jeunes adultes destinés à ne pas avoir le cul aussi serré que leurs paternels et qui espéraient que la vie et leur projet professionnel ne colleraient pas leurs cuisses l’une contre l’autre. Il était certes un peu ventripotent, les cheveux bouclés frôlant les épaules (mais toujours de couleur gris perle), la barbe mal rasée. Mais bon, Fred respirait la joie de vivre. Il était increvable, énergique, fou, empathique. Parfait, quoi. Mais tous ces adjectifs n’étaient que des défauts pour les parents et les grands-parents. Ils le voyaient plutôt comme un excentrique trop rêveur, un peu imbécile, toujours dans les plaisanteries, pas sérieux, pas « stable ». D’ailleurs, son divorce avec sa femme il y avait de ça une vingtaine d’années avait fait beaucoup jaser. Heureusement, les parents étaient trop dans une logique rigide familiale qu’ils ne pouvaient pas s’empêcher d’inviter Fred « parce qu’il faisait partie de la famille », et Fred ne trouvait pas d’excuse, et il aimait toujours voir la jeune génération avec qui il avait plus d’affinités.

« Fred ! On allait juste commencer l’apéro.
_ Ah, salut Philipe ! Je vois qu’on a toujours le sens du timing, toi et moi ! »
Philipe dû lui jeter des yeux apeurés d’avoir un timing quelconque avec Fred. Il se rasséréna :
« T’es le dernier des invités.
_ Le meilleur pour la fin, c’est normal. Nan, je plaisante. Oh, mais c’est ma belle-nièce préférée ! Ça va Sophie ?
_ Je suis ta seule belle-nièce, Fred. »
Ils s’enlacèrent rapidement avant de s’embrasser. « Je suis aussi ta nièce la plus détestée.
_ C’est faux ! T’es celle au contraire que je déteste le moins. C’est comme ça que je vois. Hey, salut les gosses ! »


Fred parlait fort, mais il semblait s’amuser de tout et prenait n’importe qui dans les bras. Dès que le dernier invité se posa sur un tabouret en tissu, on se mit à l’apéro, qui était tout à fait inutile, sinon être obligé de parler avec des gens qui aimaient poser des questions embarrassantes. Clem réussit à me renvoyer Papy en prétendant que j’avais participé à une manifestation gauchiste à Montpellier ; il se dépêcha pour bloquer toute riposte de commencer une discussion avec Juju et Fred. Je pouvais voir les yeux agacés de la présence du nouvel arrivant dans les yeux des deux grands-parents. Patrice était peut-être dans les vapes, il n’empêchait qu’elle avait conservé quelques principes de vie profondément ancré dans son esprit, faisant presque parti de l’instinct : on allait aux toilettes quand on avait envie de se soulager, on devait se doucher tous les jours tant qu’on pouvait, on gardait la bouche fermée quand on mangeait, et on devait haïr Fred. Les parents étaient déjà plus tolérants, car ils avaient compris que si Fred était dingue, ce n’était pas un méchant, et il n’était pas incompétent (une notion très importante : si un individu était compétent dans la place qu’il occupait à son boulot, alors il était utile à la société et on ne pouvait pas trop lui jeter la pierre). Je tentais de faire passer la discussion de Papy à coups d’olives que je bectais les unes après les autres, histoire de ne pas ressembler à quelqu’un de concentré sur ce qu’il disait.

Je réussis à renvoyer Papy sur Clem en lui disant que ce dernier était persuadé que les prisonniers algériens lors de la guerre n’étaient pas torturés. Je pus enfin à mon tour parler avec Fred pour lui demander des nouvelles, et il m’assura que tout allait bien dans la vie.

« Et toi, blondin, ça se passe bien dans ta vie ? Je sais que ça doit être difficile ces derniers temps.
_ De quoi ?
_ Bah, tu sais bien… Les nuits… elles doivent être dures, non ? »
Je le regardais avec des yeux ronds. QUOI ??!! Fred savait pour Dreaml… ? « Ils te réveillent pas trop, les deux amoureux, là ? », continua-t-il en pointant Jacob et Cartel avec son verre, à l’autre bout de la table. Je compris enfin où il voulait en venir, et mon torse se dégonfla comme un ballon de baudruche. Je lui dis tout bas : « Non non, ils font semblant. Jacob est mon meilleur ami. » Fred me regarda comme s’il était terrifié de voir quelqu’un d’aussi idiot. Je lui expliquerais plus tard.

On passa maintenant au dîner, et on se déplaça tous vers la grande table posée à-côté en récupérant nos verres au passage. Une salade d’endive fut proposée à l’entrée, sur deux saladiers. Chacun se servit une maigre portion au grand dam de Maman, qui se vengea sur l’assiette de Patrice en lui en donnant deux fois plus que tout le monde. Une fois que le premier plat fut rapidement englouti, la suite se profila très vite : rôti d’agneau avec des patates et de la sauce. Une des spécialités de Maman (ce qui voulait dire qu’elle le faisait presque chaque fois qu’il y avait un dîner de famille). Elle nous servit les uns après les autres, et commença enfin le vrai repas que j’avais appréhendé depuis le début de mon arrivée. J’étais heureusement à-côté de Jacob, et à-côté de Maman. A la droite de Maman, en bout de table, il y avait Papy. Puis venait ensuite en face de nous Fred, Juju, Clem, Patrice, et à l’autre bout de la table, Papa. Près de Papa, il y avait Cartel, qui était assise près de Jacob, et voilà, boucle bouclée. Tout le monde put commencer à manger quand Maman se rassied avec son assiette fumante de viande cuite.

Maman : Alors Fred, t’as pas eu trop de mal à venir ?
Fred : Ah bon ? J’aurais dû avoir du mal ?
Maman : Y a des travaux. Sur toute la départementale.
Fred : Ouais, c’est vrai, mais je me suis dit que j’en avais rien à faire, alors j’ai quand même foncé. Nan, c’est bon, y a juste eu personne sur la route.
Mamie : Où est cette salière ? Je ne trouve jamais la salière chez vous, elle est toute petite.
Papa : Devant toi, comme d’habitude.
Mamie : Mais non, elle n’est pas devant moi.
Fred : Mais si, là, regarde. Tu suis mon doigt ? Je disais, Cartel, tu me présentes ton copain ?
Cartel : Si, si. Fred, je te présente Jacob, Jacob, Fred, mon grand-oncle.
Fred : Ouais, c’est bien Jacob. Tu fais tes études en quoi, Jacob ?
Jacob : En licence de philosophie.
Fred : Hey, t’es un vrai branleur alors.
Papa : Il doit bien s’entendre avec Ed.
Fred : Philippe, gâche pas l’ambiance ! C’est la saison des amours. Tiens, y a même Clem qui est en couple.
Papa : Quoi ?!
Maman : Mon petit Clem en couple ?
Clem : Merci, Fred. C’est très gentil.
Papa : C’est bien une fille ?
Fred : Désolé Clem. Je pensais que tu leur avais dit. Une grande brune bien faite, tu pouvais pas leur cacher.
Maman : Elle s’appelle comment ? Elle vient d’où ?
Papa : Voyons chérie, tu n’as pas compris. Clem avec une bombe, c’est une blague de Fred.
Clem : Ben merci.
Ed : Ca m’avait étonné, aussi.
Clem : On t’a pas sonné. Retourne avec Ulric, ton germain.
Ed : Je connais pas d’Ulric, désolé.
Juju : Mamie ? Tu peux me passer la salière s’il te plaît ?
Mamie : Mais puisque je te dis que je ne l’ai pas.
Fred : Mais si si, je vous assure. Enfin, je laisse la parole à Clem.
Clem : J’ai rien à dire sur le sujet.
Papa : Je savais bien que c’était une blague.
Papi : Sinon, Cartel, vous vous connaissez depuis combien de temps ?
Jacob : Depuis plus d’un an, maintenant.
Papi : Et vous êtes en couple depuis combien de temps ?
Ed : Papi, c’est pas un interrogatoire ici.
Papi : Je m’informe ! Je n’ai pas envie de savoir que ma petite-fille s’est faite froisser les draps dès le jour même où elle l’a rencontré !
Papa : Hé, il est jeté, le vieux !
Maman : Philippe, voyons.
Papi : L’amour, c’est très important. Ça doit se cultiver pendant de longs mois.
Cartel : Mais oui, Papi.
Juju : Les garçons sont tous bêtes dans mon école.
Cartel : Ca va pas aller en s’améliorant, tu verras.
Fred : La blonde a raison ! Et toi, Ed, tes études, ça se passe comme il faut ?
Ed : Ouais, tout baigne. Et toi, la vie de retraité ?
Fred : Ahahah ! C’est trop bien. Au lieu de me faire chier au bureau, je me fais chier chez moi. On m’appelle souvent pour de la progra sinon, j’ai pas à m’en faire.
Maman : Fred, tu as au moins rangé ton appartement depuis la dernière fois ?
Papa : C’est vrai que c’était le bazar partout.
Fred : Mais oui, mais oui. Maintenant, on peut aller aux chiottes sans tenir debout sur un carton.
Maman : Fred !
Cartel : Maman, comment t’as faite cette sauce ? Y a du clou de girofle, c’est ça ?
Maman : J’ai un peu changé la recette, j’en avais marre de faire toujours la même chose. Alors, oui, y a du clou de girofle. Devine ce que j’ai rajouté.
Clem : Jacob, t’es bien le petit ami de Cartel ?
Jacob : Pourquoi tu demandes ça ?
Clem : Je pensais que tu étais le… enfin, les nuits, là. Avec Ed.
Jacob : Ah… Oui, oui, c’est compliqué. Je t’en parlerais plus tard.
Papa : Pardon ?
Ed : C’est rien, c’est rien... Il faisait référence à un barathon...
Maman : D’ailleurs, tu ne bois pas trop à Montpellier ? Tu buvais beaucoup quand tu es parti.
Ed : Je ne buvais pas beaucoup. Et là, je bois encore moins.
Jacob : Il a arrêté. Ça lui fait faire de drôle de rêve.
Ed : Ta gueule.
Mamie : L’alcool, c’est très dangereux pour la santé. J’ai entendu une fois à la radio qu’il y avait eu un mort sur la route à cause de l’alcool. En effet, il était ivre.
Fred : Ahahahahah ! Je t’adore, Patrice.
Papa : Un seul ? Quelle terrible affaire.
Ed : Clem, alors t’a une vraie petite amie ?
Clem : Parce qu’il y en a des fausses ?
Ed : Ouais, les Brésiliennes.
Clem : C’est pas une Brésilienne, non.
Papi : De toute façon, comment veux-tu que Clem sorte avec une Brésilienne ? Elles vivent au Brésil.
Ed : C’était de l’humour, Papi. Puis, il paraît qu’il y a des Brésiliennes aussi en France.
Papi : Ce n’était pas très drôle.
Clem : Papi, une blague de Ed, tu t’attendais à quoi ?
Juju : Je connais une blague qu’on m’a racontée. C’est quelqu’un, il va dans un cabinet de docteurs…
Jacob : En tout cas, c’est très bon, Madame.
Maman : Oh, tu es gentil Jacob. Tu es le seul à me l’avoir dit. Je suppose que les autres détestent mon plat.
Ed : C’est très bon, Maman, ne t’inquiète pas.
Clem : Il me semblait l’avoir déjà dit les quinze autres fois précédentes.
Juju : … et alors le docteur lui dit : Etirez les bras comme un albatros. Le patient lui demande pourquoi. Alors le docteur répond qu’en fait, depuis qu’il est tout petit…
Cartel : Jacob, n’oublie pas de faire semblant de rire à la fin de la blague de Juju, sinon, elle va faire une crise.
Jacob : Tant que ça ?
Maman : Mais non, Cartel ! Voyons ! Par contre, c’est vrai que c’est plus… heu… poli ?
Mamie : Elle a dit quoi ? Un albatros ? C’est une marque de vêtements, ça, non ?
Papi : Mais tu racontes quoi, mon miel ?
Mamie : C’est pas un magasin sur les Champs Elysées ?
Juju : … donc il fait entrer un second patient pour tester l’expérience. Le premier client a une blouse aussi, pour faire croire qu’il est son assistant, mais il n’a toujours pas ses habits. Sauf son slip. Donc, là le docteur lui demande…
Ed : Quelqu’un lui a dit que les blagues les plus courtes étaient les meilleures ?
Clem : Pas toi, tu n’étais pas là.
Ed : Quoi, je te manque ?
Papa : Elle raconte quoi, la petiote ?
Ed : Une blague, Papa.
Papa : Je vois tout le monde discuter. Y a quelqu’un qui l’écoute ?
Clem : Plus ou moins…
Ed : Alors, Jacob ? Chouette, la famille, hein ?
Jacob : Je m’attendais à pire que ça.
Maman : Comment ça ?
Ed : C’était juste une blague !
Juju : Quand le troisième patient entre, ils se rendent compte tous les trois que c’est une dame. Elle a de gros seins. Donc le docteur lui repose les mêmes questions, et elle lui dit les mêmes réponses. Puis il y a un pompier qui arrive…
Fred : Un pompier ?
Juju : Y a un pompier, et il voit les quatre gens, dont deux faux médecins. Oui, parce qu’en fait, il a une échelle. Oh, et j’ai oublié de dire que la dame, elle était blonde, c’est important. Donc il apparaît, et les gens lui demandent pourquoi il est là…
Fred : Sophie chérie, c’est ta fille qui devrait aller chez le docteur.
Maman : Fred, tu écoutes ? Juju, on ne parle pas en mangeant.
Juju : Mais sinon, c’est froid.
Clem : Il fallait y réfléchir avant de nous raconter un roman.
Cartel : T’en fais pas Juju, finis vite. Alors, Clem, ça se passe comment ton boulot ?
Clem : Tranquillement.
Cartel : C’est chouette que tu aies trouvé un CDI. Ça se fait très rare.
Clem : Un quoi ?
Juju : Il n’y a jamais eu de gorille dans ce cabinet, Monsieur le Pompier, dit le docteur, ce qui était la vérité. Je le dis parce que ça va être important.
Mamie : Où est cette salière ?
Maman : Mais tu n’as pas déjà salé la viande ?
Mamie : Ah si. Merci, ma petite.
Maman : De rien.
Mamie : Il est où le pain ?
Jacob : Il est là. Tenez.
Mamie : Merci Jacques.
Jacob : Jacob.
Juju : Jacques, je te dérange peut-être ?
Jacob : Euh, non.
Juju : Alors écoute. Je disais donc que les quatre cherchent dans tout le cabinet pour faire plaisir au pompier, mais qu’évidemment, ils ne trouvent rien.
Fred : Mon Dieu… Elle ne s’arrêtera jamais. On dirait Cartel quand elle était petite.
Ed : Ouais, je vois ce que tu veux dire.
Juju : Et c’est là qu’il dit : Etirez les bras comme un albatros !
Clem : …
Mamie : …
Maman : …
Cartel : Ahahahahaha ! Très drôle !
Jacob : Ahahahahaha !
Ed : Ahahahahaha.
Clem : Ahahahahahaha…
Mamie : C’était une très bonne histoire, ma chérie.
Maman : Ahahahahaha.
Papi : Ah, d’accord, je comprends, ahahahaha.
Papa : Ahahahahahaha.
Fred : Elle était vraiment nulle, ta blague.

__

La nuit… Il faisait toujours nuit à Kazinopolis. Une légende racontait que si le soleil se levait sur la capitale des jeux, celle-ci disparaîtrait. C’était une histoire stupide, mais comme on était sur Dreamland, je ne serais certainement pas surpris. Je fis craquer ma nuque tandis que j’apparaissais dans le Royaume après avoir pensé à Joan, comme demandé la veille. J’étais là pour quoi cette fois-ci ? Je ne savais pas si le manque de communication, ou plutôt d’information, venait de la mauvaise gestion de Joan, ou bien d’une envie particulière. On se retrouva rapidement : il était seul, ce qui était déjà plutôt étrange, mais peut-être que les autres avaient pris de l’avance.

« Bonsoir Ed. Merci d’être venu.
_ Y a pas de quoi. Vous avez besoin de moi pour quoi ?
_ Pour cette nuit, on pense que le MMM va frapper dans ce Royaume. Il y a plusieurs raisons. Tu vas surveiller ce bâtiment, tu le vois ? »
Il pointa du doigt un casino qui montait sur cinq étages, tellement empli de néons qu’on aurait dit une énorme luciole obèse qui s’était posé entre deux immeubles. Une enseigne dorée scintillante martelait « Full par les Dames ». Je me souvins, malgré mes lunettes de soleil, avoir mis mes mains en visière.
« C’est tellement aveuglant que le MMM pourra pas s’empêcher de l’exploser, c’est ça ?
_ C’est une bonne hypothèse… Non, plus sérieusement, il y a des directeurs de différents casinos plutôt célèbres qui se réunissent pour jouer une partie.
_ Je vois.
_ Evidemment, tu n’y entres pas. Tu surveilles les alentours, et si tu as le moindre problème, tu appelles la base. Tu seras relié avec le Docteur Doofenshmirtz.
_ Pourquoi lui ? »
. Je tentais de faire tourner les intonations de ma phrase de façon à comprendre que je posais la question par curiosité, et non comme une plainte, même si… c’était plutôt légitime, en plus. Pourquoi pas Fino, plutôt ?
« Le Docteur est aussi sur place. Il supervise les opérations, de son côté à lui. Avec un homme sur le terrain, on aura moins de chances de se faire parasiter. » Il paraissait que les Deux Dingues, deux de nos ennemis, avaient réussi à pirater nos lignes la nuit dernière. Jusqu’où avait-on un coup de retard ? « De plus, n’oublie pas que tu es recherché, Ed. Donc n’en fais pas trop, ne te fais pas voir, et dans le pire des cas, si tu es arrêté, ne divulgue rien sur le SMB. Les conséquences pourraient être désastreuses.
_ Pourquoi ? On est des gentils, non ?
_ Bah non, justement. On est des méchants. »
Ah oui… Effectivement…
« Okay, je surveille ce bâtiment. Je suis seul pour la mission ?
_ Tu es seul physiquement. Sinon, il y a le Docteur avec toi. Nos communications ne seront pas reliées, de peur de se faire espionner par l’ennemi. Nous serons plus durs à localiser ainsi. Dans le pire des cas, le Doc fera le relais.
_ Bah parfait. Et vous, vous allez surveiller où ?
_ Des remises spéciales dans des casinos, des potentielles cibles. Tu as le plus gros morceau, on pourrait dire.
_ Pas de problème. N’empêche, une réunion de quelques directeurs de casinos, on n’a rien de mieux vous avez dit, et vous êtes persuadés qu’il va frapper dans ce Royaume ?
_ La probabilité est très élevée, oui. Nous n’avons pas de meilleures pistes ».


__

« Je vous en prie, asseyez-vous ! Oui, oui, où vous pouvez ! L’élocution va passer dans quelques instants ! Bon sang, c’est la foire… Oui, monsieur, puis-je vous aider ?
« Je me cause Bastien Templès »
, dit Soy, « Il se trouve que j’ai une réservation pour le parler d’Infinity Midas.
_ Pour les places réservées ? Ce sont les trois premiers rangs, allez-y. Faîtes-voir votre ticket d’abord ? Oui, merci beaucoup. Essayez juste de… de vous faufiler…
_ J’y arriverai, merci beaucoup. »


Soy lança un vaste regard à cette immense place qui devenait l’espace d’une nuit un des plus gigantesques amphithéâtres en plein air qu’il n’avait jamais vus. L’endroit débordait de monde, une grande partie de la population s’était déplacée pour assister au discours du plus important Roi des Rêves de Dreamland ; en plus des habitants, d’autres personnalités « à haute valeur ajoutée » étaient présents pour assister à une élocution majeure. Elle concernerait la paix, les Voyageurs, l’aube d’une nouvelle ère, tout ce qui sonnait bien et qu’on avait envie d’entendre. Il était difficile de manœuvrer dans la nasse de gens si dense qu’on les croyait collés entre eux. Le brouhaha intempestif causé par des milliers de personnes s’élevaient dans l’amphithéâtre comme un chaudron fulminant. Le fond de l’air était peut-être frais, difficile d’avoir froid dans un tel récipient. Les clameurs fusaient, les responsables tentaient de trouver des places de libre pour ceux qui n’avaient pas encore les fesses posées sur les tribunes de bois dressées. Le tout était collé aux appartements du Roi, un grand palace fait entièrement d’or.

Soy trouva une place sur le banc des invités importants et se vissa dessus pour être certain que personne d’autre ne la prendrait en le poussant sur le côté. Il jeta un coup d’œil en arrière, dans les rangées plus élevées, où s’ébattaient des centaines de gens. Il cherchait des yeux la stature de Connors. Mais évidemment, Soy avait bien du mal à retrouver son compagnon dans ce bordel infernal. Il savait qu’il était là, quelque part, mais impossible de le retrouver. Soy fixa alors la « scène », si on pouvait appeler ça comme ça, qui n’était autre qu’une partie du jardin du Roi. La porte principale, gigantesque, s’ouvrirait d’un instant à l’autre pour laisser passer l’énorme centaure félin. Le Voyageur des Rêves se dépêcha de contacter Joan. Le chef du SMB lui répondit qu’il avait posté Ed très loin d’ici. Il avait une tête reconnaissable et il était recherché. Se le faire piquer, c’était peut-être perde une pièce importante contre le MMM. Il était donc indispensable pour cette nuit de… l’écarter.

« Et puis, on ne sait jamais… Peut-être qu’Infinity Midas n’est pas la cible du MMM. Il est trop puissant, dans tous les sens du terme.
_ Compris, patron. On vous attend.
_ J’arrive dans une dizaine de minutes. Terminé. »
La communication coupa.
« Ouaip. »

__

« Mademoiselle Serafino, vous vous sentez bien ? » Un serviteur aux habits cousus d’or avait remarqué la mine pâle d’Ophélia.
« C’est très gentil à vous, je vous remercie. Tout va bien. C’est juste le trac.
_ Ça passera quand vous serez devant tout le monde.
_ Je sais »
, répondit-elle. Mais bon, c’était la première fois qu’elle allait faire un discours devant des milliers de personnes et qu’elle allait tenter de faire passer l’idéologie de Paraiso, un regroupement de Voyageurs pacifistes. Aux côtés du plus grand Roi des Rêves de Dreamland, voir du Seigneur connu tout court. Le chef de Paraiso, Romero, était convié à une autre mission. C’était à elle d’assurer l’image de son association.

Ophélia se tenait debout dans le hall doré du palais, et avait énormément de mal à rester assise à cause du trac. Elle prit rapidement un petit rafraîchissement pour penser à autre chose. Elle espérait juste que Pijn n’irait pas jusqu’à ruiner la fête pour la retrouver. Enfin, il aurait énormément de mal sur le terrain d’Infinity Midas. Elle se sentait plus ou moins en sécurité. Ce qui ne l’empêchait pas de se retourner plusieurs fois au moindre signe suspect… une forme parmi les ombres, des restes de ténèbres qui paressaient dans les airs… Où pouvait bien être Sarah ?

Elle tenait à la main le déroulé rapide de la soirée, écrit sur un parchemin avec une plume. Le Roi ne viendrait pas tout de suite, afin que sa présence recadre les esprits qui auraient subi trois discours de moindre importance. Il y aurait celui d’un des proches de Midas qui viendrait introduire la cérémonie et toucher quelques mots sur Kazinopolis. Ensuite viendrait le tour d’un des représentants du Royaume des Chats pour affirmer son soutien auprès de Kazinopolis. Et finalement, ça serait à elle de jouer. Plus que Paraiso, c’était tous les Voyageurs qu’elle devait représenter. Il y avait de quoi stresser un peu, oui. Dès que les introductions seraient terminées, ça serait au Roi de la Richesse d’apparaître. Ophélia tenta de respirer par le ventre pendant trente secondes pour se relaxer. Un grand Voyageur blond baraqué passa près d’elle et lui souhaita bonne chance. Elle savait qu’il était là en tant qu’invité d’honneur et qu’il assisterait aussi aux discours. Il s’appelait Yuri, non ?

__

« Toutes les communications fonctionnent. Aucun signal d’un parasitage quelconque. Dark Angel, rien de nouveau ?
_ Rien… rien de nouveau, madame. Tout blanc.
_ Parfait, mais ça ne devrait pas tarder. Fino, tu es prêt ?
_ Nan ! Arrête de me lécher le derche ! »


Le bunker du SMB était en pleine effervescence, comme d’habitude. La seule différence entre les périodes normales et les nuits mouvementées où l’attention de tout le monde était demandée, c’était le silence. Comme maintenant. Tout le monde bougeait, se bousculait, mais au moins, ils ne criaient pas. On ne savait jamais, il faudrait peut-être passer à l’action dans pas longtemps. Il suffisait d’un ordre de Liz pour que la salle se mette à travailler farouchement.

Pour éviter d’éveiller les soupçons cette fois-ci, Joan avait décidé de ne pas envoyer de soldats. Mais il les avait troqués contre la présence de Yuri, qui était un Voyageur de bon niveau quand on oubliait que c’était un ingénieur plutôt doué. Une bonne ressource polyvalente comme on les aimait. Yuri avait autrefois travaillé avec les grandes pontes de Kazinopolis, dans un ancien temps avant qu’il ne se retire dans les quartiers mal famés d’Hollywood Dream Boulevard. Il était en train de faire des rondes « innocentes » dans le palais d’Infinity Midas pour débusquer d’éventuels terroristes du MMM. La tension était palpable dans toute l’immense pièce : c’était la nuit la plus importante depuis que leur ennemi frappait. Les conséquences d’un semi-fiasco comme la dernière opération au Royaume de la Main Invisible pourraient être plus que désastreuses, pas tant par la jauge de la foule, mais par le caractère inter-Royaumes de l’affaire. Liz avala sa salive et dit à chacun d’une voix si ferme qu’on ne pouvait pas l’ignorer :

« Tout le monde a intérêt à vraiment bouger son cul, cette fois-ci. »

__

C’était une vieille rue parisienne, et les nuages étaient tellement noirs que la journée n’existait plus, que le monde était gris comme sur une vieille carte postale.
Elle était perdue au milieu des rues. Elle connaissait les rues (n’est-ce pas ?), mais pourtant, elle ne comprenait pas. Depuis combien de temps était-elle coincée là ? Il faisait extrêmement froid. Ce n’était pas normal. Quand il faisait aussi glacial, il devait neiger. C’est ce que lui disait sa grand-mère.
Elle était perdue. Voilà, c’était la seule chose qu’elle savait. Elle ne marchait pas tant qu’elle se déplaçait, tout simplement. Il y avait une porte de sortie à ce labyrinthe, et elle le connaissait par cœur. C’était Ophélia. Dans son corps. Dans sa tête.
Il y avait Ophélia, d’ailleurs, au bout de la rue. Elle se dépêcha de s’avancer vers la porte de sortie, vers Ophélia. Pour être certain qu’elle ne la louperait pas, le bras de Pijn lui indiquait la direction à prendre. Quand le bras était apparu, des colonnes de ciel noir avaient commencé à fondre et à descendre vers le ciel en colonnes de ténèbres. Le monde commençait à s’écrouler, à effriter, à s’étouffer lui-même.
Elle courrait vers Ophélia maintenant. Elle allait lui faire sortir la porte du labyrinthe du corps.
Puis une explosion de lumière aveuglante. Paris regagna sa densité normale, le ciel devenait clair. Et Ophélia était lumineuse. Dorée. Intouchable. Pas de suite.
Non, pas de suite. Bientôt.

Dans les rues de Kazinopolis, une forme ailée atterrit avec dureté sur le toit d’un building. Trop de monde. Trop de puissance.
Non, pas de suite. Bientôt.
La forme ailée repartit se confondre avec le ciel d’encre de Kazinopolis.

__

Donc, je n’avais plus qu’à attendre près de mon bâtiment pourri. Ce n’était pas une rue si fréquentée, il n’y avait pas grand-monde qui passait par là. Perdu dans une ruelle sombre où on ne pourrait pas distinguer mon visage sauf si on était assez proche pour m’embrasser, je scrutai les environs. Tous les environs. Mes lunettes me permettaient un balayage précis et efficace partout : dans le bâtiment, dans les cieux, ainsi que dans les célèbres égouts de la ville dans lesquelles les innombrables pièces de monnaie transitaient. Je savais néanmoins que le MMM était indétectable de mes lunettes, pour une raison que j’ignorais. Notre trio de penseurs Giovanni-Cartman-Fino s’était demandé si le MMM n’était pas une sorte d’illusion collective, et que ses pouvoirs tenaient de l’irréel. Mais malheureusement, nier les faits de plus en plus évidents ne nous permettrait pas de mettre la main sur lui. Joan avait décidé de partir du principe que nous serions toujours en face de la pire des éventualités, afin d’être certain que nous ne laisserions rien passer. En ce moment, la pire des éventualités en ce qui me concernait était en train de se produire : attendre tout seul dans un coin avec pour seule occupation de compter les passants avec les poches pleines, rester caché comme un con en essayant d’être le plus discret, et surveiller à travers les murs une partie de cartes que je distinguais à peine à cause de l’épaisseur du béton. Génial… Et dire que le MMM avait de grandes chances de débarquer ici. On pourrait se faire chier tous les deux, au moins.

__

Si Yuri faisait tout pour être discret et ne cherchait pas à aller dans les salles du palais dont il n’avait pas un accès explicite, ça ne l’empêchait pas de photographier toutes les personnes qu’il croisait avec un petit appareil en forme de lentille. Toutes les photos étaient transmises au QG et décortiquées par les hommes qu’ils avaient là-bas. Yuri se promenait avec une petite coupe d’un champagne onirique à la main et parlait joyeusement avec toutes les personnes qu’il croisait. Surtout les employés. SURTOUT les employés dépêchés par le palace pour organiser la fête et qui n’étaient ici qu’occasionnellement. A travers une énorme porte, il pouvait voir Infinity Midas parler avec la jeune Ophélia Serafino. Le Roi de Kazinopolis était toujours aussi impressionnant. On comprenait mieux pourquoi aucun autre Royaume ne cherchait des crosses à Kazinopolis. Il remarquait aussi deux autres personnes près du Seigneur : son bras droit, qui l’aidait à gérer le Royaume, ainsi qu’un de ses Voyageurs. Il devait représenter sa garde rapprochée, même s’il faudrait quelques Voyageurs de la S afin qu’on puisse appeler ça une garde rapprochée de niveau suffisante. Infinity Midas était certainement LA Créature des Rêves qui n’avait pas besoin de garde du corps.

Yuri continua son petit travail d’espion. Parmi les rares invités qui étaient présents et les nombreux serviteurs de la maisonnée, il fallait dénicher les plus louches. Depuis une demi-heure qu’il était ici et il avait photographié pas moins de trente visages. Il n’avait eu aucun résultat pour le moment, mais il doutait qu’à de nombreux kilomètres de là, on allait jusqu’à s’arracher les cheveux pour surveiller leurs antécédents. Puis des fois, une étincelle d’espoir. Un petit bruit dans son oreillette. C’était la voix de Liz.

« Très bon travail, Yuri. Il y a effectivement des gens qui n’ont rien à faire là. On a retrouvé trois mercenaires de David.
_ Très bien, je continue. »


Et voilà, ils avaient maintenant la preuve que le MMM allait bien frapper ici. Il fallait avertir Joan au plus vite. Pour le moment, Yuri ne devait pas se faire remarquer. On allait laisser l’ennemi s’approcher un peu plus pour être certain de le chopper. Yuri avait compris, et sans dire plus de mots que nécessaire, il coupa la communication. Tiens, une employée de la maison qu’il n’avait pas encore vue. Allons lui sourire et lui parler quelques secondes…

__

Joan était enfin sur place, pile au moment où tout le tintamarre de l’amphithéâtre s’estompait devant l’apparition d’une Créature des Rêves bien habillée qui portait un couvre-chef ridicule. Sur sa veste étaient cousues les quatre figures des cartes et un jeton de casino doré était épinglé au-dessus de sa poche haute. Il y eut même quelques applaudissements pour saluer sa présence qui se faisait tarder. Evidemment, arriver à l’heure aurait été bien trop facile.

« Mesdemoiselles, Mesdames, Messieurs, c’est avec un grand honneur que j’ouvre cette élocution de notre puissant Seigneur Doré, Infinity Midas ! Je voudrais rappeler que nous sommes réunis aujourd’hui afin de rassurer les habitants quant aux différents problèmes rencontrés ces derniers temps. Nous devons être solidaires, tous ensembles. Pour soutenir cette grande idée, nous aurons deux autres intervenants qui introduiront le discours de notre grand Seigneur, j’ai nommé Milan du Royaume des Chats, ainsi qu’Ophélia Serafino, une Voyageuse de Paraiso, un groupe de Voyageurs pacifiste. Avant cela, j’aimerais toutefois vous dire que… »

__

Yuri continuait sa discrète inspection en passant par l’immense hall. Sur place, il salua d’une révérence le grand Midas, le Voyageur garde-du-corps, ainsi qu’Ophélia Serafino. Sa tête lui disait vaguement quelque chose, alors qu’il était pourtant persuadé qu’il ne l’avait jamais vu. Elle devait certainement ressembler à une de ses connaissances. Après avoir discuté deux minutes avec elle, il se dépêcha de grimper des escaliers en prétextant que le champagne ne l’épargnait pas, et où sont vos toilettes, s’il vous plaît ? Il était temps d’inspecter le bâtiment et arrêter de se cantonner aux salles publiques. Dès qu’il fut à l’étage, il se mit à fouiller toutes les pièces qu’il trouvait, longeant un grand couloir. Le palace était peut-être énorme car son occupant principal faisait plus de cinq mètres, et on ne parlait que de la hauteur. Cependant, il n’y avait pas autant de salles que la vision du palace depuis l’extérieur pouvait laisser croire. Maintenant, Yuri devait faire attention : le but était finalement d’éviter les serviteurs qui lui demanderaient ce qu’il faisait ici. Il recherchait peut-être des toilettes, il n’empêchait que l’excuse semblait un peu fluette quand on avait ouvert une énorme porte en or à double battant.

Dès qu’il entrait dans une nouvelle salle, il fouillait rapidement les lieux et repartait aussi sec dans un couloir. Yuri était honnête avec lui-même : ce n’était que par pure formalisme qu’il faisait ça. Il y avait peu de chances pour qu’il découvre quelques chose d’intéressant. Il estimait cependant que rester dans le hall à siroter du champagne ne serait pas extrêmement utile. Allez, il n’y avait plus beaucoup de pièce… Il tomba ensuite sur une grande porte majestueuse. Il l’ouvrit rapidement et constata qu’il y faisait extrêmement sombre. Il rechercha rapidement un interrupteur, et la lumière coula dans la pièce. C’était un large bureau, mais qui était plus à des dimensions normales qu’à celles de Midas. Yuri traversa rapidement la pièce.
Et il trouva le corps. Et merde ! Il fallait prévenir le QG de suite. Yuri appuya sur son oreill…

__

Ce fut la fin du premier discours. L’imposant Milan du Royaume des Chats traversa enfin la cour à son tour pour se mettre au même niveau que le premier émissaire. Le second discours sur quatre commençait. Le Royaume des Chats et Kazinopolis pourraient créer un début d’alliance, une gigantesque coalition pour éviter les conflits. D’autres Royaumes pourraient s’y joindre par la suite afin que…

Joan écoutait à peine ce que l’énorme félin disait à tout le gratin de Kazinopolis. Il était en train de se ronger l’ongle en attendant désespérément des résultats. Très discrètement, il demanda au Docteur Doofenshmirtz ce que faisait Ed. Mais il n’y avait rien à signaler. Au moins, le plan ne cafouillerait pas de ce côté-là. Pour ne pas gêner Yuri en plein travail, il s’interdit de l’appeler ; on ne savait jamais, il pouvait être en pleine discussion et il ne fallait pas lui laisser croire qu’il était là pour autre chose que d’assister à des discours. Si le QG ne l’appelait pas, alors c’est qu’il n’y avait rien à dire. Et Soy était en renfort, dans les parages, et Connors ne devait pas être très loin de Joan. Allez, MMM… Quel tour allais-tu jouer ? L’événement était bien trop important pour que tu ne jettes pas ton grain de sel. Mais avec la puissance qu’il avait et ses alliés, ses angles d’attaque étaient innombrables. Ça faisait longtemps que Joan n’avait pas vu des plans diaboliques réussir, et pour cause, ils étaient aussi faillibles qu’on les croyait infaillibles ; cependant, c’était parfaitement ce dont il était question ces derniers temps : une multitude de petits plans diaboliques, préparés avec minutie, comme une gigantesque horloge. Le résultat final ? Ce n’était pas le chaos. Le chaos était un engrenage de plus. Il y avait quelque chose derrière tout ça.

Il était là, ils étaient là. Yuri avait donné la confirmation, des mercenaires de Davis s’étaient infiltrés dans le palace. La situation allait devenir très compliquée. Leur cible, c’était Midas ou son discours ? De plus, David réunissait des mercenaires très doués. Il n’avait aucun soldat de pacotille dans sa petite armée, juste des personnes expérimentées au combat, des fois des Voyageurs. C’était le seul défaut que reconnaissait le SMB, et que Joan ne savait pas combler : la puissance de feu. Dans un combat direct, entre les deux organisations, on se rendrait bien vite compte que le Super Missile Balistique comptait plus de scientifiques que de soldats, alors qu’en face, ils avaient Garabeòne, Lady Kushin, toute l’organisation de cette dernière, David et ses mercenaires qui pouvaient renverser un Royaume, sans compter le MMM lui-même. Le SMB avait trois cent soldats armés, et quatre Voyageurs de bons niveaux. Le MMM rassemblait une base volante gigantesque, un chef aux pouvoirs sans limite, des subordonnés ultra-compétents et une armée qui devait approcher le millier de personnes. Sans compter qu’ils avaient un plan diabolique à l’échelle multi-Royaume et dont les conséquences semblaient catastrophiques. La situation ne jouait pas en leur faveur.

__

La tension était immense. Le seul qui semblait n’en avoir rien à faire était Fino, qui essayait de trouver un démineur sur son ordinateur et s’acharnait de plus en plus sur le clavier au fur et à mesure de ses recherches infructueuses. Il appela soudainement la stagiaire pour un café, et dès qu’elle se présenta avec la tasse et qu’elle le posa près de lui, il jeta celle-ci par-dessus bord, répandant son contenu sur le sol.

« Ah, merci, il fallait absolument que je casse quelque chose. Tu peux éponger le sol, hein ? »

Il se détourna d’elle et jeta quelques coups d’œil dans les écrans. C’était marrant comme on avait d’un côté, quatre personnes dans un chaudron de gradins et de personnes, une ambiance solennelle, et de l’autre, le petit poussin Ed, tout perdu et frigorifié, seul dans une ruelle vide et sombre. Il n’y avait que ce con pour se faire avoir aussi facilement. Liz s’avança soudainement vers lui, ne jetant aucun regard à la stagiaire qui nettoyait la flaque de café, et elle remonta ses lunettes :

« Des nouvelles de Yuri ?
_ Nop.
_ Ca fait un moment qu’il n’a pas envoyé de photos.
_ Rah, laissez-le quoi, il est juste allé aux chiottes ! »


Le Lieutenant se manifesta, aussi sur le coup, et avoua que c’était étrange. La pression montait soudainement d’un coup dans la pièce : le danger commençait doucement à avancer et avait englouti un de leur pion. C’était extrêmement mauvais. Liz ordonna à tout le monde de sa voix dure et légèrement angoissée que chacun devait redoubler de vigilance. Jusqu’à ce qu’un autre problème apparaisse. Pire qu’un problème, une catastrophe. La gorge nouée, Liz se dépêcha d’appeler Joan :

__

« Joan ! » Le cri lui vrilla dans les oreilles. C’était la voix de Liz, et elle semblait pétrifiée de surprise. Et mince, ça commençait. Il n’eut pas le temps lui répondre que sa secrétaire lui répondait déjà : « On a été localisés !
_ Comment ça ?! »
, répondit-il pressé par l’urgence de la situation, sans se soucier de ses voisins.
« Des policiers sont devant la porte de l’ascenseur du QG, ils ont envahi l’Académie ! Ils veulent qu’on se rende !
_ Quoi ?!
_ On n’a plus de communication de Yuri ! Ça fait une minute qu’il ne nous a pas appelés. Il ne donne aucune réponse !
_ Ecoutez, vous foutez le camp hors de la base ! Abandonnez les locaux ! Abandonnez tout ! Si on se fait arrêter, ils ont gagné !
_ Heurm, Jouan ? »
C’était maintenant la voix du Docteur Doofenshmirtz qui l’appelait. « On a un pétit problème. »

__

Une heure que j’attendais dans la pénombre, le silence, que je m’étais assis le dos contre le mur en espérant qu’un individu quelconque ne vienne mettre le feu. Bon sang… Nan, ça ne faisait pas une heure que je restais là à me rouiller les muscles, ça faisait tout de même un peu plus longtemps. Des fois, j’appelais le Docteur pour apprendre des nouvelles, mais il restait plutôt évasif, ce qui était tout à fait normal venant de quelqu’un qui pouvait oublier à quoi servait la machine démoniaque qu’il avait créé hier. Bon, ça serait une soirée chiante, c’était certain. Je doutais fortement que le MMM ait quelque chose à faire d’une partie entre plusieurs directeurs de petits casinos, sauf si un d’entre eux était son ami et qu’il lui avait promis la moitié de la somme gagnée. On ne le coincerait pas ce soir, non…
Bah justement, en parlant de coincer quelqu’un…

La rue n’était pas spécialement fréquentée ; d’un côté, elle n’était pas au cœur de Kazinopolis, où se regroupaient tous les Rêveurs. Aussi, quand cinq robots de deux mètres avec des uniformes de policier noir intense arrivèrent dans ma direction, je me doutais de quelque chose de louche. Rapidement, j’en informai le Docteur avant que les intentions des droïdes ne furent confirmées : même caché dans une ruelle, ils avaient réussi à tomber miraculeusement sur ma tête de recherché. Ils avaient des gueules bien solides, des petits yeux ronds de la taille d’une douille qui devaient mieux voir qu’un faucon, ainsi que des épaules de lutteur mexicain. Une voix grésillant au possible s’infiltra dans mes oreilles :

« Mr. Free, vous êtes recherchés, car vous êtes devenus un danger pour la population. Nous vous prions de bien vouloir vous rendre et de n’opposer aucune résistance.
_ Oui, stupide Voyageur »
, compléta un autre robot, ce qui agaça celui qui avait parlé et dont la petite banderole tissée à ses épaules devait signifier un grade plus élevé. Je répondis enfin :
« Désolé, je ne peux pas.
_ Nous réitérons notre demande et nous vous assurons que vous serez bien traités.
_ Stupide Voyageur. »
Le supérieur se tourna vers lui :
« AMX-63, je t’ai dit de ne pas télécharger de mob raciste, même si c’est à la mode.
_ Désolé, chef… »
Il lâcha après comme un hoquet étranglé : « Je hais tous ces enfoirés de Voyageurs malpropres.
_ Vous êtes sûrs que votre collègue va bien ? »
, m’enquérais-je en me levant.
« Cela ne concerne en rien votre arrestation, Mr. Free.
_ Il a raison, espèce d’enfoiré de Voyageur malpropre.
_ AMX-63, ton comportement devient vrai… »


Je ne sus pas ce que voulut dire le lieutenant de la petite troupe car sa tête finit éclatée contre le mur le plus proche dans une gerbe d’étincelle et de tôles froissées. Ma main saignait légèrement sous le choc et les débris qui restaient plantés dedans, mais j’avais connu tellement pire. Les autres robots se dépêchèrent de transformer leurs poings en arme à feu. Avant que les premières détonations ne furent tirées, mon panneau de signalisation cabossa sévèrement un autre robot policier au niveau de la tête. Je me servis de son corps pour me protéger des premières décharges qui résonnèrent dans la rue comme des coups de pétard assourdissants. Tandis que je me servais du corps comme bouclier, j’entendais une voix robotique par-dessus les tirs :

« Je savais qu’il tuerait les nôtres ! Les Voyageurs adorent faire ça. »

Désolé. Je n’avais aucune honte à défoncer des machines. Je ne les considérais pas comme des êtres vivants à proprement parler, juste des bouts de ferraille qui savaient parler notre langue grâce à des logiciels. Puis j’étais un habitué de Windows 98. Frapper sur des tours d’ordinateur ne m’avait jamais posé problème.

Je me mis à courir, toujours en soulevant mon bouclier improvisé qui me protégeait des balles. Je le lançai comme je pus sur un des trois robots avant d’en mettre un autre hors d’état avec un swing dans le menton. Une machine s’écroula en arrière dans des bruitages pas très amusants. Ils étaient costauds tout de même. Il manquait encore un robot, qui me tira dessus en se déchaînant. Une paire de portails emprunta ses balles et les redonna à un robot derrière moi, celui que j’avais immobilisé en lui lançant son collègue dessus. Mon arme vola encore une fois et cogna douloureusement le robot à la tempe, qui s’enfonça à l’intérieur de ces mâchoires sous la violence.

Cinq robots hors d’état de nuire en moins de dix secondes… Je n’avais pas perdu la main. Par contre, un portail de gâché et mes poignets me faisaient mal. Je rangeai vite mon panneau dans le dos pour les soulager, et je me dépêchai de prévenir le Docteur, qui ne me répondit pas. Il était peut-être en communication avec la base… Enfin, comment les flics m’avaient-ils trouvé ? On m’avait vendu ? Certainement le MMM. Je ne sus pas encore quoi faire, car je tentais à plusieurs reprises de joindre le Docteur, qui était déjà en « appel », et je cherchais un autre endroit où me planquer vite fait. Des renforts étaient à craindre. Voire de nombreux renforts. La situation allait bientôt devenir hors de contrôle.

Je pus seulement faire quelques pas avant qu’une forme sombre ne se jette sur moi sur le côté, me plongeant dans une autre ruelle en étouffant mon cri.
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MessageSujet: Re: Meilleur Méchant Machiavélique Meilleur Méchant Machiavélique EmptySam 26 Avr 2014 - 22:29
Sur les télés de la base du SMB, on pouvait apercevoir les retranscriptions apocalyptiques des caméras de l’académie diabolique. Des dizaines et des dizaines de policier en tenue de Judge Dredd envahissaient les salles de classe, n’hésitaient pas à faire sortir les gens quand il y en avait, et de dévaster les salles vides (ce qui arrivait souvent, vu qu’ils vidaient les salles quand le premier cas apparaissait). Les portes volaient en éclat, surtout quand ce n’était pas justifié, tous les documents étaient renversés dans un semblant de fouille, et tous les professeurs étaient pris en otage. La justice, avant tout. Tous les informaticiens dans le QG regardaient les scènes simultanées avec horreur : leur base n’était finalement pas si compliquée à repérer tant qu’on savait sous quel bâtiment elle se cachait. Et tandis que les policiers se mirent comme par miracle devant la porte de l’ascenseur qui menait à la base souterraine, la question passa entre toutes les lèvres : comment. Comment étaient-ils si bien informés, et comment leurs ennemis les avait repérés ? C’était invraisemblable. Pas le temps de s’interroger qu’un policier gigantesque, un colosse de deux mètres vingt écarta tous ses collègues avec son bras pour se positionner face à la caméra la plus proche et beugler (pour lui, le verbe « dire » signifiait beugler plus bas, soit un acte pas très naturel) :

« Nous savons que vous êtes ici ! Vous êtes inculpés de protéger le recherché Ed Free ! Vous m’entendez ? VOUS M’ENTENDEZ ?! » Il frappa dans le mur qui partit en plâtre. Il n’était pas très patient.

  Liz décida de ne pas répondre. Au contraire, elle dit à chaque subordonné d’évacuer. Que c’était un ordre de Joan, évidemment. Qu’ils prennent quelques affaires, beaucoup de données, mais qu’ils se sauvent. Ce fut un fouillis indescriptible, plus encore que le ballet destructeur des policiers à quelque dizaines de mètres au-dessus d’eux. En plus d’être peu organisé à ce genre de manœuvre, il fallait éviter les espaces serrés et les câbles qui jonchaient le sol. Tandis que Liz vit les gens s’agiter, Giovanni lui posa la main sur l’épaule :

« Ne peut-on pas combattre ? Nous avons des murailles pour contrer les invasions ennemies, des murs qui peuvent se déployer.
_ Contre le MMM, oui. Pas contre des policiers. Si on émet la moindre résistance, nous serions vraiment hors-la-loi. Ça serait un grand gâchis. Et si on lève toutes les portes et toutes les barrières, on ne pourrait pas s’enfuir par la sortie de secours. »


  Ces arguments étaient bons. Et malheureusement, ils furent balayés en quelques secondes. Car contre toute attente, avant même que la sortie de secours puisse être empruntée par une seule personne, toutes les défenses de la base s’activèrent. Des chuintements énormes s’élevèrent dans tous les sens, alors que des murs bloquaient des couloirs, des entrées, des sorties. Rapidement, chacun fut emprisonné dans l’immense salle, et cent soldats en alerte se déployèrent dedans sans comprendre ce qu’il se passait en sortant de couloirs eux aussi bloqués. Ils étaient maintenant tous pris au piège, et on voyait les policiers, par caméra interposée, qui commençaient à découper la porte de l’ascenseur avec des lasers. Le supérieur hiérarchique se remit à hurler dans la caméra sans savoir s’il était écouté ou pas. Liz fouillait la salle dans tous les sens pour trouver le coupable de cette traîtrise. Mais il y avait trop de corps maintenant, trop compacts. Qui était assez proche du panneau pour déclencher l’alerte maximale et ainsi les bloquer ? Trop de monde, trop d’agitations, trop de bruit.
Et une détonation de pétoire explosa aux tympans de tout le monde, le vacarme sublimé par le lieu clos. Tout le monde rechercha l’origine du tir, et celui-ci ne s’en cacha pas. C’était un petit phoque qui se tenait maintenant sur un ordinateur et dont le canon de l’arme fumait encore.

« Bande de trouducs, je m’excuse platement de vous avoir coincés ici. Maintenant, je crois qu’on va parler, puisque j’ai toute votre attention. »

__

« Maintenant, j’aimerais laisser la parole à Ophélia Serafino, qui a très gentiment accepté de participer à cette réunion. Je pense qu’elle pourra répondre à de nombreuses questions que vous vous posez sur les Voyageurs, et j’espère – nous espérons tous, qu’elle saura dissiper quelques-unes de vos craintes. Je vous remercie. »

  Un tonnerre d’applaudissement conclut le monologue de Milan qui recula pour laisser place à la large porte qui s’ouvrit une nouvelle fois sur une silhouette bien plus frêle que l’immense félin. Le trac d’Ophélia disparut évidemment, s’évapora comme s’il n’avait jamais existé. Elle était là, les projecteurs l’empêchaient de voir précisément le bon millier de visages qui la regardaient. Elle était encore en robe, elle adorait les robes, et une coiffeuse du Royaume s’était occupée de ses cheveux pour qu’ils soient bien coiffés et qu’on puisse voir sa nuque. Ophélia avait un micro vert dans les mains, et une nouvelle salve d’applaudissement vint saluer son arrivée. Elle sourit presque timidement devant tant de personnes qui la saluaient sans la connaître. Elle attendit que s’éteignent les vivats pour commencer son discours, tout chaud dans sa tête.

« Mesdames, Messieurs, je vous remercie chaleureusement pour votre accueil. Je ne serais pas longue, je vous rassure. » Quelques rires, elle releva la tête. « Vous avez peur des Voyageurs. Je peux même dire, que NOUS avons peur des Voyageurs. Et de cette peur nait la haine. Et de cette haine va mener à ce pourquoi nous avons peur des Voyageurs. Ce n’est pas en les provoquant et en les chassant que nous obtiendrons la paix, que du contraire : en les provoquant et en les chassant, ils vont eux aussi se mettre à avoir peur et à ressentir de la haine. Cette introduction peut vous paraître simpliste, je m’en excuse. Il faut que nous sachions tous que les véritables Voyageurs dangereux sont très rares. Et que les autres n’ont pas vocation à être agressifs, peuvent respecter les règles. Si on leur tend la main, en retour, les Voyageurs comprendront qu’ils ne sont pas la cible et pourraient revivre en harmonie, comme avant. Je comprends aussi que je vous demande quelque chose de difficile, car je dis que c’est à Dreamland de faire le premier pas vers la réconciliation, puisque c’est Dreamland qui a aussi fait le premier pas vers la chasse aux sorcières. Et je veux vous expliquer quels sont les enjeux, quels sont les impacts, et surtout, pourquoi on ne doit pas avoir peur. Nous serons en situation de crise si et seulement si nous agissions comme si nous étions… »

  Joan n’écoutait toujours pas le discours d’Ophélia, même s’il était content pour elle qu’elle puisse montrer assez d’audace pour tenter de maintenir la paix alors que les esprits étaient échauffés de Rocco. Cependant, il y avait plus important pour le moment qu’un discours. Le QG était en péril, le SMB était en péril, même Ed, reclus à l’autre bout de la ville, était en péril. Maintenant, Infinity Midas était en péril. Que faire ?

  Son cerveau tournait à plein régime. Joan adorait ça ; un sursaut d’adrénaline. Malheureusement, à part rester sans rien faire, il ne voyait pas quelle stratégie adopter. C’était Ophélia qui était en train de parler, il pouvait se lever, foncer vers elle et les prévenir tous du danger que les spectateurs courraient. Mais voilà, l’ennemi avait trop d’informations. Tous les policiers devaient savoir qu’il était complice, qu’il était le chef de l’organisation qui protégeait Ed Free, et pas moralement du bon côté. Même si techniquement, ils n’étaient que vertus. Si on le capturait maintenant, autant dire que le SMB était vraiment foutu. Le MMM avait choisi sa stratégie : faire échec au roi, à la reine, et à tous les pions en même temps. Il ne fallait pas céder à la panique et se découvrir. Allez Joan, que faire maintenant ?
Anticiper le prochain coup de l’ennemi.
Et contrattaquer directement. Il ne restait plus qu’à savoir comment frapper en retour. Joan ferma les yeux, et même s’il n’était pas croyant, jura qu’une prière se fut glissée entre ses dents.

__

  Je me débarrassais d’un geste brutal du bras le corps qui m’était tombé dessus. Je me relevais tandis qu’en face, on fit de même. Je suspendis ma prochaine attaque parce que je crus que c’était Hélène des Private Jokes qui m’avait sauté dessus : la personne en face de moi portait un masque à gaz de la première guerre mondiale qui cachait totalement son visage, ainsi que ses yeux. Non, cette personne était plus grande qu’Hélène. Par contre, de là à dire que c’était une fille ou un garçon, aucune idée. Le manque de posture défensive m’ôta toute idée de coller un pain à la personne. Cette dernière chercha juste à agiter les bras en s’excusant :

« Ne frappe pas, Ed, ne frappe pas. » Je notais deux choses (sans vouloir faire mon Sherlock Holmes) : l’autre connaissait mon prénom, et il me tutoyait. Je répondis naturellement :
« On se connait ?
_ Pas vraiment. »
Pile la réponse qu’il fallait pour m’énerver. Je n’avais aucune idée de la personne que j’avais en face et on me donnait une réponse imprécise. Je voulus lui répondre quelque chose de cinglant, mais le Docteur tenta de m’appeler par l’oreillette. Je lui dis que je le rappellerai dans quelques secondes. Le masqué continua. Sa voix était indéfinissable à cause du masque. Difficile de faire plus suspect. Celui-ci se présenta tout-de-même :
« Je suis un indic du SMB. IR.
_ Incendie Révolutionnaire ? »
, demandais-je, et je me souvenais qu’effectivement, Joan en avait déjà parlé. Ensuite, se cacher la tête, c’était un tout petit fort. « Désolé, j’ai une forte tendance à ne pas croire les personnes qui couvrent leur visage et masquent leur voix. Surtout ces derniers jours.
_ Je m’excuse, je ne peux pas dévoiler mon visage. »
Je surveillais la personne pour tenter de la reconnaître par sa stature, plutôt fine, malgré des vêtements larges. Un homme maigre, ou bien une fille. Ça n’allait pas m’aider. « Cependant, pour te prouver ma bonne foi, je peux te donner une info qu’on tente de te cacher : Infinity Midas fait un discours en ce moment-même à l’autre bout de la ville. » Si je n’avais pas été surpris, je lui aurais dit, euh pardon, quoi ? C’était les mots qui formulaient actuellement ma pensée mais qui n’arrivaient pas à franchir ma bouche. Le SMB, bande de pourriture… Ils pouvaient pas me le dire ? Je frôlai mon oreillette du doigt :
« Docteur ?
_ Voui ?
_ C’est vrai, ça ? Qu’il y a un événement important de la taille d’Infinity Midas et que le SMB s’est plutôt bien foutu de ma gueule ?
_ Heurm, euuh… Oh, Ed, jé viens dé trouver du bon chocolat ! Ca té diré qu’on lé mange ensemble dès qu’on se retrouve ?
_ Docteur ? »
, répétais-je en mettant une insistance plutôt agacée. Une énorme déception me bouffa l’abdomen.
« Raaaah… Oui, Ed. C’est un peu vrai.
_ Un peu seulement ?
_ On né sait jamais, peut-être qué lé MMM sé sérait attaqué à la partie dé poker, nan ?
_ Ouais, génial. C’était très probable, et ça explique pourquoi vous ne m’avez rien dit.
_ Désolé, Ed… »
Sa voix était sincère. Le Docteur Doofenshmirtz restait quelqu’un de véritable, de simple, certainement parce que son cartoon d’origine ne laissait pas de développement philosophique très poussé du personnage. Ce qui en faisait finalement quelqu’un de bon. Sur quelques aspects. Il avait dû détruire des barrages pour se faire une piscine privée, mais il avait un fond plutôt correct. Il continua : « Joan né vé plous té méttre au cœur dé l’action tant qu’oune menace né pas identifiée. »

Je haussais les épaules et compris que ce n’était pas sa faute. Il n’était pas du genre à prendre des décisions autres que celles qu’on lui imposait, surtout quand les enjeux nous dépassaient tellement qu’on ne demandait qu’un supérieur pour se décharger des responsabilités. Je me demandais juste pourquoi les ennemis m’avaient localisé mais s’étaient contentés de m’envoyer des robots policiers en leur indiquant ma cachette. Pourquoi n’étaient-ils pas venus eux-mêmes ?

  Pour changer de sujet, je demandais les dernières nouvelles, et fus informé des problèmes : le QG était attaqué, et Yuri avait disparu avant de dénicher des ennemis sur place, qui s’étaient infiltrés dans le palais. La situation était catastrophique, oui. Bientôt, tout l’amphithéâtre pourrait exploser, à moins que ce ne fut Infinity Midas qu’ils ne cherchent à assassiner. Si on continuait sur ce chemin, alors le SMB crevait cette nuit et le MMM pourrait tranquillement faire défiler son plan jusqu’à ce qu’on ne puisse plus l’arrêter. Il fallait faire quelque chose, absolument. L’équilibre de Dreamland serait bouleversé si Infinity Midas venait à mourir. Pourquoi fallait-il toujours qu’on soit autant sur le fil ?

  Le Docteur me demanda ce que je devais faire, et je ne sus que lui répondre. IR en face de moi, si c’était bien lui, restait immobile et attendait patiemment que je termine. Je m’en rendis compte enfin, mais c’était un Voyageur. Comme Nedru finalement. Il semblait vouloir intervenir, mais il avait rapidement compris que j’étais méfiant.

  Et surtout, dans ma tête, je réfléchissais. Devais-je y aller ou non ? En fait, je compris rapidement pourquoi on ne m’avait pas venir dans le grand discours : pour éviter de condamner tout le SMB, pour éviter qu’on ne m’associe avec des alliés ou avec une organisation quelconque. Exactement comme il était en train de se passer au QG maintenant. De plus, je serais une proie de choix pour mes ennemis. Si j’y allais, n’allais-je pas provoquer la chute de l’organisation toute entière ? Je me jetterai dans la gueule du loup en tout cas, parce que me foutre devant Infinity Midas alors que ses patrouilles me recherchaient, c’était tout bonnement l’acte le plus crétin. En y réfléchissant, plus crétin encore, ça serait de balancer une bougie sur le Seigneur Obscur. Et encore une dernière variante qui empêchait que je courre comme un dingue à travers toute la ville : le temps. Il faudrait que je me grouille, et j’étais à l’autre bout du Royaume. Recherché. Pas extraordinaire. Non, il fallait réfléchir à un autre plan. Ne pas se jeter dans la gueule du loup, mais plutôt l’étrangler. Il fallait anticiper les manœuvres ennemies. Je ne pouvais peut-être pas sauver le bunker du SMB, j’étais à Kazinopolis. Voyons voir… Rah, cette solution n’allait pas… Celle-là, non plus. Et celle-ci non plus… Et… Non… Toujours pas… Et merde ! J’étais condamné à ne rien pouvoir faire ?

« Si je puis me permettre, Ed, il faut que t’y ailles… » Je mis quelques secondes à imprimer ce qu’IR venait de me dire. Je le regardais avec des sourcils froncés qui demandaient des explications. « Je pense sincèrement que tu dois le faire.
_ Foncer interrompre le discours ?
_ Je ne sais pas. Sauver la situation. Pour le moment, elle est catastrophique. Tu es peut-être le seul à pouvoir encore faire quelque chose. Le MMM n’a pas encore frappé, tu peux encore l’arrêter.
_ C’est pas faisable. Enfin, moi, de là où je suis, je vais avoir du mal. »
, devais-je avouer en ravalant ma fierté. Et IR restait trop louche pour que j’écoute sérieusement ce qu’il avait à me dire. Il renchérit :
_ Tu DOIS le faire.
_ Pourquoi je DOIS le faire ?
_ Ça va être gênant de le dire, là… »
Un silence. Il allait craquer, il ne le cachait pas. « Enfin, Ed… je suis un grand fan.
_ De quoi ?
_ Euh, de toi. »
Ah. Ankward. J’aurais pu tenter d’être un peu plus star. « J’ai assisté à ta victoire au Tournoi des Jeunes Talents, j’ai suivi un peu tes exploits. Je pense donc que tu dois le faire. C’est comme ça que ferait Ed Free. Tu as un Tatouage, non ? » Sa voix devenait de plus en plus emballée derrière son masque à gaz. Ce type ne semblait pas mentir. J’avais un fan… Doofenshmirtz tenta une communication, mais je le repoussai :
« Plus tard, Docteur, j’ai un fan.
_ Ah ? »
Je me tournai vers IR un peu plus crânement que d’habitude :
« J’ai bien un Tatouage de Lord Crazy, ouais.
_ Je l’ai vu dans le DreamMag. A l’encre de la vérité. Ed, tu es un fonceur. C’est ce que dit le Tatouage !
_ Il serait bien gentil de pas décider pour moi.
_ Tu penses que tu dois rester ici ? Ne rien faire ? De toute façon, les patrouilles de police vont venir maintenant que tu as détruit cinq robots.
_ Le SMB est en train de se faire disloquer de tous les côtés. Si j’agis comme le MMM l’entend…
_ Arrête de te faire des idées ! On s’en fiche de ce que le MMM a prévu ou pas ! Ça sera ton excuse quand il aura réussi son plan ?! ‘Excusez-nous, on n’a rien fait de peur qu’il nous batte ?’
_ Il faut avancer avec du… discernement. »
, avouais-je en plissant les yeux comme si le mot avait du mal à sortir. Normal qu’il avait du mal : je le connaissais à peine, ou tout du moins, sur Dreamland ; j’étais censé l’avoir oublié. Pourquoi tentais-je absolument de me justifier alors que je pouvais changer d’avis ? Je comprenais de suite le problème de mon argument avant même qu’il ne fut soulevé par l’inconnu avec une voix railleuse :
« Ed Free, une tête brûlée comme il en existe pas dix, veut agir avec du discernement… J’ai l’impression de rêver.
_ Justement, je crois que c’est ce que tu es en train de faire. »
, lui dis-je extrêmement agacé qu’on remette en cause mon image. Putain, je bouillais à la vitesse de l’éclair, là.
_ Attends, je pensais que tu sauvera…
_ BON !!! OKAY !!! TA GUEULE !!! »
, avais-je explosé. Ma voix baissa en intensité mais adopta un ton extrêmement grognon que je ne me connaissais pas : « Je vais y aller ! Puisqu’on me fait chier ! » Mon esprit tout entier approuva ma décision. Il fallait que je prévienne les autres. « Docteur Doofenshmirtz, le SMB est en danger. Je vais aller directement me rendre à l’amphithéâtre le plus rapidement possible. Tu es avec moi ?
_ Jé souppose qué jé né pas lé choax. J’ai une route très bien, tou mettras moins dé quarante minutes en courrant à fond.
_ J’ai une route encore meilleure, Docteur. »
Pendant le temps que je discutais avec IR, j’avais déjà réfléchi au moyen le plus rapide d’aller d’un point A à un point B à Kazinopolis. « On va y aller par les égouts.
_ Quoi ?
_ C’est par là que les pièces d’or du Royaume transitent d’un établissement à un autre. Donnez-moi les chemins souterrains qui passent les plus près de l’amphithéâtre rapidement.
_ C’est compris. »
Il avait surtout compris que j’avais un plan, mais pas la nature de ce dernier. Tant mieux. Ça serait mon prochain exploit stupide de la semaine.

  Je jetais un dernier coup d’œil à IR, et je le… remerciais. Il me dit que ce n’était rien et me souhaita bonne chance. Je disparus dans une nouvelle paire de portails quand j’entendis au loin des sirènes de policier s’approcher des environs. Je laissais l’indic avec ses problèmes ; j’essaierais de percer plus tard l’identité de cet indic et surtout, ses intentions. Bon, Ed, il était temps de courir comme un dingue. Evidemment, il n’y avait presque pas de lumière dans les égouts, mais quelques lampes écartaient doucement l’obscurité maîtresse. J’étais plutôt dans une large allée, je pouvais continuer tout droit, vers la position de l’amphithéâtre. Je savais que j’étais à une périphérie de la ville, donc je devais donc aller vers le centre. Je pris la bonne direction et me mis à courir. De plus en plus vite. Et enfin, je sprintai dans le sous-sol de la ville, où ne circulait aucune eau malpropre. Ça sentait le renfermé, mais pas le dégueulasse comme d’habitude. Un énorme plus, je ne mourrais pas étouffé. Sans faire attention aux bifurcations de taille mineure qu’on me proposait, je continuais à courir sur ma lancée, et une minute après, le Docteur intervint :

« J’ai téléchargé les cartes. Continoue sur deux kilomètres, et jé té diré quand tourner à gauche.
_ C’est compris.
_ Ed, tou fé confiance à oun individou masqué ?
_ Nan. Je fais pas confiance à quelqu’un qui me tutoie d’office et se dit fan après. C’est pas crédible.
_ Alors ?
_ Alors ce n’est certainement pas un agent du MMM. Difficile de faire plus suspect que ça.
_ Alors ?
_ Alors, on fonce. »


  Façon de parler, le « on » : il devait être assis sur un ordinateur en train de pianoter quelques machins sur son clavier, avec certainement une assiette de toast qu’il aurait fait cuire avec un laser quelconque. Moi, par contre, j’étais sur le terrain, dans les égouts de Kazinopolis à courir jusqu’à perdre haleine, me demandant si je n’allais pas être vidé de mon énergie une fois arrivé sur place. Mais bon, il y avait peu de chances que je cours jusqu’au bout. Je n’étais pas allé dans les égouts de la ville pour rien, et en plus d’être très discret, je devrais trouver un moyen de transport très rapidement. Bah, tiens, quand on parlait du loup.

  Je m’excusais au Docteur d’avance de la communication qui allait bientôt couper. Et que je le priais de hurler « Stop ! » dès que je devrais tourner au passage fatidique. Mais de bien hurler, car le véhicule était très bruyant. Car déjà, je l’entendais gronder sous la ville. Je me rappelais la première fois que j’étais arrivé à Kazinopolis avec Jacob : pour faire un génocide de connards. Evidemment, on avait réussi à me capturer et la méthode d’exécution des méchants avait été aussi sommaire que stupide, tenant d’un antagoniste diabolique de James Bond : m’emprisonner dans les égouts, et attendre. Disons que c’était par-là que transitait l’argent, n’est-ce-pas ? Vous imaginiez bien que ce n’était pas dix misérables pièces qui se battaient en roulant sur le sol. Plutôt des tonnes et des tonnes de pièces de monnaie qui dévalaient les égouts telle l’avalanche la plus chère de l’Histoire. Le grondement s’intensifiait peu à peu, et je reconnaissais déjà le bruit de centaines de milliers de pièces qui s’entrechoquaient, avides de chair fraîche. Je me demandais combien de personnes avaient déjà clamsé dans ces égouts. Et je me demandais aussi si des clients ou des banquiers retrouvaient un peu d’hémoglobine séchée sur quelques pièces. Et je me demandais aussi qui serait la première personne à gagner une pièce en or avec une de mes gencives collée dessus.

  C’était avec ses joyeuses pensées morbides que je continuais à courir, et qu’enfin, je pouvais voir l’énorme déferlante jaillir tel un geyser sur une allée adjacente, fonçant comme un TGV doré qui manquerait de place. Je savais que je ne gagnais pas de temps à courir comme un dératé, et que je m’économiserais un peu d’énergie. Mais mon instinct de survie était quelques fois tatillon, et s’il avait accepté que je fonce sous le museau d’Infinity Midas et du MMM, il refusait que je me fasse écraser par plus de monnaie que je n’en verrais jamais. Il avait ses principes. Puis, dans mon esprit, l’ouragan de pièces d’or n’était pas aussi démesuré que ça ; le passé avait étouffé un peu de l’horreur de la chose, et je me rendis pleinement compte de la stupidité de mon idée. Mais alors, pleinement.
Je commençais d’ailleurs à paniquer quand les premières pièces tombaient près de mes chaussures et que je sentais que j’allais me faire dévorer.
Je pensais aussi que si on découvrait le lieu où j’étais mort, on se poserait quand même quelques questions.
Bon, okay, trop tard pour penser à autre chose, j’avais perdu la course.

  La mer me ballota si sérieusement que je crus que je me noierais. Je retrouvais la même sensation, avec un courant encore plus fort, et l’eau avait été remplacée par des tonnes de petits cailloux fous furieux. J’avais pris ma respiration avant de me faire emporter par les pièces, et j’avais eu mille fois raison. Je n’avais aucun espoir de parvenir à ouvrir ma bouche sans que je n’avale quelques pièces. Je me faisais souffler comme une brindille, et rapidement, je perdis mes lunettes de soleil, mais je retenais de tout cœur mon panneau de signalisation, le frein à main de cette dangereuse traversée. Je n’entendais presque plus le grondement tant j’étais entouré par lui ; par contre, la douleur était impressionnante. Etrangement, j’avais surtout l’impression d’être dans un étau. Car passé le choc du premier contact, j’étais plus enterré qu’autre chose sous des kilos d’argent. J’étais évidemment ballotté dans tous les sens, souvent écrasés de toutes parts, et je me souvins avoir raclé le sol sur plusieurs centaines de mètres avant de rebondir comme je pus pour me retrouver au milieu du déluge. J’eus même la terrible impression d’avoir lâché mon panneau de signalisation comme une merde, mais mes doigts étaient tellement douloureux que j’en oubliais les plus évidentes sensations. Je me sentis faire plusieurs saltos dans la mêlée.

  Je dû utiliser une paire de portails pour me tirer de ce bourbier, me replacer devant lui, et me permettre de respirer un peu ; quelques secondes, le temps de repartir avec ce boulet doré d’une centaine de mètres de long. Et encore une fois, je fus explosé comme une merde pendant quelques temps. Cependant, j’avais tellement ressenti chaque seconde comme une punition martelée que j’en avais oublié la notion du temps. Car tandis que je chutais, que je me faisais écrabouiller de toute part, que mon corps se faisait emporter dans un tourbillon de douleurs et de bleus, j’entendis de très très loin la voix du Docteur sans entendre ce qu’il disait, mais en comprenant. Je réussis à surpasser la douleur, et à enfoncer mon panneau de signalisation dans la surface la plus proche que je pouvais trouver. Puis dès qu’il fut planté d’un mètre dans le béton, je le tins fermement et attendis que l’orage passe. Il fallut cinq secondes pour que les tonnes de pièce continuent leur chemin sans moi, me laissant vide. Je tombais sur le sol comme une crêpe (j’étais perché à deux mètres de hauteur) et respirai comme je n’avais jamais respiré. Je saignais principalement des mains et de quelques blessures au visage. Merde, les endroits stratégiques où le sang ne s’arrêterait pas de couler facilement. Je déchirai les manches de ma veste et en firent rapidement des bandages pour mes mains. J’arrachai une autre bande de tissu et j’en fis un ruban que je serrai extrêmement fort au niveau du front pour arrêter les saignements. Ça me faisait mal à la tête, mais ça avait au moins le mérite de me faire croire que j’étais bon pour me soigner tout seul.

  Je remerciai le docteur et traversai rapidement les derniers mètres qu’il y avait à faire en essayant de désankyloser mes jambes abattues. Je finis par m’accorder une petite minute de repos pour que le corps fonctionne à peu près normalement, que mes articulations se réveillent, et que je vire les pièces qui s’étaient infiltrées dans mes vêtements. Puis je repartis pour de bon. Je trouvai une échelle que j’escaladai sans plus tarder. Et évidemment, la gouttière était hermétiquement fermée. Deux coups de poing bien placés, et les gonds cédèrent. Mon poing chouina, mais je n’avais pas le temps d’écouter ses jérémiades. Y avait une autre foule à sauver des attentats terroristes du MMM. J’étais maintenant dehors, et la fraîcheur m’entourait à nouveau. Je ne devais pas ressembler à grand-chose maintenant, même si je pourrais en profiter. A la place d’un Ed Free, on avait plutôt un type avec la face couverte de sang, sans lunette de soleil, et avec un bandeau poisseux autour du front. Bon, d’accord, le panneau de signalisation trahissait mon identité. Le Docteur profita de ce petit moment de calme pour tenter de m’aiguiller vers la bonne direction. Et aussi de me prévenir :

« Il y a des barrages dé policiers partout. Tou vas avoir dou mal à passer.
_ Les immeubles n’ont pas l’air bien grands. Je vais tenter de passer par le haut. »


  Il dit que je pouvais toujours tenter. J’avisai un immeuble et grillai pour la quatrième fois de la soirée ma paire de portails. Ma limite était de huit, j’avais donc épuisé la moitié de mes réserves. Je me retrouvais maintenant à l’avant-dernier étage de l’immeuble le plus proche. Je m’excusai rapidement quand je passai devant deux Habitants des Rêves chez eux, et enfonçai (défonçai, oui) la porte qui menait au couloir du bâtiment. Je trouvais les escaliers les plus proches, grimpai et grimpai. Plus qu’une porte à défoncer, et à nouveau l’air libre. Vent de plein fouet. Il soufflait plus fort maintenant que j’étais sur un toit. J’en profitais pour respirer un bon coup ; je commençais à ressentir les effets de la fatigue qui se mélangeaient à la douleur qui saisissait déjà mon corps. Je demandais confirmation de la direction au Docteur, et dès qu’il donna son aval, je fonçai.

  Encore une fois, j’étais en train de courir. Jamais je n’avais si bien porté mon Tatouage que maintenant. Je n’avais fait que ça ces dernières nuits, ça en devenait ridicule. Bon, je n’allais peut-être pas faire que courir cette fois-ci : j’allais un peu sauter aussi. Je fis un bond gigantesque avant d’atterrir sur le toit d’un bâtiment sept mètres plus loin. Je faillis perdre l’équilibre à cause de la violence de l’atterrissage, mais je parvins à me rattraper au tout dernier moment et à continuer à foncer. Le savant me prévint que j’allais arriver dans moins de cinq minutes à cette allure. Très bonne nouvelle, champagne pour tout le monde, mais je n’étais pas sûr de pouvoir tenir la coupe de champagne. Je sautai une nouvelle fois, et je traçai à soixante-dix mètres du vide la rue en contrebas. Elle disparut elle et ses lumières pour laisser la place à du béton. Je tenais bon, à chaque bond que je faisais, mes jambes encaissaient douloureusement le choc. Je n’en pouvais plus mais fallait quand même continuer à courir. Et arriva évidemment un immeuble qui dominait ses camarades de plus de trente mètres. Je sautai sans m’arrêter, même si j’allais me manger le mur de briques grises. Mon panneau de signalisation se planta une nouvelle fois dans le mur, même si mes bras et mon côté droit accusa le choc. Mes jambes flottèrent au-dessus du vide, et seules mes mains qui s’agrippaient à mon arme m’empêchèrent de faire le grand saut ; le tout dernier. Je remontai sur mon panneau et me servit de celui-ci pour escalader rapidement les quelques mètres que j’avais à faire. En prenant appui sur le mur avec mes pieds, et en déplantant et plantant successivement mon arme de plus en plus haut. Je finis enfin sur le toit, après avoir joué des muscles toute la montée. Faisait chier.

__

  Joan se demandait encore malgré l’énergie qui l’habitait et qui grondait en lui comment il parvenait à rester aussi immobile. Il contemplait la scène comme s’il voulait la changer en pierre du regard, et alors que tout le monde applaudissait le discours d’Ophélia qu’elle venait de terminer, il restait proprement de marbre. Toutes ses pensées s’échouaient dans son crâne les unes après les autres. Il n’avait aucune solution à se mettre sous la dent : soit le problème ne tenait pas de lui, soit il n’y avait pas de problème, ou plutôt, il était atrocement bien caché, quelque part, et le temps de réponse serait fortement limité. Il reçut un appel du Docteur Doofenshmirtz ; ce n’était pas trop tôt.

« Docteur, comment évolue la situation de votre côté ?
_ Et bien, c’est compliqué.
», tenta d’introduire avec hésitation le Docteur. Il accéléra quand il sentit la colère de Joan percer la distance : « Ed s’est enfoui et sé dirige maintenant vers vous.
_ Très bien. C’est peut-être le meilleur à faire en fin de compte. C’était ça qui était compliqué?
_ Il a croisé Incendie Révolutionnaire, puis il est allé dans les égouts, et il sôte dé toat en toat. »
Un petit silence. Joan reprit :
« Bon, tant qu’il vient. Dis-lui qu’Infinity Midas va bientôt apparaître. Et qu’il doit sauver Yuri, qui est à l’intérieur. Il a peut-être trouvé quelque chose qu’il n’aurait pas dû. Il y a des ennemis puissants dans le bâtiment, qu’il fasse attention.
_ Il dit okay, et qu’il va tenter dé faire preuve dé discérnément. »


  Et la nuit prochaine, il lui demanderait ce que venait foutre IR là. Mais le stress lui avait fait oublier de pointer ce léger détail plutôt déroutant. De plus, Infinity Midas se dévoila enfin, et les applaudissements perdirent en bruit ce qu’ils gagnaient en respect. Le centaure lion semblait inébranlable, et pendant trois secondes, Joan se demanda exactement quels étaient les chances de succès du MMM avec un tel gabarit en face. Même une bombe, si elle explosait de tout son saoul en plein sur lui, pourrait très bien ne lui laisser aucun dommage. Il était vêtu d’habits impressionnants qui laissaient jaillir sa musculature incroyable, et on pouvait voir à ses côtés son chambellan, évidemment, ainsi qu’un de ses Voyageurs, dont l’utilisé restait encore à deviner. Où se trouvait l’ennemi, quel était son objectif, et quel serait son mode opératoire ? Malheureusement, trop de réponses possibles à trop de questions. Pire encore, le QG ne répondait plus : ça voulait dire que l’état d’urgence avait été activé, ce qui était exactement le contraire de ce qu’il fallait faire et de ce qu’il avait ordonné.

__

  Crac.
  C’était certainement ma cheville qui était partie en vrac, mais je priais pour que non. Je n’étais plus du tout loin du palace, j’étais même capable de l’apercevoir (ainsi que tous les barrages policiers placés autour). Le Docteur Doofenshmirtz m’avait prévenu des consignes de Joan, et j’étais content de ne pas être venu pour rien. Okay, retrouver Yuri, déjouer le complot potentiel. Bon programme. Il fallait encore que je saute, que je traverse le vide entre les immeubles, et j’arrivai bientôt dos au palace. Je pouvais deviner l’amphithéâtre qui se trouvait derrière le toit, même si le voir était chose plus difficile. Voilà, j’étais à la limite, il ne me restait plus qu’à sauter toutes les défenses placées près du palace d’une paire de portails, après une chute dans le vide qui me rapprocherait encore de ma destination.

  J’étais peut-être crevé, j’avais peut-être peu de chances de réussir la mission, j’avais peut-être seulement trois portails, en bref, les enjeux étaient énormes et je n’avais pas de bonnes cartes dans ma main. Cependant, j’aurais absolument voulu voir la tête du premier mercenaire de David que je croisai dans le palace fait d’or. Car de son point de vue, il avait dû me voir débouler, sorti de nulle part, faisant plusieurs roulades de suite sous l’élan de ma chute et de ma réception avec la paire de portails, et enfin, il avait dû me voir me lever comme une loque, la face ensanglantée, comme une sorte de Rambo défoncé au parquet, le bandeau autour du front, les manches détruites, les poings recouverts de tissu. Il me reconnut parce que j’avais mon panneau de signalisation dans la main, je reconnus en lui un ennemi, parce que ses yeux perçants exprimaient tout à fait leur désir de me tuer, et qu’un employé au service de Midas ne devait pas avoir un couteau sur lui et le dégainer avant de poser des questions. Je levai juste ma main :

« Atta… Ahh… ahh… ahh… Laisse-moi dix secondes s’il te plaît… Ahh… j’en peux plus… »





  La seconde d’après, je me pris une corde à linge et retombai sur le sol comme une pauvre merde. Trop classe, le grand héros. Me manquait plus qu’à chialer comme une gonzesse. J’avais lâché mon panneau de signalisation sous le choc, et mon cou faisait la grève : l’oxygène ne devait plus passer d’un côté ou de l’autre. Le petit salopard, si je réussissais à me relever… Je vis la lame du couteau devant mes yeux et je fis une pirouette latérale. Je me cognai contre le large mur du couloir et me relevai aussi rapidement que j’en étais capable. J’esquivai une taillade, puis une autre, je me dégageai du mur derrière moi et repris position. Le couteau passa devant moi, et je réussis à attraper le poignet. Je lui fis une torsion telle qu’il fut obligé de lâcher sa lame, mais il se dégagea en m’envoyant un coup de pied dans le ventre. Ouah, il était costaud en face. Ça n’allait pas être simple. Et dire que le temps jouait contre moi… Le gars en face fonça vers moi, n’ayant plus son arme, et tenta de me rentrer dedans à pleine vitesse. Si j’avais été plus en forme, oui, je l’aurais défoncé. Mais là, j’avais du mal à respirer. Au lieu d’esquiver tel un toréador, il me rentra en plein dedans et me plaqua contre le mur. On tourna tous les deux  en tentant de faire tomber l’autre, mais rien ne marchait. Je lui envoyai un coup de boule pour lui faire comprendre ma façon de penser, et il lâcha prise dans un grognement. Un coup dans le bide qui le fit s’agenouiller en expulsant tout l’air de ses poumons, et je partis. Je le laissai tranquille et fonçai dans le couloir : je n’avais pas le temps de me défaire de lui, et peut-être pas l’énergie. J’étais certainement au premier étage, et d’après le rapport oral, Yuri n’avait pas dépassé celui-ci. Il devait être dans les parages. Putain, dire que mes lunettes avaient été englouties par les pièces des égouts ! J’étais presque aveugle sans elle.

  Je n’eus pas le temps de me reposer qu’une seconde personne arriva, une femme aux cheveux courts et aux oreilles d’elfe. Sans me demander ce que je faisais ici, elle se mit de suite à m’attaquer. Je parai chacun de ses coups les uns après les autres, mais elle me forçait à reculer sous la rapidité de ses attaques. Je pestais contre sa force, contre le temps qu’elle me faisait perdre, et ce d’autant qu’on entendait la voix du Seigneur, absolue et puissante, qui parvenait par bribes jusqu’à nous. Il en ferait presque trembler les vitres. Un autre coup dans le ventre qui me fit reculer de quelques pas. J’entendis l’autre gars que j’avais étalé revenir à la charge. Deux à gérer, ça devenait compliqué.
Concentration.
Un portail derrière moi et un portail devant. Une petite lame argentée destinée à ma colonne vertébrale rentra dans le bras de la demoiselle qui eut un sursaut de surprise. Je me retournai, pris Connard Numéro Un par la tête, l’assommai avec l’autre paume de main (ce qui me lâcha un hoquet de douleur aussi puissant que lui), et je l’envoyai sur Connasse Numéro Une. Je me dépêchai d’achever cette dernière d’un coup de savate dans la gueule, et ses yeux se tournèrent doucement, signe d’effondrement. Je vis plus loin trois autres mercenaires qui avaient accouru vers moi, tous en costume cousu d’or, qui me regardaient avec une sévérité peu accueillante. S’ils grouillaient depuis cette direction, je pouvais espérer que Yuri y était. Je n’avais pas le choix. Il fallait que j’y aille, même si je commençais à ne plus sentir mes jambes. Et en-dehors, sans savoir ce qu’il se tramait dans son château, Infinity Midas continuait son discours qui en faisait trembler les vitres :

« Nous ne voulons pas la guerre, mais nous devrons prendre les armes si les Voyageurs commencent à saccager Dreamland parce qu’ils pensent en avoir le pouvoir. Certaines mauvaises langues et certaines rumeurs racontaient qu’à cause des menaces terroristes de ces derniers jours dans d’autres Royaumes, je décalerais mon discours le temps que les attaques cessent. J’invite les terroristes à tenter de nous ébranler. Que croient-ils pouvoir faire à Kazinopolis ? »

  Je reçus un coup de poing dans le thorax d’un majordome à moustache. Je n’eus même pas le temps de contrattaquer qu’un couteau se planta dans mon épaule et s’y enfonça brièvement. Bon sang de merde, ils étaient tous doués en face. J’esquivai un coup en me jetant sur le sol, je continuai sur une roulade, me relevai, parai un coup, attrapai un poing que je tordis d’une torsion brutale avant de jeter le corps sur un autre bandit. Je fis un pas de côté, et un poing américain fit retentir le mur en or derrière moi. Je fracassai le crâne de l’agresseur en retour contre mon genou, m’attaquai à un autre gars dont la lame m’écharpa légèrement le bras. Je le repoussai d’un coup de pied avant de me faire attaquer par le troisième larron, dont je déviai le coup en frappant en premier. Et moi, mes jambes commençaient à se transformer en plomb. Et mes bras, en poids. Et eux en face, étaient frais et n’étaient pas mauvais au combat. Je me décalais, revenais, je tentais une feinte mais ça ne marchait pas contre eux, pas suffisamment. Les trois étaient devant moi, et deux avaient la face qui saignait, mais ils tenaient plutôt bien dans l’ensemble. Je n’aurais peut-être pas dû laisser mon panneau de signalisation en arrière ; mais lourd comme il était, il m’aurait fatigué d’avantage. Ça faisait longtemps que je ne m’étais pas servi de mes poings. Trop longtemps. J’essuyais rapidement mon front couvert de sueur et de sang.

__

  Les micros du QG du SMB permettaient d’entendre les perceuses lasers des policiers entailler sérieusement la porte de l’ascenseur ; ce n’était pas qu’un détail, quand on ne pouvait plus fuir et que plus personne n’osait parler. Fino était posé sur un ordinateur et regardait d’un œil mauvais les ingénieurs qui l’observaient sans comprendre. Une Liz furieuse se fraya un chemin dans la foule à coups d’épaule.

« Fino, tu fous quoi ?!
_ Blondasse, tu me certifies que normalement, les transmissions vers le QG ne sont pas piratées, que le blindage du building est à l’épreuve des pouvoirs des Voyageurs, physiques et mentaux, et que nos fichiers ne sont pas consultés par des virus ?
_ Mais bien sûr !
_ Bah félicitations, bande de merde ! Il y a une putain de taupe dans notre camp ! »
Un nouveau silence, encore plus profond. L’idée était tellement bonne, et même tellement évidente, qu’elle vrilla les esprits de chacun et les poussait déjà à rechercher le coupable. « Y a qu’à moi que c’est venu à l’esprit, bande de cons ?! Notre QG se fait localiser, Ed se fait récupérer par une escouade de flics, les ennemis ont toujours un coup d’avance, et j’en passe et des meilleures. Je pars du principe que les grandes pontes de la SMB sont les seuls au courant de ce qui se trame, mais ça m’étonnerait pas que des anonymes puissent nous couper l’herbe sous le pied, là-dedans.
_ Fino, on réfléchira après qu’on se soit sortis de ce guêpier ! »
, lui hurla Liz en s’approchant encore. Elle se stoppa net quand le canon du fusil lui visait le front.
« Alors, pouffiasse, c’est quoi ce comportement de merde ? Tu veux laisser la taupe s’enfuir ? Peut-être que c’est toi, la taupe, hein ? » Fino semblait profiter à fond de la situation, si bien que sa petite papatte caressait avec amour la gâchette. Il souriait à qui mieux-mieux ; il en avait marre d’être enfermé dans ce bureau, maintenant qu’il y avait du bordel, il allait en profiter pour l’animer un peu. « Ouais, Liz, hum… T’es peut-être la call-girl de Joan, t’es aussi la groopie de Gary, nan ? C’est ton kiff de buter des Voyageurs peut-être ? Enfin, la taupe, ça peut être toi, ça peut être aussi ce gros puceau de 42, toujours devant son ordi. » Le gros puceau en question leva les yeux, et n’osa plus les bouger car l’arme à feu était maintenant dirigée contre lui. Fino prit même le soin de viser en fermant un œil. « Je sais pas où vous l’avez déniché celui-là, mais je ne fais confiance à quelqu’un qui fait énormément sans rien dire. Je fais pas confiance non plus à ceux qu’ont des pustules sur le visage, mais c’est un avis personnel. J’ai qui d’autres… Ah, ouais, Giovanni ! » Encore une fois, Fino visa le simili-Parrain. « Toi, tu m’as bien fait chier. C’est pour ça que je te soupçonne. Et j’aime pas ta gueule de conspirateur. Toujours dans l’ombre, Giovanni, tu es quelque part le mieux placé pour livrer des fausses théories. Enfin, je dis ça… Ça peut être Soy, Connors, n’importe qui, je m’en branle. Je vous promets que si je rattrape cette pute, je lui fais des intestins en forme de gaufre.
_ Fino, il faut qu’on se casse ! Sinon, le SMB tombera !
_ Il tombera, mais on aura la taupe avec nous. Et le premier connard en uniforme qui franchit les portes, je l’abats moi-même. Si notre ami le traître veut pas se faire capturer par les policiers, je lui suggère de se rendre de suite. ET LE PREMIER QUI TOUCHE A L’ALARME POUR QU’ON S’ENFUIE, JE LUI AGGRANDIS SON TROU DE BALLE DE SORTE QU’IL FAUDRA QU’IL SE COLMATE LE CUL AVEC DU RIZ SECHE POUR PAS QU’IL CHIE CONTINUELLEMENT !!! »
Parce que Fino aimait tirer quand il en avait l’occasion, une décharge de balle s’abattit sur l’écran d’ordinateur le plus proche du bouton permettant d’annuler l’état d’alerte de la base, et ainsi au personnel de s’enfuir. « C’est pour ça, que je vous impose cette petite séance de brainstorming collective. Faut trouver Charlie, et je lui promets que s’il se dénonce, je ne lui ferais pas trop de mal. Certainement moins que des policiers fous furieux. Allez, à votre copie, vous avez moins de dix minutes ! Liz, demande aux gorilles de baisser leur arme et de plutôt se préparer à défendre l’endroit. On va se faire saucer si vous activez pas votre matière grise. »

__

  La voix puissante d’Infinity Midas continuait :

« Nous n’avons pas peur. Nous ne ploierons jamais devant une force menaçante. Je sais que beaucoup d’entre vous sont de simples citoyens désireux seulement de gagner leur vie, mais vous n’êtes pas faibles pour autant. Celui qui tient une arme se croit fort ; il ne l’est pas, il est juste armé. On est fort par exemple, quand on reste entier face à un homme armé. Il faut être vaillant, surtout maintenant, où les troubles sont nombreux, où ils jouent sur nos peurs. Nos ennemis sont cachés dans les ombres, car eux sont faibles. »

  Dans le menton, avec la paume de ma main. Ça faisait toujours son petit effet, au cerveau, et au centre nerveux. Le premier des majordomes tomba sur le dos en poussant un son étranglé. Voilà de quoi le mettre hors-combat le temps que je m’occupe des deux autres. La fille, plus rapide que ses congénères, m’attrapa le bras, passa dessous et me tordit le poignet dans mon dos. Profitant de ma force, je réussis à reculer précipitamment et à l’écraser contre le mur le plus proche avant qu’elle ne me casse quelque chose. Je me retournai et lui envoyai une claque à l’irlandaise. Sa tête partit sur le côté et son corps tenta de la suivre douloureusement. Je crachai du sang qui s’état accumulé dans ma bouche et regardai le dernier survivant. Dans un ultime effort qui fit hurler mes muscles des bras, je réussis à esquiver la lame argentée qui menaçait ma joue, à prendre l’arrière du crâne de l’agresseur et à l’envoyer contre le mur tellement fort que l’or émit un petit gong. Tremblant de douleur, assommés et autres, les trois étaient maintenant hors course. Je me posai légèrement contre le mur pour respirer un peu. Je faillis tomber… Allez, Ed, il fallait retrouver Yuri. T’avais pas le temps. Enfin, c’est ce que tu espérais, finalement. Si ça se trouvait, c’était déjà trop tard. Avant de repartir, je ramassai le couteau, qui pourrait certainement m’être utile si je tombais sur d’autres adversaires. Je ne m’étais jamais servi d’une arme blanche, dans aucun des deux univers, et même si je ne contestais pas son efficacité à chatouiller les entrailles, je doutais de pouvoir me servir d’un ustensile aussi normal, que j’utilisais normalement pour découper une pizza (même si mon couteau pour pizza était peut-être moins grand que la lame que je tenais entre mes mains, et était rarement couverte de sang). Je marchai lentement dans les couloirs, ouvrant porte après porte, tandis que les murs retenaient à peine la logorrhée du Roi :

« Nous sommes tous ensembles, et nous sommes tout un Royaume ; rien ne nous est impossible. Malgré les troubles causés par des Voyageurs ces derniers temps, malgré les terroristes qui veulent nous accabler, si nous ne voulons que la paix, aucune de leur revendication ne peut tenir. C’est ainsi, tous ensembles, que nous devons présenter la même réponse : nous avons compris. Peut-être sommes-nous allés trop loin, peut-être les Voyageurs ont confondu un éclat de soleil avec une étincelle, peut-être qu’ils ont déterré trop vite la hache de guerre, et peut-être qu’apeurés, nous les avons suivis et les avons acceptés comme ennemis. S’il le faut, nous serons désolés, s’il le faut, nous nous excuserons. Mais s’il le faut, aussi, nous partirons en guerre, car nous sommes inébranlables. »

  Et beh… De mon point de vue, je trouvais ça bizarre parce que le grand Seigneur devait exclusivement parler à des banquiers et à des croupiers ; les Royaumes de Dreamland étaient de véritables terreaux pour les stéréotypes, excusez-moi. Je trouvai sur mon chemin une porte en or ouverte. Je jetai un coup d’œil à l’intérieur, et j’y vis deux nouveaux ennemis, plus un Yuri attaché solidement par des cordes de chanvre, sur une chaise, le front couvert de sang. Ils me virent, ils comprirent rapidement. Putain, ça me gonfle. Je fonçai vers eux dans la grande salle, et ils firent de même de leur côté. Une meuf à la peau verte, et un gars mastoc, les cheveux tirés en arrière par une couche de laque reluisante. Dans mon état cadavérique, j’allais avoir du mal à les avoir.
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Meilleur Méchant Machiavélique

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