Le Métro, enfin.
Déversant devant nous ses boyaux peuplés d'une flore turbulente, le Royaume qui relie la quasi-totalité des autres entre eux étend une minuscule portion de ses tortueux passages souterrains, un léger repli, sous nos yeux. Au delà même de la surface, il étend ses maillages de fer sur des distances improbables. Il couvre tout Dreamland, en tout cas toute contrée praticable. Même jusqu'à certains Royaumes de la zone 4, abritant les créatures cauchemars les plus dangereuses. Son étendue s'arrête cependant là.
Le seul moyen rapide de se déplacer rapidement à Dreamland entre les Royaumes, de parcourir les contrées oniriques sans y perdre toute sa nuit. Attention cependant, rien, dans ce monde, n'est sans risque. Le Métro est gratuit, et ce n'est pas pour rien. En effet, grandes sont les chances que le voyage soit écourté par l'attaque intempestive de quelques abominations, ou qu'un attentat ne vienne mettre un terme à votre liberté. Le Métro est libre, sauvage, libre à ceux qui en ont le courage de tenter l'aventure. Les chances de mourir sont proportionnelles à la dangerosité des Royaumes alentours, aussi les lieux sont ici relativement sur. Relativement.
L'arrêt du Royaume des Doutes, comme souvent, est grouillant de monde pour le départ. Créatures et Voyageurs en tous genres s'entremêlent dans la foule qui se presse en ces lieux. Le bigarré sans conteste du spectacle offert ne manque pas de me mettre en joie. La diversité me réjouit toujours, et, à Dreamland, je suis servis. Entre mes semblables et les habitants des rêves, j'ai de quoi occuper mon regard pour la nuit entière. Moi et mon coéquipier, nous avons cependant mieux à faire.
Après mon heureuse rencontre avec Sam, notre élan aventureux avait été coupé brutalement par l'apparition d'un intrus. Un étrange zombie, qui nous avait attaqué sans plus de cérémonies. Nous lui avions proprement défoncé la tête, et il s'était évaporé, aussi mystérieusement qu'il était apparu. Un nuage de cendres volatile, c'est tout ce qui est resté de notre adversaire ... Mais sa présence même augurait bien des événements à venir. Le Royaume dont le cadavre ambulant provenait sans doute (jeux de mots ?) est le Cimetière, ennemi officiel de cette contrée que nous venons de quitter. Si il s'y trouvait, ce n'était pas pour une visite de courtoisie. Émissaire, espion ou fauteur de troubles, dans tous les cas son séjour entre les rochers sensitifs à été court. Trop court peut-être, puisque j'aurais aimé en tirer des informations. Son évaporation m'intrigues; projection, invocation, illusion, magie cauchemar ? C'est pour cela que nous sommes ici, en route pour le Cimetière : assouvir notre, ou tout du moins ma curiosité. Le Royaume où nous allons est dangereux, interdit aux Voyageurs sans autorisations. Je ne sais comment nous allons entrer; l'avenir le dira !
L'agitation est grande, comme à l'accoutumée. Je prend un coin de la cape de Sam, le sort d'un inextricable enchevêtrement de corps pressés en le tirant vers moi.
"Ne pars pas si vite. Nous avons tant à faire ..."
A dire vrai, je ne fais pas vraiment attention à mon coéquipier de nuit. Je suis concentré sur les rames qui passent, afin de ne pas rater le bon. Mon empressement décuple mon adresse, et je fend la foule assez aisément, Sam sur les talons, tandis que le brouhaha du Métro résonne sur les parois arrondies du boyau. Je repère le bon avant qu'il ne soit annoncé. L'organisation ne semble pas plus précise que cela ...
"En avant, Sam, on ne doit pas perdre de temps !"
Je m'élance vers le métro qui ouvres ses portes grinçantes. Il est bondé. Un joli paquet en sort, et nous sommes les seuls à y entrer, avec un vieux bonhomme en haillons, dont les oreilles, pointues, trahissent sa nature d'habitant des rêves. Ils nous jette un rapide regard, puis détourne les yeux. Le wagon, pour être honnête, est rempli de nombreuses créatures, mais les Voyageurs sont aux abonnés absents. Seul moi et Sam, plus simplement. Je me tourne vers lui.
"Sam, prêt pour la suite ? Pour le moment, nous sommes tranquilles. Mais rien ne nous dit que cette quiétude durera. Le Métro est souvent sujet à des attaques inopportunes, que ce soit entre les passagers ou par ... autre chose. Pas question de s'arrêter en si bonne route, donc sois prudent, je serais de même, et serrons nous les coudes."
Nous sommes tous les deux debout, contre une fenêtre dont la transparence n'a d'égal en ces lieux que sa netteté, inexistante. Je tourne en parlant mon regard vers Sam. Sans doute veut-il discuter, après tout nous n'avons pas encore eu le temps de bien le faire. C'est en tout cas mon intention, et peu importe le monde présent. Il me regarde, ouvre la bouche et
*POUF*
Disparaît dans un nuage de vapeur blanche et un bruit soudain. Je reste à fixer le vide tout récent une bonne seconde, entendant à peine les commentaires alentours. Digérer ce genre de chose est toujours un peu compliqué. Certes, il ne m'avait pas peur plus concerné que cela, jusqu'à présent. Cependant ... Ah, j'avais tout de même fait l'effort de m'endormir pour le retrouver, au bon moment, au bon endroit ! Pas grand chose ? Pas selon moi ,au contraire. La bonne entente que je construisais s'effritait sérieusement de par cet incident.
Le calme revient rapidement dans le wagon, alors que l'incident, somme toute assez bénin, est de plus en plus lointain. Ah, tant pis, ma curiosité se satisfera sans lui. Un peu fataliste, je jetais de plus amples regards autour de moi. L'attention générale s'est dispersée, un peu plus accrochée sur moi cependant, à cause de ma nature. Il est vrai que peu, très peu de Voyageurs vont au Cimetière. Pour de bonnes raisons, d'ailleurs ...
Une pointe brûlante me chatouille la nuque. Le vieil habitant des rêves me toise à nouveau. Son regard est insistant. Si insistant qu'il me gênerait presque. Je lui rend son œillade froidement, en le détaillant. Assez petit, il a un corps trapu, massif, à la peau d'une sombre teinte entre un ton presque naturel pour un humain et un gris anthracite. De son espèce de toque dépasse des touffes grises et ébouriffées, de même que la barbe qui lui couvre le visage. Ses yeux, nullement chassieux, sont d'une surprenante couleur d'ambre flamboyant, qui ressort avec violence dans la grisaille de sa personne. Il est vêtu comme un pauvre russe du XIXème siècle, les pieds emmitouflés dans du tissu grossier. De sa bouche saille une pipe, toute gravée et décorée, qui jure avec le reste de son apparence. Des volutes s'en échappent, formant de vagues et divers motifs dans l'air. Des silhouettes mouvantes, fantomatiques, presque macabres. Posée à coté de lui, le manche noueux d’une pelle, à la tête ébréchée et rouillée.
Du diable si j’ai une quelconque idée de ce qu’il peut bien être. L’apparence de vieillesse est aussi peu fiable que possible, pour des Créatures au cycle de vie si changeant. Certains grandissent en quelques mois, d’autres paraissent jeune alors qu’ils sont bien plus vieux que n’importe quel homme. Je connais mal les Habitants de rêves, j’en prend bien conscience … Toujours est-il qu’il stoppe soudain son observation, mâchonnant sa pipe, et baisse les yeux, enfonçant son visage dans les touffes de sa barbe, comme s’il voulait dormir. Étrange. Je n’aime pas me sentir dépassé ainsi. Un premier arrêt vide le wagon de moitié, puis un deuxième. Les noms se perdent dans mes réflexions creuses.
Arrivé aux portes du Cimetière, je suis tendu, à la limite de la frustration.
