Alice in Dreamland - Vocaloid Shion Kaito

Le bois rêche contre son dos lui renvoyait l'étrange écho de son cœur battant à tout rompre au fond de sa poitrine. Sa respiration, brisée et haletante, bourdonnait dans ses oreilles. Ce n'était pas de la peur, mais plutôt une brutale surprise, qui l'avait plongé dans l'effroi et la stupeur. Elle ne comprenait pas, les Plaines étaient pourtant un royaume tranquille, d'ordinaire. Elle n'expliquait pas la foule terrible qui l'avait alors accueilli dés son arrivée à Dreamland, pas plus que les cris et les bousculades qui l'avaient finalement menée puis laissée ici, seule et tremblante, entre ce qui lui semblait être deux étales proposant elle ne savait quel service. Il régnait dans le lieu un brouhaha constant qui lui vrillait les tympans, jouant dans sa tête une clameur enthousiaste, peut-être un peu trop. L'ambiance était électrique, joyeuse et chacun courait de droite à gauche en quête de bonne humeur ou d'un spectacle quelconque. Par dessus les exclamations de la foule mouvante, l'invocatrice entendait de la musique, des chants. Il en venait de partout à la fois, sans pour autant que ce soit profondément dérangeant. Chaque note semblait, au contraire, inviter à faire le choix d'un morceau à fin de mieux suivre cet harmonieux guide invisible.

La jeune femme n'avait rien contre la musique, au contraire, elle avait toujours su l'apprécier, tranquillement, un ouvrage à la main, au fond d'un bon fauteuil. La musique était une des meilleure compagne qui soit et probablement la plus douce amie, dans les moments de solitude, porteuse délicate de sensations neuves. Mais ici, la foule, le boucan infernal qui l'entourait, c'était trop pour elle. Elle se rendait bien compte qu'elle avait un raisonnement et une attitude de petite vieille, alors qu'elle atteignait à peine l'âge canonique de vingt ans, mais elle s'en fichait éperdument : elle n'allait pas s'enfoncer seule dans le monde bruyant et bousculant des lieux, sans garantie aucune de ce qu'elle y trouverait, le tout alors qu'elle n'en avait pas la moindre envie. Elle soupira, dépitée, elle devait trouver un endroit un peu plus tranquille, ce n'était tout de même pas compliqué, non ? Lentement, chancelante, elle repoussa son dos de la dure surface contre lequel il reposait, se redressant prudemment. A sa droite, une large rue gorgée de personnes hétéroclites, à sa gauche, les interstices entre les différents stands créaient une sorte de ruelle étroite et sombre, mais solitaire. Considérant cette option avec inquiétude, la frêle jeune femme s'y engagea malgré tout, marchant d'un pas incertain.

L'étroit chemin s'enfonçait dans l'ombre, serpentant en des angles étranges et biscornus. A droite, à gauche, tournant, virevoltant entre ces murs éphémères couverts de tentures multicolore, le ciel que creusaient de scintillantes étoiles fermés son parcours comme un plafond céleste et sombre, que mangeait des nuages aux teintes sanguines, inquiétantes langues du fumées. Peu à peu, les musiques s'étouffèrent, et après quelques minutes, le brouhaha constant de la foule ne fut plus qu'un vague écho lointain. Alice s'arrêta au milieu du dédale étroit et sombre. Elle avait échappé à une nuit trop bruyante ou agitée, certes, mais ces étranges espaces déserts entre les étales ne l'inspiraient pas d'avantage. Elle déglutit péniblement, son regard s'agitant autour d'elle pour inspecter son environnement immédiat, à la recherche d'une destination plus raussrante. Puis, elle vit une flaque de lumière chaude glissant le long d'une interstice, coulant contre une paroi de pin clair, qui reflétait les couleurs rougeoyantes dans l'étroit couloir. L'invocatrice s'approcha lentement, glissant son petit corps dans l'espace étriqué, tirant un petit peu pour se faufiler enfin vers une rue plus large, mais tout de même de largeur modeste. Ses paupières frissonnèrent, en face d'elle, s'alignant avec élégance, une multitude de stands de taille moyenne agitaient tranquillement leurs tentures, desquelles se balançaient paresseusement de nombreux lampions colorés. En plus des marchands, quelques personnes se promenaient, des rêveurs et des créatures pour la plupart et malgré son allure de marché, l'endroit était étonnement tranquille. Il se dégageait de cette charmante allée une sorte de quiétude villageoise, accompagnée d'une bonne humeur légère, presque contagieuse, qui parvint même à arracher un sourire à la jeune femme.

Elle avança lentement, gardant tout de même de sa prudence timide. Ses pas ralentirent peu à peu, tandis que ses yeux étaient inextricablement attirés par la multitude d'objets proposés un peu partout autour d'elle. De toutes les couleurs, de toutes les formes, une variété incroyable et fantaisiste, elle se sentait presque comme dans un vrai rêve. Comme dans ceux qu'elle faisait autrefois, avant de devenir une voyageuse. La sensation n'était pas désagréable et, peu à peu, son anxiété la quitta définitivement, suivit de près par son inquiétude et elle osa même s'approcher d'un étale proposant de petites boites aux couleurs acidulées. Chacune était unique et magnifiquement ouvragée, celui qui les avait faites y avait mis tout son cœur, cela se sentait et l'âme d'artisan d'Alice frémissait devant ce travail d'orfèvre. Avec une infinie douceur, les yeux pétillant de curiosité, elle saisit entre ses doigts un minuscule coffret tenant à peine au creux de sa main. Il offrait à la lumière chaude des alentour une surface rugueuse, taillée dans un bois très veiné d'un brun gris sombre, les jointures et les attaches, très simple, brillaient doucement d'un éclat argenté. Aucune fioriture ne venait altérer sa forme simple, rappelant celle d'une noix, juste la peinture sur le couvercle d'un ciel bleu où passait quelques nuages cotonneux, qu'elle aurait juré voir bouger lentement. Alice effleura le loquet fermant l'ouvrage du bout des doigts, avant de relever ses yeux vers le vendeur, une créature souriante au visage aimable, une sorte de girafe miniature à forme humanoïde, les tâches aux formes très inventives qui couvraient son corps orange vif étaient d'un rose fuchsia du plus bel effet. Le pire, c'est que l'invocatrice ne fut même pas choquée quand elle ouvrit la bouche pour s'adresser d'une petite voix polie à l'étrange ongulé :

"Est-ce vous qui fabriquez ces objets ?"

La girafe lui sourit de toutes ses dents plates avant de lui répondre d'un ton aimable :

"Du tout mademoiselle, je me contente de les vendre ici, à l'Oniric Tour. Ce sont de petits artefacts inoffensifs, voyez-vous. Mais ouvrez donc celle-ci ! Vous verrez par vous-même ce qu'il en est."

Un sourcil s'éleva le long du front de la voyageuse, quand elle entendit la mention d'un certain "Oniric Tour". C'était donc la raison de tout ce bordel ? Elle haussa les épaules, ça n'avait pas vraiment d'importance, mais au moins, elle savait où elle se trouvait à présent. Sans se faire prier, elle détacha l'agrafe métallique du bout de son index et souleva délicatement le couvercle.

Kawaranai Mono - Oku Hanako

A peine celui-ci entrebâillé, qu'une mélodie s'en échappa, un air de piano très doux, bientôt suivit par la voix d'une femme.
L'intérieur de la boite était entièrement peint, on y voyait un pont au dessus d'un périphérique vide. Sur la rambarde rouillée, zébrant l'autoroute silencieuse de ses barres métaliques, une silhouette faisait face à un splendide couchant qu'encadré de haut buildings de verre, comme courbant leurs échines de béton devant l'admirable spectacle. Ces derniers s'étaient enveloppés d'un manteau de ciel pétillant d'or et de poupre, reflétant dans leurs yeux aveugles l'astre rougeoyant alors qu'il plongeait dans une mer rouge scintillante. Alors que la douce voix s'élevait à nouveau, une dernière fois, le paysage enchanteur se teinta de violet, avant de sombrer dans les couleurs de la nuit, tandis que les dernières notes s'échappait du petite objet. Puis tout s'éteignit et le couvercle se rabaissa, éteignant définitivement cet horizon miniature. Alice resta un instant immobile, la boite reposant toujours au fond de sa paume. L'étrange girafe lui souriait avec malice, visiblement ravie de l'effet de sa marchandise. Doucement, elle récupéra le petit objet dans ses sabots vernis de rouge et la reposa avec précaution au milieu des autres, tapotant affectueusement son couvercle dans un petit bruit sec.

"Vous feriez mieux de continuer, voyageuse. Vous verrez que cette nuit a bien des choses à vous offrir. Mais n'hésitez surtout pas à revenir et de parler autour de vous !"

La jeune femme releva la tête, ses yeux pâles reflétant la surprise et une vague de sentiment un peu flou. Elle remercia la créature d'un hochement de tête silencieux et, tournant les talons, reprit sa marche dans l'étrange allée, le cœur et l'esprit bizarrement bouleversé. Elle se sentait vraiment comme dans un rêve.

Deep Sea Girl - Vocaloid Hatsune Miku

Le regard vide, fixé devant elle, comme immuable, elle avançait d'un pas lent, presque chancelant. Sa tête lui semblait extraordinairement légère et en même temps terriblement embrumée, il lui semblait qu'elle ne parvenait plus à penser comme elle en avait l'habitude, et chaque réflexion un peu trop rationnelle ou simplement trop complexe, glissait de son esprit comme un fin ruban de soie. Autour d'elle les lumières chaudes des lampions dansaient avec grâce, développant dans sa vision floutée d'étranges étoiles filantes aux couleurs superbes. Les voix et les musiques se mêlaient harmonieusement en un chœur joyeux, le tout constituait un spectacle enchanteur des plus troublants. Elle sentait la rumeur grondante au loin secouer doucement son corps, le faisant frémir comme sous des milliers de doigts palpitants. Ses pieds légèrement chaussés de ballerines frôlaient le sol avec légèreté, comme si elle planait au dessus de la foule grouillante. La sensation était grisante, différente de tout ce qu'elle avait un jour pu expérimenter, dans sa vie réelle comme à Dreamland.

Puis soudain, comme s'élevant de terre, la musique. Douce et belle enfant échappée des cordes frêles d'un violon, elle en était sûre. Elle se retourna, comme s'éveillant d'un songe, les yeux écarquillés par la surprise. Puis, comme hypnotisée par ces notes suaves, elle fendit la foule d'un pas rythmé par la partition légère. Quand la mélodie s'intensifia, elle sut qu'elle était proche. Encore quelques mètres et elle arriva en face du musicien exalté. Un étrange personnage comme seul le monde onirique pouvait lui présenter. Tricorne sur la tête, masque sur le visage, allure gracieuse, geste tout emprunt de la musique qu'il jouait avec passion. Au bout de son bras, l'arc élégant dansait sur les cordes comme une ballerine sur un fil de soie, les faisant chanter une mélodie enchanteresse rappelant à la demoiselle de vieux souvenirs, quand son grand-père passait du classique dans le salon durant des heures. Elle aurait presque pu sentir les odeur de bois, de verni, le bruit rythmé du ciseau sur la surface rugueuse, les copeaux tombant au sol un à un, comme un tapis bouclé et pâle. Doucement, elle baissa ses paupière, s'enfermant dans le noir pour ignorer les murmures que l'énergumène éveillait tout autour de lui. La foule se massait en cercle, intriguée par ce nouveau spectacle, mais Alice ignorait les commentaire, se concentrant uniquement sur l'air jouait par l'étranger. Elle s'y perdait, oubliait l'oniric tour, le monde, les gens. Pourquoi devrait-elle se soucier de ces choses alors que de si douces notes caressaient délicieusement ses oreilles ?

Puis, elle rouvrit les yeux, découvrant le masque tout près d'elle. Elle sursauta, recula brusquement, s'emmêlant les pieds et manquant de tomber en arrière, les joues empourprées par le trouble et la confusion. Elle ne l'avait même pas senti s'approcher, transportée comme elle l'était par le son envoutant de son violon. Elle déglutit et crut percevoir chez lui comme une expression d'amusement, malgré le déguisement cachant son visage. A sa plus grande surprise, elle en fut presque vexée. Depuis certaines mésaventures, elle se serait pourtant cru moins sensibles aux moqueries et encore, il ne se moquait point. Tout chez ce bizarre individu évoquait plutôt une joie franche d'être ici et surtout de pouvoir y jouer de son instrument. Mais brusquement, en un final éblouissant de beauté, la dernière corde vibra contre l'archet, avant de doucement s'éteindre dans l'atmosphère électrique de l'oniric tour.

L'algophobe en était bouche bée, immobile au milieu de la foule qui se clairsemait, elle n'aurait su dire comment, mais cet homme l'avait envoûtée et le temps du réveil lui suffit pour manquer de le perdre de vue, alors qu'il quittait sa scène improvisée. Secouant vigoureusement la tête, Alice détala comme un lapin, s'élançant à la poursuite de l'inconnu qui l'avait charmé de son violon. Le monde qui circulait dans un sens et dans l'autre gênait cruellement son chemin alors qu'elle tentait moult et moult esquives plus ou moins réussies, la plupart lui valant un coup d'épaule ou un pied écrasant cruellement le sien. Plus elle se déplaçait et plus la silhouette disparaissait, se fondait dans la masse mouvante comme un poisson dans son banc, semblable au mille et un autres qui tournoyaient et tournoyaient encore, lui faisant perdre la tête. Elle crut un instant le rattraper, et sa joie, son sourire, furent tel qu'elle se sentit brusquement projetée en arrière, atterrissant sur le sol humide des plaines. Elle grogna une excuse inarticulée tout en relevant la tête vers la silhouette coupable de sa chute, le regard encore flouté par ses lunettes de travers.

Elle avait perdu l'étranger, mais elle avait trouvé autre chose.

D'un geste rendu habile par l'habitude, elle rajusta ses lunettes et fixa l'homme en face d'elle. Une apparence atypique que couvrait un air rebelle. Grand, silhouette sèche et anguleuse de même que le visage encadré de cheveux rouge. Il avait quelque chose d'inquiétant, que son regard acéré soulignait à merveille, le rendant parfaitement intimidant. La jeune femme baissa la tête, fuyant ses yeux de rapace de l'inconnu, un air à la fois bougon et légèrement inquiet plaqué sur le visage. Fixant ses genoux, elle aperçut rapidement une main se tendant vers elle. Surprise, elle la saisit sans réfléchir, se retrouvant bientôt et en instant sur ses deux jambes, tirée vigoureusement par le jeune homme. Clignant des yeux, les lèvres entrouvertes, toute son attitude pouvait se traduire par un "Que se passe-t-il ?" généralisé.

Lâchant sa main, le nouveau venu lui posa une question qui lui fit immédiatement monter le rouge au joue. Troublée, elle serra les dents, avant de le foudroyer de son regard gris. Elle n'était pas vexée, plutôt embarrassée par la situation, qui la forçait à adresser la parole à un inconnu à l'air patibulaire. Elle lâcha un soupir exaspéré et d'une voix trahissant son mécontentement, répondit :

"Non, je cherchais juste à rattraper le violoniste qui jouait ici tout à l'heure."

Elle passa sa main dans ses cheveux emmêlés, écartant sa frange. La foule lui semblait plus dense encore, plus compacte et un mal de tête tenace commençait à lui tenailler le cerveau avec violence. Elle ne retrouverait pas l'étrange inconnu qui l'avait tant émue de son maniement habile de l'archet et elle en concevait un étrange regret. Elle baissa les yeux tristement, déçue. Elle aurait aimé lui parler, juste un peu, bien que ce ne soit pas son genre, pas le moins du monde. Elle n'était pas curieuse par nature et se mêlait essentiellement de ce qui la concernait. Mais cette fois, c'était différent. Il y avait quelque chose chez cet homme qui l'avait profondément touchée, attirée... A moins que Dreamland n'ait commencé à vraiment la changer.

Elle secoua brusquement la tête, repoussant de toutes ses forces cette idée qu'elle trouvait grotesque. Certes, elle ne niait pas l'influence du monde onirique sur les voyageurs, même sur elle, mais elle refusait de lui reconnaître plus d'importance que cela et surtout pas qu'il change ce qu'elle avait toujours été. Elle serra les poings, ses doigts crispés dans ses paumes, plus par frustration que par réelle colère. Elle se sentait un peu perdue cette nuit, certainement, et la présence d'un nouvel inconnu s'imposant à elle n'aidait en rien.
Elle se tourna vers lui, regagnant un peu de contenance et de sérénité, un très léger sourire poli écartant ses lèvres pâles.

"Et vous ? demanda-t-elle. Vous avez l'habitude de relever les gens sans vous présenter ?"

Elle croisa les bras sous sa poitrine, l'expression de son visage demeurant inchangé. Puisqu'elle était dans une foule, seule et sans but apparent, autant faire connaissance.

En de grands et amples gestes qui accompagnèrent un sourire du même acabit, le jeune homme se présenta enfin. Peter des... Crazy Minds, donc ?  Le discret rictus d'Alice s'accentua l'espace d'une seconde en une expression encore plus franche et plus joyeuse, une lueur de moquerie dans le regard. Puis elle se ressaisit, adoptant à nouveau cette moue neutre qui la caractérisait si bien, tandis qu'il lui demandait de décliner à son tour son identité. Elle hocha paisiblement la tête, fermant les yeux dans le mouvement, avant de les rouvrir pour lui répondre d'une voix égale :

"Je suis Alice, voyageuse."

C'était plus sobre, mais il devrait s'en contenter, l'invocatrice n'était que trop peu versée dans les fioritures ou même dans l'étiquette. Cela n'eut pas l'air de le déranger, car il poursuivit en abordant le sujet de l'homme au tricorne. La jeune femme leva les yeux au ciel et lâcha un soupir :

"Je viens de le dire : oui, j'essayais de le rattraper... Mais pas particulièrement parce qu'il détonnait ici."

Elle baissa à nouveau son visage, contemplant ses pieds de son air renfrogné ; quand elle se sentit légèrement bousculée par un passant, puis un autre et encore un. Ce fut bientôt tout un concert de frottement, frôlement et autres contacts beaucoup plus violents et tout aussi désagréables qui assaillirent son petit corps perdu au milieu de cette fourmilière "humaine" (ou au moins à échelle humaine... Quoique). Elle grogna, pesta, et finalement se mordit la lèvre en serrant les poings, silencieuse, ruminant sa mauvaise humeur sans plus faire attention à l'étrange rouquin, malgré leur soudaine proximité. Ce fut du moins ainsi, jusqu'à ce que le jeune homme, avec une douceur qui la surprit, l'amène sans trop qu'elle s'en aperçoive vers un stand plus à l'écart, où enfin elle se permit un soupir de soulagement.

Elle s'appuya brièvement contre un étal à l'apparence solide, quand à sa droite s'élevèrent les premières notes de ce qu'elle identifia sans trop de mal comme un vieux rock. Chose qui sembla instantanément enthousiasmer Peter, qui, un grand sourire aux lèvres lui proposa de la porter pour traverser la foule. Les joues de la demoiselle s'empourprèrent instantanément et elle fit un bond en arrière tout en bredouillant :

"Non ! Non. C'est inutile, je peux marcher toute seule."

Elle n'avait jamais aimé les contacts rapprochés, le simple fait d'être touché l'avait toujours mise mal à l'aise, alors être porté... Elle ne parvenait même plus à se rappeler de la dernière fois où cela lui était arrivé... Quoiqu'en fait, si, durant cet incident à Doppel City. Elle rougit à ce souvenir embarrassant, fixant ses pieds au milieu de la foule. Un mauvais souvenir parmi tous ceux qu'elle avait récolté durant cette nuit infernale, au milieu d'obscures réminiscences de son passé, aussi menaçantes que de vieux cauchemars. Elle secoua la tête, il ne fallait pas y penser. Ainsi, pour se changer les idées et en espérant faire oublier à Peter cette idée grotesque de la trimballer comme un sac, l'invocatrice tâcha de poursuivre la conversation, parlant d'une voix forte pour couvrir le tumulte des lieux :

"C'est sans doute une question stupide... Mais que sont les Crazy Mind ?"

Il avait mentionné plus tôt en être membre et, apparemment, c'était suffisamment important ou caractéristique pour être évoqué dans sa présentation. Or, ce nom ne disait rien à la jeune femme. Groupe de musique ? Association quelconque ? Elle n'en savait rien, seul le nom à la folle consonance ne lui inspirait, à vrai dire, rien de bon. Mais le jeune homme était, à sa surprise, bien plus aimable et agréable qu'elle ne l'aurait cru au premier abord. Il était passé d'une attitude grognon, légèrement ombrageuse, à celle d'un garçon souriant et avenant, attentionné même, à sa manière. Toute son attitude offrait même à Alice la sensation d'une potentielle bonne soirée en agréable compagnie. Chose rare, à Dreamland, où compagnie rimait plus que jamais avec ennuis (oui, au pluriel) : elle en avait trop de fois fait l'expérience pour l'oublier.

Un sourire hésitant apparut sur ses lèvres, en même temps qu'une autre question dans le creux de son crâne :

"Et je ne suis pas la seule à avoir été intriguée par l'homme au tricorne, n'est-ce pas ? son rictus devint plus moqueur, Une raison pour votre intérêt à son égard ?"

Son expression s'éclaira de malice, devenant presque mutine dans son visage de poupée maigre. Puis, sans attendre la réponse mais en restant parfaitement attentive à lui, elle se détourna sereinement, en quête d'un espace adéquat à ses désirs de tranquillité.

Elle se laissa tomber sur un banc dans un long soupir de soulagement et de bien-être. Certes, ce n'était qu'un maigre banc en bois couinant sous son poids, mais elle était assise, un peu à l'abri de la foule qui lui semblait toujours plus épaisse et elle n'en demandait pas plus. Elle passa sa main dans ses cheveux, aérant les mèches pâles en y agitant ses doigts, tout en s'étirant légèrement se faisant. Elle se sentait un peu lasse, mais pas mécontente et pour mieux le montrer elle se retourna vers Peter, son sourire malicieux toujours clairement affiché sur son visage de poupée maigrichonne.

"Pourtant je croyais que le "dérangé" c'était votre rayon ? Ou n'y a-t-il qu'une façon de l'être ?"

Elle rit doucement, sa main étouffant devant ses lèvres étouffant légèrement sa bonne humeur. Puis elle toussota et reprit sa contenance. Le jeune homme était parvenu à titiller sa curiosité à propos de ce groupe au nom si caractéristique, apparemment. Il était vrai que lors de ses quelques visites à Hisèn, elle avait eu l'occasion de poser de nombreuse questions sur Dreamland, mais il n'avait jamais fait mention de groupe composait entièrement de voyageur. A dire vrai, elle n'avait pas non plus posé tant de question que cela à propos de ses semblables. Elle n'en avait pas rencontré tant que ça, en fait et jamais en tant qu'équipe organisé, en tant qu'équipe formée à la va que je te pousse pour un résultat des plus déplorables, ça, oui, en revanche. Elle frémit rien qu'en y pensant.

Mais voila que se présentait l'occasion de combler son ignorance crasse à ce sujet, sous la forme d'un des membres de ces groupes, puisqu'apparemment il y en avait beaucoup. Elle se tourna vers lui, des éclats de curiosité et d'intérêt dans les yeux :

"Enfin... Ca ne m'explique pas exactement ce qu'un groupe comme ça peut faire pour Dreamland et ceux qui y vivent. En quoi un attroupement de doux dingues, même plein de bonnes intentions, peut-il faire pencher la balance ?"

Elle rougit un peu en s'apercevant que, peut-être, elle avait pu blesser le roux en parlant de ce dont il semblait si fier, de façon relativement peu élogieuse, bien qu'elle n'ait absolument pas voulu que ce soit pris ainsi. Elle tenta donc de se rattraper tant bien que mal, agitant un peu ses mains devant elle, comme pour nier son implication dans sa maladresse chronique :

"Enfin ! Je voulais juste dire que je n'ai jamais eu l'occasion de rencontrer des voyageurs organisés comme ça. Je me débrouille à peu près seule et tous ceux que j'ai rencontré avaient l'air d'en faire autant, ou en tout cas ils n'ont pas mentionné être membre de quoique ce soit, si ce n'est une affiliation à un royaume. C'est peut-être idiote, mais du coup, je me pose quelques questions..."

Elle passa sa main sur sa nuque, se retournant à nouveau pour fixer ses pieds. Elle ferait décidément mieux de se taire au lieu de s'enfoncer comme ça. Elle n'était pas douée pour parler, vraiment, vraiment pas. Quand elle discutait avec quelqu'un, dés qu'elle allait au delà des civilités de base, elle finissait toujours par s'embrouiller dans sa propre réflexion ou dans sa façon de parler, le tout pour aboutir à ce genre de situation où elle était persuadée qu'elle racontait n'importe quoi, n'importe comment, jusqu'à passer pour une idiote ou à vexer la personne en face. Elle soupira. Tant d'inaptitude sociale avec quelque chose de désespérant, et le pire, c'est que c'était auparavant bien pire que cela.

Elle écouta avec attention le voyageur en face d'elle. Il parlait avec joie et fierté de son groupe, de leurs objectifs communs et de la façon dont ils remplissaient leurs missions. Le discours manquait, certes, de réels arguments, mais tout était exposé avec tant d'enthousiasme et de candeur qu'il parvint même à arracher un sourire à la petite blonde. Il présenta même chaque membre avec quelques anecdotes et détails à leurs propos. Tous passèrent à la moulinette de ce discours publicitaire, qui ne semblait pas avoir de fin. Tous, sauf un, sembla-t-il : ce "Khil..." passa si vite, qu'elle crut pendant un instant avoir rêvé ce nom. Surtout après le show qu'il fit en se présentant à nouveau (en tant que membre du groupe, cette fois), avant de l'assaillir de question comme jamais, lui arrachant presque un sursaut, voir un frisson : elle n'aimait pas parler d'elle-même et n'en voyait pas l'intérêt. Elle était une personne banale, même en tant que voyageuse. Alors pourquoi en faire un sujet de conversation ? De plus, elle aurait bien posé plus de question sur "Khil...". D'un autre côté, il venait de lui parler de son groupe et, par extension, de lui-même, assez longuement. La politesse requérait sans doute qu'elle en fasse de même. Elle soupira, ça ne la ravissait pas vraiment, mais soit, elle répondrait.

"Je me balade seule en général, oui et ce depuis que je suis devenue voyageuse. Ca fait quelques mois, si mes souvenirs sont exactes et jusque là, je m'en suis tirée sans protection, elle sourit avant de poursuivre. C'est gentil de proposer, mais je préfère refuser. La dernière fois qu'on a tenté de me défendre quand j'en ai vraiment eu besoin, ça s'est très mal passé."

Son sourire se crispa à l'évocation du cuisant souvenir qu'était l'épisode à Doppel City. Elle regretta presque immédiatement de l'avoir évoqué, même si fugacement. S'il posait des questions dessus, elle ne pourrait ; non, ne voudrait pas y répondre. D'abord, car elle n'avait aucun désir d'en parler, ensuite parce qu'elle préférait ne pas avoir à mentionner le nom d'Hisèn au cours de l'interrogatoire s'il devait avoir lieu. La créature était discrète et bien qu'elle n'ait jamais rien demandé à la jeune femme, elle se doutait bien qu'il préférait conserver son anonymat.

Plaquant un nouveau sourire emprunt de nervosité sur son visage, elle chercha à rassurer le grand rouquin.

"Puis, je n'apprendrai jamais rien sur Dreamland si je suis constamment entourée de garde-du-corps. Franchement, je suis pas plus mal toute seule."

Elle sentait qu'elle s'enfonçait, un peu plus et elle lâchait le fameux rire nerveux, tout ce qu'il y a de plus suspect. Vite ! Changer de sujet ! Reporter la conversation sur lui, sur Dreamland ou sur toute autre chose suffisamment éloignée de son cas personnel. Elle avait d'ailleurs une question qui traînait dans sa tête depuis qu'un nom avait effleuré leur conversation. C'est donc tout naturellement qu'elle ramena le sujet sur le tapis :

"Au fait, qui est "Khil", du coup. Tous les autres ont eu leur présentation, sauf lui. Il ne fait plus parti du groupe ?"

Elle inclina légèrement la tête en avant, les yeux plantés dans la pomme d'Adam de son interlocuteur. Elle avait posé la question sans arrière pensée, juste pour s'éloigner d'un sujet honni. Cependant, et en y repensant, ce n'était peut-être pas la meilleure idée qu'elle ait eu ce soir. Elle pensa à s'excuser et à lui demander d'oublier la question, que ça ne la concernait pas, après tout ; mais, d'un autre côté, elle avait vraiment envie de savoir, maintenant.

Tout ce qu'il avait dit auparavant, décrivait le groupe comme une bande de potes réunis par les aléas de leurs rêves sous une même bannière. Des gens qui s'entendaient pour venir en aide aux autres. Sommes toutes une image séduisante et bien belle de la vie des voyageurs à Dreamland. Mais elle savait que le monde des rêves avait cette façon de toujours montrer sa face brillante et joviale, pour mieux dissimuler sa part d'ombre. Une leçon qu'elle avait, entre autre, appris à Doppel City, une leçon qu'elle entendait bien vérifier auprès de ce jeune homme.

Gêne, angoisse légère dans un mouvement de main, silence nerveux sous un nuage de volute à l'odeur amère. Comme lui un peu plus tôt, elle avait fait vibrer la mauvaise corde. En revanche, elle n'en concevait aucun regret, aucune peine ou sensation d'incorrection face au trouble du jeune homme. Si on ne voulait pas parler de certaine chose, on ne les évoquait pas, ou bien on assumait le risque et donc les questions indiscrètes. Alice n'était pas une femme cruelle ou particulièrement curieuse de nature, son attitude témoignée bien plus d'une indifférence généralisée envers tout ce qu'elle percevait comme extérieur à sa personne et un voyageur à peine rencontré restait un parfait étranger. Aucune nécessité de se fatiguer à comprendre ses motivations et ses tribulations passées.

Elle s'apprêtait à gracieusement le tirer de cette situation en lançant un nouveau sujet à la banalité affligeante : "Il fait un peu chaud.", "Beaucoup de monde n'est-ce pas ?" ou "Tu connais cette musique ?", mais elle n'eut même pas le temps d'ouvrir la bouche. De ses lèvres crachant de diaphanes arabesques dansantes, une voix sombre, un ton plus bas, presque un grondement avec son timbre grave et rauque. Son visage semblait fermé, inquiet peut-être, son front plissé et ses lèvres pincés contrastait avec ses sourires radieux, quand il parla de son ancien compagnon : Khildar.

Elle ne dit pas un mot, mais n'en pensa pas moi. Alice pouvait avoir une vision extrêmement pessimiste des rapports humains et en particulier de l'amitié. Qu'un groupe d'apparence aussi soudée que celui de Peter, du moins si elle se fiait à ses dires, souffrent aussi d'individu suffisamment égoïste pour s'enfuir du jour au lendemain, sans une nouvelle, sans un mot, cela ne l'étonnait qu'à moitié. La sincère inquiétude et l'affection qu'elle pouvait encore lire sur le visage du grand roux, en revanche, la surprenait un peu plus. Sans penser qu'il soit un monstre au coeur de glace, elle n'aurait pas vraiment imaginé que les rapports oniriques puissent aboutir à des relations aussi fortes, aussi "vraies". Bien qu'à la réflexion, elle ne voyait pas non plus vraiment pourquoi ce ne serait pas le cas, surtout après la démonstration des plus... Convaincantes, d'Hisèn au sujet de l'importance de l'existence onirique, même chez les voyageurs.

Elle le laissa exhaler sa fumée, préservant le silence avec soin. Ce fut lui qui le brisa en se levant d'un bond en lui proposant de rencontre sa joyeuse bande de fous furieux, parce qu'elle avait l'air "vraiment sympa". La tête que fit la petite blonde devant cet enthousiasme devait mêler des éléments de surprise et de doute sympa. Pas tant à cause de l'invitation à rencontrer du monde, bien que ce fut totalement et entièrement nouveau pour elle, mais plutôt parce qu'il l'avait associée à l'adjectif "sympa", autre chose inédite pour elle.

On l'avait bien plus souvent qualifié de "sérieuse" quand les gens voulaient se montrer gentil, car le mot qui revenait le plus souvent était "ennuyeuse" ou "banale à en crever" en fait. Même ses grand-parents avait été autrefois désolés par son attitude plutôt renfrognée et renfermée, malgré les nombreuse qualité qu'il pouvait lui trouver ailleurs. Ce compliment lui semblait aussi suspect qu'inattendu et c'est avec une circonspection très marquée qu'elle fixa la main qu'il lui tendait.

Elle était grande, immense même, ses longs doigts tout tendus vers elle comme de grandes branches pâles, auréolées de fins poils roux. Ses yeux allèrent de sa main à son visage souriant, puis de son large sourire à cette paume ouverte pour elle, méfiante et en même temps curieuse et tout au fond d'elle : ravie. Cela faisait très longtemps qu'on ne lui avait pas aussi honnêtement proposé de rencontrer un groupe de personne (à part un groupe de psy, peut-être). Cette nouveauté l'effrayait au moins autant qu'elle l'honorait et la ravissait. Ces sentiments contradictoires créaient comme une brume un peu douloureuse dans sa tête, elle se sentait bête, comme une toute petite fille timide et maladroite.

Pourtant, quelques secondes plus tard, ses doigts se tendirent au dessus de la paume ouverte, effleurant sa surface lisse avant de s'y poser avec légèreté. Et "pouf" elle disparut dans le petit nuage de fumée caractéristique, se réveillant au fond de ses draps, un peu groggy et très contrariée : pour une fois que sa nuit était à la fois honnêtement intéressante ET agréable, il fallait que son réveil matinal coupe court à sa rêverie.

Elle demeura quelques minutes au fond de son lit, fixant de sa vision flou de fille très myope le haut plafond de sa chambre. Elle eut une pensée pour Peter, se demanda si elle le reverrait un jour, se dit que probablement pas et, finalement, se leva.