- Et un de plus !

Elric laissa tomber le carton qu'il avait péniblement monté sur deux étages. Il se redressa tout aussi péniblement, essuyant du revers d'une main la sueur qui perlait sur son front, l'autre appuyant fortement sur le bas de son dos dans l'espoir d'apaiser sa douleur. Décidément il fallait vraiment qu'il se mette à faire un peu plus de sport. Non pas que l'activité physique le rebutait, mais les occasions étaient rares et n'arrivaient pas toujours au moment opportun, pensait-il. D'ailleurs, en parlant de moment opportun, il aurait peut-être été plus sage de repousser de quelques jours le déménagement, histoire d'éviter les six mille degrés à l'ombre qu'offrait généreusement ce soleil de Juillet. Enfin, Servaas avait insisté pour que ça se fasse avant début Août, et le week-end suivant étant bloqué le choix était déjà tout fait. Tiens, quand on parle du loup...

- Alors la lavette, déjà fatigué ?

S'en suivit un grande tape dans le dos qui manqua de décoller les poumons de la dite "lavette". Servaas, délicat comme à son habitude, lâcha le carton qu'il tenait de son autre main sur le sommet de la pyramide qui se formait dans l'entrée. Un sourire en coin, il se tourna vers Elric.

- C'est que t'es d'jà envahissant dis-moi... Ça te dirait pas de commencer à bouger tes affaires dans ta zone pendant que je monte le reste ?

- Il en reste beaucoup ?

- Bah, assez pour que t'aies pas besoin de te tuer à la tâche ! Laisse, j'm'en charge.

Elric soupira de soulagement et adressa un sourire de gratitude à son nouveau colocataire, lequel s'en retournait déjà dans la cage d'escalier suivi de près par son compagnon canin. S'en retournant à ses cartons, l'inépuisable sportif qu'il était se remit au travail, poussant la pile d'affaires diverses jusqu'à l'espace qui lui avait été alloué.

Le pièce était plus grande que ce qu'il avait espéré. Une pièce d'une quinzaine de mètres carrés, avec une grande fenêtre orientée plein Sud. Il aurait la place pour placer tout ce dont il avait besoin, ajouter une paire de bibliothèques aussi. Et un bureau. Histoire d'éviter qu'un tapis de bouquins ne recouvre le sol en stratifié.

Elric sourit en entendant les consignes de Servaas. Il n'avait pas l'habitude des animaux de compagnie. Il avait bien eu un chien lorsqu'il habitait encore à Strasbourg, mais l'animal était déjà vieux à l'époque où Elric apprenait à déchiffrer les lettres. Il n'en gardait donc pas beaucoup de souvenirs. Quoiqu'il en soit, cette nouvelle vie réservait son lot de bouleversement dans les habitudes du jeune homme.

Il laissa en plan la moitié des cartons qu'il n'avait pas encore déménagé pour aller chercher la bouteille demandée par le maître de maison dans le frigo. L'appartement était assez spacieux pour deux et ils profitaient même d'un modeste balcon pour prendre l'air. Ce qui était bien commode compte tenu de la chaleur écrasante qu'il faisait à l'intérieur. Il rejoint Vaas et s'assit à ses côtés, posant la bouteille et deux verres à côté des transats. Il remplit les deux verres et, tendant le boisson à son colocataire, porta le sien à ses lèvres. Enfin un peu de fraîcheur.

- Un boulot ? À vrai dire là j'ai pas encore cherché grand chose. Le DUT ouvre des portes mais j'ai envie de faire un peu autre chose. Et de garder c'qu'on a appris pour des projets perso' pour l'instant.

Il avala une gorgée de plus.

- Je pense chercher un quelque chose dans un librairie du coin ou quelque chose comme ça. Tu connais mon affection pour les bouquins, ça me plairait bien de me faire un petit pactole comme ça. Pour la suite je verrai, ça devrait me faire tenir un moment si je trouve. Et toi alors ? Tu prévois de sortir de ta grotte pour trouver quelque chose dans le monde extérieur un jour ? ajouta-t-il en ricanant.

Elric reposa son verre vide et s'allongea un peu plus confortablement sur le transat, tout en écoutant Servaas. D'une main distraite il se mit à dessiner du bout des doigts des arabesques éphémères dans les airs au dessus de son visage. Les yeux fermés, il essayait de se détendre malgré la chaleur.

- Le lycée Europe tu dis ? J'me souviens plus vraiment où c'est ça...

Sa main tomba lourdement sur son front pour recouvrir ses yeux. Il reprit :

- Le boulot de documentaliste me gênerait pas. Même si des fois c'est aussi agité qu'une gare à heure de pointe, la plupart du temps c'est assez calme comme endroit un CDI ou une BU. Bon après niveau taff j'pense pas que ce soit des plus rocambolesques non plus. tu dois surtout t'occuper de ranger les bouquins et vérifier les prêts. Un peu comme une bibliothèque quoi. Ça plus quelques interventions à droite à gauche je pense.

Elric prit une grande bouffée d'air et la garda un moment bloquée dans ses poumons. Il la relâcha lentement quand sa tête commença rapidement à tourner. À vrai dire, il était un peu perdu à présent. Il n'avait pas pensé à trouver un job dans l'immédiat mais Servaas avait eu raison de lui en parler. Après tout, les études finies il allait avoir besoin de fonds s'il voulait se lancer dans des projets plus construits. Il tourna la tête vers son colocataire qui sirotait son Tropico avec application.

- Ouais, ça pourrait l'faire. Mais me faut pas un diplôme ou un truc du genre pour postuler ? Je doute qu'en me présentant en disant "Bonjour, j'adore les bouquins et j'ai besoin d'un boulot, prenez-moi !" soit la meilleure méthode si tu vois c'que j'veux dire.

Elric grimaça intérieurement à la blague de Servaas.

- Aaaah, j'avais oublié ça... La manie qu'ils ont de prendre un documentaliste pour un informaticien.

Il se redressa sur le transat, croisant ses jambes et s'étira.

- M'bah ! Remarque si j'peux cumuler les deux... C'est pas pour le temps que ça me prendra en plus d'intervenir sur les soucis d'info', mais si j'peux négocier ça comme une option pour toucher un brin plus, je serais stupide de cracher dessus. M'enfin pour ça faudrait déjà que j'y sois.

Elric étendit ses jambes sur le transat. Après quelques secondes de silence, il secoua sa tête et, tout en essayant de remettre de l'ordre dans sa tignasse, se mit debout.

- Bon, on a p'tet cinq minutes mais le bordel va pas se ranger tout seul non plus. J'aimerais finir assez vite de mettre tout ça dans la piaule, au moins ce sera fait et j'pourrai me remettre des efforts de la journée avec une bonne grosse nuit de sommeil. Finis ton verre ivrogne, moi j'y retourne !

Et il repartit en direction de la pile de cartons dans l'entrée.

- Que voilà donc une bonne idée !

Fouillant dans ses affaires à peine sorties des cartons, Elric sortit du fatras bourré dans les tiroirs une sacoche de tissu dans laquelle il s'empressa de stocker son porte-feuilles ainsi qu'un carnet et de quoi noter. L'indispensable en somme.

Elric se baladait rarement sans avoir de quoi écrire sur lui. Une vieille habitude d'après lui, une sale manie bizarre d'après Servaas. Mais il ne se sentait pas à l'aise quand il sortait s'il ne savait pas qu'il avait de quoi noter des idées ou autre à portée de main, même si quatre-vint dix pour cent du temps il n'y touchait pas du tout de tout son périple à l'extérieur. Il passa bien cinq minutes à chercher un stylo qui lui convienne sous le regard à la fois inquisiteur et désespéré de son ami.

Alors qu'il se dirigeait vers la porte, il se retourna vers son colocataire en ajoutant d'un air narquois et moqueur :

- Mon ami, la pertinence de tes suggestions, quand celles-ci demandent d'ingurgiter quelque chose, ne cessera jamais de m'étonner...

À peine eut-il le temps de finir sa phrase que la main du-dit ami vint fracasser son dos pour le pousser dans la porte d'entrée sans la moindre délicatesse. Non pas qu'il ne l'eût pas senti venir, mais c'est le souffle brutalement coupé qu'il s'écrasa contre le bois peint, étouffant un hoquet de douleur dans le vacarme qui se propagea dans le couloir de l'autre côté.

Ils passèrent une soirée peinards, à discuter tranquillement à la table d'un restaurant servant de délicieux Tacos (quand il s'agissait de nourriture ou de boisson, faire confiance à Vaas était toujours la meilleure solution). Ils discutèrent de tout et de rien jusqu'à une heure avancée de la soirée. Ils rentrèrent à pied en profitant de la chaleur moite du soir, profitant pour le coup d'une légère brise nocturne qui commençait à souffler tandis que le ciel se couvrait peu à peu.

Ces promenades complices étaient de ces rares moments qu'Elric aimait partager avec quelques personnes. De nature plus que casanière, il lui était déjà rare de sortir de derrière ses bouquins. Alors lorsqu'il décidait d'être accompagné cela tenait presque de l'apparition de la vierge. Mais cela lui arrivait trop rarement pour qu'il ne profite pas de ces instants en bonne compagnie.

Rentrés à l'appartement ils ne tardèrent pas à aller se coucher chacun de leur côté. La journée avait été épuisante à défaut d'éprouvante. Le déménagement leur avait offert de quoi savourer une bonne nuit de repos (surtout Elric, du fait de son activité physique particulière), et la chaleur n'avait rien arrangé. Elric entreprit de dégager les piles d'affaires qui traînaient encore sur lit et autour. Il ne restait plus qu'à ranger le petit matériel, qui finirait pour l'essentiel entasser de manière assez disgracieuse dans un tiroir, et quelques bouquins. Pour ces derniers, il était inutile de se fatiguer à les ranger : ils étaient condamnés à l'errance sur le sol de la pièce. Une fois ces derniers ajustements finis, Elric se changea. Il passa la tête par la porte de sa chambre et cria en direction de la piaule de Vaas :

- Bonne nuit le gredu ! Oublie pas de te réveiller le matin demain, j'm'en chargerai pas !

Et faisant fi des grognements mécontents de son colocataire, Elric se laisser lourdement tomber sur son lit. Son visage enfoncé dans son oreiller, il ne tarda pas à trouver le sommeil.