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Roses et Rouges

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Jacob Hume
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Arpenteur des cauchemars
Jacob Hume
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MessageSujet: Roses et Rouges Roses et Rouges EmptyJeu 25 Sep 2014 - 1:42
Roses et Rouges 112482CouvertureRosesetrouges

AVERTISSEMENT AVANT LECTURE :

Tout d'abord, j'aimerais prévenir mes lecteurs, cette quête n'a rien d'une grande aventure épique aux rebondissements farfelus comme on peut en avoir l'habitude sur ce forum. J'ai cherché à écrire autre chose, installer une autre ambiance et j'espère que cela vous plaira autant que j'ai pris plaisir à l'écrire et à l'imaginer.

Il me faut aussi, avant toute chose, prévenir les âmes sensibles ou les plus jeunes joueurs, certaines scènes vous sont fortement déconseillées. Je crois qu'en disant cela, je vais davantage stimuler votre curiosité qu'autre chose, mais vous voilà prévenus. Ne venez pas vous plaindre ensuite.

Un dernier mot sur la musique. J'ai glissé, au fur et à mesure de la quête, des liens vers de la musique, liens qu'il vous faudra retrouver. Si vous souhaitez vous amuser à tous les retrouver à écouter chaque musique au fur et à mesure, alors sachez que j'ai généralement écrit ces scènes en écoutant les morceaux en boucle jusqu'à la fin de la scène. Je vous conseille de faire de même, mais c'est une simple suggestion. A vous de voir ce que vous préférez.

En attendant, je vous souhaite une bonne lecture et j'espère que celle-ci vous plaira !
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Jacob Hume
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Arpenteur des cauchemars
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MessageSujet: https://www.youtube.com/watch?v=Rc9pi6MNdhc Roses et Rouges EmptyJeu 25 Sep 2014 - 1:56
Introduction :
R.C. By Night

Il faisait toujours nuit à Resting City, telle était l’impression qui ressortait de cette agglomération plantée au milieu du désert, constamment éclairée par les milliers de néons qui constituaient les enseignes de ses bâtiments. Hôtels, motels, chambres d’hôtes de toutes sortes vendaient leurs services aux passants au moyen de lumières clignotantes de toutes les couleurs. On pouvait s’arrêter devant chaque immeuble, chaque tour, chaque pavillon et pourtant ne jamais trouver deux manières identiques de mettre en valeur un bâtiment. Et c’était justement la raison pour laquelle il ne faisait pas toujours nuit à R.C. Sur certains, le soleil brillait, sur d’autres, la lueur d’un crépuscule se faisait sentir. Et ce même si le ciel était toujours aussi étoilé lorsque l’on levait les yeux. Les choses étaient ainsi, sans que cela ne trouble personne, ni qu’une quelconque loi physique ne vienne empêcher l’existence du phénomène. A Dreamland, on ne se souciait pas de telles règles, la magie des rêves seule opérait et si elle exigeait qu’il fasse nuit noire chez son voisin alors qu’un été étouffant régnait chez soi, ce n’était pas un problème.

La ville, ainsi disposée, le long d’une route bétonnée qui traversait les étendues désertiques, avait souvent était confondue avec une autre cité du monde éveillé : Las Vegas. Cependant, c’était sans compter sur sa voisine la plus proche, Kazinopolis, qui se trouvait au bout de la route et qui, elle, regorgeait non seulement de lumières, mais aussi de casinos en tout genre. De l’autre côté, en suivant cette même voie depuis R.C. on trouvait un royaume de moindre importance mais relativement connu : la route 66, monde consacré à une route qui frôlait avec l’infini et qui traversait de magnifiques paysages, dignes du continent américain, améliorés par les atours oniriques. Une virée parfaite si l’on disposait de lunettes de soleil et d’une Cadillac décapotable flambant neuve. Malheureusement, c’était aussi une traversée extrêmement longue et qui pouvait rapidement s’avérer monotone. La position de Resting City en devenait idéale : une ville consacrée au repos placé entre un long royaume et une cité de plaisirs et de jeux ? Une étape incontournable.

Car la ville n’était pas faite de bureaux ou d’habitations, tout entière, elle était habillée pour l’hôtellerie, sous toutes les formes qu’on lui connaissait et même sous certaines formes qu’on ne lui connaissait pas encore. Il y en avait pour tous les goûts, pour tous les rêves, les plus miteux comme les plus grandioses. Des palaces trônaient le long du boulevard central et des rues les plus huppées, côtoyant des tours ultra modernes aux chambres avec vues imprenables. Il ne fallait pas être surpris, lorsque l’on arpentait ces allées de retrouver les architectures spécifiques de cent cultures différentes dans le même voisinage, plaçant ainsi, une bâtisse issue d’extrême orient juste à côté d’un palais vénitien. Et c’était sans compter sur les ambiances de ces commerces qui appartenaient souvent à des époques passées, sans même qu’on ne s’en rende compte.

Chaque établissement possédait son restaurant, son bar ou sa cantine, ce qui offrait un choix étonnant de lieux pour se restaurer ou pour boire un verre entre amis. Et toutes ces enseignes attiraient ainsi des dizaines et des dizaines de clients. Là, des rêveurs se faisaient transporter en limousine jusqu’aux plus beaux palaces dans des accoutrements somptueux alors même que dans le monde réel, ils n’avaient pas les moyens de s’offrir un tel luxe. Ailleurs, d’éternels vacanciers rêvaient de goûter à mille ambiances en une seule nuit. Mais l’on trouvait aussi maintes créatures des rêves venues d’autres contrées ou des voyageurs venus profiter de l’étape pour se reposer un peu ou s’y terrant pour échapper à la violence de Dreamland.

De fait, R.C. était réputée pour sa tranquillité et bien qu’il n’y ait pas d’autorité réelle sur la cité, il existait une forme de consensus entre les différents patrons qui encadrait les règles de leur concurrence, afin qu’aucune violence ne s’y fasse jamais sentir, sans quoi la clientèle, si précieuse, disparaîtrait à jamais. Pourtant, la concurrence existait et ce n’était que l’un des nombreux vices qui rongeaient alors la cité…

---

Il marchait dans un couloir. Il avançait sans même prêter attention au décor qui l’entourait. Il se contentait de mettre un pied devant l’autre, sans avoir ne serait-ce que conscience de l’effort qui lui était nécessaire. Des formes passaient autour de lui, elles auraient pu n’être que des ombres qu’il ne les aurait pas plus remarquées. Il savait cependant qu’il s’agissait de clients et d’employés et qu’il se trouvait dans un hôtel. Il savait aussi qu’il sortait de sa chambre, mais il n’avait pas le souvenir d’y avoir été. Il ne cherchait d’ailleurs pas à retrouver dans sa mémoire les éléments du mobilier qui s’y trouvaient. Peut-être n’y avait-il jamais été, peut-être n’y avait-il pas de lit dans cette chambre, cela ne l’aurait pas surpris. Plus que tout, il songeait que l’ensemble de ce qui l’entourait n’avait pas la moindre importance, il devait la rejoindre et rien d’autre ne comptait à ses yeux.

Bientôt, il arriva devant une porte vitrée sur laquelle on avait peint quelques inscriptions et autres décorations entrelacées qui rappelaient les ornementations et moulures des années passées ou des murs qui entouraient le hall qu’il traversait. Quand le couloir s’était-il transformé en ce hall impressionnant ? Il n’aurait su le dire et il n’en avait cure. Elle se trouvait là, derrière ces portes vitrées et il sentait – il savait – que l’instant où il entrerait serait le plus crucial de sa soirée. Un instant, il crut qu’elle n’y serait pas et s’arrêta dans son geste. Comment survivrait-il à la déception de son absence ? Mais il se ressaisit, sans trop comprendre pourquoi, il avait finalement poussé la porte et un serveur s’inclinait devant lui, présentant le reste de la salle avec un sourire et une main ouverte.

Il ne retint rien des traits du personnage qui l’accueillait. Il sut plus ou moins que ses vêtements étaient noirs et blancs, qu’il portait des gants. Rien de plus, tout le reste échappa à sa conception lorsqu’il la vit. Les autres occupants de cette salle bondée, la fumée qui sortait des cigares de tous les clients qui écoutaient ce qui semblait être un groupe de jazz – qu’il ne vit pas davantage que le reste –, tout cela ne fut plus pour lui qu’un vague ensemble de couleurs floues et mouvantes. Elle était là, sous ses yeux, une beauté sans égal. Il n’aurait pu décrire exactement son visage, il n’aurait pu trouver les mots pour parler de sa chevelure ou de sa silhouette. La vérité était que chaque fois qu’il essayait de se concentrer sur les détails de sa personne, dans son souvenir, ou dans ces situations où il la voyait, il lui semblait que la netteté de l’image se dissipait. Et pourtant, l’idée même de cette femme était inscrite en lettres de feu dans son être, au plus profond de lui-même. Même lorsqu’elle n’était pas là, elle occupait ses pensées et ses désirs.

Elle jeta un regard vers lui, comme si elle avait négligemment jeté un mouchoir dans un caniveau. Ses yeux restèrent braqués dans sa direction un instant et il ne put se détacher d’elle. Il lui sembla que cet échange dura une éternité, que le temps s’était arrêté pour qu’ils puissent profiter de l’instant, et pourtant, lorsqu’elle détourna les yeux de lui et revint à ses occupations, il trouva que le moment avait été incroyablement court.

A cet instant, comme tous les autres soirs où il l’avait vue, une certitude le prenait. Il fallait qu’il aille la voir, qu’il aille lui parler, qu’il retrouve son regard, qu’il goûte à sa présence, à sa proximité. C’était comme une drogue dont il avait besoin. Dans son indifférence, il sentait qu’elle l’appelait à faire le premier pas. Et pourtant, comme chaque soir, il se retrouva à avancer à nouveau, pour s’engouffrer dans la salle, entre les tables et pour s’asseoir, seul, un verre dans la main – auquel il ne toucherait pas et dont il ne savait pas s’il l’avait commandé ou qui le lui avait apporté. Elle se trouvait appuyée contre le comptoir du bar, assise sur l’une de ces chaises hautes qui la privait de tout contact avec le sol. Sans que personne n’ait cherché consciemment à le faire, on l’avait placé à un observatoire parfait. Soudain, il se trouvait dans une alcôve surélevée par rapport au reste de la salle, peut-être un balcon ou un fumoir. De là, il avait une vue plongeante sur la jeune femme. Et une chose le marqua sans autre raison que son esprit voulut y attaquer une certaine importance : l’une des jambes délicates de la créature qu’il observait pendait à moitié nue, à la vue de tous, tandis que l’autre était repliée.

Au bout d’un moment – il n’avait pas bougé d’un pouce, le verre trônait toujours inutilement dans sa main droite alors qu’il occupait son fauteuil de cuir, sans comprendre d’où il tenait ces informations – elle commença à sourire. Elle souriait à quelqu’un d’autre que lui, cela, il le savait. C’était une évidence à la manière dont elle regardait toujours dans la même direction en sirotant son verre – avait-elle un verre l’instant précédent ? Il ne l’avait pas vu. Il déglutit ou eu au moins envie de le faire. Sa main trembla. Il savait parfaitement ce qui allait se passer et cela le troublait plus que tout le reste. Il voulut alors détourner les yeux, ne pas regarder. Mais il ne le fit pas, il continuait de la fixer, inlassablement et comme il l’avait craint, le jeu commença.

Bientôt, elle descendit de son perchoir et il lui sembla la voir se déplacer comme s’ils avaient toujours été au même niveau. Elle alla jusqu’à un autre homme, dont il ne savait rien et dont il ne chercha pas à voir les traits. Il n’était pas important, elle seule l’était. Là, une conversation s’engagea. Elle souriait à cet homme et Dieu qu’elle souriait, riait avec lui ! Son attitude assurée, sa façon d’être et de s’exprimer, d’aborder cet homme, constituaient précisément la raison pour laquelle il revenait sans cesse vers elle. Elle n’était pas seulement belle ou attirante, elle était quelque chose de plus que cela. Tout son être respirait un caractère et une féminité particulière, l’alliance des deux faisait d’elle ce qu’elle était – ou peut-être était-ce aussi sa façon de s’habiller ? Elle était fascinante, il ne pouvait détacher son regard d’elle, alors même que la jalousie le prenait.

Elle touchait l’autre et il voulait être à sa place. Elle posait sa main sur celle de son rival et il respirait ce contact qu’il désirait tant comme si c’était la sienne qu’elle avait touchée. Toute la délicatesse de ses doigts lui apparaissait alors et il lui semblait soudain que c’était la plus belle vision qui lui eut été donnée de voir. Elle s’approchait, elle murmurait, elle souriait. L’autre était aussi impressionné que lui sûrement, mais il avait alors l’occasion de profiter de cette attention qu’on lui portait. Un instant, il vit que l’homme était d’un banal affligeant et cela le rebuta. Mené en bateau par le petit jeu qu’elle lui faisait, ce dernier céda bientôt à ses envies et accepta un baiser. Elle lui promit plus et il accepta. Les deux silhouettes s’éloignèrent et disparurent bien vite sans que son regard n’ait cherché à les suivre.

Alors même qu’elle n’était plus là. Sa main se mit à trembler et les glaçons dans son verre tintèrent. Ils n’étaient pas là avant et pourtant ils étaient nécessaires pour exprimer son sentiment. L’image de sa main continuait de le hanter et son regard restait inexplicablement rivé sur l’endroit où elle s’était tenue un peu plus tôt, quand bien même d’autres ombres étaient venues remplacer le couple.

---

Fabricio aimait sa vie à Dreamland. Il l’aimait alors qu’il marchait dans les couloirs en faisant sa ronde usuelle, alors qu’il empruntait son itinéraire préféré, qu’il saluait ses collègues qui le gratifiaient eux-mêmes d’un sourire. Il l’aimait lorsqu’il revêtait l’uniforme de l’hôtel, qu’il sentait peser sur ses épaules le prestige de l’établissement qui l’employait Il l’aimait lorsqu’il songeait à quel point il aimait travailler ici et combien il aimait cet environnement. Ce n’était pas tant la ville que l’hôtel lui-même qui lui plaisait. Ici, il baignait dans le luxe et le confort.

Malgré les apparences, il était plutôt rare dans la cité d’employer des voyageurs pour assurer la sécurité de son établissement. Il fallait alors disposer d’une clientèle consciente, de créatures de rêves ou d’autres voyageurs de passage, capables de payer une note au départ ou à l’arrivée. De tels employés coutaient chers et il n’était pas donné à tout le monde de s’en offrir, alors même qu’ils étaient souvent nécessaires pour éloigner les troubles fêtes qui cherchaient à perturber la paix qui régnait ici. Et pourtant, malgré leur rareté, le Dream’s Palace employait cinq de ses homologues, en permanence. Fabricio faisait partie de ces privilégiés qui avaient l’immense honneur de travailler au sein d’un établissement aussi important.

Il aimait sa vie à Dreamland parce qu’il se sentait enfin être quelqu’un. On le respectait lorsqu’il entrait dans une salle, on lui souriait, on l’appréciait. La batterie de créatures qui s’affairaient tout autour de lui pour nettoyer de fond en comble ce couloir semblait même regagner d’entrain à sa vue. Ce n’était que des balais et des chiffons animés d’une volonté propre et pourtant, il avait un impact sur eux, il le sentait.

Ici, des centaines et des centaines de rêveurs passaient chaque nuit, arrivaient sur le parvis au moyen de limousines qui tournaient sans arrêt dans la ville ou en conduisant des voitures haut-de-gamme et en se présentant comme de nouveaux James Bond ou de riches dépensiers. La plupart n’étaient en réalité rien de tout cela, mais cela faisait plaisir à Fabricio de les voir se prendre au jeu des merveilles qu’offraient l’hôtel. Des dizaines de créatures et de voyageurs fortunées profitaient eux aussi du luxe ambiant quelques temps. Certains, lors de grandes occasions, s’offraient même l’absolu plaisir de louer son immense salle de restaurant pour leurs réceptions exceptionnelles. Des guildes entières étaient venues se rassembler là en au moins trois occasions depuis qu’il travaillait ici. Et toute cette activité fourmillait autour de lui, passait, s’en allait et revenait au gré des envies oniriques de chacun. Lui restait ici et vivait son rêve en participant à cette grande aventure qu’était la vie d’un palace plus luxueux que tous les Ritz réunis. Il y avait ici un amour du travail bien fait, de la précision et de l’ordre. Il aimait tout cela. Ce n’était peut-être pas une épopée fantastique, pleine de mystères et de combats, il n’y avait peut-être pas d’héroïsme dans sa démarche, et pourtant, sa vie à Dreamland avait quelque chose d’onirique.

Et sa ronde était peut-être l’instant qu’il préférait. Elle lui permettait de se rappeler à quel point la magie de l’endroit était époustouflante. Il en faisait trois par nuit et bien qu’il choisisse toujours le même itinéraire pour couvrir l’ensemble du terrain, ce n’était jamais exactement le même parcours. Entre l’activité des employés, les rêveurs qui changeaient et qui lui parlaient dans leurs délires d’opulence, il y avait déjà de quoi s’étonner à chaque passage. Mais le bâtiment lui-même respirait d’une force insoupçonnée. Nul ne savait combien de chambres ou d’étages il comptait, car le nombre changeait quasiment en permanence, au gré des rêves de tout un chacun. Un couloir pouvait s’étirer sur près d’un kilomètre à un étage et ne compter qu’une dizaine de suites dans le suivant. Rien ne restait en place, rien ne se fixait jamais vraiment. Seule l’architecture générale, l’ambiance demeurait réellement. Il avait appris à aimer cet univers mouvant et il le trouvait plus que merveilleux. Qui voudrait croire découvrir tout Dreamland alors qu’il y avait déjà tant à découvrir en un seul endroit ?

Il poussa la porte de l’escalier principal qui se trouvait au centre même de l’hôtel qui donnait sur le hall d’entrée. L’endroit en lui-même suffisait à couper le souffle aux visiteurs. C’était un escalier de marbre, recouvert d’un tapis rouge chaleureux, qui s’élevait en carré sur une hauteur qui n’avait aucune proportion avec celle des étages auxquels il menait. Le hall en lui-même, qui se trouvait au rez-de-chaussée avait tout de la démesure avec son carrelage toujours si impeccable qu’on pouvait s’y regarder comme dans une glace. Une chaîne plantée dans le plafond tombait jusqu’à quelques mètres du sol et soutenait un immense lustre de cristal dont on ne voyait ni les ampoules, ni les bougies et qui se contentait de briller.

Là, il ne vit pas une activité exceptionnellement dense, mais ce n’était pas choquant. Des clients en tout genre entraient en bas, mais l’essentiel était rapidement redirigé vers les ascenseurs ou le restaurant, sa prochaine destination. Alors qu’il descendait les marches, il croisa un homme, un rêveur, qui se laissait impressionner par ce qu’il voyait. L’escalier lui paraissait d’autant plus immense que le nombre de marches se multipliait à mesure qu’il les grimpait. Plus bas, Fabricio dépassa une femme dans une somptueuse robe de soirée qui descendait avec une élégance exagérée, rejouant certainement une scène de film d’un romantisme exubérant et très connue.

Une fois en bas, il commença à se diriger vers le restaurant lorsqu’une voix à sa ceinture l’interpela.


« Fabricio ? Tu me reçois ? » disait-elle.

Avec l’aisance de l’habitué, il tira son talkie-walkie de son côté et le porta à sa bouche.


« 5 sur 5, qu’est-ce qu’il se passe ? »

« Il y a quelqu’un dans le parking, tu pourrais aller vérifier ? »


Il arrêta de marcher et sentit sa bonne humeur lui échapper. Le parking était peut-être le seul endroit qu’il n’appréciait pas dans cet hôtel. Personne n’y allait, ni les employés, ni les clients. C’était une zone interdite et inutile pour les rouages de cette belle machine qu’était le Dream’s Palace. Nul n’avait de raison de s’y trouver et c’était pour cela que tout luxe en avait été écarté. Mais il retrouva bien vite son plaisir en songeant qu’après tout, ce ne serait pas une tâche si difficile et qu’il y aurait pu y avoir plus de grabuge. De fait, c’était probablement un rêveur qui n’avait pas jugé bon de quitter sa voiture ou qui s’était égaré, il suffirait de le reconduire et de lui offrir une suite pour s’excuser du dérangement.

« Pas de problème, j’y vais. »

Et il tourna immédiatement vers une porte qui avait été assez discrètement placée sous l’escalier de marbre. Là, un panneau annonçait que seuls les employés étaient autorisés à y entrer. Mais naturellement, plusieurs rêveurs avaient l’habitude d’y rôder. Après tout, rien ne les empêchait de rêver d’être des maîtres d’hôtels. Après avoir traversé un long couloir blanc, il poussa une porte grise surmontée d’une petite enseigne lumineuse verte indiquant le parking. Naturellement, avant d’entrer dans les sous-sols de l’établissement, il fallait descendre un escalier et celui-ci annonçait déjà la couleur de ce qu’on trouvait plus bas.

Fait de béton, avec des rambardes branlantes de fer. Les murs avaient été peints en gris, ils étaient froids comme la glace et une lumière trop blanche pour être agréable pendait du plafond. Une autre porte, semblable à celle qu’il venait de traverser se trouvait au palier d’en dessous, toujours surmontée de la même luminescence verte, pâle et peu engageante. Lorsqu’il commença à descendre les marches, ce fut comme si toute l’activité des étages supérieurs disparut. Le silence le plus total se fit et il entendit ses pas résonner dans ce cagibi à l’acoustique douteuse. Même sa respiration lui paraissait oppressante lorsqu’il y réfléchissait. Il passa outre ces détails et descendit en vitesse.

Une fois dans le parking, la même impression le saisit. On y retrouvait l’odeur caractéristique de l’essence qui hantait ces lieux. Ici, les murs de bétons n’étaient pas tous peint. On trouvait d’imposants piliers pour soutenir la structure, mais ils semblaient en grande partie ébréchés ou même rongés par le temps à certains endroits. Quant aux néons, un sur deux ne fonctionnait plus. Les voitures, toutes de collection, étaient rangées entre les lignes vertes que l’on avait tracés au sol. Il y en avait assez peu en somme et de nombreux espaces rendaient l’endroit d’autant plus glauque. Le manège qui opérait ici était simple, lorsqu’un client rêveur amenait sa voiture à l’hôtel, un voiturier la conduisait jusqu’ici et repartait sans ne plus jamais s’en soucier. Tous ces véhicules finissaient par disparaître, ou s’en aller d’eux-mêmes, répondant à l’appel d’autres rêveurs qu’ils reprenaient ailleurs et qui les ramenaient ici, assurant ainsi une circulation constante. L’endroit n’était jamais plein.

D’ailleurs, lorsqu’il fit le tour du sous-sol du regard, il semblait que les lieux étaient parfaitement déserts. Par acquis de conscience, il préféra vérifier. Il arrivait que les rêveurs se réveillent ou retrouvent finalement leur chemin, mais mieux valait être sûr. Il avança entre les allées de places disponibles et occupées, d’un pas presque hésitant. Il n’aimait définitivement pas cet endroit et il avait hâte de remonter. Alors qu’il approchait d’un groupuscule de places où quatre voitures semblaient avoir été rassemblées malgré l’ombre qui y régnait, il marcha sur quelque chose. En baissant les yeux, il trouva sous son pied un briquet aux couleurs d’un autre établissement : l’Ellis. Intrigué, il se pencha pour le ramasser. Que faisait un tel objet ici ?

Un mouvement l’alerta sur sa droite et il se tourna dans cette direction. Là, entre une Porsche et un imposant quatre-quatre noir se tenait une silhouette. Elle dissimulait ses traits dans l’ombre de sorte qu’il ne pouvait distinguer quoi que ce soit d’elle, si ce n’était ses yeux qui semblaient refléter quelque lueur lointaine. A l’attitude du personnage à la façon dont il le fixait, Fabricio comprit qu’il s’agissait d’un voyageur. Il se releva et sourit poliment avant de faire quelques pas vers l’intrus.


« Monsieur ? » fit-il à l’attention de la silhouette qui se contenta de pencher sensiblement sa tête à droite. « Vous savez que vous n’avez pas le droit d’être ici ? »

Pour le coup, les parties réservées au personnel étaient interdites aux clients voyageurs ou créatures des rêves, comme dans n’importe quel hôtel. Fabricio se rendit compte, en s’approchant, que l’homme faisait une tête de plus que lui et avait une largeur d’épaule plus conséquente que la sienne. Il en fut un peu déconcerté, mais se reprit bien vite afin de montrer plus d’autorité.

« Vous allez devoir me suivre… »

Il était assez proche à présent pour être certain que l’individu était bien un homme. Il s’arrêta là. L’autre ne répondait toujours pas et cela l’agaçait. On se contentait de le fixer, ce qui était assez dérangeant. Une idée le traversa alors et il songea que ce serait peut-être une bonne manière d’apaiser la tension qui régnait là. Il montra le briquet qu’il venait de trouver.

« C’est à vous ? » demanda-t-il.

L’autre esquissa un mouvement de tête pour confirmer la supposition. Dans un geste d’amitié et de serviabilité, Fabricio le lui tendit pour qu’il le prenne. Une main surgit de l’ombre et lui attrapa le poignet. Cette main était achevée par des griffes.

Fabricio aimait sa vie à Dreamland, mais on venait de la lui arracher.

---

Mary ouvrit les yeux, haletante, choquée. Elle se redressa et repoussa les draps qui l’oppressaient. Le noir qui l’entourait alors la fit craindre qu’il ne revienne. D’instinct, elle chercha l’interrupteur de sa lampe de chevet et l’actionna. Aussitôt, la pièce fut baignée dans une lumière aux teintes oranges, quelque peu feutrée. Elle reconnut immédiatement sa chambre, celle dans laquelle elle dormait depuis maintenant plus de deux ans, l’appartement dans lequel elle vivait avec son mari. Celui-ci remua un peu en réaction à l’allumage de la lumière, mais ne se réveilla pas complètement. Elle sursauta lorsqu’elle repéra le mouvement et laissa échapper un petit cri étouffé.

Lorsqu’elle réalisa qu’il n’y avait rien à craindre de l’homme endormi à côté d’elle ou de la pièce dans laquelle elle s’était réveillée, elle prit conscience qu’elle tremblait. Tout son corps était secoué par une peur indéchiffrable et elle était en sueur. Un rêve, ce n’était qu’un rêve. Mais elle avait beau se le répéter, la peur ne partait pas, elle restait ancrée en elle, tout comme les images de son cauchemar. Mary ne parvenait pas à se faire à l’idée que tout cela n’avait été que le fruit de son imagination, au fond d’elle-même, elle se savait incapable d’imaginer une chose pareille.

Cet homme l’avait violée ? Vraiment ? Non, c’était impossible, elle n’avait pas bougé d’ici, elle était restée dans son lit, aux côtés de son mari. Elle avait dormi, elle avait rêvé. Ce visage lui était parfaitement inconnu cependant, comment aurait-elle pu l’imaginer ? Et tous ces détails toutes ces sensations qu’elle avait l’impression de ressentir encore ? A mesure qu’elle cherchait à démêler les fils de la vérité, elle revivait dans son esprit l’acte qui l’avait réveillé et aussitôt, une nausée atroce et des larmes la submergèrent. Elle fit de son mieux pour les retenir, mais les images continuaient de se succéder les unes aux autres, dans un ordre peu cohérent, toutes plus choquantes les unes que les autres, toutes plus ignobles, accompagnées des sensations infâmes qu’elle avait ressenties. Elle craqua et commença à pleurer.

Non, non, ce n’était pas possible. Ce n’était qu’un rêve, un rêve ! Pourquoi se sentait-elle à ce point souillée, à ce point salie ? D’où lui venait cette impression qu’elle n’avait rien imaginé ? Un instant, elle se laissa presque aller à croire à un souvenir refoulé, mais elle sut presque aussitôt que ce n’était pas le cas. C’était autre chose, quelque chose qu’elle ne comprenait pas. C’était comme si le viol avait eu lieu sans avoir eu lieu. Comme s’il était réellement produit, mais cela n’avait pas laissé la moindre trace, sauf sur son esprit. Elle regardait tout autour d’elle, cherchant le réconfort là où il se trouvait d’habitude, dans ces choses habituelles, quotidiennes et rassurantes. Hélas, même ce décor aux couleurs beiges ne lui semblait plus familier.

Elle avait soudain peur que l’homme n’ouvre la porte, qu’il soit caché sous le lit ou qu’il la guette depuis sa fenêtre à travers les rideaux. Elle n’avait jamais rien vécu d’aussi traumatisant, d’aussi horrible et elle n’avait pas la moindre envie de le revivre. Elle craignait même que cela ne se produise. Une certaine paranoïa la prenait, telle qu’elle ne chercha même pas à réveiller son conjoint, lui qui avait su la calmer cent fois déjà. Elle savait qu’il n’était pas responsable, qu’il l’aimait probablement plus que tout, qu’il n’aurait jamais rien fait qui l’aurait blessée ou l’aurait fait souffrir. Pourtant, sitôt qu’elle songeait à la manière dont il l’aurait prise dans ses bras, les images revenaient et, dans ses pensées, c’était l’autre homme qui la tenait et lui lançait un regard affreux.

Etait-elle devenue folle ? Etait-elle vraiment traumatisée à ce point par un simple rêve ? Elle inspira à fond et tenta de se raisonner. Elle se fit violence pour calmer ses larmes et ses tremblements, pour trouver le courage de se lever. Une fois debout, elle eut les idées plus claires, ce n’était qu’un cauchemar, il ne fallait plus y penser. Une réunion importante l’attendait dans la matinée et elle ne pouvait se permettre d’y aller dans cet état. Elle sentit le monde réel reprendre ses droits quelques instants. Elle avisa qu’une douche la détendrait sûrement et elle alla jusqu’à la salle de bain d’un pas décidé, ignorant le frisson qui la parcourut lorsqu’elle franchit la porte et entra dans le couloir. Elle fit couler l’eau, ôta sa nuisette et alla se placer sous le jet.

Puis, elle craqua de nouveau et se recroquevilla pour pleurer. Sans comprendre ce qui lui arrivait, ni pourquoi cela lui arrivait à elle, elle sut. Quelque chose s’était brisé en elle. Elle ne serait plus jamais la même.

---

Après s’être assuré que ses parents n’étaient pas dans la maison, Gabriel fila sur son lit, s’adossa au mur et ouvrit l’ordinateur. Le site n’était pas spécialement interdit et il avait largement l’âge pour s’y rendre. D’ailleurs, cela n’avait rien à voir avec les activités auxquelles se livraient un adolescent normal dans de telles situations. Pourtant, il préférait que personne ne le surprenne lorsqu’il y serait, c’était son secret et il lui appartenait entièrement. Ni sa sœur, ni ses parents ne pouvaient savoir ce qu’il faisait lorsqu’il ouvrait son ordinateur.

Si tôt qu’il eut ouvert l’onglet – et un autre sur Wikipédia, on ne savait jamais – on lui demanda son mot de passe et son identifiant. Au départ, lorsqu’il avait découvert l’adresse et qu’il avait demandé à pouvoir y accéder, on lui avait créé un accès sécurisé avec son nom et le classement qu’il avait à l’époque pour clé, c’était la procédure standard des administrateurs, mais il avait immédiatement changé l’un et l’autre, sans la moindre hésitation. Il savait que ceux qui lui avaient transmis ces informations ne chercheraient pas à les divulguer ou à les utiliser contre lui. L’intérêt était davantage de s’approprier son compte, comme il s’était approprié sa vie onirique. Aujourd’hui, ses doigts filaient sur le clavier sans qu’il n’ait à y réfléchir. On lui aurait demandé d’épeler son mot de passe qu’il aurait sûrement mit plus de deux minutes à répondre. Son identifiant en revanche « Anarito », apparaissait en haut de chaque page, juste à côté de la mention « déconnexion ».

Une fois qu’il fut connecté, la page d’accueil, la véritable, lui apparut. Une retranscription plus ou moins complète du dernier DreamMag lui fut proposée ainsi que, sur la gauche, le dernier classement de la ligue S, qui n’avait pas bougé. Les autres classements étaient accessibles sur des liens en dessous. Mais cela faisait plusieurs mois qu’il s’était désintéressé de la compétition que se livraient les voyageurs, il y avait tellement plus dans le monde des rêves que ce recensement irréaliste. Il y avait aussi un lien vers le chat principal, mais il était toujours surchargé et il était impossible de suivre la moindre conversation sur ce fatras de langues en tout genre où l’anglais, qui avait beau dominer, n’était pas toujours compréhensible. Il existait aussi des chats plus ciblés, par langues, puis par pays, mais ils étaient squattés par des nouveaux venus surexcités de leur expérience. Inutile d’aller là-bas quand on savait qu’un seul sur cinq resterait plus de deux mois sur le site. En revanche, l’icône qui lui proposait de lire les carnets de voyage de ceux qui s’amusaient à en mettre l’intéressait toujours. Ce n’était pas tant qu’ils captaient tous le côté onirique des royaumes qu’ils traversaient, cela tenait davantage aux points de vue qu’ils exprimaient inconsciemment sur ce qu’ils avaient ressentis.

Il fut tenté d’en lire une deux, mais il n’était pas venu pour cela, pas aujourd’hui du moins, et rapidement, une fenêtre s’ouvrit au milieu de la page. Elle lui indiquait innocemment qu’un autre membre de la communauté répondant au nom d’Anaklor désirait ouvrir une discussion privée avec lui. Bien évidemment, il accepta. Aussitôt, sur une toute nouvelle page, une discussion instantanée s’ouvrit avec un premier message.


Anaklor : Je t’attendais. Je savais que tu te connecterais.
Anaklor : Alors, prêt à commencer le travail ?

Gabriel commença à sourire. Oui, il était prêt, il était même impatient de commencer. Bien entendu, c’était l’idée d’Anaklor, y compris pour les noms qu’ils employaient tous les deux. C’était lui qui l’avait poussé à mettre en pratique ses idées, lui qui avait le courage de franchir le cap entre la réflexion et l’action. Lui qui leur avait trouvé un partenaire. Tous les trois allaient enfin commencer à semer les graines d’une petite révolution. Ils croyaient dur comme le fer à ce qu’ils allaient faire, comment pourraient-ils se tromper ? Dans l’âme, Gabriel avait toujours été activiste, mais il n’avait jamais eu la force de ses convictions, il parvenait à peine à les exprimer devant ses parents. Mais Anaklor avait trouvé la solution pour palier à son manque d’assurance. Le plan était parfait.

Anaklor : ...

N’ayant pas commencé à répondre, l’autre signifiait son impatience. Gabriel se mit à pianoter sur son clavier.

Anarito : Ouais ! Trop !
Anaklor : Parfait. Alors rendez-vous ce soir. Ne te couche pas avant 23h.
Anarito : Tu as trouvé le matos ?
Anaklor : Oui.
Anaklor : Et la planque aussi.
Anarito : Trop bien !
Anaklor : Pense à moi quand tu t’endormiras.
Anarito : Pas de problème !
Anarito : A ce soir !
Anaklor : A ce soir !
Anaklor a quitté le chat.


Avec un grand sourire, Gabriel s’affala sur son lit. Déjà, il commençait à rêvasser éveillé à tout ce qu’ils allaient accomplir et à ce qui allait en ressortir. Son esprit s’emballa dans des songes éveillés merveilleux, remplis de succès faciles et de grandeur.

---

La respiration encore forte de toute l’émotion, Olivia passa sa main sur le miroir pour en chasser une partie de la buée. Elle savait que celle-ci reviendrait vite de toute manière, mais elle voulait constater elle-même l’état dans lequel elle se trouvait, comme une vielle manie dont elle ne pouvait se défaire. Chaque fois, elle se rendait devant la glace et se regardait droit dans les yeux pour constater un grand vide de volonté. Chaque fois, il fallait qu’elle vérifie si c’était bien elle qui venait de faire tout cela, si la fille qui venait de subir ces aléas peu glorieux était bien celle qu’elle croyait. Jamais le miroir n’avait eu la décence de changer son image, chaque fois il avait renvoyé son pâle reflet avec la plus grande indifférence, chaque fois elle avait vu cette femme détruite, apeurée et résignée à la fois, abandonnée de toute détermination. Et chaque fois, elle avait su que c’était bien elle, malheureusement.

La seule différence entre cette fois-ci et les autres, c’était la marque rouge qui soulignait son œil gauche, là où il l’avait frappée. Et pourtant, elle ne s’en préoccupa pas plus que nécessaire. Ce n’était pas la première fois qu’elle écopait d’une telle marque et ce ne serait probablement pas la dernière. Ce n’était qu’une marque après tout et elle avait connu pire. Il n’empêchait que cette rougeur soulignait aussi le manque de plaisir qu’elle avait éprouvé. Une absence totale de plaisir même, seulement remplacée par la douleur diffuse du coup et du reste.

C’était ici-même qu’il l’avait prise, là dans cette salle de bain miteuse. Elle lui avait dit d’attendre, juste un instant, pour aller se préparer, mais il n’avait pas vu les choses sous cet angle. Il était entré et avait exigé son dû immédiatement, il avait payé pour cela. Elle lui avait dit qu’elle ferait tout ce qu’il voulait, mais cela n’avait pas suffi. Il l’avait frappé et sans plus de préambule l’avait prise, là, contre le lavabo et il avait alors été bien moins pressé qu’il ne l’avait montré un peu plus tôt. Le souffle d’Olivia avait été calé vers le miroir et avait créé lui-même toute cette buée. Elle, elle avait simplement prié pour que tout finisse et pour qu’elle oublie cette nouvelle nuit de chagrin.

Lorsqu’elle regardait son reflet, tout ce qu’elle voyait était cette femme détruire, dont la vie était à présent en ruine et qui ne savait plus à quoi s’accrocher. Toutes les nuits, sans le moindre plaisir, sans la moindre envie, elle se retrouvait là, à attendre des clients qu’elle ne désirait pas. Bien sûr, ils n’étaient pas tous aussi horribles que celui-ci, certains étaient même assez surprenants par leur douceur et leur bienveillance, mais cela ne changeait rien. Elle était tout de même condamnée à continuer, nuit après nuit, sans jamais s’arrêter, sans jamais se reposer. Et elle savait qu’elle n’était pas la seule. Toutes se regardaient sans rien dire, mais chacune sentait la détresse de l’autre. Quant à la journée ? Hantée par ces nuits, par tout ce qu’elle avait fait contre son gré, elle fondait en larme une fois sur deux et perdait petit à petit tout goût à ce qui l’entourait. On s’inquiétait beaucoup pour elle et son psychanalyste, qui en était venu à la conclusion qu’elle était la source de ses propres blocages, tentait de lui faire comprendre qu’elle seule pouvait retrouver le chemin vers la vie, vers l’intérêt pour les choses. Mais elle était obsédée par son problème et cherchait des moyens de s’en tirer, sans succès jusqu’à présent. Et plus elle cherchait, plus la tâche apparaissait impossible.

Cela faisait un moment maintenant qu’elle avait cessé la lutte, ou même de croire à sa libération soudaine. A présent, elle se demandait simplement à quel moment elle allait craquer. A quel moment, elle trouverait le courage de suivre sa seule option possible : le suicide dans le monde éveillé. Puisqu’elle ne pouvait en parler à personne et qu’elle seule pouvait se libérer, mais qu’il n’était pas possible d’agir contre la volonté de sa maîtresse dans ses rêves, quelle autre option avait-elle ? Et elle n’était pas la première à y songer, plusieurs autres avaient déjà franchi le pas. Après quatre mois, elle commençait à être très attirée par cette solution, mais une part d’elle-même voulait encore croire que tout pourrait s’arranger, voulait s’insurger, ne cessait de lui répéter qu’elle trouverait autre chose, que c’était trop horrible pour être sans issue. Combien de temps encore, elle l’ignorait. Tout ce qu’elle savait c’est qu’elle serait là, cette nuit et toutes les suivantes et continuerait de se regarder dans la glace, sans plus rien ressentir pour son reflet décomposé.

Cela s’était produit quelques nuits après sa découverte des merveilles oniriques. Le revers de la médaille l’avait attrapée dans une ruelle, alors qu’une jeune femme lui avait demandé de la suivre, lui proposant une découverte encore plus inoubliable que celles qu’elle avait faites jusqu’à présent. Là, trois autres créatures lui étaient tombées dessus et lui avaient appliquées la marque. La nuit suivante elle était immédiatement apparue devant sa nouvelle maîtresse, qui lui avait alors expliqué ce qu’on attendait d’elle et les raisons pour lesquelles il était impossible de ne pas satisfaire ces demandes.

Elle était là, juste au dos de son épaule droite, un simple tatouage qu’on aurait pu confondre avec un dessin placé là simplement par style. Elle y accorda un regard aussi, mais elle ne trouva même plus la haine des premiers temps qui l’animait autrefois à chaque fois qu’elle la voyait. Etrange, tout ce que pouvait faire une simple marque.

---

Une rafale de vent entra dans la pièce et fit valser le peu d’ordre qui y restait, une farandole de papiers aux usages divers, certains administratifs, d’autres non, accompagnée d’emballages de gourmandises déjà dévorées. Les miettes d’un reste de paquet de cacahuètes recouvraient à présent plusieurs endroits de la superbe moquette bleu nuit – en parfait accord avec le ciel extérieur – qui tamisait tout le sol du bureau. Une plante était renversée, mais ce n’était que la plus petite, les autres se contentèrent de se plier sous la force de l’air qui entrait par la fenêtre. Le mobilier, lui, resta inébranlable. Tant l’imposant bureau de bois, que les canapés, la table de verre ou les beaux rangements sur les côtés, rien de tout cela ne montra le moindre signe que quelque chose s’était passé ici.

Miraz avisa la fenêtre d’un regard morne et constata les morceaux brisés qui s’éparpillaient au pied de la baie vitrée. L’alarme n’avait même pas sonnée lorsqu’elle avait été forcée et lorsque l’on s’était introduit ici. Les voleurs avaient profité d’une absence temporaire du patron pour s’infiltrer ici et se diriger droit vers le mur où le coffre était caché. On avait vaguement posé le tableau qui le couvrait sur le sol avant d’ouvrir la lourde porte de métal. Comment ? C’était l’une des nombreuses questions qui faisaient de cette enquête un cas si préoccupant. Bien entendu, il avait sa propre petit idée de comment cela avait été fait, vu que les mécanismes de protection avaient été bien secoués, certains s’étaient même pliés. Mais ce n’était qu’une possibilité parmi tant d’autres et il ne voulait pas tirer de conclusions hâtives. D’autant que cela ne l’aidait pas spécialement à résoudre le problème principal : à savoir, identifier le ou les auteurs du délit.

Ce n’était pas la première fois, dans les quelques mois qui avaient précédé ce casse, que des hôtels avaient été volés dans la ville. Tous n’étaient pas aussi important que celui-ci cependant et les sommes dérobées n’avaient jamais été aussi grosses. La taille du porte-monnaie dérobé ne changeait pas la donne, la grogne montait. Entre ça, les employés assassinés et tous les autres petits problèmes à laquelle la ville faisait face en ce moment, on l’accusait de laxisme et d’incompétence.

De fait, il était le chef de la police de Resting City. Bien qu’il ne fût pas chargé de la sécurité des bâtiments, il était là pour maintenir l’ordre public. Et un voleur touchant au pactole de tous ces patrons avides de richesses, c’était une grave violation des règles de la concurrence qui rythmaient la vie économique de la cité. Bien entendu, on attendait de lui qu’il ferme les yeux sur les investissements faits par ces mêmes patrons dans des tripots douteux à Kazinopolis. Lui-même n’en avait cure, ils faisaient ce qu’ils voulaient de leur argent, à eux de voir s’ils prenaient le risque ou non de voir un jour débarquer un Midas mécontent de leurs agissements. Il les trouvait simplement un peu hypocrite, notamment lorsqu’on le taxait d’être corrompu par certains propriétaires d’établissement qui s’en sortaient très bien.

De toute manière, ils n’avaient jamais été réellement satisfaits de son travail. Il ne s’étonnait pas que certains se soient associés pour se tourner vers des voyageurs plutôt que vers lui. Après tout, c’était la grande mode depuis quelque temps d’afficher ses moyens débordants en engageant quelques voyageurs dans ses services de sécurité. Cela avait un petit côté supérieur qu’on appréciait bien en général. Et toi, t’as combien de voyageurs dans ton équipe ? Même si ceux-ci étaient effectivement efficaces pour empêcher les dérapages dans les établissements eux-mêmes, ils finissaient toujours par causer plus de problème qu’ils n’en réglaient.

Miraz ne les appréciait pas, mais il n’avait pas le choix. Il ne faisait pas les règles, il ne faisait que la police. Lorsqu’on avait un réel problème, lorsqu’il fallait juger un concurrent, on se tournait vers lui. Et dans le même temps, on faisait peser sur lui le poids de toutes les responsabilités sur la voie publique, avec un nombre d’homme toujours aussi réduit. Et cette affaire de vols commençait à l’agacer de plus en plus sérieusement. Non seulement parce qu’il en avait d’autres, qui lui semblaient bien plus importantes, mais aussi parce qu’il n’avait rien de plus que des intuitions à se mettre sous la main.

Il alla jusqu’à la fenêtre brisée. Elle avait été réduite en petit morceaux, depuis l’extérieur. Mais cela ne l’avançait pas plus que cela. Il supposait cependant qu’ils étaient passés par le toit, la solution la plus simple à son avis et aussi la plus évidente. Cette tour était si haute qu’il n’était pas de voisine immédiate pour voir ce qui se tramait sur son chef. Il jeta un œil vers le bas et vit le boulevard central de la ville et l’agitation quotidienne dans laquelle il était plongé. Le patron de cet établissement avait exactement le genre de bureau d’un puissant homme d’affaire, avec la vue qui allait avec. Il tenta, l’espace d’un instant, de voir parmi toutes les enseignes qui brillaient en bas s’il n’en était pas une pour être suspecte et jeter des éclairs dans cette direction. Mais c’était en pure perte.

Il ne chercha même pas à aller plus loin. Il savait déjà qu’il ne trouverait rien ici. Il connaissait trop bien l’application que les voleurs mettaient dans leur travail à présent. Il poussa un long soupir, rabattit son manteau sur son ventre pour mieux combattre le vent et revint vers la porte d’entrée.

Juste une nuit de plus à Resting City.

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Jacob Hume
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MessageSujet: Re: Roses et Rouges Roses et Rouges EmptyVen 26 Sep 2014 - 1:21
Première partie :
Histoires d'un soir


1/ Un coin tranquille.

Dreamland, le monde des rêves… Un monde où tout, absolument tout, était possible, tout ce l’on était capable d’imaginer, même les éléments les plus absurdes et les plus fous, existaient. Où logique et folie n’étaient pas antinomiques. Un monde aux mille merveilles à découvrir, frisant avec l’infini et changeant sans cesse. Un monde peuplé de créatures en tout genre, aux proportions parfois peu communes. Ici, rien n’était étonnant, rien n’était intriguant pour ceux qui y vivaient.

Dreamland, le monde où chaque être humain, lorsqu’il s’endormait, se rendait. Où tous les subconscients de la Terre se rejoignaient pour créer par leurs délires, leurs fantasmes et leurs songes cet univers. Conçu par les rêves combinés de milliards d’individus qui, sans le savoir, donnaient chaque nuit vie à un monde aux possibilités infinies. Il suffisait de fermer les yeux et de se laisser aller pour s’y rendre, mais alors, qui s’en souvenait ? Qui pouvait conter toutes les merveilles qu’il y avait trouvées ? Si tôt visité, si tôt oublié. Conscient, l’esprit éliminait pragmatiquement toutes ces fabuleuses informations qui ne servaient guère dans la vie réelle. Quand bien même, au final, ce monde n’était que l’expression de tous les désirs, de toutes les peurs, de toutes les folies de l’être humain. Qui pouvait alors se vanter d’arpenter ce monde comme on arpentait le monde éveillé ?

Ben le pouvait, il était un voyageur. Il faisait partie de cette caste de privilégiés qui, par une nuit étrange, avait obtenu cette capacité d’avoir conscience du monde onirique, de pouvoir y évoluer comme il évoluait dans la vie réelle, de pouvoir tout toucher, tout entendre, tout ressentir, tout voir et s’en souvenir, de pouvoir participer aux aventures de royaumes inconnus et côtoyer des créatures aux formes incongrues et aux pensées indépendantes.

Il avait longtemps voyagé à travers toutes ces contrées fantastiques et avait découvert les merveilles de centaines de lieux tous plus incroyables les uns que les autres. Il avait appris que chaque royaume avait son identité propre, était basé sur une seule idée fixe. Le royaume des chats était exclusivement habité par ces animaux, de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Kazinopolis proposait plus de machine à sous que tous les Etats-Unis, et était sept fois plus lumineuse que Las Vegas ; dans ses caves, on trouvait des montagnes d’or, un océan de pièces, de jetons et de billets. Au royaume obscur, nulle lumière ne pouvait pénétrer et les ombres prenaient vie pour se glisser à vos oreilles. Mais on trouvait aussi mille autres contrées, basées sur des idées plus loufoques encore : celle des sucreries, celle des doutes qui s’inscrivaient sur des pierres, des forêts enchantées, des plaines à perte de vue, des villes en champignon ou en pain d’épice. Tout était possible, il suffisait d’y rêver… La géographie des lieux était par contre impossible à recréer, si certains royaumes étaient faits pour durer, d’autres suivaient les lubies de quelques rêveurs, parfois d’un seul, avant de disparaître complètement. Certaines zones changeaient du jour au lendemain et des royaumes apparaissaient là où il n’y avait rien la veille.

Il savait aussi que la plupart de ces royaumes étaient peuplés de créatures parfaitement conscientes de leurs existences à Dreamland et de ce qui les avait façonnées. Les plus vieux et les plus importants de ces pays oniriques étaient gérés et habités en permanence par des créatures qui y avaient alors une vie parfaitement indépendante, certains sortaient même de leurs frontières pour vivre leurs propres aventures. Bien que créés par l’imagination de millions d’individus qui n’en avaient pas conscience, ils existaient aussi pour eux-mêmes et non seulement pour les rêves qui les avaient conçus.

Ben connaissait tout cela, mais il savait aussi à quel point il était dangereux et fou de vouloir traverser tout cet univers. On en faisait trop facilement abstraction, mais ce monde regorgeait aussi des pires horreurs jamais inventées et des royaumes entiers étaient consacrées à les faire vivre, juste pour vos plaisirs les plus malsains et pour vos pires cauchemars. Là régnaient d’infâmes créatures sans la moindre pitié, qui se repaissaient des peurs et des souffrances de ceux qui venaient dans leurs royaumes. De véritables monstres vicieux et cruels, imbus du pouvoir qu’ils tiraient, capable des pires atrocités sans le moindre regret. Il les avait vues, ces créatures, et il avait échappé de peu à un sort terrible.

Il avait vu tout cela parce qu’il était voyageur et il l’était devenu en accomplissant un acte des plus exceptionnels alors qu’il était encore plongé dans ses cauchemars : il avait vaincu sa plus grande peur, sa phobie. C’était un événement qui arrivait de temps à autre, mais qui n’était pas aussi courant qu’on aurait pu le croire. Il fallait déjà être habité d’une peur suffisamment grande, il fallait ensuite en rêver suffisamment souvent. Il fallait aussi avoir en soit la volonté de la vaincre, d’en venir à bout, non pas seulement de la combattre ou de l’ignorer si la situation l’exigeait. Il fallait enfin que l’exploit ait lieu dans le monde des rêves et non dans la vie réelle. Sans que toutes ces conditions soient réunies, il était pratiquement impossible d’obtenir le privilège d’une double vie.

Ben, depuis très longtemps, avait été horrifié par l’idée d’en venir à fumer. Très impressionné par la propagande du ministère de la santé sur la question et par les ravages que cette douce drogue avait fait subir à son grand-père, il était terrifié à l’idée de commencer et de ne plus jamais pouvoir en sortir. Et un soir, à Dreamland, il avait franchi le pas sous la pression de créatures qui croyaient pouvoir le torturer en jouant avec sa peur. Et depuis, cette peur était devenu sa force, comme tous les voyageurs, il en avait obtenu un pouvoir. Il possédait à présent un paquet de cigarettes magiques, qui lui permettaient de faire des choses extraordinaires et aussi de se battre contre ceux qui l’agressaient.

Car c’était aussi le lot de la plupart des voyageurs que d’être agressés au cours de leurs pérégrinations et pas seulement par les monstres qui vivaient là. Beaucoup de voyageurs voyaient en Dreamland un terrain de jeu où exprimer toute leur violence, où abuser de leur colère, de leurs vices et de leur pouvoir nouvellement acquis. Une part de ce monde encourageait même ce comportement en créant une compétition entre eux, en les classant en fonction de leur force et de leur célébrité. Les plus puissants, y compris les plus mauvais, étaient souvent portés en admiration, quand bien même ils détruisaient plus qu’autre chose. Des royaumes entiers avaient fini par chercher à interdire jusqu’à leur présence dans leurs territoires, d’autres avaient fini par cesser de prendre la défense de ceux qui étaient injustement attaqués. Ben lui-même avait autrefois cédé au jeu, s’était lancé sans raison logique sur des ennemis qui n’avaient parfois rien demandé. Lui aussi avait participé à cette folie avant de se raviser et de finir par voir la vérité en face : les voyageurs étaient pour l’essentiel des fous, grisés par leur propre puissance.

Lui-même avait cessé ses voyages et ses aventures, il avait découvert que s’installer quelque part et connaître la tranquillité d’un royaume agréable pour le restant de ses nuits était peut-être ce qu’il y avait de mieux à faire. En vérité, ne supportant plus le chaos qu’était devenu sa vie, il s’était précipité sur la première position stable qu’on lui avait proposée et s’y était plu. Deux ans plus tard, il y était encore et continuait de considérer, malgré tous ceux qui lui parlaient, qu’il avait fait le bon choix. Certains devenaient protecteurs de leurs royaumes d’origine et préféraient rester là, à aider les monarques à gérer leurs affaires, plutôt que de repartir à l’aventure. Lui avait été recruté par le patron d’un établissement hôtelier de Resting City, qui avait besoin
d’un atout un peu costaud dans sa manche afin de gérer la sécurité de son entreprise.

Ainsi, Ben s’était installé à R.C., dans l’Hôtel Ellis, où il était l’un des employés. Il disposait alors d’un salaire pour s’offrir quelques plaisirs dans le monde des rêves, ainsi qu’une chambre où il pouvait aller lorsqu’il n’était pas en service, où il pouvait se retirer et recevoir ses anciens camarades lorsqu’ils venaient lui rendre visite. Enfin, ceux qui étaient encore de ce monde, car peu de voyageurs vivaient aussi longtemps que lui tant ils avaient tendance à aller au-devant du danger. Là, il avait trouvé un petit coin tranquille où ne plus s’inquiéter, un coin qu’il connaissait et qu’il appréciait.

Certes, le propriétaire de l’Ellis usait aussi des talents des voyageurs qu’il employait pour s’assurer un certain avantage sur ses concurrents. Mais même ces tâches peu honnêtes ne gênaient pas Ben, elles étaient simples et elles ne faisaient finalement pas de mal. Dans le fond, son supérieur ne faisait que défendre ses intérêts et il avait au moins la décence de le faire poliment, avec une certaine classe, d’autres ne se gênaient pas pour faire pire, notamment parmi ceux qui le critiquaient.

Dans le même temps, rares étaient les établissements qui pouvaient se vanter d’être aussi classes que l’Ellis, aussi sérieux dans leur domaine. Ici, l’ambiance était d’un calme apaisant, tout le personnel semblait vous connaître et être votre ami, vous écoutait lorsque ça allait mal. Et pour ce prestige, on acceptait en aucun cas que les troubles fêtes viennent ici créer des ennuis. Les voyageurs qui entraient là étaient prévenus qu’à la moindre violence, ils seraient expulsés sans ménagement et sans dignité, et il en allait de même pour les créatures des rêves. Et ce voyageur qu’il venait de mettre à terre ne faisait pas exception à la règle.

Ce petit blond était entré comme si de rien était et avait commencé à créer des ennuis, il était apparemment venu avec la ferme intention de déclencher une bagarre dans l’endroit le plus calme de la ville, comme s’il s’agissait d’un exploit digne d’une récompense quelconque. Aussitôt, Ben et ses deux collègues, Maxime et Phil, étaient intervenus. Avant même qu’il ait pu commencer le moindre combat, ils l’avaient attrapé et l’avaient traîné jusqu’à la porte des cuisines, celle qui donnait sur la ruelle, juste derrière. Ils l’avaient fait avec une telle efficacité que l’autre n’avait pas eu le temps de se débattre, il était déjà lancé sur les pavés sans la moindre délicatesse et s’y était rétamé lamentablement.

Il avait essayé de se relever, mais Maxime lui avait enfoncé son pied dans l’épaule et il était retombé. Pendant, qu’ils l’avaient embarqué, il avait aussi essayé d’attraper une arme dans sa poche, mais Ben la lui avait retiré et l’avait jeté sans chercher à savoir de quoi il s’agissait. Pour lors, il inspirait en profitant un peu de l’air légèrement vicié de la ruelle, mais néanmoins frais et agréable. Comme d’habitude, il faisait nuit entre les deux bâtiments qui encadraient cette petite allée.

On se trouvait entre l’Ellis et son voisin direct, un établissement spécialisé dans les chambres aux couleurs vives. Mais d’ici, les deux murs ressemblaient à deux parois grises à l’ancienne, avec un vieil escalier de secours en métal rouillé et à peine quelques fenêtres lointaines. Un simple lampadaire diffusait un pâle halo de lumière orangée, tandis que deux portes en métal fermées et une série de poubelles alignées constituaient la seule attraction des environs. Là, quelques flaques subsistaient en permanence, quand bien même il ne pleuvait jamais. De temps à autre, un chat noir apparaissait, mais ce soir, il semblait qu’ils étaient seuls. Il jeta un œil vers la rue, mais il n’y avait guère de passage pour l’instant et ceux qui pouvaient s’y trouver n’avaient pas exactement dans l’idée de regarder par ici.

Pris d’une envie soudaine, il tira le paquet de cigarettes de sa poche et en tira une pour mettre entre ses lèvres pincées. Il farfouilla les poches de son jean avant de tomber sur le briquet aux couleurs de l’hôtel dont il disposait. Couvrant par reflexe la flamme d’un vent inexistant il alluma l’engin et tira une première bouffée. Immédiatement, il se sentit bien, comme à chaque fois qu’il usait de son pouvoir, cela avait l’étrange effet secondaire de le détendre un peu, sur le moment du moins. Il retourna alors son regard vers le voyageur qui traînait à présent dans une flaque et tentait de surmonter la douleur des coups donnés pour peut-être espérer se relever. Son accoutrement était ridicule, digne des voyageurs qui lisaient un peu trop de mangas pour ne pas se prendre pour les héros de telles aventures, si ce n’était que lui avait opté pour une tenue d’écolier trop petite pour lui.

Ben n’attendit pas plus longtemps, Maxime et Phil attendaient ses ordres, mais il se contenta d’aller jusqu’à sa victime et d’imposer sur pied sur son dos pour le maintenir au sol avant de se pencher sur lui et de lui souffler un nuage de fumée suffocante dans les narines. Ben savait faire tout un tas de choses très pratiques avec ses cigarettes, entre les différentes fumées qu’il pouvait tirer d’elles, plus ou moins agressives ou opaques, parfaites pour se dissimuler puisqu’il pouvait en créer en grande quantité. Il pouvait aussi jouer avec les cendres et les flammes qui rongeaient ses cartouches. Il fut une époque où il cherchait à développer ces capacités, à trouver de nouvelles possibilités avec son pouvoir. A présent, il se contentait simplement d’user de ce qu’il savait déjà faire – ce qui était largement suffisant. Il se battait rarement, même dans la ruelle où il emmenait ces troubles fête. Là, il se contentait d’enseigner quelques leçons et ce voyageur en méritait une particulièrement sévère. Pour un minus, il cherchait un peu trop les ennuis.

Il profita que l’autre était occupé à tousser frénétiquement à cause de la fumée pour parler et lui faire passer son message.


« Ecoute-moi un peu, petit con. » fit-il sur un ton calme et détaché, presque professoral. « Et écoute-moi bien parce que j’ai pas envie de me répéter. Tu crois peut-être que tu es invincible parce que tu te balades avec un pouvoir qui est trop cool ou je ne sais quoi. Tu penses peut-être que ce monde t’appartient et que tu peux t’y balader, y faire tout ce que tu veux, y compris faire chier ceux que tu croises. Tu trouves sûrement tout ça très drôle. Mais je vais te donner un conseil d’ami : ferme-la et range-toi. Un jour, tu tomberas sur un gars moins sympa que moi qui se fera un plaisir de t’arracher la tête. Il y a des coins où tu peux te défouler et d’autres où tu dois rentrer dans le rang. Et dans les deux cas, vaut mieux pas jouer au plus crétin. Ici, dans cet hôtel, c’est moi qui fait la loi. Et quand je mets une pancarte pas de bagarre, c’est qu’on n’en veut pas, compris ? Mmh ? »

Il tira une nouvelle taffe ce qui raviva un peu les flammes qui transformaient le tabac – et le reste – en cendres.

« Et maintenant, je vais m’assurer que tu t’en souviennes. » annonça-t-il, juste avant d’attraper les cheveux blonds de l’idiot et de tirer sa tête en arrière.

Là, il appliqua alors le côté fumant de sa clope sur chacun des yeux de sa victime, s’assurant que ceux-ci crament bien. Cela importait peu, les séquelles physiques de ce genre ne restaient pas d’une nuit sur l’autre pour les voyageurs, ils réapparaissaient flambant neuf à chaque fois qu’ils s’endormaient. La douleur, cependant, était étonnamment prenante au moment où l’on subissait des brûlures comme celles-ci. D’ailleurs, le blond turbulent l’exprima sans la moindre retenue. Une fois que ce fut fini, Ben se releva et regarda l’autre pleurer comme il pouvait, aveugle et lamentable.


« Foutez-moi ça avec le reste des ordures. » ordonna-t-il aux autres qui ricanèrent avant de s’exécuter.

Lui-même commença à partir dans l’autre sens, à revenir vers la porte de la cuisine. Maxime s’arrêta dans son mouvement et leva un sourcil étonné.


« Tu vas où ? » demanda-t-il, comprenant qu’on lui laissait le sale boulot à faire.

« Boire un verre. » répondit son supérieur en passant la porte avec nonchalance et en jetant sa clope sur les pavées, sans prendre la peine de l’éteindre.



FRIMIN
BENJAMIN

Personnage

Roses et Rouges 633523Ben

    Age : 28 ans.
    Ville : Meudon (France)
    Activité : Responsable des achats dans une petite entreprise d’imprimerie.
    Dreamland : Manieur des Cigarettes Magiques, chef de la sécurité de l’Hôtel Ellis.
    Objet magique : Paquet de Cigarettes Magiques.
    Aime : La stabilité, son job onirique, son job éveillé, son célibat, le rugby.
    Déteste : Ceux qui se croient tout permis à Dreamland, le changement, le foot.
    Surnom : Smoker.

    Le saviez-vous ?
    Ben a arrêté de fumer dans le monde éveillé : ça le rendait agressif.


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Jacob Hume
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Arpenteur des cauchemars
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MessageSujet: Re: Roses et Rouges Roses et Rouges EmptyVen 26 Sep 2014 - 3:01
2/ Fantasmes.

Ben n’avait à présent qu’une envie, oublier ce petit emmerdeur qui venait de lui pourrir une soirée qui s’annonçait extrêmement bien. Il n’y avait pas vraiment de règles à propos de son travail qui exigeaient de lui qu’il reste sobre ou toujours à faire des rondes dans les couloirs. Il gérait sa fonction comme il l’entendait tant que le patron ne lui demandait pas de venir accomplir telle ou telle tâche un peu particulière. Faire la sécurité ici était très simple. Il n’y avait que deux entrées dont une de service et faire acte de présence dans le bar-restaurant suffisait amplement à tenir les quelques clients conscients qui y traînaient. En réalité, ils étaient trop de trois pour s’en charger et ce surplus ne s’expliquait que par deux éléments : la volonté de tomber en masse sur les trouble-fête et de faire ces missions d’appoint avec un peu plus de consistance. Personne n’irait donc lui reprocher de laisser à Maxime et Phil la charge de travail qui lui incombait, à part peut-être les concernés.

Il repassa par les cuisines en saluant vaguement les employés aux bras multiples et aux airs italiens qui s’agitaient sur des plats qu’on ne mangerait probablement pas. Il ressortit dans le couloir de service qui menait directement au restaurant et marcha avec une certaine nonchalance jusqu’à la porte qui y menait. L’événement était fait pour être derrière lui et bien qu’il ressente encore une certaine colère envers la bêtise du voyageur qu’il avait attrapé, il avait vraiment envie d’être au calme. Un verre lui permettrait sans aucun doute d’éliminer la tension qui l’habitait.

Il entra dans la salle de bar, à peine quelques minutes après y avoir traîné un mauvais client sans le moindre avertissement vers les coulisses. Quelques regards se tournèrent vers lui parmi ceux qui se souvenaient de la scène, mais personne ne fit le moindre commentaire, on semblait même le soutenir plus qu’autre chose. Le calme était apprécié par ici et il fallait bien que quelqu’un se charge de le faire respecter, non ?

L’ambiance de l’hôtel tout entier était dédiée à la première décennie du vingtième siècle Etats-Unien, les années folles. Quand tout allait encore bien et quand les mœurs commençaient à peine à se dérégler. Mais l’Ellis, comme son nom l’indiquait, parlait surtout de la vague d’immigration qui hantait aussi ces années là. Notamment venue du sud et de l’est de l’Europe. L’architecture qui se voulait alors nouvelle se mêlait ici avec une impression de réécriture du Vieux Monde dans le Nouveau. Tout y était encore tamisé d’une nuance de fin de voyage. Le bois dominait, accompagné d’étranges photos du pays d’origine inconnu, les tables étaient petites, nappées pour la plupart, mais sans la grande classe d’un palace ou l’harmonie des couleurs. Le bar, le meuble le plus imposant des lieux ne paraissait compter qu’une petite partie retranchée de l’espace. Il n’y avait pas foule, mais c’était loin d’être vide. Les voix, cependant, ne dépassaient jamais les murmures.

C’est en effectuant ce petit tour d’horizon avant de s’approcher du comptoir qu’il la remarqua – et il était difficile ne pas le faire. Immédiatement, elle accrocha son regard par l’allure captivante qu’elle dégageait. C’était une voyageuse, impossible de le nier. Sa tenue contrastait trop avec les complets ou robes plus ou moins d’époque qu’arboraient les rêveurs, son air était d’ailleurs trop éveillé, trop attentif pour qu’elle soit plongée dans un songe. Elle était trop humaine pour être quoi que ce soit d’autre et ses oreilles arrondies prouvaient qu’elle n’était pas une créature onirique. Il n’avait besoin de percevoir le moindre aura pour s’en rendre compte, et ce n’était pas tant la raison pour laquelle elle l’attira, il y avait d’autres voyageurs dans la salle.

Il n’aurait su mettre les mots sur ce qui le captiva à chez elle. C’était un ensemble d’éléments qui semblaient forger un personnage des plus charismatiques. Elle était jolie, bien sûr, mais pas à la façon des modèles qui faisaient la couverture des magazines. Elle était plus mignonne que véritablement belle, avec ses faux airs conservés de l’enfance, ses pommettes hautes et son regard malicieux. Mais c’était son attitude qui faisait tout le charme de sa personne. Elle se tenait de façon toute masculine, alors même que ses atours et sa silhouette respiraient d’une féminité cruelle.

Ses cheveux châtains quelque peu volumineux encadraient son visage naturellement complice d’un côté et était calés derrière une oreille ornée d’un bijou brillant de l’autre. Son haut de laine noire lui laissait les épaules nues tout en couvrant ses bras et épousait les courbes délicates de sa silhouette fine et agréable. Même sa poitrine légère semblait parfaitement proportionnée sous cette gorge délicate. Une jupe ample, aux trois quarts longue et achevée par des volants soyeux reposait doucement sur ses jambes, tout en dévoilant de celles-ci un mollet et un genou nus, ainsi que l’ombre d’une cuisse. Elle portait quelques accessoires, comme de petits bracelets à un bras, une bague discrète à l’autre main, et arborait un maquillage qui passait presque inaperçu, à l’exception du rouge passionné de ses lèvres ; il fut d’ailleurs très surpris de constater à quel point cette abondance, qu’il aurait instinctivement jugée mal placée, accentuait ici, sur ces lèvres fines, le charme de la jeune femme.

Le détail le plus marquant dans ce tableau qu’il découvrait, demeurait néanmoins les chaussures qu’elle portait : une paire de converses noires aux lacets blancs, un célèbre modèle qui n’avait d’habitude rien à voir avec l’élégance du reste de la tenue. Ce choix à lui seul laissait transparaître une personnalité hors du commun, car loin d’être de mauvais goût, il complétait l’impression d’assurance et d’énergie qui se dégageait d’elle.

Enfin, il y avait ce regard qu’elle lui lançait, accompagné d’un sourire qui aurait donné des frissons au plus irréprochable des moines. Elle était assise sur l’une de ces hautes chaises qui encerclaient le bar. Il y avait un verre à moitié plein devant elle et son coude était nonchalamment posé sur le comptoir, comme si son corps avait eu besoin de ce soutien. Pourtant, c’était lui qu’elle observait, qu’elle jaugeait avec envie et malice grâce à ses yeux ainsi lancés sur le côté. Ses lèvres dessinaient un sourire en coin qui en disait long sur les perspectives qu’elle était prêtes à offrir ; elle les mordait presque pour exprimer son désir. Elle ne devait pas avoir plus de vingt-ans, peut-être même un peu moins, mais cela ne le gênait pas. La fraîcheur de sa jeunesse n’en faisait peut-être pas tout à fait une femme, cependant, elle lui donnait toute la passion qu’il désirait.

Puis, comme si cet échange n’avait jamais existé, elle revint à son verre et conserva un petit sourire rêveur. L’appel était évident pour lui, elle l’invitait sans le dire à le rejoindre et dans sa recherche de détente, il se sentait plus que jamais enclin à lui répondre. En vérité, il aurait été très déçu et frustré qu’elle ne le fasse pas.

D’un pas assuré et habitué, il alla jusqu’au bar et se posa sur le siège libre qui se trouvait à côté d’elle. Là, il commanda un whisky à Bob, le barman aux quatre bras qui restait en permanence derrière son comptoir et dont deux de ses membres étaient continuellement en train d’essuyer un verre avec une serviette. Ce personnage lui avait toujours plu par sa sensibilité quant aux affaires des autres, il savait d’instinct quand se taire ou quand on avait envie de parler, il écoutait avec tact et donnait les exacts conseils qu’on souhaitait entendre. Leurs conversations étaient toujours agréables. Cependant, même si l’employé connaissait assez le voyageur pour savoir qu’il était un peu trop tendu, il sentait aussi la relation qui venait de se forger entre lui et cette jeune fille. Il ne prononça pas une parole de trop avant de s’éloigner.


« Vous buvez seule ? » dit-il avec un petit sourire vers la belle inconnue.

« Pas si je peux l’éviter. » rétorqua-t-elle d’une voix pleine de sous-entendus. « Et vous ? »

« Je suis venu chercher un peu de réconfort. » expliqua-t-il.

« Mauvaise nuit ? »

« Elle est loin d’être finie. »

Il lui envoya un petit sourire plein d’espoir et but une première gorgée de la liqueur qu’il avait commandée, excellente, comme d’habitude. Elle détourna une fois de plus son regard de lui en souriant. Il sentait une fougue en elle, qu’elle retenait pour la circonstance. Elle avait envie de plus et serait probablement plus entreprenante alors. Il avait l’habitude de ce genre de rencontres. A Dreamland, elles n’étaient pas si rares. Beaucoup de voyageurs profitaient de la liberté onirique pour élargir leurs horizons charnels. Que ce soit pour découvrir de nouveaux plaisirs, pour tromper son compagnon sans crainte ou pour s’amuser d’une autre manière, cet autre monde était bien pratique. Ici, nulle maladie ou conception à craindre, ne restait plus que l’intense dimension du plaisir et de l’extase. Quant à la rapidité avec laquelle les choses se passaient, cela tenait davantage à l’absence de complexes des voyageurs, à la sensation de liberté totale et à ce que cet univers était vaste et qu’il était peu probable de se recroiser régulièrement. Une nuit était souvent tout ce que l’on avait à partager et dans le cas présent, ils savaient tous deux où cela les mènerait.

« Vous travaillez ici ? » demanda-t-elle, tout en connaissant parfaitement la réponse.

« Oui, je m’occupe de la sécurité. » confirma-t-il sans vraiment cacher la pointe de fierté qui transparaissait dans sa voix.

« Ça a l’air de vous plaire. » commenta la voyageuse en se penchant imperceptiblement vers lui alors qu’elle lâchait son verre pour poser sa main sous son visage, comme s’il avait besoin d’un socle. « Comment vous en êtes arrivé là ? »

Il était bien conscient qu’elle ne s’intéressait pas tant à lui qu’elle le prétendait. Elle cherchait simplement à lui plaire et à entrer dans son jeu. Elle faisait un pas de son côté et attendait qu’il en fasse un dans sa direction. C’était ainsi que les choses fonctionnaient, chacun avançait doucement vers l’autre jusqu’à ce qu’ils se mêlent, se touchent, se heurtent. Un seul pas en arrière et tout serait brisé. Il n’allait pas lui reprocher d’être hypocrite, il l’était lui aussi.

« J’ai pas mal voyagé avant, mais ici, c’est plus tranquille. » résuma-t-il, jugeant inutile de l’ennuyer avec sa vision de Dreamland ou des voyageurs. « Et puis, j’ai ma propre chambre, des amis, une vie bien remplie. Je n’ai pas à me plaindre. Et vous, vous faites quoi ? »

« Je cherche encore, je découvre. » lâcha-t-elle comme s’il s’agissait d’un jeu de mot ironique. « Chaque nuit est encore une nouvelle aventure pour moi… »

Il sourit et eut un très léger accès de rire lorsque les souvenirs de sa jeunesse onirique lui revinrent. Lui aussi avait été émerveillé par la richesse infinie de ce monde et il comprenait parfaitement ce qu’elle ressentait. Il l’enviait presque même ; à présent, tout cela était révolu pour lui. Il en avait trop vu.

« C’est une expérience unique, n’est-ce pas ? » l’encouragea-t-il.

« La plus étonnante et la plus merveilleuse qui me soit jamais arrivée en tout cas. » affirma la jeune femme d’un air presque solennel ; puis se radoucissant : « Et j’espère ne pas être arrivée au bout de mes surprises… »

Encore un sous-entendu à peine voilé, elle en savait davantage qu’elle ne le lui laissait croire. Elle avait déjà bien compris comment attirer les hommes entre ses rets lorsqu’ils étaient plongés dans leurs songes. Et ce soupçon d’expérience ne faisait que l’exciter davantage.

« Quelle est la chose la plus étonnante que vous ayez vue ? » demanda Ben en se tournant vers elle et en s’accoudant à son tour au comptoir – il n’était pas sans expérience non plus dans ce domaine et son passif n’était pas si léger.

A sa question elle réagit en s’esclaffant avec douceur. Un rire qui lui permit de se pencher un peu plus vers lui, mine de rien.
« Un monde de fours et de micro-ondes parlant. J’ai passé la nuit à écouter ces appareils vanter leurs mérites et proposer des plats chauds aux rêveurs. Il y avait même des piles de fours géants qui faisaient des maisons pour les plus petits. Tous les modèles, toutes les tailles, toutes les couleurs. J’ai même eu un long débat sur la meilleure manière de cuire des ailes de poulet marinées. »

Il rit à son tour au récit. Il n’avait jamais eu l’occasion de croiser un tel royaume et il avait probablement disparu depuis, ressemblant trop à ces espaces éphémères et loufoques de la première zone. Il en profita à son tour pour se rapprocher sensiblement d’elle, sans toutes fois lâcher son propre verre. Toujours avec un grand sourire, elle enchaîna : « Et vous, vous avez pas mal voyagé, c’est ça ? »

Il hocha la tête pour confirmer.

« Vous devez alors avoir vu des tas de choses étonnantes aussi. » déduisit-elle immédiatement. « Quelle est la plus belle chose que vous ayez vu ? »

Elle lui lança alors un regard plus intense et plus intéressé que les précédents. La réponse qu’il apporterait à cette question semblait être plus importante que toutes les autres. Il aurait pu répondre que c’était elle, mais ce n’était pas le genre de fille à être convaincue par une mièvrerie aussi flagrante. Il aurait pu lui parler des royaumes les plus romantiques qui lui aient jamais été donné de voir. Mais il savait exactement ce qu’elle cherchait : la vérité. Elle voulait qu’il lui parle de son expérience personnelle et non d’une quelconque banalité à l’eau de rose. Bien qu’il resta silencieux un instant, ménageant son suspense et jaugeant l’intérêt de la voyageuse, il n’hésita pas une seule seconde, il savait exactement à quel souvenir se référer.

« Une fois, je me suis retrouvé dans un vaisseau de métal qui flottait dans les nuages et parcourait Dreamland sans but précis. » commença-t-il en posant son verre non loin de celui de la jeune femme et laissant sa main traîner à côté. « Il nous emmenait, moi et mes compagnons, vers une mission quelconque. De là-haut, on pouvait voir de nombreux royaumes glisser sous nous. Dans le poste de pilotage, il y avait une immense baie vitrée, en hémisphère. Je me mettais souvent là pour regarder. »

Elle écoutait à présent avec attention, captivée par son récit. Elle s’approchait très lentement de lui, sans le quitter des yeux. Sans y prendre garde, la main qui soutenait sa tête alla se poser, juste à côté de celle de Ben. Il continua, faisant semblant de ne pas avoir remarqué.

« Mais de tous les royaumes et paysages que nous avons traversé en glissant dans le ciel, il n’y en a qu’un qui est resté gravé dans ma mémoire. » Sa voix se faisait plus calme et plus intense à la fois, elle s’approchait progressivement d’un murmure, sans jamais y parvenir tout à fait. « Les pilotes avaient voulu nous le montrer. C’était sur notre route de toute manière. Et ce que j’ai vu… c’était une tempête. Je ne me souviens plus du nom de l’endroit, ni-même du pourquoi et du comment il était couvert par un orage aussi puissant. Tout ce que je sais, c’est que nous avons pénétré dans ces nuages et que nous les avons traversés. »

Sans le moindre bruit, leurs mains se rapprochaient, millimètre par millimètre.

« Dehors, je voyais, sous un soleil rougeoyant, toute la puissance d’un cataclysme se déchaîner. Et pourtant, le vaisseau glissait sans le moindre problème dans l’orage. Les éléments déchiraient le ciel et nous étions dans un abri parfait pour l’observer. Ni le vacarme, ni les secousses ne nous atteignaient. Et pourtant, c’était absolument titanesque. C’est ça que j’ai trouvé de plus magnifique à Dreamland. »

Elle semblait à présent vouloir goûter à ce plaisir dont il venait de faire l’éloge, ses yeux se perdaient à moitié dans le vague de son imagination. Elle eut alors l’un des plus beaux sourires qu’il eut jamais vu, éclatant de sincérité et d’émerveillement.

« J’aurais aimé être là… » avoua-t-elle en penchant un peu la tête sur le côté. Elle eut alors le geste qui fit se toucher leurs mains et caressa doucement les doigts du voyageur en tournant les yeux vers ce contact. Lui ne put détacher son regard de son visage, quand bien-même ne le voyait-il plus. Soudain, dans un battement de cil significatif, elle le fixa à nouveau avec complicité, malice et désir. « Et comment s’appelle ce vaillant chevaucheur de tempêtes ? »

Il sourit, ces lèvres l’appelaient, et il brûlait de les embrasser à présent. « Je m’appelle Ben. » dit-il simplement, saisissant la douce main entre ses doigts. « Et toi ? »

« Camille. »

Elle ferma ses yeux et entrouvrit ses lèvres. Ils étaient assez proches l’un de l’autre à présent. Il n’hésita pas une seule seconde tant il en avait lui-même envie. Toute tension due à la colère avait à présent disparue, remplacée par une autre, bien plus agréable. Il se pencha et l’embrassa en fermant les yeux à son tour. Il sentit alors toute la douceur de ses lèvres, le goût sucré du rouge qu’elle portait et s’en saisit avec une gourmandise non feinte.

Lorsque leurs visage se détachèrent et qu’il rouvrit les yeux, elle brillait d’un nouveau sourire, qui appelait avec envie à une rencontre d’autant plus intense de plaisir. Leurs souffles se mêlaient encore lorsqu’elle prononça les mots magiques :
« Tu as parlé d’une chambre… »

Quelques instants plus tard, ils se retrouvaient l’un contre l’autre dans l’espace réduit d’un ascenseur, sans qu’il n’ait le souvenir exact de la façon dont ils étaient arrivés là, comme lors des rêves où l’on passait d’un lieu à l’autre sans s’en rendre compte. Il la serrait contre lui, la poussait de son corps puissant contre la paroi de l’élévateur, la soulevait pour l’embrasser. Il ne s’était pas rendu compte, au bar de la taille de sa partenaire, qui ne lui arrivait qu’au niveau de la poitrine. A présent qu’il la touchait, qu’il l’avait dans ses bras et qu’il dévorait son cou de ses lèvres avides, qu’il goûtait à la douceur infinie de son corps, il trouvait presque cette différence agréable. Elle avait remonté ses jambes autour de sa taille, s’accrochant à lui dans l’étreinte de ses cuisses avec plus d’intensité qu’il ne l’aurait cru capable.

Camille déplaçait langoureusement son bassin contre son entrejambe excité, jouant avec son envie et ses désirs avant même qu’ils ne soient arrivés à destination. C’était elle qui, une fois qu’ils s’étaient retrouvés seuls et à l’abri des regards l’avait attiré à elle, l’avait embrassé en se lovant contre lui, cela il s’en souvenait. Il se souvenait aussi parfaitement de sa jambe nue glissant le long de son mollet et de sa cuisse, attisant le feu qui régnait en lui. Il l’avait soulevée et calée contre la paroi, surpris par sa légèreté. A ces jeux là, les étonnantes capacités des voyageurs devenaient de formidables atouts. Elle-même passait à présent une main derrière la nuque de son partenaire, le forçant presque sans peine à continuer sa pluie de baiser, frémissant sous l’effet de leurs contacts.

Pris d’une envie soudaine, Ben chercha à retrouver le goût sucré des lèvres de la voyageuse. Il eut fugitivement une image du plaisir qu’elle ressentait à se lover ainsi contre lui et elle ajouta aussitôt une langue à son baiser, le prolongeant ainsi plus que de raison. De son côté, l’une de ses mains alla trouver le contact des jambes nues qui l’entouraient, tandis que l’autre se glissa sous le haut noir de la jeune femme. Il commença à doucement remonter ses doigts dans le dos de sa compagne et se surpris à atteindre la nuque sans rencontrer le moindre obstacle.

Puis, l’ascenseur ralentit enfin. Bien que lancé dans une course rapide vers le second étage, le trajet semblait avoir duré plusieurs minutes, pour laisser aux amants le temps de faire plus ample connaissance de leurs corps respectifs ; ici, l’environnement avant tendance à respecter les désirs et les envies de ceux qui le traversaient. Et lorsqu’il s’arrêta, que leurs visages se séparèrent, interrompant l’acte commencé, que leurs regards se croisèrent et qu’ils reprirent leur souffle ensemble, en souriant bêtement l’un à l’autre, l’ascenseur ne faisait finalement que répondre à une envie nouvelle qu’ils exprimaient secrètement tout deux : aller plus loin. Les portes s’ouvrirent d’elles-mêmes dans le tintement d’une cloche invisible, et Camille eut un petit rire en se mordant la lèvre inférieur, ce qui eut le terrible effet de la rendre plus désirable encore.

N’y tenant plus, il se détacha complètement d’elle et la laissa retomber sur le sol, avant de l’entraîner dans le couloir. Elle le suivit en petites foulées excitées. Il ne leur fallut pas plus de quatre secondes pour rejoindre la porte souhaitée et l’ouvrir. Elle passa la première et se dirigea aussitôt vers le lit tandis qu’il refermait derrière eux, pour ne pas être dérangé. Il savait d’expérience que l’hôtel était suffisamment bien conçu pour qu’on ne les entende pas. Lorsqu’il revint à elle, elle avait retiré ses chaussures et l’attendait, les jambes repliées sur le côté, assise et appuyée sur une main, tandis que l’autre était tendue vers lui. Elle avait un sourire qui en disait long sur ses intentions.


« Viens. » lui ordonna-t-elle seulement et il obtempéra immédiatement, retirant sa veste et la laissant tomber par terre.

Elle lui prit le bras lorsqu’il fut à portée et l’attira à elle pour l’embrasser à nouveau. Avec toute la délicatesse dont il était capable, il l’allongea et lui mit la tête dans les coussins. Il se coucha presque sur elle et commença à déposer de nouveaux baisers sur ses lèvres, son visage et son cou. Mais rapidement, elle montra un désir plus grand et l’attira, encore tout habillé entre ses cuisses, se saisissant de son visage pour le diriger vers sa poitrine encore couverte par l’habit noir. Il ne chercha pas à la décevoir et commença à faire glisser ses mains sous le vêtement de la jeune femme, à la recherche des fruits défendus qu’elle y cachait.

Et encore une fois, elle prit l’ascendant sur leur ébat en retournant la situation d’un mouvement étudié du bassin. Il se retrouva alors couché sur le dos et elle en position pour le chevaucher langoureusement. Bien qu’il n’y soit pas vraiment habitué, il trouvait sa façon de prendre les devants très excitante. Le dos droit, elle le regarda un instant munie d’un sourire qui riait d’un plaisir à venir. D’une main, elle écarta les mèches de cheveux qui la gênaient et se pencha à nouveau sur lui. Elle ne l’embrassa pas et commença à déposer ses lèvres agréables sur son cou déployé et sa gorge, avant de se saisir des boutons de sa chemise pour les ouvrir un à un.

Ben profita alors de la facilité de leur position pour remonter le haut de Camille le long de son dos, avec la ferme intention de lui dénuder le buste. Il savait à présent qu’elle ne portait rien au-dessous et il lui tardait de voir et de sentir cette poitrine féminine sous ses paumes déployées. Alors qu’il arrivait vers sa nuque, elle se releva un peu et d’une main retira l’habit qui la gênait. Elle se releva une fois de plus pour le dominer de toute sa hauteur nue. Cambrée comme elle l’était alors, ses petits seins ronds pointaient dans l’air appelant à être touchés. A cet instant, alors qu’il était couché sur le dos et l’observait défaire le dernier bouton de sa chemise, il se dit que cette nuit était mémorable pour cette seule vision. Avant même de la toucher, il la savait douce et pleine de la chaleur qu’il désirait.

Et pourtant, comme tout homme, il avait aussi des désirs plus personnels, un peu plus égoïstes et plus secrets. Il n’osa en faire mention, de peur de la rebuter et qu’elle ne décide finalement de mettre un terme à l’échange, mais intérieurement il pria pour que ses fantasmes soient exaucés. Une fois qu’elle eut finit de détacher sa chemise, Camille fit courir ses mains sur le torse imposant du voyageur, écartant le peu de tissu qui gênait encore la vision de ces muscles puissants. Mais, avec une malice qu’exprimait pleinement son visage, elle les fit aller jusqu’au bassin de son partenaire et les doigts commencèrent à dégrafer la ceinture de ce dernier. Ben se sentit alors si proche de voir accomplir son désir qu’il osa à peine bouger, il se contenta de caresser doucement les cuisses de la jeune femme tant qu’elles étaient encore sous la jupe verte.

Camille retira sa ceinture et la fit glisser entre ses mains, mais plutôt que de la jeter sur le côté, comme l’avaient fait la plupart des filles qu’il avait emmenées ici, elle alla trouver les mains de Ben sur ses cuisses. Intrigué par sa manière de faire – si plaisante jusque là – il la laissa guider ses poignets. Elle se pencha à nouveau sur lui en relevant ceux-ci au-dessus de sa tête. Leurs deux poitrines se retrouvèrent alors collées l’une à l’autre et il gémit sous la volupté d’un contact aussi direct entre leurs deux corps. Le jeu en valait la peine pour ce seul échange, estima-t-il. Ce qu’elle fit alors était une expérience nouvelle pour lui et le surprit un peu, hélas, excité comme il l’était, il était prêt à céder à tous les caprices de la jeune femme. Aussi, lorsqu’elle entreprit de lier ses mains aux barres de fer de la tête de lit, il se laissa faire et répondit même au sourire malicieux qu’elle lui envoya. Les choses commencèrent même à ressembler à une nuit magnifique lorsque le couvrant de doux baisers, elle descendit progressivement ses lèvres vers son entrejambe gonflé. Au plus profond de lui-même, il lui soufflait de ne s’arrêter sous aucun prétexte.

Et comme un ange descendu du ciel, elle accéda à sa requête muette. Calant ses jambes autour de celles de l’homme qu’elle venait d’attacher, Camille déboutonna le pantalon qui lui faisait obstacle avant de faire glisser ses vêtements et de libérer son sexe. D’une main, certes un peu froide, mais plus que bienvenue, elle se saisit de l’appendice et commença à le caresser doucement. Il laissa échapper comme une plainte de bonheur et serra les dents pour mieux ressentir le plaisir qu’elle lui accordait. A nouveau, elle eut un petit regard malicieux vers lui, indiquant qu’elle savait exactement ce qu’il attendait d’elle ; celui qu’il lui renvoya ne faisait que l’implorer de continuer, sans même plus chercher à se cacher.


« Attends… » fit-elle simplement, laissant entendre qu’elle avait une petite surprise pour lui, encore meilleure.

Sans cesser de jouer avec son pénis, elle tira un petit tube de rouge à lèvre d’une petite sacoche qui était toujours accrochée à sa jupe, l’ouvrit et se couvrit les lèvres d’une nouvelle couleur, un rouge plus chaud que le précédent. Il ne chercha même pas à se méfier de quoi que ce soit. Que l’élément de maquillage soit magique était une évidence, il venait d’y songer, mais depuis tout à l’heure malgré leurs baisers fougueux, son rouge à lèvre n’avait pas bougé et n’avait laissé aucune trace. Pourquoi se serait-il inquiété de quoi que ce soit ? Après tout, dans ces conditions, les pouvoirs des voyageurs étaient souvent de bons moyens de trouver davantage de plaisir. Il ferma les yeux lorsqu’elle pencha sa tête en relevant ses cheveux rebelles et dirigea sa bouche vers son sexe.


« Mmh… CamaaaaaaaaAAAAAAAAAAAAAAAAAHH !!!!!! »

La douleur l’avait à ce point surpris et traversé de part en part qu’il ne comprit pas tout de suite d’où elle venait. Elle avait été plus intense que tout ce qu’il avait connu jusque-là. Il avait hurlé sans même y réfléchir, ce qu’il n’avait pas fait depuis des années et s’était crispé tout entier. Le souffle haletant, il réalisa qu’elle était partie aussi vite qu’elle était venue lorsqu’il croisa à nouveau le regard de Camille, à peine inquiète, juste amusée.

« Un problème mon chou ? » lança-t-elle innocemment, la main caressant toujours son érection.

« Non, non… continue… » affirma-t-il, trop sous le choc et sous le coup de l’envie pour réfléchir correctement.

Elle eut un grand sourire satisfait et se pencha à nouveau pour prendre son sexe entre ses lèvres.


« AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAHHHH !!!!! »

C’est à cet instant qu’il comprit la source du problème. Les lèvres de la voyageuse le brûlaient terriblement, au pire endroit possible. Et en les faisant ainsi courir sur lui, elle le couvrait plus de douleur qu’autre chose. C’était horrible, insupportable. Il hurla un bon moment avant de trouver le moyen de l’implorer d’une nouvelle manière.

« Arrête ! Arrête ! Arrête s’il te plaît… Camille, tu me fais mal… »

Elle le relâcha et il crut un instant qu’elle s’était simplement trompé de rouge à lèvre magique. Mais le sourire qu’elle lui envoya, l’air d’en savoir plus long que lui et de ne pas se gêner pour jouer de sa misère lui fit comprendre qu’il s’était trompé sur toute la ligne.

« Oh, tu crois ? » envoya-t-elle avec une hypocrisie ignoble.

Puis, sans la moindre pitié pour cet homme, elle revint à ses exercices buccaux. Il hurla à nouveau avant de se contenter de gémir et de se tortiller dans tous les sens en pleurant. Elle était en train de lui faire mal, volontairement. Pour une raison ou une autre, elle estimait que cette torture était une idée judicieuse. Peut-être par intérêt ou par simple cruauté, elle jouait avec lui. Il voulut l’éjecter à l’aide de ses bras, mais ils étaient attachés, si bien qu’il ne parvenait pas à défaire ses poignets de leur emprise. Comment s’était-elle débrouillée ? Il ne savait pas, et n’était pas en état d’y réfléchir. Il tenta de libérer ses jambes, mais elle les tenait fermement entre ses cuisses, tandis que les coups de bassins ne faisaient qu’accentuer la douleur. Il était piégé, entre les griffes d’une jeune femme qu’il venait de rencontrer et à qui il n’avait jamais causé le moindre tort. Ses cigarettes étaient restées dans sa veste, hors de portée. Il ne comprenait pas pourquoi il en était là et pourtant, il semblait ne pas avoir le choix. Il était définitivement à sa merci, son jouet.


« Arrête, arrête… » pleurait-il. « S’il te plaît, je ferais tout ce que tu veux, arrête… »

Elle détacha alors ses lèvres de sa victime et le regarda avec satisfaction. Le pire dans tout ça était qu’il était toujours en érection. Elle parvenait à l’y maintenir, continuant à l’exciter au cours des pauses qu’elle lui accordait.

« Vraiment ? » demanda-t-elle avec un certain plaisir. « Tout ce que je veux ? »

« Oui… » concéda-t-il, trop en peine pour avoir le moindre amour propre.

« J’ai besoin d’informations. » déclara-t-elle alors, sans cesser un seul instant de le masturber.

« Quoi ? Quelles informations ? » s’étonna Ben dans ses gémissements plaintifs.

Elle le torturait pour lui tirer les vers du nez ? Mais qu’avait-il donc à cacher qui vaille la peine de le lui arracher par de telles méthodes ?


« Je veux le code du coffre. » annonça Camille avec un sérieux qui détonnait un peu par rapport au sourire qu’elle continuait d’afficher.

« Quel coffre ? »

Elle serra soudain son sexe entre ses doigts, beaucoup trop fort, l’espace d’un instant, ce qui lui arracha une nouvelle plainte.

« Mauvaise réponse beau brun. » lui envoya-t-elle en reprenant ses caresses. « Je veux le code du coffre de ton patron. J’en ai besoin, et maintenant… »

Il comprit alors que ce n’était pas lui qui était visé, mais son employeur, la créature des rêves qui gérait l’Ellis Hôtel. Et cela fit plus sens que tout le reste. Après tout, les méthodes de son supérieur ne plaisaient pas à tout le monde en ville et puis, il y avait cette histoire de voleurs. Qu’elle soit un instrument de la concurrence ou qu’elle participe aux larcins, elle s’y prenait assez mal. Il n’avait jamais eu la combinaison qu’elle demandait.

« Je… Je ne l’ai pas… » avoua-t-il sans honte, avec l’espoir fou qu’elle le croit puisqu’il était sincère.

« Ah ? » fit-elle, moqueuse. « Tu voudrais me faire croire ça ? Toi, le chef de la sécurité, tu ne connais pas le code ? »

« Mais non ! » se défendit-il, laissant transparaître une certaine colère. « Pourquoi je l’au… Non, non, non, non, pas ça… AAAAAAAAAAAHH !!! »

Trop tard, elle avait recommencé son petit manège et continuait de lui infliger cette insupportable douleur. Il eut beau implorer, répéter qu’il ne savait rien, pleurer, elle n’en démordit pas. Elle lui infligea le supplice pendant un long, très long quart d’heure, avant que finalement, elle ne parvienne plus à ranimer la moindre envie en lui et qu’il devienne plus difficile de tirer quoi que ce soit d’autre de lui que des gémissements. Alors qu’elle le laissait à nouveau souffler pour la dernière fois, elle afficha une mine parfaitement déçue et résignée. Apparemment, elle finissait par le croire ou au moins par accepter le fait qu’il ne lui dirait rien. Elle le regarda, aussi pathétique que cette séance de torture l’avait rendu et poussa un long soupir énervé.

« Bon. » décida-t-elle.

Et d’un geste sûr, elle se releva complètement, le défit de l’emprise qu’elle maintenait sur ses jambes et sauta du lit. Il n’eut même pas la présence d’esprit ou l’énergie pour chercher à lui donner quelques coups de pieds bien sentis. Elle commença alors à ramasser les quelques affaires qu’elle avait éparpillés dans la pièce.

« Tu me le paieras… » réussit-il à souffler vers elle alors qu’il retrouvait un peu ses esprits.

Elle répondit par un petit rire moqueur.
« On verra bien. »

Elle enfila son haut et entreprit de remettre ses chaussures. Il était toujours attaché et il se contentait de la regarder avec une haine puissante, qui ne l’impressionnait pourtant pas. En réalité, il était plus ridicule qu’autre chose tel qu’elle venait de le laisser.

« Tu me le paieras, salope. » insista-t-il avec une détermination qu’il ne se connaissait pas. « Je te retrouverai et je te ferais bouffer ta sale petite gueule… »

« Désolé mon grand, mais je préfère les coups d’un soir. » se moqua-t-elle une dernière fois avant de partir et de prendre soin de refermer la porte derrière elle.

Il hurla à nouveau, mais cette fois, il n’y avait plus que la colère pour l’animer.




SERVIN
CAMILLE

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Roses et Rouges 959522Camille

    Age : 19 ans.
    Ville : Paris (France)
    Activité : En prépa pour une école de commerce.
    Dreamland : Manieuse du « Lipstick », amante irrégulière.
    Objet magique : Lipstick, bâton de rouge à lèvre, chaque variante de rouge lui confère un nouveau pouvoir de la féminité.
    Aime : Le sexe, les hommes, les femmes, danser, discuter, séduire et les fringues, surtout ses chaussures.
    Déteste : Les machos, avoir tort, les commentaires sur ses activités nocturnes.
    Surnom : La Mante Religieuse.

    Le saviez-vous ?
    Tout le monde pense que le pouvoir de Camille consiste à se changer en homme, mais c’est faux.


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MessageSujet: Re: Roses et Rouges Roses et Rouges EmptySam 27 Sep 2014 - 12:49
3/ Partenaires.


Camille réajusta un peu sa tenue et redonna un semblant d’ordre à sa chevelure d’un geste habitué de la main. Elle toussota un peu pour remettre ses idées en place et inspira à fond. L’acoustique de l’hôtel était surprenant, elle avait beau se tenir devant la porte close de la chambre où elle avait laissé Ben, elle n’entendait rien de ses cris de rage, pas même un soupçon étouffé. Ainsi, il aurait peu de chance de sonner l’alerte. Néanmoins, il aurait été peu judicieux de rester ici plus longtemps. Elle retrouva un sourire de circonstance, qui lui donnait une mine quelque peu innocente, et marcha vers la sortie. L’idée était de ne pas courir et de continuer à agir comme si rien de tout ceci ne s’était passé.

Elle quittait cette chambre avec une petite pointe d’amertume tout de même. Cette soirée ne s’était pas déroulée comme elle l’avait espéré et Noah lui ferait sûrement remarquer qu’il avait eu raison une fois de plus. De fait, il était clair à présent qu’elle s’était trompée de pigeon, qu’elle avait misé sur le mauvais cheval. Ben n’était finalement rien de plus qu’un homme de main du propriétaire de l’Ellis, et non son partenaire ou son second de confiance. Il effectuait le sale boulot du patron lorsque celui-ci en avait besoin et rien de plus. Il n’avait pas accès au secret de toutes les opérations. Elle n’avait pu lui retirer l’information désirée et il n’était donc plus question de remonter les étages jusqu’au bureau du gérant en espérant pouvoir fouiller le contenu du coffre. Pire encore, en torturant le chef de la sécurité des lieux, elle s’était elle-même fermée les portes de toute visite future. Enfin, demeurait le fait qu’elle avait elle-même poussé les choses jusqu’à un certain seuil d’excitation, qu’elle aurait adoré franchir si les circonstances avaient été différentes. De manière générale, une pointe de frustration la tenaillait alors qu’elle marchait le moins nerveusement possible dans le couloir, pour rejoindre l’ascenseur.

Lorsqu’elle appela celui-ci, les portes s’ouvrirent presque immédiatement et elle se retrouva nez à nez avec l’un des deux voyageurs qui servaient de gorille à Ben. Son cœur s’emballa un court instant et elle se crut prise sur le fait. Mais l’homme se contenta de lui servir un petit sourire charmé, auquel elle répondit en rougissant, réflexe étrange mais salvateur. Il s’écarta galamment pour la laisser entrer et quitta lui-même l’endroit en s’engageant à son tour dans le couloir, visiblement ravi de l’avoir croisé et d’avoir échangé un sourire avec elle. Elle pénétra dans l’ascenseur et appuya alors un peu plus fort sur le bouton qu’elle ne l’aurait souhaité, priant pour qu’il ne rende pas de visite à son supérieur ou qu’il n’ait pas une ouïe assez fine pour écouter à travers les murs insonorisés de l’hôtel.

Ce ne fut que lorsqu’elle entra en contact avec l’air frais de la nuit qu’elle commença à respirer et à se sentir hors de toute atteinte. Il faudrait probablement un bon moment avant que l’on se rende compte de l’absence de Ben et que l’histoire de leur petite rencontre ne fasse le tour du personnel. En supposant que celui-ci se laisse découvrir dans cet état. Toujours un peu anxieuse, mais faisant tout son possible pour n’en rien paraître, elle poursuivit sa route sur le trottoir. Il y avait du monde dans la rue, mais pas assez pour la cacher en cas de besoin, il fallait qu’elle tourne à la première occasion.


« Alors ? » lança une voix surgissant d’une ruelle callée entre deux bâtiments, à deux ou trois pâtés de maison de l’Ellis.

Camille sursauta et sentit son cœur bondir hors de sa poitrine sous le coup de la panique. Sa réaction était plus révélatrice que tout au monde quant à sa culpabilité. Heureusement, à part le propriétaire de cette voix posée et grave, personne ne put s’en rendre compte. Comme à son insupportable habitude, Noah venait d’apparaître dans son champ de vision, exactement là où elle ne l’attendait pas. Il ne l’avait pas attendu au point de rendez-vous convenu et avait préféré la trouver ici. Comment avait-il deviné qu’elle irait dans cette direction précise ? Cela n’était qu’un élément de plus à rajouter dans la liste des mystères qui entouraient le voyageur.

Alors qu’elle reprenait ses esprits, ce géant à la peau sombre, dont la silhouette rappelait les sportifs de classe olympique la fixa avec une neutralité de reproche. Par son silence, Noah en disait déjà long sur ses certitudes quant au plan foireux qu’elle avait élaboré un peu plus tôt et sur ses chances de réussite. Elle inspira à fond, réalisant que toute peur l’avait quittée maintenant qu’il était là et que seule demeurait la honte et l’agacement qui accompagneraient invariablement la réprimande.


« Alors rien. » dit-elle, laissant transparaître son énervement avant même qu’il n’ait commencé à faire le moindre commentaire. « Il ne connaissait pas le code. »

« Mmh. » fit-il pour toute réponse et cela suffit à la mettre en rogne complètement.

« Oh ! Ça va ! Fallait bien tenter quelque chose de toute façon. »

Puis, sans attendre, elle l’attrapa par le bras et l’incita à poursuivre sa marche le long du trottoir. La priorité restait de mettre le plus de distance possible entre elle et l’Ellis pour ce soir. Naturellement, il était impossible pour elle de pousser son partenaire d’une manière ou d’une autre. Elle n’aurait jamais la moindre emprise sur les mouvements du mastodonte qu’il était. Ce n’était qu’avec son consentement et sa collaboration qu’elle le manipulait ainsi.

Noah n’ajouta rien, il se contenta de marcher à ses côtés et de lui tendre un regard légèrement fâché. Elle n’osa pas poursuivre plus loin et rumina une bonne centaine de répliques à lui servir s’il ouvrait la bouche. Comme d’habitude, il ne le fit pas, ses lèvres pincées remplaçaient tous les discours. Noah était ainsi, un homme de peu de mots, qui n’en disait pas plus que nécessaire. Il avait parfaitement compris que les raisons qui poussaient Camille à s’énerver étaient précisément dues à la culpabilité qu’elle ressentait en cet instant. Ils se connaissaient trop bien pour avoir besoin de revenir sur une conversation qu’ils avaient déjà eu auparavant. Il n’approuvait toujours pas ses méthodes d’investigation, mais ne pouvait rien faire pour l’empêcher de continuer. C’était sa façon d’être et il avait appris à vivre avec.

Le fait qu’elle n’ait obtenu que peu de résultat de cette manière détournée n’était pas vraiment le problème. Jusqu’à présent, Camille avait découvert davantage d’éléments que lui par ce biais, il fallait bien le reconnaître. Naturellement, elle ne torturait pas tous ses amants. La plupart du temps, la jeune femme, se contentait des révélations faites sur l’oreiller par ceux avec qui elle couchait. Ces ébats avaient la fâcheuse tendance de délier les langues et elle savait comment mener l’interrogatoire dans ces conditions. Elle n’aurait cependant jamais pu tirer les codes de Ben – si jamais il les avait eus – par de simples questions, en apparence anodines. C’était la raison pour laquelle Noah s’était opposé à l’idée dès le départ. Si cela ne fonctionnait pas, ils ne pourraient plus continuer à enquêter directement dans l’hôtel ou autour de celui-ci. Il leur faudrait faire profil bas à présent et cela ne ferait que compromettre davantage leur enquête.

Cette nuit avait été une mesure un peu désespérée. Après plus d’une semaine d’investigation, le duo n’avait pratiquement rien trouvé d’intéressant. Ils avaient pu rassembler une bonne partie des pièces du puzzle et ainsi comprendre comment le patron de l’Ellis fonctionnait, dans quelles magouilles il trempait. Hélas, ils n’avaient pas la moindre preuve contre lui, pas le moindre indice sur la façon dont il fallait s’y prendre pour démanteler son réseau. Leur enquête stagnait et après l’échec de ce soir, leurs possibilités étaient d’autant plus réduites. Camille ne s’en trouva que plus frustrée.

Noah et elle avaient été engagés par une association d’hôtels d’importance moyenne, pour la plupart des concurrents directs de l’Ellis. Ceux-ci, depuis quelques mois, semblaient faire face à une recrudescence de petits problèmes qui minaient doucement mais sûrement leurs affaires. Après avoir vu plusieurs de leurs homologues sombrer et être rachetés par le patron de l’Ellis, alors que celui-ci, pourtant installé dans le même quartier qu’eux, semblait épargné par tous ces problèmes, il ne leur en avait pas fallu plus pour faire le lien entre les deux et tenter de contrecarrer cette prise de contrôle hostile en cherchant un moyen de montrer l’illégalité des affaires du suspect. Hélas, bien que tous les indices semblaient effectivement démontrer la culpabilité du personnage, ils n’étaient rien de plus que des indices et les preuves qui auraient permis une accusation en bonne et due forme manquaient cruellement à l’appel.

Camille découvrait dans cette affaire la frustration de savoir un homme malfaisant et de ne rien pouvoir contre lui, malgré toutes les lois et toute la volonté du monde. Sans trop y faire attention, elle mena leurs pas vers le point de rendez-vous qu’ils s’étaient fixés un peu plus tôt. Ils se retrouvèrent alors dans un restaurant des plus élégants, meublé avec tout un attirail de style contemporain, uni et lumineux, avec une ambiance tout à fait ordinaire pour un restaurant. Une batterie de serveurs dévoués peuplait l’endroit, à tel point qu’on en voyait plus que les clients eux-mêmes. Le bar y était immense et planté sous des néons qui mettaient en valeur l’imposant assortiment de bouteilles et de verres proposés par l’établissement.

L’un des employés de l’hôtel vint à leur rencontre et leur proposa immédiatement une table pour deux personnes, ronde, encadrée par des chaises noires aux dossiers étroits mais terriblement hauts. Ils s’installèrent en le remerciant et commandèrent quelque chose de simple pour qu’il ne reste pas dans leurs pattes. Ils avaient choisi ce restaurant précisément parce qu’il n’était pas concerné par l’affaire qui les amenait à R.C. Il se trouvait de l’autre côté de l’artère centrale de la ville par rapport à l’Ellis et ce quartier ne subissait que très peu les difficultés que les autres rencontraient. Il y avait peu de chance pour qu’un espion s’y trouve, cependant, ils n’avaient pas envie qu’on épie leur conversation pour autant.

Une fois assise, Camille posa ses coudes sur la table et mis ses mains autour de son front. Avec une série de gestes vifs, elle exprima sa colère :
« J’en peux plus ! On tourne en rond ! Une semaine qu’on cherche et on a même pas l’ombre d’une piste ! Je vais devenir fou. »

Elle n’avait pas parlé fort, mais le ton employé attira quelques regards des rêveurs alentours, qui firent mine de s’indigner d’un tel comportement.

« On est allé dans la mauvaise direction, c’est tout. » assura Noah, bien enfoncé contre son dossier, qui parvenait à dépasser sa haute stature sans difficulté.

Encore une fois, elle sentit le reproche dissimulé dans cette phrase. Elle savait bien qu’il n’était pas d’un optimisme à toute épreuve d’ordinaire. Peut-être avait-il réellement songé à une autre voie qu’ils auraient omis d’explorer, mais il avait prononcé ces mots pour faire passer son message. En revanche, le calme dont il faisait preuve, cette capacité qu’il avait de ne jamais sortir de ses gonds, à ne jamais s’emporter trop loin dans une émotion, bonne ou mauvaise, était une habitude chez lui. Et sur le moment, ce détail l’agaça un peu trop.


« Quoi ?! » s’insurgea-t-elle, libérant cette fois toute la colère désespérée qu’elle avait accumulée sur le trajet. « C’était une mauvaise idée ? On n’est pas plus avancé, c’est ça ? Parce que tu sais comment t’y prendre toi ? »

Il ne répondit pas. Imperturbable, il se contenta de la regarder avec une certaine compassion.

« Tu veux me dire que j’aurais pas dû ? Que j’ai abusé sur ce coup là ? C’est ça ? Hein ? Ben vas-y ! Dis-le ! J’ai des idées de merde et je fous en l’air toute l’opération ! »

Pas un mot ne quitta les lèvres du grand noir. Il se pencha vers elle avec une expression de pure compréhension et d’apaisement. Cela fonctionna, elle était incapable de lui en vouloir pour ses propres fautes, ses propres erreurs. Pire encore, elle se rendit compte qu’au fond, il avait probablement lui aussi espéré que cela fonctionne, sans toutefois approuver la démarche. Une boule s’enfonça dans sa gorge et une bouffée de larmes remonta. Elle détourna le regard pour cacher son émotion. Puis, surprenant un peu son acolyte, elle frappa du poing sur la table.

« Putain, on n’est pas si mauvais d’habitude. » lança-t-elle d’une voix qui indiquait qu’elle retrouvait son calme.

« Non. » approuva Noah en retrouvant un peu le sourire, simplement heureux que ce moment de colère soit passé.

De fait, après six mois de collaboration, c’était la première fois qu’ils faisaient à ce point chou blanc dans leur enquête. Il fallait dire aussi, que cette affaire était d’une tout autre ampleur que les précédentes et qu’il n’y avait pas à avoir honte de subir quelques revers. Néanmoins, sa frustration était compréhensible, à sa manière, il la ressentait aussi.


« Je suis désolée. » ajouta Camille en se retournant à nouveau vers lui et en prenant ses mains dans les siennes pour appuyer son propos. « A cause de moi, on a gâché notre chance d’enquêter directement dans l’hôtel… »

Il haussa les épaules et posa l’une de ses mains sur celles de sa partenaire.

« Peut-être pas. Je n’étais pas là et tu as plus d’un tour dans ton sac. »

Ils échangèrent un petit sourire complice et elle s’accorda un petit rire à l’idée proposée. Mais quand bien même, c’était dangereux et ils le savaient. Si Ben voulait se donner la peine d’enquêter, il n’aurait aucun mal à entendre parler de l’étrange couple qu’ils formaient. Et même si elle pouvait se cacher en changeant d’apparence, Noah était trop remarquable par sa stature, son apparence et sa réputation en tant que voyageur.

« Mais ce n’est pas grave. » continua-t-il sur un ton plus sérieux, en lâchant les mains de la jeune femme pour se caler à nouveau contre son dossier. « De toute manière, il y avait peu de chances qu’on trouve quoi que ce soit de cette façon. »

« Il y a peu de chance qu’on trouve quoi que ce soit tout court. » rétorqua-t-elle en faisant une moue résignée.

« Pas sûr. Il y a une piste qu’on n’a pas encore tentée. »

« Je sais, » rebondit-elle sans conviction, « mais justement, on l’avait écarté pour de bonnes raisons. »

A cet instant, le regard de Noah tomba sur le serveur qui approchait avec leurs boissons. Un moment de pause s’installa entre eux alors qu’on déposait les verres avec une précision remarquable sous leurs yeux. Le serveur repartit aussitôt en inclinant poliment la tête et alla se caler dans un coin de la salle jusqu’à ce qu’ils aient besoin de lui.

Ce fut Camille qui reprit le débat. « Enquêter sur ses activités criminelles, c’est encore plus bancal que de s’attaquer aux hôtels qu’il possède. De ce qu’on sait, il ne fait pas le sale boulot lui-même, il a je ne sais pas combien d’intermédiaires pour s’en charger. Pire, on ne sait pas quelles activités sont effectivement liées à lui. Il est possible que certaines ne soient pas du tout de son fait. »

« C’est vrai. » concéda le géant en hochant la tête.

Leur plan original avait consisté à tenter d’étudier et d’enquêter auprès du personnel des quelques hôtels qui formaient l’empire du gérant de l’Ellis. En interrogeant ses comptables, en écoutant les conversations de ses représentants, ils avaient espéré trouver quelques éléments étranges dans la gestion de ces établissements, prouvant qu’il était impliqué dans tout le reste. Mais il n’avait pas laissé la moindre de trace de ses agissements suspects. Même si tout le monde avouait qu’il ne se faisait pas prier pour profiter de la situation difficile de ses concurrents, aucun de ses employés ne semblait savoir qu’il était à l’origine de celle-ci, quand bien même tous les problèmes des établissements qu’il rachetait disparaissaient peu de temps après la signature. L’Ellis avait été le dernier sur leur liste, et aussi le plus difficile, puisqu’il s’agissait du fief même de celui qu’ils tentaient de confondre. Le coup d’éclat de Camille venait de leur couper la possibilité d’aller plus loin dans cette direction.

L’autre idée qu’ils avaient évoquée à un moment ou à un autre, avait été d’enquêter directement sur les activités criminelles qui causaient tant de tort à la concurrence. Les différents problèmes soulevés par cette approche les avaient cependant convaincus de ne pas la tenter. Tout d’abord, ceux qui perpétraient ces infractions étaient bien plus dangereux que de simples employés. Ensuite parce que ceux-ci n’étaient probablement que des groupes de mercenaires qui ne connaissaient pas l’ensemble du plan qui les employait. Il devait y avoir un intermédiaire quelque part et il n’était pas garanti qu’il n’y en ait qu’un ou que celui-ci sache qui l’emploie exactement. Enfin, parce qu’enquêter sur ces crimes ne pourrait être fait de façon discrète et qu’on saurait alors trop facilement que deux fouineurs arpentaient les rues de Resting City, s’intéressant d’un peu trop près à des réseaux peu recommandables. Alors, il ne faudrait que peu de temps pour que ces organisations de malfrats ne se décident à prendre des mesures pour trouver quoi que ce soit de compromettant.

Malgré tout, il était toujours possible qu’il y ait quelque chose à découvrir de ce côté-ci.


« Si son but est vraiment de saper la concurrence en rendant leurs hôtels mal famés, » commença Noah pour expliquer son point de vue, « on peut effectivement penser qu’il emploie lui-même ceux qui ruinent la réputation de ses voisins. Par conséquent, en remontant à la source, on peut le coincer. Il est évident qu’il a des intermédiaires. Donc, ça veut dire que les criminels qui lui appartiennent sont organisés. Il suffit de trouver ceux qui répondent à une forme d’autorité ou de contrôle. »

« Mouais… » admit-elle, cela pouvait éliminer quelques fausses pistes d’avance. « Mais tout le problème est d’atteindre les chefs. »

« On avisera à ce moment-là. » trancha Noah avec pragmatisme.

« Bon, de toute manière, on a plus le choix. » se résigna la voyageuse. « Très bien, on commence par quoi ? Les meurtres de voyageurs ? »

Aussitôt, le visage de Noah se ferma pour cacher ses émotions vis-à-vis de cette proposition. Il ne voulut pas le dire, mais elle comprit aussitôt les raisons du refus qu’il lui donna. Parfois, elle avait l’impression qu’il la traitait un peu trop comme une enfant. Ici, il estimait ce cas trop dangereux pour la laisser y aller seule. Son envie de la protéger de tous les dangers était touchante, mais quelque peu déplacée. Elle n’était pas aussi fragile qu’elle en avait l’air.

« Bon, alors les graffitis ? » dit-elle en levant les yeux au ciel.

Leurs employeurs avaient insisté sur la persistance de ces graffitis sur les murs de leurs établissements. Ils semblaient certains que leur présence était liée au reste et se plaignaient de l’acharnement avec lequel on revenait toujours les faire sitôt qu’ils les faisaient enlever. Selon eux, c’était une grave atteinte à l’ambiance de leurs établissements et ils ne pouvaient le tolérer, l’ambiance était l’essence même de leurs commerces. Pour Camille, l’impact de ces petits délits était mineur et même s’ils étaient effectivement l’un des moyens employés par leur suspect pour les discréditer auprès de la clientèle, elle doutait franchement qu’ils puissent le faire tomber avec ça.


« Peut-être plus tard. » accorda Noah, qui ne devait pas penser très différemment d’elle sur la question.

« Il nous reste donc les prostituées. » affirma la voyageuse.

« Et les bagarreurs. »

« Oui, et les bagarreurs. On commence par quoi ? »

Noah eut une moue de réflexion. Rien que d’en parler, tout cela ne donnait pas l’impression d’être prometteur. Il était même plus ou moins évident qu’ils fonçaient droit dans un mur.

« Je ne sais pas. » fit-il après une petite seconde de réflexion. « Il faudrait déjà réfléchir à un angle d’attaque. »

Il y avait dans sa voix comme une pointe de menace pour Camille. Elle comprit immédiatement qu’il aimerait que, pour une fois, elle change de démarche. Elle ne lui en tint pas rigueur et estima que ce serait effectivement une bonne idée de changer un peu de méthode. Mais elle n’avait pour lors pas la moindre idée de la façon dont il faudrait s’y prendre.

« Je vais bientôt me réveiller. » ajouta Noah. « Penses-y dans la journée si tu as le temps. On se retrouve demain soir pour voir ce qu’on a. »

« Bonne idée. » sourit-elle, heureuse de pouvoir se détendre un peu.

« Et fais bien attention à toi ce soir. Il risque de te chercher partout. »

« Oui papa. » le railla-t-elle juste avant qu’il ne s’évapore dans un nuage de fumée.

Comment faisait-il pour toujours savoir quand est-ce qu’il allait se réveiller ? Elle ne comprendrait jamais. Quoi qu’il en soit, elle poussa un long soupir. Sa colère était passée et dès la nuit suivante, il faudrait qu’ils repartent sur de nouvelles bases dans leur enquête. Elle n’était pas franchement ravie, mais elle se sentait déjà mieux. Malgré la façon dont elle avait accueilli la mise en garde de son coéquipier, elle savait qu’il ne valait mieux pas prendre de risques inutiles. Elle savait peut-être se défendre, mais éviter les ennuis serait la meilleure façon de passer une bonne nuit.

Elle se leva et demanda où elle pourrait trouver les toilettes. On les lui indiqua et elle s’y enferma quelques instants. Elle commença par retirer son haut et sa jupe. Là, elle commença à fouiller dans la petite sacoche d’où elle avait tiré son bâton de rouge à lèvres. Elle en sortit l’artefact en question et le posa devant elle, puis s’empara d’un jean et d’un t-shirt noir à l’effigie du groupe Queen. En quelques instants, elle s’était changée et avait retiré ses bijoux, son maquillage. Elle rangea le tout dans son petit sac dont l’espace était extensible, et prit le rouge. En se regardant dans le miroir, elle le passa sur ses lèvres. Aussitôt, son apparence changea et dans la glace, Camille fit face à un jeune homme aux cheveux court ressemblant beaucoup à la demo iselle qui s’y trouvait quelques instants plus tôt. On aurait dit qu’il s’agissait de son frère. Ben cherchait une fille, il n’aurait pas l’idée de la trouver sous cette apparence.

Camille eut un sourire satisfait et sortit des toilettes le sourire aux lèvres. La nuit était loin d’être finie et il était temps de s’amuser un peu.




ELLIS
VIGORIO

Personnage

Roses et Rouges 359259Vigorio

    Age : 50 ans.
    Ville : Resting City (Dreamland).
    Activité : Gérant de plusieurs hôtels oniriques, principalement l’Ellis.
    Dreamland : Mafieux présumé.
    Objet magique : Aucun.
    Aime : Le calme, le pouvoir, le confort, la richesse, la reconnaissance, le respect, la loyauté.
    Déteste : Ses concurrents, les ambiances asiatiques, Miraz.
    Surnom : Boss.

    Le saviez-vous ?
    Vigorio possède quatre hôtels en dehors de l’Ellis, qu’il a rachetés pour une bouchée de pain.


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MessageSujet: Re: Roses et Rouges Roses et Rouges EmptySam 27 Sep 2014 - 17:32
4/ Entre filles.

Camille analysa l’environnement dans lequel elle était apparue. La rue était grande et bondée, il y avait un immense espace entre les deux trottoirs et des rangées d’arbres vacanciers bordaient la route où des centaines de voitures circulaient sans créer le moindre embouteillage. Deux rangées de lampadaires éclairaient l’artère, accompagnées par des dizaines de néons aux couleurs fantasques annonçant les noms des plus grands palaces de la cité. L’ambiance était celle d’une ville dynamique et heureuse, ce qui lui arracha un petit sourire. Le ciel présentait au loin quelques nuages et comme on aurait pu en voir qu’en été dans les campagnes reculées. Elle était sur le boulevard central de la ville, où les plus grands établissements se côtoyaient, loin du quartier dans lequel elle était censée enquêter.

Par habitude, elle chercha des yeux un miroir pour savoir à quoi elle ressemblait. Ce ne fut guère difficile. Malgré la foule qui l’entourait, elle put rejoindre la devanture d’un petit café qui avait des vitres teintées donnant sur la rue, un diner américain calé entre deux gratte-ciels à l’architecture moderne, deux hôtels de première classe. Elle se planta devant l’une des fenêtres et observa sa tenue et son allure générale avec un petit sourire amusé.

Cette nuit-là, elle portait une petite robe d’été blanche qui lui arrivait juste au-dessous des genoux et qui présentait des petites fleurs vertes pour tout motif. Le jupon était ample et s’envolait un peu lorsqu’elle tournait sur elle-même. Le haut de la robe la serrait au niveau de la taille, mais laissait, autour de la poitrine et des épaules des pans de tissus gonflés et lâches ; et rien ne se trouvait au-dessous. Un parfait décolleté en U, particulièrement chaste pour elle, dévoilait sa gorge ornée d’une petite chaîne en argent. Ses cheveux étaient peignés, laissés libres d’un côté et accrochés vers l’arrière avec une barrette de l’autre, laissant ainsi voir une petite boucle accrochée à son lobe. A ses pieds, les sempiternelles converses noires semblaient toujours aussi peu adaptées au reste, mais elle ne s’en serait séparée pour rien au monde. Un instant, elle essaya de dénuder une épaule, se demandant quelle était la meilleure manière de porter cette robe. Finalement, elle revint à sa position originelle et eut un petit sourire satisfait.

Elle portait sa petite sacoche à la main et passa la hanse sur une épaule, ajoutant une diagonale noire sur l’ensemble, ce qui lui plut assez. Elle allait se mettre en quête de Noah lorsqu’elle entendit que l’on frappait contre une vitre voisine de celle où elle venait de s’admirer. Elle plissa les yeux pour percer le sombre du verre et repéra alors la silhouette du voyageur confortablement installée sur l’un de petits bancs rembourrés qui encadraient les tables. Son sourire ne s’en fit que plus grand et elle le rejoignit aussitôt, l’embrassant sur les deux joues pour signifier son plaisir de le voir. Il répondit avec plaisir à son sourire et ils entamèrent une petite conversation sans grande incidence sur leurs journées respectives.

Toute la mauvaise humeur que Camille avait exprimée la veille était partie. Après une fin de nuit passée sur une piste de danse et en agréable compagnie, puis une journée à rire avec ses camarades de classe, elle ne ressentait plus la moindre frustration. Au contraire, elle était même plus enthousiaste que jamais pour poursuivre l’enquête et rapidement, elle aborda le sujet auprès de son ami.


« Donc, j’ai réfléchi. » annonça-t-elle avec un petit sourire assuré, ce qui provoqua un haussement de sourcils intéressé de la part de Noah. « Je vais aller enquêter sur les prostituées. »

Le voyageur ne répondit pas et se contenta de la fixer pour qu’elle développe son idée, visiblement sceptique.

« De ce qu’on sait, il y a beaucoup de filles comme ça dans le quartier et elles n’ont pas l’air d’occuper des territoires ou de se gêner. Je pense donc qu’il s’agit plus ou moins d’un réseau. »

Il acquiesça, la logique était bonne. Il ajouta : « D’autant que celles qui sont chassées par les propriétaires sont remplacées par d’autres. »

« Exactement. » renchérit Camille, fière de son idée. « Mais je pense qu’il serait plus utile que j’y aille seule. »

Elle se mordit la lèvre en attendant la réaction de son partenaire et celui-ci ne manqua pas de froncer ses sourcils, méfiant.

« Qu’est-ce que tu as en tête ? » demanda-t-il, laissant paraître une pointe d’appréhension.

Elle ne pouvait pas vraiment lui en vouloir de s’inquiéter. Il connaissait trop bien ses méthodes d’enquête pour s’avoir qu’elle préférait interroger ses amants et qu’elle aimait jouer des rôles pour s’infiltrer dans les rangs de l’ennemi et ainsi en apprendre un maximum. Il savait qu’elle avait une certaine tendance à se mettre inutilement en danger, à s’impliquer par le plaisir. Et la vérité était qu’elle avait effectivement songé quelques instants à faire semblant d’intégrer le réseau quelques nuits, sans prendre de clients toutefois. Néanmoins, la dangerosité de la méthode l’avait arrêtée avant qu’elle n’y songe plus avant. Plus encore, elle aurait une nouvelle fois créé un froid avec Noah, qui n’aurait sûrement pas apprécié l’idée, aurait une fois de plus risqué leur relation. Et c’était une perspective qu’elle ne voulait pas tenter.

« Rien de bien méchant. » assura-t-elle, un peu plus sérieuse. « Mais je me suis dit qu’il serait plus simple d’obtenir des informations en leur parlant seule… entre filles, tu vois. »

« Mmh. » fit le colosse avec une moue de réflexion. « Très bien. De mon côté, je vais aller tenter de surprendre l’une de ces bagarres, voir qui les provoquent et pourquoi. »

« Parfait ! »

Camille s’étonnerait toujours de la façon dont Noah procédait pour obtenir ses informations. Il s’introduisait dans tous les milieux possibles et écoutait les conversations sans se faire remarquer, malgré sa taille impressionnante ou l’aura de force brute qui l’entourait. Mais il y avait de trop nombreuses choses qu’elle ignorait à son sujet, comme la raison pour laquelle il se couchait et se réveillait systématiquement tôt alors qu’il affirmait ne pas avoir de travail. Ou même cette tendance qu’il avait à apparaître subitement dans les moments les plus cruciaux, comme il l’avait fait la veille. Bien qu’il connaisse tous ses secrets, y compris les plus troublants, il n’avait jamais donné le moindre indice concernant les siens. En un sens, elle l’appréciait aussi pour cela, peut-être aurait-elle eut moins confiance en ses capacités si elle avait su toute la vérité à son sujet. Mais elle savait déjà l’essentiel, ce qui faisait sa force et sa faiblesse.

Ils se séparèrent donc rapidement, pour aller chacun de leur côté, mener leur bout d’enquête. Ce n’était pas la première fois qu’ils le faisaient, mais Noah redoubla d’avertissements sur la conduite prudente qu’elle devrait aborder. Il était allé faire un tour du côté de l’Ellis et avait appris que Ben la cherchait bel et bien, mais qu’il ne pouvait vraiment quitter l’enceinte de l’hôtel sur ordre du patron, qui avait besoin de lui. Il fallait donc qu’elle évite les rues adjacentes ou celles qui comptaient l’un des autres établissements du propriétaire. Même si elle rit à ses remarques, elle ne comptait pas déroger à ces quelques règles de sécurité.

Elle se rendit donc directement là où elle espérait obtenir le plus de résultat, juste à la lisière entre le quartier pauvre de Resting City et celui de l’Ellis. Techniquement, c’était là qu’elle avait le plus de chances de trouver les prostituées. Elles étaient nombreuses, on leur avait dit, mais elles n’étaient pas installées partout. La plupart des hôtels les chassaient quand ils découvraient qu’elles opéraient dans leurs établissements. Seul les plus pauvres et les plus miteux d’entre tous acceptaient cette forme de clientèle sans rien dire. Néanmoins, il y avait peu de passage dans les zones pauvres de la ville, aussi les filles ne s’y bousculaient pas non plus, faute de clients à satisfaire.

Elle arriva à l’endroit souhaité et trouva dans la rue, devant un hôtel bas de gamme, un groupe de femmes, créatures des rêves et voyageuses mêlées en pleine discussion. Elle hésita à les aborder et un instant, elle se sentit parfaitement stupide. Comment comptait-elle les interroger au juste ? Elle n’avait pas de plan d’attaque et il ne lui semblait pas aussi évident de venir leur parler de leur condition sans être certaine qu’elles soient des prostituées. Elle resta un bon moment à observer le groupe de loin, sans trop savoir quoi faire. Qu’avait-elle en tête lorsqu’elle avait élaboré le schéma de cette nuit ? Qu’elle irait s’asseoir à côté de ces filles et pourraient entamer une conversation anodine ? Mais comment avoir une discussion anodine sur leur métier ? Non, elle ne pouvait décemment pas se contenter d’aller les voir de front. Il aurait peut-être été plus simple, finalement, de les aborder avec sa forme masculine. Cependant, cette perspective aurait amené un tout autre genre de rencontre.

Finalement, elle inspira à fond et trouva quelques subterfuges pour aller leur parler sans éveiller leur attention. En créant des rencontres accidentelles, en les croisant dans des instants où elles seraient seules. Sans attendre davantage, elle se décida à laisser ce premier groupe là où il était et à chercher quelques femmes isolées qui seraient susceptibles de lui parler.

Elle commença par aborder une demoiselle à un bar, qui attendait clairement des clients. Elle tenta d’attirer son attention et de la faire parler un peu d’elle, mais celle-ci se ferma complètement dès qu’elle comprit qu’on lui posait des questions sur ce qu’elle faisait ici, elle s’installa plus loin et refusa de lui adresser à nouveau la parole. Dans un autre hôtel, Camille tenta de demander un peu de maquillage à une autre qui avait le regard perdu vers la rue et l’air maussade par cette nuit trop calme. Mais elle se heurta au même mur qu’avec la précédente et même bien plus rapidement. Un peu plus tard, Camille essaya d’en croiser une dans les toilettes, espérant qu’elles pourraient échanger peut-être un peu plus librement. Mais la créature des rêves qu’elle rencontra se moqua simplement de cette ingénue qui lui adressait la parole et lui intima avec un certain amusement de ne pas chercher à parler de ce qu’elle ne connaissait pas.

Après trois tentatives de plus, la voyageuse commença à désespérer. Ce n’était pas tant qu’elle ne parvenait pas à amener le sujet dans la conversation, mais plutôt que chaque fois qu’elle y parvenait, les filles se fermaient et cessaient d’être polies. Comme s’il y avait quelque chose d’autre qui les empêchait d’en parler, ou une forme de consensus pour garder ces affaires entre elles. Elle eut l’impression que tant qu’elle ne serait pas l’une des leurs, elles ne lui confieraient jamais rien d’important. Et lorsque la dernière lui proposa ouvertement de tenter le coup elle-même, si elle était si intéressée, Camille préféra simplement ne pas répondre et partir en essuyant l’hilarité de son interlocutrice. Son petit manège ne menait à rien et elle perdait l’enthousiasme qui l’avait habité au début de la nuit. Etait-il possible qu’autant de personnes se ferment à ce point sur ce qui constituait leur quotidien ?

Manquant à présent de conviction, elle décida de tenter un dernier hôtel avant d’essayer de retrouver Noah ou d’abandonner pour la nuit. Elle avait l’impression que les prostituées s’étaient passées le mot sur ses questions et qu’elles se méfiaient à présent toutes de sa petite robe blanche. Dans la rue, plusieurs femmes la repérèrent et changèrent de trottoir avant même qu’elle n’arrive à leur niveau. Pour ne pas trop amenuiser ses chances, Camille s’enfonça un peu dans le quartier pauvre, où l’on n’aurait peut-être pas encore parlé d’elle. Elle trouva rapidement un motel peu engageant, plongé sous un soleil couchant qui ne servait qu’à mettre en valeur le fait que les chambres n’en profiteraient jamais et demeuraient à l’ombre. Il y avait deux filles qui fumaient à l’extérieur et dans le petit restaurant aux couleurs jaunes et délavées, elle put en repérer quelques autres depuis l’extérieur.

Lorsqu’elle entra dans la salle, elle remarqua le peu de rêveurs qui s’y trouvaient. Ils n’étaient que deux ou trois et même eux semblaient regretter d’être là. Le gérant de l’établissement lisait un magazine derrière le comptoir, sans la moindre joie. Au bar, plusieurs filles étaient présentes et l’une d’elle avait réussi à accrocher un personnage masculin de passage, issu d’un autre royaume que celui-ci. Le nombre de tables vides laissait l’endroit presque désolant, mais personne ne semblait en avoir cure.

Elle s’apprêta à repartir en voyant les regards en biais qu’on lui envoyait lorsqu’elle vit enfin ce qu’elle était venu chercher. Tout au bout du comptoir, il y avait une femme, assise seule, le regard perdu dans un désespoir profond. On aurait dit que la celle-ci était au bord d’un gouffre et qu’elle hésitait sérieusement à sauter. Elle paraissait faible et malade, avec les yeux rougis par des larmes séchées. L’image d’un désespoir aussi profond, d’une détresse telle qu’elle paralysait sa victime, troubla Camille plus qu’elle n’aurait pu l’imaginer. Un élan de compassion lui fit oublier les yeux des autres prostituées, ou même son enquête et elle alla directement à la rencontre de la voyageuse, avec l’espoir de pouvoir l’aider d’une manière ou d’une autre.

Doucement, elle se plaça juste à côté de la fille, mais resta debout. Avec une main hésitante, elle lui toucha l’épaule.


« Ça va ? » demanda Camille sur un ton apaisant.

L’autre ne réagit presque pas à son contact et ne chercha même pas à la regarder.


« Laissez-moi tranquille. » souffla-t-elle d’une petite voix qui indiquait qu’elle allait à nouveau pleurer.

« Je ne crois pas, non. » rétorqua Camille en s’installant à moitié sur le siège d’à côté, bien trop têtue pour se laisser chasser ainsi.

A cette remarque, la voyageuse fut un peu interloquée et osa enfin rencontrer le regard de son interlocutrice.
« Qu’est-ce que vous voulez ? »

« J’aimerais vous voir sourire. » assura l’enquêtrice avec encouragement.

« Je… » balbutia l’autre, incapable de mettre ses idées en place. « Pourquoi ? »

« Parce que je suis sûre que vous serez radieuse si c’était le cas. »

La femme cligna des yeux à plusieurs reprises, dans l’incompréhension totale. Camille sentit qu’elle ne faisait que la troubler davantage à lui parler ainsi. Elle essaya donc une autre approche.

« Ecoutez, je suis désolée, je vous ai vue toute seule en entrant et j’ai pensé… »

Elle chercha ses mots quelques instants, elle voulait dire qu’elle avait pensé pouvoir l’aider, mais à la vérité, elle n’en était plus si sûre à présent qu’elle était ici. Elle voulait en savoir plus sur les raisons qui pouvaient pousser une personne à ce point au bord du gouffre, mais elle n’avait aucune véritable idée de la façon dont elle pourrait les combattre. Ce fut la réaction de la fille qui la troubla d’autant plus.

« Oh… je vois. Vous voulez… » commença la prostituée, et l’on sentait qu’elle se résignait presque à passer sur la chaise électrique.

« Non, non ! » réagit immédiatement Camille, qui comprit qu’on la prenait pour une cliente. « Je voulais juste vous parler un peu. Vous aviez l’air si seule, je me suis dit que vous voudriez peut-être parler un peu. Juste parler. »

L’autre fronça les sourcils, toujours inquiète de ce qu’on lui voulait exactement. Camille se maudissait d’être à ce point maladroite et hésitante. Elle sentait qu’elle s’était mise dans une situation un peu gênante et voulut briser la glace.

« Je peux vous offrir un verre ? » proposa-t-elle en poussant un soupir pour chasser ses réflexions précédentes.

« Oui. » répondit l’autre après un petit temps d’hésitation, continuant de la fixer comme si elle était une extraterrestre.

En se tournant vers le gérant pour commander, Camille remarqua que les autres filles qui hantaient le bar lui lançaient toujours quelques regards méfiants et intrigués. Pour être plus tranquille, la jeune femme proposa à son interlocutrice d’aller s’installer une table, un peu plus loin dans la salle. L’autre accepta sans rien dire, toujours un peu surprise par la teneur de cette rencontre. Une fois qu’elles furent installées l’une en face de l’autre et qu’on les eut servies, Camille décida de reprendre avec une approche un peu moins brutale. Les autres filles s’étaient à présent désintéressées d’elles et elle savait qu’on ne les dérangerait pas. Peut-être l’autre le comprit-elle aussi, car elle commença un peu à se détendre.


« Voilà, je m’appelle Camille. » annonça-t-elle avec un petit sourire amical.

« Olivia. » répondit l’autre en essayant de lui rendre sa politesse.

« C’est un joli prénom. » assura-t-elle. « J’avais une camarade de classe qui s’appelait comme ça. Et j’adore la chanteuse. »

« La chanteuse ? »

« Olivia Ruiz. » informa la jeune fille avec un petit sourire coupable.

« Oh. » fit la femme, sans toutefois montrer de signe qu’elle connaissait l’artiste en question.

Se rappelant que tout le monde n’était pas nécessairement français à Dreamland, Camille précisa :
« C’est une chanteuse franco-espagnole. Elle a gagné à une émission de téléréalité, je crois. La Star Académie ou la Nouvelle Star je sais plus. Enfin, j’aime beaucoup ses musiques. »

« Tu es française ? » osa demander l’autre, qui semblait retrouver un semblant de vie et d’enthousiasme à mesure que leur conversation progressait.

« Oui. » répondit fièrement l’intéressée. « Et de la capitale d’ailleurs. Et toi ? »

« Je suis italienne. »

Mais elle ne développa pas davantage. Il n’était pas encore temps de poser des questions personnelles.

« Ah, j’aurais dit Suisse. » affirma Camille.

« Pourquoi ? »

« Je ne sais pas, une intuition. » La jeune femme haussa les épaules. « J’ai toujours voulu y aller en même temps. J’adore la montagne. »

« Pour skier ? »

« Oh là, non, surtout pas ! » se défendit Camille avec un sourire qui exprimait toute sa maladresse en la matière, ce qui fit sourire plus franchement Olivia. Contente de ce petit résultat, elle décida d’enchaîner. « Tu aimes skier ? »

Elle hocha positivement la tête. « J’adore la neige. »

Les deux femmes se sourirent quelques instants. Puis soudain, Olivia détourna le regard et mis une main devant sa bouche. Le bref moment de joie qui venait de la traverser était passé et à présent, elle luttait pour retenir ses larmes. Comme si parler de la neige ou du ski ravivait de bien tristes souvenirs. Aussitôt, Camille répondit en attrapant la main libre de l’italienne. Les doigts de cette dernière se serrèrent autour des siens et elle répondit à l’étreinte. Même si elle n’osait pas le dire, Olivia avait besoin du réconfort de quelqu’un d’autre.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? » interrogea doucement Camille.

Mais, l’autre ne put répondre et fut forcée de lutter à nouveau contre une vague de sanglots.


« Tu as passé une mauvaise journée ? »

Olivia fit signe que ce n’était pas le cas.

« Une mauvaise nuit ? »

Là, la voyageuse haussa les épaules, comme si cela n’avait pas d’importance. Camille comprit cependant que c’était une humeur générale qui la troublait et que la cause se trouvait dans les nuits qu’elle vivait. De fait, n’avait-elle pas dit que sa journée s’était bien passée ? La jeune femme commença alors à faire le lien entre plusieurs choses et plusieurs idées, plus ignobles les unes que les autres germèrent soudain dans son esprit. Elle espéra simplement se tromper sur toute la ligne et serra les doigts d’Olivia avec un peu plus d’entrain.

« Tu as des problèmes avec les autres filles du bar ? » tenta-t-elle, sachant très bien que les chances étaient minces que ce soit effectivement le cas.

Comme elle le craignait, l’italienne fit signe que non. Par un instinct de préservation puissant, Camille fut tenté de changer de sujet. Mais une autre part d’elle-même voulait transformer ses doutes en certitude.


« Tu ne veux pas le faire c’est ça ? » dit-elle d’une voix presque brisée. « Tu n’as pas choisi d’être là, n’est-ce pas ? »

Sans un mot, Olivia confirma les deux suppositions. Camille sentit sa respiration lui échapper, mais elle tint bon.

« On te force à le faire ? »

Cette fois-ci, l’autre hocha la tête en laissant des larmes couler le long de ses joues. Elle lui envoya alors un regard désolé, plein du désespoir qu’elle avait vu un peu plus tôt. La jeune femme resta interdite, encaissant la nouvelle comme elle le pouvait.

C’était horrible, il n’y avait pas d’autre mot. Elle n’imaginait même pas les souffrances qu’Olivia devait subir nuit après nuit si c’était le cas. Et elle songea aussi que ce devait être le cas de toutes les autres filles à qui elle avait parlé jusqu’à présent, peut-être même aussi de toutes celles qui officiaient dans le monde réel. Elle-même adorait les plaisirs charnels, et avec Dreamland, elle s’était ouverte à de très nombreux horizons en la matière. Chaque nuit ou presque, elle s’arrangeait pour se retrouver à coucher avec quelqu’un. Néanmoins, elle le faisait par choix, par plaisir, parce qu’elle le désirait. L’idée même d’y être contrainte lui donnait envie de vomir. Camille choisissait ses partenaires, aimait séduire et être séduite. Elle aimer mener la danse, pouvoir dire non si elle le souhaitait. Etre forcé à faire toutes ces choses aurait purement et simplement gâché le plaisir qu’elle pouvait en tirer, l’aurait dégouté de l’acte en lui-même au point de ne plus pouvoir éprouver la moindre envie. Lorsqu’elle songeait à l’idée d’être obligée d’accepter des clients nuit après nuit, qui qu’ils soient et quels que soient leurs désirs ; de se plier ainsi à la volonté de ceux qui, par leur argent se croyaient tout permis… Elle réalisait toute l’horreur dans laquelle Olivia vivait.

Naturellement, cela faisait de Dreamland un cauchemar permanent. Mais Camille n’était pas naïve au point de croire que le monde réel pouvait être libérateur en la matière, lorsqu’elle songeait à la façon dont elle-même avait changé depuis qu’elle était voyageuse, dont elle s’était libérée dans ses mœurs. Le monde onirique avait une influence grandiose sur la vie d’une personne et dans le cas d’un voyageur, l’impact était bien plus radical. Si, à chaque fois que vous fermiez les yeux, vous deveniez l’objet sexuel d’autres hommes et de créatures de peu de scrupules, comment continuer à vivre normalement ? Olivia était complètement détruite moralement et cela ne devait pas se cantonner à ses nuits. Camille était presque surprise que les autres femmes qu’elle avait interrogées ne soient pas toutes dans le même état.


« Comment ? » demanda-t-elle, avec une pointe de colère dans la voix face à cette ignominie.

Olivia se tourna alors un peu, sans lâcher sa main et montra un petit tatouage qui hantait le dos de son épaule. Malheureusement, Camille ne connaissait que trop bien le procédé. Il suffisait souvent d’un petit dessin pour ruiner l’existence d’un voyageur, le forçant à revenir nuit après nuit au même endroit ou à obéir à la volonté d’un maître ou d’un autre. Bien entendu, ces tatouages étaient faits de telle façon qu’on ne pouvait les retirer sans l’artefact capable de les apposer. Elle avait remarqué un peu plus tôt ces dessins sur plusieurs autres filles. Elle avait cru, sur le moment, qu’il s’agissait d’une façon de dire qu’elles appartenaient au même clan. Mais maintenant qu’elle y songeait, seules les voyageuses qu’elle avait croisées en avaient. Les créatures des rêves devaient être tenues par d’autres méthodes, tout aussi efficaces.


« Les autres aussi ? » interrogea-t-elle cependant, afin d’être sûre ; et Olivia confirma ses soupçon.

Une armée entière de femmes avait été asservies pour servir les intérêts d’un seul et c’était l’une de ces choses qui avait le don de pousser Camille à bout. Elle trouvait cette simple idée plus que répugnante et une envie de rendre la justice par l’épée la prit soudain. Qui que soit le proxénète qui se cachait derrière cette monstruosité, elle se jura de le retrouver et de lui faire payer par d’indicibles douleurs.


« Qui ? » continua-t-elle, ne cachant plus la haine qu’elle éprouvait.

Mais Olivia baissa les yeux et ses larmes reprirent de plus belle.


« Je ne peux pas… je ne peux pas dire… » articula-t-elle entre ses sanglots.

« Tu peux dire comment on le trouve ? Où on le trouve ? » insista Camille, loin de s’avouer vaincue devant le premier obstacle rencontré.

L’autre fit signe que cela lui était impossible. Aussitôt, la jeune femme chercha des moyens de contourner l’interdiction. Elle demanda qui récupérait les sommes, si elle en touchait une part ou si elle les remettait directement au propriétaire du réseau. Hélas, le système était trop bien conçu. Les filles étaient appelées et étaient alors téléportées là où on le souhaitait, puis renvoyées ensuite à leur travail. Aucune ne pouvait savoir quand ces visites se produisaient, ni où elles étaient transportées. Malgré toute la volonté qu’elle y mettait, Camille ne put à aucun moment trouver une faille dans le système qui put lui donner une piste à exploiter. Tant pour l’asservissement des filles que pour protéger les têtes du réseau, l’ensemble était trop bien conçu. De rage face à cette nouvelle découverte, retrouvant une frustration et une colère plus grande encore que la veille, elle se mit à pleurer elle aussi. Face à l’imperméabilité de la situation, elle en venait presque à partager la tristesse d’Olivia.

C’est alors que celle-ci acheva le tableau en prononçant quelques mots qui témoignaient à eux seuls de l’horreur dans laquelle elle était plongée nuit après nuit depuis des mois.


« Tue-moi… » implora-t-elle en resserrant sa prise sur la main de cette aide inattendue.

Alors, Camille eut un geste de pure compassion et contourna la table pour aller serrer la femme contre elle et lui offrir tout le réconfort qu’elle pouvait.


« Non. » souffla-t-elle. « Je vais te libérer. Je te le promets. Je ne suis pas seule. Je vais trouver ces salauds et leur faire payer. Tient le coup Olivia, je vais te sauver, je te le jure. »

D’un seul coup, cette affaire de concurrence déloyale lui paraissait parfaitement secondaire. Les préoccupations de ses employeurs venaient d’être balayées par un crime plus grave encore. Et si le gérant de l’Ellis était bien à l’origine de tout cela, il était fort possible que celui-ci connaisse une bien lente agonie.[/b][/color]



ZANOTTI
OLIVIA

Personnage

Roses et Rouges Olivia-47d1d72

    Age : 25 ans.
    Ville : Milan (Italie).
    Activité : Secrétaire standardiste.
    Dreamland : Contrôleuse d’objets tranchants, prostituée contre son gré.
    Objet magique : Le Rasoir Blanc, une lame pliable à l’ancienne, très tranchante (confisquée jusqu’à nouvel ordre).
    Aime : Le ski, la neige, les promenades au clair de lune et les sonnets.
    Déteste : Sa situation à Dreamland, ce qu’elle est devenue, la marque sur son épaule.
    Surnom : Les autres filles l’appellent Pauvrette dans son dos.

    Le saviez-vous ?
    Avant d’être capturée, Olivia prenait des souvenirs de chaque royaume qu’elle visitait.


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Jacob Hume
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MessageSujet: Re: Roses et Rouges Roses et Rouges EmptySam 15 Nov 2014 - 23:49
5/ Plan à trois.

Il y avait comme une place, à l’intersection de deux rues moyennes qui formaient une croix. Aux deux angles opposés que formaient ces voies, deux hôtels presque identiques se faisaient face et se livraient une guerre sans merci. Des crieurs publics placés au-devant de ces établissements vantaient les mérites de leurs employeurs à en perdre la voix. De part et d’autre, d’énormes néons hurlaient les noms de ces entreprises oniriques, éblouissant tous les passants au point de couvrir les feux de circulation que tout le monde ignorait de toute manière, essayant d’occulter ceux d’en face par un surplus de lumières colorées. Les deux bâtiments eux-mêmes, semblaient se livrer une bataille secrète sur le nombre d’étages proposés. Chaque fois que l’on essayait de comparer les deux, il semblait toujours que le dernier examiné comptait une fenêtre de plus. Sur les trottoirs, à l’entrée de ces hôtels, des centaines de rêveurs se pressaient, extasiés de soutenir leur préféré et lançaient des regards méprisants ou amusés envers ceux d’en face.

Tout autour de Camille, l’agitation était énorme et la rue en devenait un No Man’s Land où circulaient nonchalamment quelques véhicules innocents. Le pire était qu’elle ne parvenait pas vraiment à différencier le premier bâtiment du second. Les deux portaient d’ailleurs le même nom « L’Hôtel du Coin » et on aurait pu s’amuser à chercher les sept différences entre ces deux constructions en briques beiges. Et comme nul ne semblait gagner cette bataille cacophonique, à chaque seconde on avait l’impression que les créatures des rêves redoublaient d’efforts par apport à l’instant précédent. Toute cette scène lui arracha un sourire épaté avant qu’elle ne commence à chercher Noah du regard.

Elle crut qu’elle allait le trouver sur le trottoir d’en face, planté comme elle sur le bord de la route, lorsqu’une longue limousine noire vint glisser jusque devant elle et arrêta sa vitre arrière à son niveau. Elle put alors voir, dans la carrosserie immaculée du véhicule teinté, son propre reflet. Elle constata ainsi avec un certain plaisir qu’elle portait cette nuit-là une jupe évasée de couleur vive qui lui serrait la taille, ainsi qu’une chemise très féminine, blanche, que l’on avait callé sous la ceinture de sa jupe. Ses cheveux étaient attachés en une queue de cheval haute et qui prenait sa source se le côté droit de son crâne ; quelques mèches rebelles se laissaient cependant agréablement tomber çà et là, assez pour justifier, justement, un geste de sa part visant à les caler derrière ses oreilles. Elle avait aussi une petite chaîne dorée soutenant un petit médaillon, trois anneaux sur le bras gauche et des boucles qui laissaient pendre un cercle et fils délicat, le tout dans la même couleur. L’un des avantages de Dreamland, toutes les tenues étaient gratuites et les bijoux l’étaient aussi tant qu’ils n’étaient pas magiques, l’humeur seule de Camille dictait ici sa façon d’apparaître.

La vitre du véhicule s’abaissa et dévoila le visage souriant du grand noir qui se trouvait à l’intérieur. Noah lui-même portait un smoking de soirée des plus élégants, avec un nœud de papillon qui lui donnait un air de dandy moderne qui ne fut pas pour déplaire à l’œil avisé de Camille.


« Grimpe. » fit-il en entrouvrant la portière et en glissant lui-même sur le siège d’à côté.

Sans attendre, la jeune femme entra à son tour dans le véhicule et s’installa sur la banquette de cuir, prenant bien soin de ne pas laisser le nu de ses jambes toucher le siège. Rien n’était plus désagréable à ses yeux que de sentir sa peau se coller à cette texture, puis de devoir l’en décoller ensuite. La vitre fut refermée et toute la cacophonie de la place disparut, sur un signe du géant, le chauffeur fit reprendre sa course à la voiture qui glissa alors sans un bruit dans les rues trop lisses de la ville.


« Champagne ? » proposa l’hôte en tendant une coupe à sa partenaire, qui accepta avec un sourire amusé.

« On va quelque part ? » demanda-t-elle avec une pointe de complicité et d’ironie dans la voix. « Ou tu préfères me faire la surprise ? »

Mais tous deux savaient fort bien que la proposition sous-jacente n’était qu’un petit jeu entre eux. Pour plusieurs raisons, il ne se passerait rien. Ils se connaissaient maintenant trop bien pour se faire l’affront de céder à de telles envies qui pourraient fragiliser leur duo. Et puis, ils avaient déjà emprunté cette route pour savoir qu’elle n’avait pas de destination heureuse. Ce fut aussi pourquoi Noah, même s’il aurait été tenté de le faire, ne chercha pas à répondre à cette petite provocation quant au romantisme de leurs retrouvailles.

« Je vais à un gala. » expliqua-t-il simplement. « Il y a une réception officielle au Dream’s Palace. Le gérant de l’Ellis et d’autres seront présents. Je vais y écouter les ragots, on ne sait jamais, il y aura peut-être quelque chose d’utile. »

« Ah ! » s’indigna Camille en prenant l’air hautain de la femme trahie par son homme. « Alors comme ça, tu m’abandonnes pour une soirée mondaine ? Et tu ne m’invites même pas ? »

Aussitôt après, elle regretta la façon dont elle avait fait cette déclaration. Il n’était pas très juste de sa part de jouer avec les sentiments de Noah. Bien heureusement, il était assez généreux pour ne pas relever ses commentaires.

« Il y a une robe dans le sac. » dit-il en désignant un paquet qui trônait sur le minibar.

Aussitôt, les yeux de Camille pétillèrent de plaisir et elle s’empara sans plus attendre du paquet, qu’elle déchira comme une enfant trop impatiente. Elle rayonnait de joie au cadeau qu’il lui faisait, car naturellement, c’en était un. Les vêtements qu’elle portait elle-même chaque nuit n’étaient que le fruit de sa propre création, mais ceux qu’elle portait dans son sac avaient été achetés au fur et à mesure de leurs pérégrinations. Il n’y avait aucun doute là-dessus, Noah venait de lui acheter une robe de soirée à Dreamland, afin qu’elle puisse l’accompagner à cette réception probablement. Ou simplement parce qu’il l’avait vue sur son chemin et s’était dit qu’elle lui plairait. Ce n’était pas la première fois qu’il lui offrait quelque chose de la sorte et elle s’en voulait toujours de ne jamais lui rendre la pareille. Il ne cessait de lui répéter que cela ne lui faisait rien, mais Camille se sentait toujours un peu coupable. Une fois de plus, elle se jura, si elle passait un jour devant quelque chose de bien, qu’elle le lui achèterait. Une promesse qu’elle oublierait à nouveau bien vite cependant.

La robe était une merveille. Naturellement déjà parfaitement ajustée à la voyageuse, elle était d’un violet tamisé et descendait jusqu’aux chevilles. On sentait, même lorsqu’elle était encore sur le cintre, qu’elle tombait parfaitement. La ligne du jupon était faite pour s’évaser quelque peu sur la fin, un décolleté plongeant en V et les bras nus. Cela pouvait paraître d’une simplicité exemplaire, mais c’était sans prendre en compte la coupe parfaite, le tissu onirique des plus agréables, les coutures invisibles et quelques plis parfaitement dessinés. Deux gants qui remontaient jusqu’aux coudes et un châle étaient fournis avec l’ensemble. Si Camille avait osé, elle l’aurait probablement portée avec une tiare.

Réagissant instinctivement à cette merveille bienvenue, Camille se précipita pour embrasser Noah sur la joue et le serrer dans ses bras.

« Merci, merci, merci ! » lui dit-elle, alors que tout son corps exprimait déjà naturellement l’immense gratitude qu’elle ressentait.

Il se contenta de sourire, heureux que son présent ait plu. Elle se détacha de lui et avant de revenir sur son siège le frappa amicalement sur son torse musclé, l’air de dire qu’il n’y avait pas meilleur que lui. Peut-être plus gêné qu’il ne voulait l’admettre ou le laisser paraître, Noah changea alors de sujet :


« Sinon, tout s’est bien passé hier soir ? » interrogea-t-il, sans se départir de son sourire.

Aussitôt, Camille retomba en arrière dans son siège et se désintéressa de la robe. Son visage s’assombri brutalement et le voyageur se demanda s’il n’avait pas commis un impair en posant cette question alors qu’ils profitaient tous deux d’un moment privilégié.


« Non. » dit-elle sur un ton qui laissait paraître toute sa tristesse.

Alors que la limousine continuait de les emmener jusqu’au Dream’s Palace en leur faisant emprunter le chemin le plus long possible, elle raconta alors la teneur de l’échange qu’elle avait eu avec Olivia. La colère, la haine de la nuit précédente l’avait quittée. Une journée de repos dans le monde réel lui avait permis de prendre un certain recul sur la chose. Elle savait qu’elle-même ne changerait probablement pas en fonction de cela et qu’il leur faudrait du temps pour libérer l’italienne du joug de cette vie atroce. Ne restait plus à présent l’immense compassion pour toute l’horreur de cette situation et une ferme volonté de ne pas rebrousser chemin devant les obstacles que représentait ce dilemme. Elle insista beaucoup sur le désespoir d’Olivia et sur celui de toutes les autres filles qu’elle avait croisées. Ils devaient faire quelque chose, ils devaient la sauver, ils devaient les sauver. Peu importait l’Ellis ou les querelles entre établissements, il y avait de pires crimes dans ce royaume.


« Non. » fut la réponse que donna Noah à sa requête, de la façon la plus neutre et la plus détachée qui soit.

« Quoi ?! » s’emporta aussitôt Camille, ne comprenant pas sa réaction. « On ne peut pas rester sans rien faire ! Elles sont des dizaines, des centaines dans ce cas-là ! On ne peut pas les laisser comme ça Noah ! Est-ce que tu te rends compte de ce qu’elles vivent nuit après nuit ?! »

« Oui. » assura-t-il sans se départir de son calme, ce qui avait le don de pousser sa partenaire encore plus loin dans ses émotions.

« Et tu veux les laisser comme ça ? Tu veux rien faire à propos de ça ? »

« Je pense que ce n’est pas judicieux. »
tenta-t-il.

« Pas judicieux ?! » s’indigna-t-elle. « Noah ! C’est pas une question d’être judicieux ! On s’en fout d’être pas judicieux ! Je vais pas rester les bras croisés à rien faire ! »

« Et qu’est-ce que tu vas faire alors ? »

La pure rhétorique ne fit cependant que la braquer encore plus sur ses positions.

« Mais je sais pas ! » avoua-t-elle comme s’il en était responsable. « Je vais faire quelque chose ! Je vais pas rester les bras ballants ! Aide-moi à trouver un truc si tu te sens pas de t’impliquer. »

Il ne répondit pas tout de suite. A présent, Camille avait les bras croisés sur sa poitrine et le regard tourné vers l’extérieur. Elle était définitivement énervée et lui en voulait terriblement. Elle ne comprenait pas qu’il ne veuille pas s’impliquer face à l’ampleur du crime. Comme s’il n’en avait rien à faire. Elle allait même jusqu’à penser que c’était à cause de gens comme lui, qui ne voulaient pas s’impliquer, que tous les Hitler et autres monstres de la réalité parvenaient à prendre pied. Elle était à ce point remontée qu’elle allait le lui dire au moment où il reprit avec douceur :

« Camille, de ce que tu m’as dit, il n’y a rien qu’on puisse faire. L’organisation est faite de telle manière qu’on ne peut que voir les filles, pas ceux qui les exploitent. Elles-mêmes ne savent pas de qui il s’agit, ni où les trouver. Il se pourrait même qu’ils soient dans un autre royaume. Mais je ne dis pas qu’il ne faut rien faire à ce sujet. Je dis qu’on fait déjà quelque chose. En arrêtant le patron de l’Ellis, on fera aussi tomber ses complices, et donc, les têtes de ce réseau. Or, tu viens de me dire toi-même que cette piste serait trop difficile à remonter. Nous en avons d’autres, concentrons-nous dessus. Ce sera plus facile et le résultat sera le même. »

Peu importait la justesse de ses propos, la colère de la jeune femme était telle qu’il fut assez difficile de la convaincre qu’ils voulaient la même chose. Elle se contenta de lui servir un « Mmh. » d’approbation et il estima que la question était réglée. Pour relancer la conversation sans laisser de silence gênant s’installer, il parla de sa propre nuit et de ce qu’il avait découvert sur les bagarreurs. Elle écouta sans rien dire et en continuant de regarder vers l’extérieur du véhicule, le punissant pour l’absence de soutien dont il venait de faire preuve.

Il avait fait le tour de plusieurs bars où l’on avait signalé des bagarres ces dernières semaines et avait découvert plusieurs choses importantes. Tout d’abord, les auteurs des rixes étaient des créatures des rêves. Il s’agissait apparemment d’une flopée de gros bras qui ressemblaient à des marins stéréotypés, venus d’un autre royaume et qui causaient pas mal de boucan et d’agitation là où ils passaient, même sans spécialement chercher à se battre. Ils provoquaient beaucoup d’autres personnes et tombaient parfois sur certaines têtes échauffées qui avaient le don de répliquer ce qu’il ne fallait pas. Bien souvent, les choses dégénéraient en bagarre, ceux qui subissaient le plus les torts de ces perturbateurs étaient les agents de sécurité des hôtels, mais beaucoup de clients et de rêveurs subissaient leurs affres. Apparemment, seuls les établissements disposant de voyageurs pour assurer leur protection pouvaient efficacement renvoyer les troubles fêtes.

Néanmoins, il était clair qu’ils faisaient tous partie d’un même gang, il en avait suivi plusieurs et chaque fois qu’ils se retrouvaient dans un endroit, ils se saluaient comme de vieux amis. Nul ne savait combien il y en avait en ville. Des dizaines sûrement, peut-être même davantage. Ces malabars étaient un véritable souci, car ils attentaient à la réputation de nombreux hôtels et se concentraient effectivement dans le quartier autour de l’Ellis. Il avait même entendu mentionner l’idée d’un chef à plusieurs reprises. Il suggéra que c’était peut-être une bonne idée d’aller fouiller auprès de ce supérieur, qui paraissait bien moins accessible comme intermédiaire que d’autres pouvaient l’être. Il ne mentionna pas précisément ceux dont il parlait, mais elle comprit le message.


« Très bien, » annonça-t-elle en reportant son attention sur l’intérieur du véhicule, « je vais aller enquêter auprès d’eux, essayer de les faire glisser un bon mot à mon sujet auprès de leur chef. Peut-être que je pourrais le rencontrer. »

Elle avait dit cela un peu sèchement et la suite fit comprendre à son protecteur qu’elle avait l’intention de lui en vouloir pour le reste de la nuit de ne pas être allé dans son sens au moment opportun.

« Chauffeur ! » appela-t-elle. « Arrêtez-vous ici, je vais descendre. »

« Bien mademoiselle. » répondit une voix derrière le panneau noir qui la séparait d’eux et qui semblait si loin et si proche à la fois de l’arrière du véhicule.

« Camille ? » interrogea Noah, d’une voix posée, mais intriguée.

« Oui, Noah ? » fit-elle en se tournant vers lui avec une certaine froideur.

« Tu ne viens pas à la soirée ? »

« Non. » annonça-t-elle avec détermination. « J’aurais du travail, il y a du pain sur la planche. Je ne vais pas aller m’amuser dans un gala de charité ou je ne sais quoi en espérant écouter des rumeurs pendant que des dizaines de personnes attendent mon aide. Tu as raison, on doit enquêter de ce côté-là et c’est ce que je vais faire, maintenant. »

Sans attendre, elle commença à fourrer en la froissant la robe dans sa petite sacoche au contenant extensible pendant que la voiture profitait d’un trottoir pour s’arrêter. Il ne chercha même pas vraiment à l’arrêter. Il était déçu, sans aucun doute, mais n’en montrait rien. En un sens, elle avait parfaitement raison, mais le fait d’utiliser ses propres arguments contre lui avait quelque chose de très amer.

« Camille… » laissa-t-il échapper, sans trop savoir ce qu’il pouvait dire. « Qu’est-ce tu comptes faire exactement ? »

Elle eut alors un grand sourire cruel.

« Oh, voyons Noah, ne fais pas l’idiot. » envoya-t-elle. « Tu sais très bien ce que je vais faire, tu devrais me connaître depuis le temps. »

Et sans attendre de réponse, elle sortit de la limousine et claqua la porte. Une fois à l’extérieur, l’air frais de la nuit la saisit et une petite brise fit voler le tissu de sa jupe et quelques mèches de cheveux qu’elle voulut chasser d’une main maladroite. Le véhicule resta un instant alors qu’elle lui tournait le dos sans bouger, puis fila vers sa destination.

Elle voulait pleurer, elle voulait crier et courir après la voiture pour dire tout ce qu’elle avait sur le cœur, pour l’accuser de n’être qu’un salaud, pour s’excuser mille fois et pour revenir avec lui à la fête. Les larmes commencèrent à monter, mais elle inspira un grand coup et refoula ces émotions. Elle s’était montrée démesurément cruelle envers lui et il ne le méritait pas, elle le savait. Personne à sa connaissance n’était plus gentil et bon que Noah. Il avait tenté de lui expliquer quelque chose et elle s’était simplement braquée plutôt que d’essayer de comprendre ce qu’il voulait dire. Parfois, se maudit-elle, elle pouvait être d’une stupidité à toute épreuve. Hélas, son ressenti était mitigé sur la question.

Elle avait envie de répondre à toutes les frustrations qu’elle avait accumulées ces dernières nuits, d’avoir enfin de bonnes nouvelles et surtout, de s’affranchir de l’attitude du colosse qui l’accompagnait. Même si elle ne remettait plus en cause ses propos à présent, elle voulait lui en vouloir pour la façon dont il avait annoncé la couleur, la façon dont il le faisait toujours. Elle voulait lutter contre ce calme intolérable qu’il affichait en toute circonstance. Où étaient les émotions de cet homme ? La réponse était évidente, vu qu’elle venait de jouer sur celles-ci avec la malignité d’un tortionnaire. Pour ne pas regretter, elle chassa cette idée de son esprit et marcha d’un pas rapide dans la rue pour rejoindre le quartier qui l’intéressait.

Elle avait envie de s’amuser un peu, de prouver qu’elle avait raison, par ses méthodes et sa détermination à avancer et à enfoncer des portes ouvertes. Elle voulait que Noah paye pour sa raison à toute épreuve. Et à la fois, elle voulait oublier sa propre perfidie. Elle ne voyait malheureusement qu’une seule façon de combler toutes ces demandes en même temps et cette fois-ci, elle ne laisserait rien ni personne l’empêcher d’aller jusqu’au bout.

Bientôt, elle se retrouva là où elle voulait, devant l’enseigne d’un bar qui semblait parfaitement correspondre à ses attentes. A quelques rues de là, l’Ellis et son chef de la sécurité l’attendaient au tournant, elle ne pourrait pas s’aventurer beaucoup plus loin de toute manière. Bien décidée à poursuivre sa démarche et en réalité assez excitée à l’idée de recommencer, elle poussa la porte de bois du commerce, qui présentait une vitre ronde barrée d’une croix incrustée en son milieu.

Aussitôt, l’ambiance folle de l’endroit s’empara de son être. Tout ici était tordu et agréable à la fois. Le mobilier dans son ensemble était en bois et la décoration était riche. Il fallait descendre quelques marches pour atteindre le bar, qui séparait le mur d’un bout de salle laissé sans la moindre table. Il s’agissait en réalité d’une piste de danse ou une bonne dizaine de rêveurs et de créatures des rêves mélangés s’agitaient sans qu’aucun ne soit calé sur le même rythme que son voisin. Une musique très guillerette et très entraînante parfumait l’endroit d’une bonne humeur générale. La salle était bondée de personnes lancées dans des discussions animées ou dans des jeux apparemment très amusants avec leurs camarades de tablée. Partout, on riait, on chantait plus ou moins juste avec le jukebox calé sur les hauteurs de la salle. Autour de la piste se trouvait un promontoire surélevé plus ou moins étroit où l’on avait réussi à caser l’ensemble des tables. Le plafond était bas et des filets de fumée étaient mis en évidence par les lampes qui diffusaient une ambiance orange de nuit bien éclairée. Camille ne savait pas ce à quoi faisait référence cet établissement, mais elle fut immédiatement séduite par l’énergie entraînante qui s’en dégageait.

L’ensemble de ses préoccupations disparurent en un éclair lorsqu’elle eut passé quelques instants à observer les lieux sans chercher quoi que ce soit de particulier. Ici, il ne semblait pas y avoir la moindre sécurité. Tout le monde était heureux, joyeux et ne désirait que faire la fête. Pourquoi y aurait-il eu le moindre trouble ? Même le barman servait ses clients en dansant et les serveurs papotaient avec tous les visiteurs qui le désiraient comme s’ils étaient de vielles connaissances. Comment ne pas aimer cet endroit ?

Elle fit un petit tour d’horizon, comme à son habitude. Non pas en quête de celui ou celle sur qui elle jetterait bientôt son dévolu, mais pour trouver un autre visage familier. Connaissant le personnage, elle fouilla immédiatement les lieux un peu plus isolés de l’ambiance de fête et le trouva finalement. C’était un rêveur. Elle l’avait repéré peut-être une semaine plus tôt, ou un peu plus. Il n’était pas là tout le temps, mais presque. Sans trop comprendre comment cela était possible, il se retrouvait souvent en des endroits qu’elle visitait, surtout lorsqu’elle avait l’intention d’attirer quelqu’un entre ces rets. L’homme s’installait presque systématiquement à une table légèrement isolée, seul. Et de là, il passait sa nuit à l’observer, jusqu’à ce qu’elle quitte l’endroit. Très franchement, elle ne savait trop quoi penser de cet intrus étrange qui ne cessait de revenir, se contentant de l’observer pendant qu’elle aguichait d’autres que lui. Devait-elle être flattée de cette attention qu’on lui portait ou devait-elle être gênée par cette présence ? Il avait été là lorsqu’elle avait abordé Ben et il était encore là ce soir. Etait-ce bon signe quant au succès de sa mission ? Ses choses-là étaient-elles prédéterminées ? Que se passerait-il si elle décidait de rebrousser chemin et de choisir un autre bar ? Elle ne l’avait encore jamais fait. Une fois de plus leurs regards se croisèrent brièvement et elle reprit le fil de sa nuit comme si de rien était. Une seule chose était sûre, elle préférait amplement savoir où regarder pour le trouver avant de se lancer que de se laisser surprendre par sa présence au beau milieu d’une conversation, ce qui ne manquerait pas de la déconcentrer.

Elle chercha ensuite des personnages correspondant à la description que lui avait faite Noah des bagarreurs. Ce ne fut pas dur d’en trouver. Il y en avait sept dans la salle et ils faisaient effectivement plus de bruit que les autres. Cependant, comme tout le monde ici, ils étaient réceptifs à l’ambiance joyeuse et semblaient loin de vouloir causer des troubles. Cinq d’entre eux jouaient au poker autour d’une grande table avec d’autres allumés, des rêveurs principalement, qui répondaient avec entrain et étaient parfois capable de berner même leurs concurrents conscients. Deux autres étaient attablés dans un coin et discutaient à coup de gros éclats de rire devant deux bières presque vides. Ils semblaient commenter la beauté de l’une des serveuses avec quelques manquements à l’étiquette, mais celle-ci se contentait de parler avec les autres. Si elle était gênée ou blessée, elle n’en montrait rien. Aucun cependant, n’était parfaitement isolé comme elle l’avait espéré. Aucune de ces potentielles proies ne semblait vouloir se séparer du groupe.

Une bonne idée, plus sûre et plus raisonnable aurait été de quitter l’endroit et de trouver un autre bar où elle aurait plus de chance. Hélas, Camille était trop impulsive pour choisir cette stratégie. Elle aussi était sous l’emprise de ce lieu merveilleux et n’avait guère envie d’en sortir pour l’instant. Et elle avait ce rare talent de voir une opportunité à saisir, un bonus dans cette situation, là où d’autres auraient cru voir un obstacle supplémentaire.

Sans hésiter, elle commença par déboutonner un cran de plus à sa chemise, afin de renforcer son décolleté et qu’il soit évident qu’elle n’avait rien au-dessous, puis elle se rendit au bar où elle commanda trois pintes de bière qu’on lui servit avec un clin d’œil. Affichant un grand sourire parfaitement sincère et qui ne cachait pas son envie, elle se faufila ensuite jusqu’à la table des deux matelots qui la virent bien vite arrivés et hésitèrent un peu, ne sachant trop comment réagir à cette approche plus que bienvenue. Elle s’arrêta alors à leur niveau et présenta les boissons qu’elle avait amenées.


« Vous me feriez pas une petite place par hasard ? » lança-t-elle avec un regard quémandeur. « Je vous offre un verre. »

Elle y allait au culot pur et simple, sans la moindre subtilité dans sa démarche, et cela fonctionna à merveille. Aussitôt, les deux hommes, évidemment attirés par cette figure féminine qui leur était si gracieusement offerte par la providence, se levèrent l’invitèrent tous deux à s’installer à leurs côtés. Contrairement à ce qu’ils avaient laissés paraître quelques instants plus tôt dans leur façon de traiter la serveuse, ils se montrèrent plus que galants avec elle et d’une politesse toute intéressée. Ayant parfaitement compris l’emprise qu’elle avait sur eux, Camille estima que la partie était presque trop facile pour elle. Heureusement, le double challenge imposé par l’enquête suffisait à lui donner quelque défi supplémentaire à relever. Par malice et pour jouer avec eux, elle s’installa sur le tabouret qui se trouvait pile entre les deux. Une fois que tout le monde fut assis, elle les observa un instant.

Noah n’avait pas menti. L’un comme l’autre étaient des montagnes de muscles et portaient ces vêtements typiques de l’imaginaire collectif des décennies industrielles : ces hauts moulants et raillés de blanc et de bleu, dont les manches courtes dévoilaient des biceps impressionnants. Camille n’en était pas sûre, mais elle avait bien l’impression que les bras de ses deux voisins étaient plus épais que ses propres hanches. Et elle ne parlait même pas de la taille ridicule qu’était la sienne ainsi encastrée entre ces deux brutes. Mais tous ces détails importaient peu, leurs visages simplistes étaient entièrement tournés vers elle et son décolleté : ils lui mangeaient dans la main.


« Alors, messieurs, est-ce que les rumeurs sont vraies ? » commença-t-elle en feignant l’intérêt excité des admirateurs convaincus. « On dit que vous êtes des marins et que vous avez voyagé sur les sept mers de Dreamland ? »

Naturellement, les deux hommes mordirent à l’hameçon sans hésiter une seule seconde. Ils avaient une dame à impressionner. Ils bombèrent le torse avec fierté.

« Sûr ma petite dame qu’on est des matelots ! » dit le premier avec un sourire qui se voulait charmeur.

« On est de vieux boucaniers. » renchérit l’autre. « On a affronté les tempêtes et les ouragans des sept mers réunies et même des autres. »

« Et vous avez vu des monstres ? » s’enquit-elle, rebondissant sur leur enthousiasme.

Tout cela était trop facile, elle en avait bien conscience. Mais les deux autres ne semblaient pas être des lumières non plus.

« Sûr qu’on en a vu, des tas, mademoiselle ! » se vanta à nouveau le premier. « Et on les a tous combattus. »

« Et on a gagné, bien sûr. » acheva le second. « C’est pas si difficile vous savez… pour des gars comme nous. »

« Et des pirates ? Vous avez été attaqués par des pirates ? »

Ils échangèrent un regard circonspect avant de reprendre.

« Euh… ouais, ouais, on en a attaqué même. »

« J’en étais sûre. » déclara-t-elle sur le ton de la flatterie. « Dès que je vous ai vus, j’ai su que vous étiez des braves. Vous avez l’air si forts… J’ai l’impression que rien ne peut vous résister. »

C’est à cet instant que l’un des deux, se montra plus téméraire que l’autre et eut une initiative dans ce petit jeu qu’elle leur imposait.

« Vous l’avez dit vous-même, mademoiselle… rien ne peut nous résister. » lança-t-il en lui lançant un regard entendu.

L’approche était pathétique, mais l’idée était d’y répondre. Elle se laissa doucement approcher de celui qui lui avait fait cette avance. Et l’autre naturellement jaloux, voulut y mettre son grain de sel.


« Ouais, on en a vu des choses en voyageant. » fit-il avec des yeux doux. « Mais rien ne vaut les sirènes du port. »

Elle dut admettre que la proposition de celui-ci relevait un peu le niveau de l’autre. Néanmoins, cela restait de la drague de bas étage comme elle n’en avait pas vu depuis des mois. D’ordinaire, lorsqu’un homme l’approchait avec des banalités aussi ridicules, elle l’envoyait plus ou moins méchamment rejoindre le fond de la salle en baissant les yeux de honte. Ils avaient de la chance qu’elle soit ici spécialement pour eux. Elle répondit en rougissant un peu et en se plaçant à nouveau juste entre les deux.

« Et c’est ici votre port d’attache ? » demanda-t-elle, sans feindre l’ignorance, simplement pour les pousser à parler davantage.

« Bien sûr que non. » sourit le premier, auteur du second compliment. « Il n’y a pas de mer ici. Mais on est là pour quelques temps ouais. Pas de panique, ma belle, on va pas s’envoler tout de suite. »

« C’est bon à savoir. » encouragea-t-elle un peu. « Et vous venez souvent dans le coin quand vous êtes à terre ? »

« Non, c’est la première fois. » avoua le second. « Mais si on avait su, on serait venu plus tôt. »

Les choses se lançaient doucement. Bientôt, une guerre de compliments et de sous-entendus douteux allait se déclarer, elle le sentait. Et l’idée de se retrouver au milieu de cet échange, entre ces deux hommes en pleine forme ne manquait pas de lui plaire.

« Je n’en doute pas. » glissa-t-elle. « Alors, pourquoi cette ville si vous ne saviez pas ? »

D’un commun accord, ils haussèrent les épaules.

« Faudra demander au capitaine, c’est lui qui décide de ces choses-là. » dit le second.

« Nous, en attendant, on décide de passer nos soirée en bonne compagnie. » ajouta son camarade en envoyant un petit coup de coude – étonnamment léger et maîtrisé – à la jeune femme.

Camille rougit.


« Vous me flattez trop ! » assura-t-elle. « Vous êtes deux braves matelots sous les ordres d’un grand capitaine ! »

Le compliment fonctionna à merveille sur eux. Non seulement, leur propre fierté vis-à-vis de leur capitaine fut gonflée, et ils décidèrent de redoubler d’effort pour tenter de la convaincre qu’elle était la plus belle chose qu’ils aient jamais vu de toute leur vie. Ce n’était pour eux qu’une façon de lui faire comprendre qu’ils l’appréciaient, bien sûr, mais elle dut se retenir de se moquer tant leurs interventions étaient pathétiques. Pour éviter qu’ils ne s’enfoncent trop dans des absurdités lourdingues, elle reprit un peu les devants dans la conversation.

« Et comment s’appellent mes deux vaillants voyageurs ? »

« Moi c’est Brad. » envoya la première créature des rêves.

« Et moi, je m’appelle Pitt. » expliqua son collègue. « Et vous mademoiselle ? »

« Moi, c’est Camille. »

« C’est un très joli prénom. » assura Brad.

« Il vous va très bien. » ajouta Pitt.

« Oh ! Arrêtez ! » fit-elle en laissant paraître son plaisir de les voir continuer. « Parlez-moi un peu de votre capitaine. C’est un bon capitaine ? »

« Il n’y en pas de meilleur ! » dit Pitt avec entrain.

« Il n’est pas trop autoritaire ? »

« Il est juste. » corrigea Brad. « Et on lui doit le plus grand respect. C’est le capitaine. »

« Avec de beaux et forts matelots comme vous sous ses ordres, ce ne peut-être qu’un homme de valeur. » les encouragea-t-elle.

« Il vous plairait, c’est sûr. » fit Pitt en hochant vivement la tête. « Et vous lui plairiez aussi… »

« A qui ne pourriez-vous pas plaire ? » acheva Brad.

« Hey ! C’était mon idée ! » accusa alors son camarade avec un air méchant.

Ce qui sonnait comme un nouveau compliment ridicule à encaisser avant de pouvoir profiter de tout cela, se transforma bientôt en incident diplomatique. Jusqu’à présent, les deux hommes se menaient une petite bagarre silencieuse pour la convaincre qu’ils étaient chacun le meilleur parti et ce malgré leur égalité à tout point de vue – seuls les traits de leurs visages pouvaient les différencier. Elle jouait d’ailleurs sur leur petite concurrence pour faire monter la pression, les faire parler et les attirer entre ses draps. Le problème était justement qu’elle était devenue pour eux un objet de convoitise et donc une raison d’être jaloux de l’autre. C’est à cet instant, où Pitt commençait à lever un doigt mauvais vers Brad qu’elle comprit à quel point le terrain sur lequel elle avançait depuis tout à l’heure était glissant. Si elle n’y prenait pas garde, elle pourrait être à l’origine de l’une de ces bagarres qui sapaient les ambiances des hôtels des environs. Or, cette ambiance-ci était peut-être la plus précieuse qu’elle avait rencontrée jusqu’à présent et il était hors de question qu’elle soit la cause de sa ruine.

Instinctivement, avant même qu’ils ne poursuivent la dispute, elle posa ses mains sur les cuisses des deux matelots, ce qui eut le don de les calmer presque immédiatement. Ce n’était pas le premier contact qu’elle osait avec eux, mais c’était de loin le plus excitant et leur état libidineux les poussait à y être particulièrement attentif.


« Voyons, ne vous battez pas… » implora-t-elle en leur faisant les yeux doux, à l’un puis à l’autre. « Je serai obligé de partir si vous vous battez. Vous n’êtes pas des brutes, n’est-ce pas ? »

Le pouvoir, l’emprise qu’elle avait sur eux était à la fois ridicule et admirable. Ils s’excusèrent presque immédiatement, penauds. Mais sous ses doigts, elle sentait que la tension avait simplement changé de nature. Elle commença doucement à caresser leurs jambes, continuant d’alterner ses regards entre les deux.

« Vous n’allez pas me forcer à choisir entre vous deux, n’est-ce pas ? » suggéra-t-elle, comme si cela lui aurait fait beaucoup de peine. « C’est trop difficile… Vous êtes tous les deux tellement beaux… »

Ils échangèrent un regard confus. C’était visiblement un terrain qu’ils n’avaient pas envisagé un seul instant. Pourtant, elle jouait avec leurs nerfs et leur envie pour faire clairement pencher la balance en sa faveur. De plus, fondamentalement, ils ne semblaient pas contre. Rapidement, ils établirent par un haussement de leurs épaules que cela ne leur déplairait pas de déballer ce cadeau à deux.

Pitt posa la main sur l’épaule de la voyageuse.
« Vous pouvez compter sur nous, on va pas vous faire de peine. »

« On sait comment traiter une dame comme vous, Camille. » ajouta Brad en lui caressant doucement la joue.

L’ambiance avait gagné un nouveau palier de tension qui n’était pas désagréable pour elle. Elle se sentit rougir sous leurs avances. Rassurée d’avoir pu éviter le conflit dans lequel ils s’étaient lancés. Il était temps de profiter de sa petite manœuvre.


« Ouh ! » fit-elle avec un grand sourire qui dévorait déjà leurs corps respectifs. « Il fait chaud tout à coup. Vous ne voudriez pas qu’on aille dans une chambre ? On sera plus tranquille… Vous pourrez me parler de votre capitaine. »

Ils adhérèrent tous deux à l’idée et les trois se levèrent en même temps.

Tout cela se passa étrangement bien. A peine furent-ils arrivés dans une chambre que leurs jeux commencèrent, sans qu’ils ne cessent de bavarder, à un seul instant. Elle les gâta autant l’un que l’autre de ses faveurs et sut même leur apprendre quelques plaisirs qu’ils n’avaient pas encore découverts au cours de leurs voyages. L’un et l’autre surent répondre à ses exigences avec une douceur et une passion qu’elle n’aurait pas devinée sous leur attitude de brutes. Le moment fut des plus agréables et elle en profita pleinement, leur rendant la pareille avec toute sa fougue. Ils parlèrent un bon moment du capitaine et de ses exploits passés – qui n’apprenaient finalement rien sur ses intentions – et des lieux visités par les matelots. Lorsque tout fut finit et que chacun des trois se trouva rassasié au-delà de toute attente, elle s’allongea entre eux et poussa un long soupir de satisfaction.


« Il faudra que je remercie personnellement votre capitaine de m’avoir amené deux hommes comme vous… » dit-elle en fermant les yeux, profitant de l’agréable sensation de détente qui suivait toujours l’acte.

« Il faudra qu’on lui parle de toi. » acquiesça Brad. « Je suis sûr que tu lui plairas. »

« C’est un chic type. » continua Pitt. « Il adorera tes remerciements. »

Elle sourit devant le seul compliment honnête et suffisamment subtil qu’elle avait entendu de toute la soirée. La conversation dériva d’elle-même sur les précédentes conquêtes des deux hommes et sur le fait qu’aucune ne lui arrivait à la cheville. Bien qu’elle doutât de leur sincérité en la matière, elle apprécia les mains et les lèvres qu’ils laissèrent traîner sur son corps pendant qu’ils parlaient. Puis, au bout d’un moment, l’idée d’une nouvelle bière leur traversa l’esprit et ils s’accordèrent tous deux pour se lever et se rhabiller. Elle-même resta dans le lit à les observer se préparer et en admirant leurs corps sculptés dans le marbre. Ils la remercièrent encore une fois et elle leur retourna le compliment. Puis, ils s’apprêtèrent à s’en aller.

Et au moment où Camille se disait que cette soirée avait été la meilleure de la semaine et que tout avait fonctionné exactement comme elle le voulait, Brad tourna les talons et revint vers le lit avec l’air désolé de celui qui oubliait quelque chose. Avec un sourire sincèrement ravi, il déposa une capsule d’EV sur la table de nuit et repartit à avec son camarade. Le sentiment de bonheur et de succès qu’elle ressentait alors à l’instant précédent s’évanouit subitement lorsqu’elle comprit exactement ce qu’avait été cette rencontre de leur point de vue. L’offense était telle dans son esprit qu’elle se contenta de fixer la somme d’argent sans y toucher. Avait-elle vraiment atteint ces extrémités ?

Soudain, la vision de plusieurs lettres en néons clignotants commença à se former devant ses yeux et constitua le mot « PUTE » avec toute la cruauté sadique d’un sentiment coupable.




BRAD
& PITT

Personnage

Roses et Rouges 579804BradetPitt

    Age : 37 ans.
    Ville : Mers des Braves (Dreamland).
    Activité : Marins d’eau douce.
    Dreamland : Créatures des rêves stéréotypées.
    Objet magique : Aucun.
    Aime : La boisson, les filles, les bagarres, le jeu, leur capitaine, parler fort et pas subtilement.
    Déteste : Qu’on les cherche.
    Surnom :Les Brutes.

    Le saviez-vous ?
    Brad et Pitt, comme le reste de leurs acolytes, ne sont pas sujets à l’individualisme, seulement à la rivalité fraternelle.


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Jacob Hume
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MessageSujet: Re: Roses et Rouges Roses et Rouges EmptyLun 17 Nov 2014 - 16:08
6/ Le piège

Assise sur un épais et profond fauteuil de cuir, Camille fit le tour de la salle des yeux. Elle venait d’apparaître dans une sorte de salon de thé où l’on servait aussi quelques repas et qui donnait sur un hôtel fort charmant. Une petite dizaine de tables étaient équitablement réparties dans une pièce plutôt spacieuse, disposées de façon à ce qu’on n’ait pas tellement l’occasion d’épier la conversation de ses voisins. Toutes étaient encadrées par ces sièges imposants et confortables comme celui dans lequel elle était installée. Toute la décoration jouait sur des tons chaleureux, tandis qu’une lumière tamisée offrait une ambiance reposante. Afin d’approfondir l’idée d’espace dans cette salle, on avait placé plusieurs miroirs sur les murs du fond, calés entre des panneaux d’art contemporain.

Il y avait une demi-douzaine de rêveurs tout autour d’elle, ainsi que trois créatures employées par l’établissement. Deux serveuses miniatures et ailées qui allaient d’une table à l’autre sans dire un mot et une grande dame souriante qui était occupée à faire les boissons de l’autre côté du comptoir. L’ensemble était étonnamment silencieux et seuls des chuchotements indistincts lui parvenaient. Elle remarqua qu’une tasse de chocolat chaud lui avait été servie sans même qu’elle ait eu à demander quoi que ce soit et qu’un café noir à moitié entamé traînait sur la table, à portée du siège d’en face, évidemment vide pour l’instant. Son propre petit sac était posé au pied de son fauteuil, calé contre le pied de celui-ci, afin d’éviter qu’il se renverse.

Elle jeta un œil dans l’un des miroirs pour observer la façon dont elle était habillée. Une fois de plus, ses cheveux avaient été lâchés, comme si l’on s’était contenté d’y enlever les nœuds. Ce n’était qu’une illusion, il semblait qu’on s’était servi de leur léger volume naturel pour les faire tenir vers l’arrière et dégager un peu ses oreilles en laissant son cou, très féminin, bien visible. Elle ne fut pas surprise de voir que, pour une fois, elle portait un jean coupé droit sur ses jambes. Son haut était un t-shirt moulant vert avec un grand col rond qui laissait une bonne partie de sa gorge déployée tout en laissant sa poitrine loin des vues indiscrètes, dont les manches très courtes étaient étonnamment lâches. Elle sentait sans le moindre doute qu’elle portait un soutien-gorge au-dessous pour la nuit. En matière de bijou, elle ne portait pas le moindre collier, ses boucles se résumaient à deux petits cœurs de la même couleur que son haut et un bracelet brésilien noué à son poignet gauche.

Malgré la sobriété de l’ensemble, elle en fut immédiatement satisfaite. Non seulement cela lui allait bien et se mariait parfaitement à la couleur châtain de ses cheveux, mais cela correspondait exactement à ce dont elle avait besoin pour l’occasion. Elle voulait être belle, sans toutefois se montrer trop aventureuse dans sa tenue. Simple et féminine, cette dernière était une forme de réaction à son erreur de jugement de la veille. Toute la journée, elle s’était montrée distante avec ses camarades de classe, ruminant l’affront qu’on lui avait fait sans le savoir. Mais elle avait eu beau retourner la question dans tous les sens, il lui avait finalement fallu admettre qu’elle était plus ou moins pleinement responsable de ce qu’il s’était passé. Elle n’avait pas pris les EVs, naturellement, elle n’aurait pas pu. Et pour une fois, elle voulait se calmer un peu concernant ses ardeurs, se montrer plus sélective, plus sérieuse à propos de ses partenaires potentiels. Pour une fois, elle voulait séparer l’enquête qu’elle menait des loisirs auxquels elle s’adonnait trop souvent à Dreamland.

Une ombre poussa la porte de ce qui semblait être les toilettes ou les cuisines et Noah apparut dans la salle avec nonchalance. Lui aussi portait une tenue détendue et simple, un pantalon beige et une chemise de couleur bleu ciel aux manches retroussées dont il avait ouvert quelques boutons. Il sourit en voyant qu’elle était arrivée exactement à l’endroit où il l’attendait, devant la boisson qu’il lui avait commandée juste avant de devoir se retirer. Elle lui sourit en retour avec une certaine tendresse, heureuse de revoir son ami et de ne pas constater la moindre rancœur dans son regard. Cette nuit, décida-t-elle, pour se faire pardonner, elle le suivrait dans ses investigations. Il s’installa en face d’elle, se tenant dans son fauteuil avec élégance en comparaison à la façon dont elle était affalée dans le sien.

La conversation tourna immédiatement sur des discussions sans conséquence. Non pas qu’ils cherchèrent à éviter la dispute de la veille, mais qu’ils étaient l’un et l’autre passés à autre chose. Ils n’avaient plus besoin d’éclaircir les choses entre eux et ce depuis longtemps. Ce n’était ni la première fois qu’elle haussait le ton à son encontre, ni la première fois qu’il ne la soutenait pas dans l’un de ses projets. Elle savait qu’il était d’une certaine trempe et qu’il n’y dérogerait pas, même pour elle. Elle l’admirait pour cela. De son côté, il savait pertinemment qu’elle s’emportait un peu facilement, mais qu’elle était bien incapable de réellement lui en vouloir très longtemps. Ainsi, lorsque le sujet de la veille revint sur la table, ce ne fut que dans la banalité. Et si l’un ou l’autre ressentit une pointe de regret, il ne le montra pas.


« Au fait, les rumeurs ? » demanda-t-elle lorsqu’elle repensa au costume de soirée de Noah et à la robe qui était encore quelque part dans sa sacoche. « Ça a donné quoi ? »

« Pas grand-chose. » admit-il, visiblement déçu. « Je m’attendais à plus de leur part. Mais ils n’ont pas beaucoup parlé de leurs affaires, c’était plus ou moins tabou comme sujet. La seule chose que j’ai appris d’intéressant, c’est que le Granica a été cambriolé aussi il y a quelques jours. Apparemment par le même groupe que les autres. »

Quiconque passait assez de temps à Resting City finissait nécessairement par connaître le nom des plus grands hôtels de la ville. Ils se trouvaient déjà tous sur le boulevard central, immanquables pour quiconque traversait la ville. De plus, c’étaient pour la plupart de gigantesques tours au design moderne qui affichaient leurs noms en immenses lettres de lumière sur les derniers étages de ces constructions, noms qui devenaient alors visibles presque partout dans la ville. Seuls quelques-uns, comme le Dream’s Palace, étaient plus larges que hauts. Le Granica était l’une des plus hautes tours de la ville, l’un des hôtels les plus puissants et les plus riches de toute la cité, spécialisé dans des chambres luxueuses et spacieuses, mais définitivement ordinaires pour le monde réel. C’était peut-être d’ailleurs ce qui en faisait un établissement de choix pour les rêveurs, qui devaient être nombreux à rêver qu’ils passaient leurs vacances dans des chambres tout à fait normales, sans la moindre fantaisie.

Jusqu’à présent, ces vols s’étaient cantonnés à des hôtels de taille moyenne, les auteurs de ces crimes semblaient donc s’enhardir au fur et à mesure qu’ils se rendaient compte de leurs succès. Naturellement, les employeurs de Camille et Noah étaient persuadés qu’il s’agissait de sbires de l’Ellis. Tous ou presque avaient été victime de ces larcins et l’un deux avait même avoué qu’on lui avait dérobé des documents compromettants sur la gestion de son établissement. Mais si ces vols pouvaient être logiques de la part du gérant de l’Ellis lorsqu’ils s’adressaient à des enseignes de même envergure, cette attaque sur le Granica démontrait soit son innocence, soit sa démesure. Il était toujours possible, bien entendu, que les voleurs aient agi de leur propre chef, ou qu’il s’agisse d’un coup monté par un autre concurrent, plus important, pour faire passer ce vol pour un nouveau coup des criminels que l’on recherchait déjà.


« Tu en penses quoi ? » interrogea Camille avec sérieux, ne sachant trop que faire de cette information.

« Que comme pour les autres vols, on trouvera sûrement tout un tas d’informations les mobiles, mais aucune preuve. » dit Noah en balayant l’affaire d’un revers de la main. « Même si ça paraît un peu gros pour l’Ellis, on trouvera sûrement facilement une raison ou une autre pour justifier ce vol. Néanmoins, l’impasse n’aura pas changé : on a besoin de preuves. Tu as avancé de ton côté ? »

Camille hocha la tête en finissant sa gorgée de chocolat chaud – il était vraiment délicieux.

« Mmh, mmh. » ajouta-t-elle pour ne pas parler la bouche pleine et en levant un doigt pour dire qu’elle avait effectivement quelque chose. « Je pense que j’ai réussi. On va glisser à l’oreille du capitaine de ces matelots qu’il faut qu’il me rencontre. A un moment ou à autre, d’après ce que j’ai compris, il viendra me voir. »

Elle ne précisa pas que cela signifierait une nouvelle nuit sans pudeur et qui aboutirait sûrement à un autre paiement. Si ces deux créatures des rêves l’avaient prise pour une prostituée, elles ne la recommanderaient que comme telle au capitaine. Néanmoins, Brad et Pitt s’étaient montrés assez déterminés à parler d’elle et il n’était pas improbable qu’elle reçoive sous peu la visite de leur supérieur. Au pire, elle s’arrangerait pour les retrouver et leur demander où cela en était. De fait, les choses semblaient aller dans le bon sens, mais pour une fois, elle aurait préféré que ce ne soit pas le cas. Cette perspective ne l’enchantait plus autant qu’avant.

Noah ne fit pas le moindre commentaire sur la façon dont elle avait obtenu ce rendez-vous. Il plissa cependant les yeux un instant, il devait avoir perçu la gêne en elle et fait le lien avec la tenue plutôt sage qu’elle portait.


« Au fait. » dit-il, comme s’il avait compris qu’il fallait que Camille se change un peu les idées. « Hier soir, je suis passé dans les bas quartiers et j’ai vu l’un des poseurs de graffitis. »

« Ah oui ? » s’étonna sa partenaire, assez ravie d’avoir autre chose à se mettre sous la dent.

« Oui, un peu avant que tu n’arrives. J’ai voulu m’arrêter, mais il a filé aussitôt. C’était un voyageur. Il portait une tenue sombre, avec un sweat à capuchon. Il a coupé par les ruelles. Je pense qu’ils doivent avoir leur repaire pas très loin. »

« Et tu penses que ça vaudrait la peine d’aller voir ? » s’enquit-elle avec un peu d’espoir.

Une petite enquête tranquille sur un sujet un peu plus léger que tout le reste, c’était exactement ce dont elle avait besoin. Il haussa les épaules.


« Si on les trouve, ce sera déjà ça de pris. » admit le colosse noir. « On en apprendra peut-être davantage sur la façon dont il recrute ses intermédiaires et comment il communique avec eux. »

Bien que ces petits délits n’aient jamais semblé d’une grande importance dans cette affaire pour le duo, Camille devait bien reconnaître que c’était déjà quelque chose à se mettre sous la dent en attendant que le reste se délie un peu. Il y eut un petit silence au cours duquel l’un et l’autre cherchèrent le moyen de s’annoncer qu’ils voulaient prendre cette direction. Puis, Noah trouva le courage de parler le premier :

« Tu veux tenter le coup ? »

« Oui, ça me paraît bien. » confirma la jeune femme. « Allons-y. »

Et rapidement, les deux enquêteurs prirent la route des bas quartiers de la ville. Elle ne fut guère longue et après avoir traversé plusieurs rues ils retrouvèrent les avenues sans âme et désertées qui faisaient le désespoir des propriétaires locaux. Ici, dans ces lieux abandonnés par les clients et les rêveurs, on ne trouvait que des hôtels sans envergure, des bâtiments très similaires, ne proposant que des enseignes fades et des restaurants sans charme. Des barres d’immeubles grises que l’on aurait aménagées en chambres, voilà tout ce qu’évoquait le quartier à Camille. Tout cela avait les airs peu engageant d’une ville ouvrière dont les usines auraient fermé les unes après les autres, encore hantée par ceux qui ne savaient pas tourner la page.

Il était difficile d’imaginer qu’autrefois, quelques années plus tôt à peine, tous ces hôtels n’étaient pas moins bien lotis que l’Ellis ou ses concurrents directs, certains connaissaient même une petite renommée qui allait au-delà des murs de la cité. Ce n’était que suite à une lente série d’événements désolants, à ce que l’on racontait, que les choses c’étaient petit à petit dégradées pour désintéresser jusqu’aux rêveurs qui faisaient la richesse des lieux. Pas à pas, par la faute de certains criminels, l’activité s’était tarie pour ne laisser que cette façade morne. Le quartier n’était pas complètement mort, bien sûr, notamment parce qu’il offrait les chambres les moins chères de la ville et qu’il était des créatures des rêves et des voyageurs pour s’en contenter. Plus encore, ce qui avait fait sa ruine l’avait aussi plus ou moins maintenu à flot, l’absence de rêveurs et de fierté dans le cœur des patrons avait laissé place à d’autres commerces, moins légaux, mais toujours attractifs.

Ici, la profusion des graffitis semblait étonnante et l’on avait l’impression que les auteurs de ceux-ci s’étaient acharnés sur ce quartier déjà bien souffrant. Pourtant, ce n’était pas le cas, contrairement aux autres zones de la ville, ici, on ne prenait simplement plus la peine de les effacer. Tous lançaient des slogans absurdes sur le capitalisme déplorable et sur le consumérisme que représentait ce royaume de l’hôtellerie. Camille avait toujours trouvé que ces phrases tagguées à la va-vite étaient un peu vides de sens. Elles critiquaient toutes plus ou moins l’injustice qu’il pouvait y avoir à rêver que l’argent et les patrons régissent le monde, qu’il était honteux de rêver à une vie de plaisir qui alimentait un système corrompu. Mais plusieurs raisons allaient à l’encontre de la justesse de ces paroles. D’abord, la plupart de ceux qui rêvaient en ces lieux pensaient d’abord à se détendre et à des endroits reposants. Plus que cela, ils profitaient de leurs songes pour s’offrir ce qui était hors de leur portée dans la vie réelle : une nuit dans un palace luxueux ou une chambre à l’ambiance typiquement exotique. Enfin, d’autres royaumes de Dreamland, comme celui de la Main Invisible ou même Kazinopolis, toute proche, semblaient beaucoup plus adaptés à recevoir de telles critiques.

Cette erreur de jugement la poussait donc à croire que ces taggueurs étaient effectivement à la solde de l’Ellis. De véritables activistes n’auraient pas été un peu plus fins dans le choix de leurs cibles ou dans leur message ?

Néanmoins, une fois qu’ils se retrouvèrent là, dans cette zone plutôt impressionnante où les quelques rares voitures qui passaient ne s’arrêtaient pas, ils hésitèrent sur la marche à suivre. Fallait-il chercher l’endroit où les voyageurs auteurs de ces messages subliminaux peu subtils se terraient entre deux exactions en visitant les ruelles et hôtels abandonnés qui existaient çà et là, ou en interrogeant les gens du coin, pour savoir s’ils n’avaient pas vu quelque chose de suspect ?


« Il y a beaucoup trop de bâtiments abandonnés et on n’est même pas certains qu’ils ne se sont pas mis dans un hôtel ordinaire qui ne pose pas trop de questions. » argumenta Camille, qui penchait toujours pour le côté social de l’enquête, comme toujours.

« Mmh, tu n’as pas tout à fait tort. » reconnut le géant qui l’accompagnait.

« Ils doivent bien boire des verres quelque part de toute façon. » insista-t-elle.

« Je doute qu’ils disent à tout le monde qu’ils sont à l’origine de ces graffitis. » rétorqua gentiment Noah.

« Oui, bon. » évacua Camille sans trop s’attarder sur la question. « Si tu as pu tomber sur l’un d’eux au hasard hier, d’autres aussi auront pu voir certaines choses. Mine de rien, tout le monde ne se promène pas en se couvrant le visage… »

« Mmh… » fit-il, sans trancher réellement.

Elle eut alors un petit sourire malicieux à son attention, comprenant les raisons de ses réticences.


« Tu n’es pas très chaud pour aller interroger tout le monde, c’est ça ? » se moqua-t-elle un peu.

De fait, Noah avait beau récolter beaucoup d’informations en écoutant les conversations des autres sans qu’on ne s’en doute, il n’était pas excessivement social. Il avait fallu des semaines de collaboration avec lui pour que Camille parvienne à briser la glace – du moins, en partie. Aborder les gens pour leur poser des questions n’était pas son fort. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle ils formaient un duo efficace et complémentaire.


« Tu pensais à quoi en venant ici ? » demanda-t-elle alors, sans le moindre reproche dans la voix.

« Tu as raison, tu devrais aller poser des questions. » accorda-t-il sans répondre à sa question. « Surtout aux voyageurs. Ils ont tendance à faire davantage attention aux autres voyageurs. »

« Noah ? » s’intrigua un peu la jeune femme.

« Je te gênerai et tu le sais. » insista le colosse en retrouvant son pragmatisme habituel. « Je vais continuer à faire un tour, voir si je remarque quelque chose de suspect. Je te tiendrai au courant si c’est le cas. »

« Noah ! » se plaignit alors Camille, exprimant clairement pour la première fois sa volonté de passer un peu de temps avec lui. « Tu ne vas pas me laisser toute seule ! Je viens avec toi. »

« Non, vas poser des questions, ça ira plus vite. Tu t’en tireras très bien, je te fais confiance. Mais si tu trouves quoi que ce soit, attends-moi. Ne vas pas toute seule affronter ces voyageurs. »

« Bien sûr que non, mais… »

Il ne la laissa pas poursuivre. Il l’embrassa sur le front et tourna les talons. Elle le suivit du regard jusqu’à ce qu’il tourne à un angle et disparaisse à nouveau. Pour une fois qu’elle se réjouissait de l’accompagner dans ses investigations, qu’elle souhaitait retrouver le plaisir de leurs discussions futiles, il l’abandonnait à des interrogatoires qui s’annonçaient répétitifs et peu instructifs. Mais elle avait aussi compris le message sous-jacent. Il voulait peut-être lui-même être un peu seul, notamment après ce qu’elle lui avait fait subir. Puis, il y avait cette question de confiance qu’il avait mentionnée. Ce n’était pas tant des résultats qu’il parlait, mais des méthodes employées pour les obtenir. Il voulait peut-être voir si elle allait à nouveau succomber à ses envies sitôt qu’il avait le dos tourné. Enfin, elle ne l’avait jamais vu interroger qui que ce soit et peut-être avait-il une réelle raison de ne pas le faire.

Elle poussa un long soupir déçu et reprit sa route vers le premier bar qu’elle croisa. Il avait dit qu’il reviendrait vers elle régulièrement, pour voir où elle en était. Il ne serait donc pas très loin et peut-être pourraient-ils se réunir à nouveau un peu plus tard. Espérant beaucoup qu’il en serait ainsi, elle attaqua donc son enquête.

Les voyageurs qui se trouvaient dans ces hôtels n’étaient pas aussi nombreux qu’elle l’aurait cru. Elle n’en trouva pas le moindre dans les trois premiers restaurants dans lesquels elle entra. Pire, ceux qui s’y trouvaient s’avérèrent n’être que de passage, arrivés dans la nuit même ou avoir des rendez-vous plus important justifiant de ne pas répondre à ses petites questions. Il fallait aussi comprendre que ceux qui se terraient dans les environs préféraient bien souvent qu’on les laisse en paix. Qu’ils fuient quelque chose en se cachant ici ou qu’ils s’y isolent pour ne plus avoir à se soucier de rien, la population locale ne se montra guère coopérative. Une seule voyageuse, d’une cinquantaine d’année, ayant surpris sa conversation avec un autre, l’aborda et lui demanda pourquoi elle s’intéressait tant aux graffitis – qu’elle appela « street art ».

Sans attendre sa réponse, la femme avait continué en lui faisant un exposé sur les raisons de ce mode d’expression à travers les époques. Elle avoua avoir elle-même fait partie d’un tel courant dans le temps. Néanmoins, son discours sur la réappropriation de l’espace urbain ne fit que révéler son absence totale d’information concernant les auteurs de ceux qu’on voyait un peu partout dans la ville. Même lorsque Camille essaya de glisser quelques questions pièges sur une éventuelle poursuite de telles activités, l’autre ne montra guère plus que de la nostalgie et semblait regretter que ces graffitis-ci se contentent de lancer un message aussi flagrant, abandonnant la satire artistique et abstraite qui était l’essence du « street art ». Elle allait d’ailleurs reprendre un nouvel exposé sur la question lorsque l’investigatrice décida qu’il était temps de passer à autre chose.


« Je suis désolé, mais je dois retrouver mon ami, il doit m’attendre maintenant. » affirma Camille, ce qui n’était qu’un demi-mensonge.

« Oh ? Vraiment ? » fit l’autre, apparemment déçue que la conversation s’arrête-là. « Je me suis peut-être un peu trop laissée emporter. Mais on peut parler d’autre chose, si vous préférez… »

« Non, je vous assure, je vais être en retard. » insista Camille avec toute la politesse dont elle était capable. « Merci d’avoir répondu à mes questions, c’était vraiment gentil. »

« Je vous en prie. » sourit tristement l’ancienne activiste. « Vous êtes mignonne. »

Puis, la jeune femme sortit du restaurant et fit mine de filer vers un endroit prédéterminé. Une fois hors de portée, elle ralentit le pas et commença à réfléchir. Sa méthode n’était pas la bonne, elle attaquait trop directement ceux qu’elle interrogeait avec ses questions. Il lui fallait une approche plus subtile, plus adaptée. Il ne fallait pas qu’elle apparaisse comme une inquisitrice. Peut-être était-ce cela qui fermait ses interlocuteurs. On se méfiait trop des enquêteurs dans les parages.

Elle arriva dans une avenue un peu large et, voyant que Noah n’était toujours pas prêt à la rejoindre, décida de tenter sa chance dans un nouvel hôtel. Elle entra dans le bar de celui-ci et le trouva étrangement plus bondé que les précédents. Mais ce monde était un peu trompeur cependant, l’essentiel des rêveurs qui s’y trouvaient semblaient croire qu’ils faisaient partie d’un même groupe de randonneurs en escale. Il y avait aussi quelques créatures des rêves qui discutaient assez bas pour qu’on ne les entende pas. A une table qui se trouvait un peu plus isolée que les autres, elle retrouva même ce rêveur qui l’accompagnait nuit après nuit. Se demandant vaguement comment il était arrivé ici et la raison pour laquelle il était dans ce bar particulier alors qu’il s’agissait probablement du dixième qu’elle avait visitait cette nuit-là, elle trouva alors ce qui l’intéressait : il y avait un voyageur au bar.

L’ensemble de la salle n’avait pas vraiment de charme. Les chaises et les tables rappelaient un peu trop une cantine et le bar semblait avoir été acheté dans une chaîne de magasins plutôt qu’inventé par un rêveur quelconque. Les créatures des rêves qui tenaient l’endroit ressemblaient d’ailleurs aux employés d’une chaîne d’hôtels bas de gamme, ne donnant pas spécialement envie d’y rester et assurant un service minimum. Etrangement, ce voyageur ne jurait pas dans cet ensemble insipide. Il avait un visage atrocement banal et emprunt à une certaine morosité. Peut-être âgé d’une trentaine d’années, il arborait des cheveux bruns plutôt bien ordonnés en raie sur le côté et de larges sourcils. Il n’était pas spécialement beau ou attirant et ne dégageait pas la moindre énergie. Pire, il portait un costume marron aux coudes rapiécés, une faute de goût terrible pour une femme comme Camille.

Le voyageur sirotait un café et grignotait un croissant trop cuit, l’air de s’ennuyer un peu, lançant parfois des regards désespérés à la petite troupe de rêveurs bien agités qui occupait toute l’attention des serveurs, plus ou moins attiré par un article du DreamMag posé devant lui. Elle se demanda s’il attendait quelque chose de particulier ou s’il se contentait de patienter jusqu’à son réveil. Il la remarqua dans l’entrée, sembla intéressé un court instant, puis se rendit compte qu’elle le regardait et reporta son attention sur le journal posé devant lui, s’emparant d’un stylo pour remplir une grille de sudoku de l’extrême comme seul Dreamland savait en proposer. Heureusement, lorsqu’il l’avait vue, elle s’était déjà mise dans le personnage un peu remonté et anxieux qu’elle voulait se donner, peut-être un peu triste aussi. Penaude, elle alla s’asseoir non loin de lui, au comptoir, sans toutefois lui adresser la parole. Là, le tenancier de l’hôtel l’approcha et lui demanda ce qu’elle voulait, sans y mettre vraiment les formes.


« Rien de spécial pour l’instant. » assura-t-elle, ce qui ne provoqua qu’un haussement d’épaule désintéressé chez le propriétaire, qui s’apprêta à repartir. « Excusez-moi, » héla-t-elle à nouveau, « Vous n’auriez pas vu un voyageur passer ? Avec une veste rouge dans les mains ? »

« Non. » trancha l’autre avant de retourner à ses occupations.

Camille poussa un soupir embêté et reporta son attention sur la rue que l’on voyait derrière les vitres sales.


« Un ami à vous ? » fit alors une voix dans son dos.

Elle se laissa surprendre par l’intervention du voyageur. La vérité était qu’elle avait prévu de patienter un peu dans cet état et de finir par « craquer » et lui demander la même chose, en se montrant pleine de gratitude pour toute aide qu’il pourrait lui apporter. Le fait qu’il fasse le premier pas avec une voix intéressée la prit un peu de court. Elle se remit rapidement dans son personnage et accepta d’improviser un peu plus.


« Non, sûrement pas. » dit-elle, montrant son ressenti envers cette personne fictive dont elle parlait. « La veste est à moi, on vient de me la voler. »

« Vraiment ? » s’étonna à moitié l’autre voyageur, qui visiblement, ressentait peu de la compassion qu’il affichait. « Comment ? »

« Je suis apparue dans une rue qui était déserte, à l’exception de ce voyageur. » expliqua Camille continuant son récit malgré l’attitude de l’autre. « Il n’avait pas l’air très content que je débarque là. Du coup, il m’a agressée. J’ai essayé de me défendre, mais il a agrippé ma veste et est parti en courant avec. »

« C’est un artefact ? » demanda-t-il en fronçant les sourcils.

« Oui, un mineur, mais tout de même. Je l’ai achetée il y a quelques semaines au royaume des chats. »

Le voyageur eut alors un sourire qui se voulait rassurant, mais qui avait quelque chose d’un peu tordu quelque part : « Alors il ne faut pas vous en faire. Elle réapparaîtra la nuit prochaine. »

Camille tiqua un bref instant, elle n’avait pas pensé à cela en inventant son histoire. A Dreamland, les possessions des voyageurs, celles qu’ils achetaient, principalement, ou qu’on leur donnait définitivement suivaient des règles particulières. Ces artefacts, qu’ils soient magiques ou non, étaient alors liés à leurs propriétaires par leur essence même. A chaque nouvelle nuit, les voyageurs réapparaissaient avec tout leur attirail et celui-ci se reconstituaient aussi sûrement que son propriétaire. C’était le cas pour la sacoche qu’elle transportait et tout son contenu, des vêtements au bâton de rouge à lèvre. Il était alors impossible ou presque de voler quoi que ce soit à un voyageur et sûrement pas de la manière qu’elle avait décrite.

Comprenant assez vite sa faute, elle chercha à la corriger par un nouveau mensonge.


« Oui, évidemment. » admit-elle un peu sèchement, comme si l’énoncé de cet élément auquel elle n’avait pas songé l’agaçait. « Mais ce n’est pas le problème. Mes compagnons et moi devions ramener… Enfin, on devait le ramener à quelqu’un dans deux nuits, et c’était dans la poche de ma veste. »

« Ah. » fit l’autre en comprenant enfin et en acceptant l’histoire et sa logique plus ou moins imparable. « Et où sont vos amis alors ? »

« Ils sont allés demander de l’aide des autorités locales. » expliqua Camille en désignant un lointain bâtiment hypothétique. « De mon côté, j’ai essayé de suivre la piste du voyageur, mais il a l’air d’avoir disparu dans les environs. »

Une petite lueur passa dans les yeux du voyageur qu’elle ne parvint pas à analyser. Il semblait réfléchir à quelque chose. A cet instant précis, leur conversation fut interrompue par l’ouverture de la porte d’entrée. Un couple de voyageurs pénétra dans l’établissement et scruta l’assemblée quelques instants. Un jeune homme un peu plus âgé qu’elle à l’air détaché et une demoiselle brune au regard plus vif. Un instant de tension s’installa inexplicablement entre Camille et son interlocuteur, comme si cette arrivée était signe de malheur pour l’un comme pour l’autre. Pourtant, les deux nouveaux arrivants finirent par porter leur attention sur une autre table et y allèrent sans plus s’intéresser à eux. Un frisson de soulagement parcouru la jeune femme, comme si elle était ravie de ne pas avoir été démasquée. Elle revint au voyageur qu’elle interrogeait :

« Vous ne l’auriez pas vu passer par hasard ? »

C’était la question piège de cet interrogatoire. Elle avait suscité en lui l’envie de l’aider, mais il était clair qu’il ne le faisait pas seulement par bonté de cœur. Elle savait pertinemment que, s’il répondait positivement à cette question alors qu’il n’existait aucune veste rouge volée entre les mains d’un voyageur, qui qu’il soit, cela voudrait dire qu’il mentirait pour s’attirer ses faveurs. Mais, la réponse qu’il lui servit fut des plus troublantes.

« Tout dépend, à quoi ressemblait-il ? »

Elle se demandait bien ce qui pouvait être plus significatif qu’une veste rouge portée à la main d’un voyageur probablement occupé à courir, mais au moins, il ne cherchait pas à lui mentir.

« Je ne sais pas, je n’ai pas vu son visage. Il portait un sweat noir, avec une capuche. Je crois qu’il y avait quelque chose comme un symbole sur le sweat, mais je ne sais plus lequel. »

« L’un des taggueurs ? » s’étonna-t-il et on sentait cette fois-ci que sa surprise était totale, car il regretta un peu de l’avoir laissé entendre après coup.

« Vous les connaissez ? » insista-t-elle immédiatement, pour le forcer à ne pas trop réfléchir à une bonne excuse pour changer de sujet.

« Oui… enfin, pas personnellement. » admit-il, un peu gêné. « Je… Je les ai vus à l’œuvre une ou deux fois, mais dès qu’ils voient quelqu’un, ils se contentent de filer généralement. »

« Ecoutez… » persista alors Camille.

« Patrick. »

« Patrick. Il faut absolument que je retrouve cette veste, le plus tôt possible. Si vous savez quoi que ce soit… je vous en prie, dîtes-le moi. Je veux juste la retrouver, rien de plus. »

Il pinça ses lèvres et réfléchit à la question assez sérieusement. Une fois de plus, elle le regardait avec insistance, jouant sur le charme qu’elle avait sur lui pour le pousser à céder. C’était déloyal, mais cela fonctionna.

« Bon… » soupira-t-il enfin. « Je crois savoir où ils se cachent. C’est à quelques blocs d’ici, dans l’un des bâtiments abandonnés, dans les ruelles. Je les ai vus sortir de là une fois ou deux. Et… »

Comprenant bien qu’il y avait là quelque chose qu’il n’osait pas lui dire pour une raison ou une autre qui ne regardait que lui et les affaires louches qui vivotaient dans les environs, Camille décida de le mettre en confiance. Dans un geste un peu imprudent, mais efficace, elle posa sa main sur celle de Patrick.

« Dites-moi juste l’essentiel. »

Il hocha la tête. « Enfin, je pense savoir dans quel bâtiment de la ruelle ils se trouvent. »

Elle eut alors un soupir de soulagement et de gratitude, d’une sincérité qui la surprit elle-même.

« Merci, vous êtes mon sauveur Patrick. » le complimenta-t-elle, ce qui lui fit baisser les yeux l’espace d’une seconde. « Dites-moi où et dès que mes amis et la police reviendront, on ira. Vraiment, merci. »

« Euh… » fit-il, l’air de chercher quelque chose à dire. « Je ne sais pas si c’est une bonne idée d’attendre vos amis pour y aller. »

Camille, qui ne s’attendait pas à ce revirement, le questionna du regard.

« C’est-à-dire que… Vous ne pouvez pas savoir, vous n’êtes pas d’ici. Mais, disons juste que la police ne s’intéresse pas trop aux affaires des voyageurs. Ils ne bougeront pas un pouce et si vos amis insistent trop, ils risquent d’écoper d’une nuit en cellule. »

Bien entendu, elle savait cela. Les voyageurs avaient beau être quelque peu nombreux dans les parages, la police refusait d’avoir à faire avec eux. C’était l’une des premières choses qu’on leur avait dites, à elle et à Noah, lorsqu’ils avaient été recrutés.

« Je pense qu’ils comprendront et qu’ils reviendront vite, ne vous en faites pas. » assura-t-elle gentiment. « Ce n’est pas la première fois qu’on croise un royaume comme celui-ci. »

« Si vous le dîtes. » fit Patrick, visiblement contrarié.

« Dites-moi juste où est le bâtiment, et on s’occupera de tout. » sourit-elle alors pour l’encourager.

« Je vais vous montrer. » dit-il en commençant à se lever.

« Maintenant ? » s’inquiéta un peu Camille, qui n’avait pas compris les choses comme ça.

« Oui, vous voulez récupérer votre veste, n’est-ce pas ? »

La façon dont il présentait les choses replaçait l’importance de ce détail de l’histoire un peu trop haut à son goût. Mais, il fallait qu’elle reste dans son rôle jusqu’à ce qu’il lui ait donné ce qu’elle souhaitait. Elle était assez proche du but et n’allait pas tout gâcher maintenant.

« Vous ne préférez pas qu’on attende mes amis pour y aller ? » tenta-t-elle avec espoir.

« Oh, je ne vais pas entrer là-dedans, croyez-moi, je veux juste vous montrer. » dit-il, riant presque qu’on lui propose de participer. « Je veux juste vous montrer et ensuite, je m’éclipserai. Pour être tout à fait honnête, je préfèrerai être assez loin quand vous entrerez là. »

Camille appréhenda mieux sa démarche. L’homme acceptait de lui montrer les lieux, mais guère plus. Il ne voulait pas être impliqué dans quelque chose qui ne le concernait pas et qui pourrait tourner au vinaigre. Un peu lâche, mais elle ne lui en voulait pas. Tant qu’il lui montrait le bâtiment, elle n’avait pas besoin de lui pour le reste. Elle hocha donc la tête se leva pour le suivre, l’invitant d’une main à passer devant.

Ils ne marchèrent effectivement pas longtemps. Quelques quatre hôtels plus loin, ils se retrouvèrent devant une ruelle et s’y engouffrèrent prudemment. Le passage était étroit, calé entre deux immeuble gris encore en activité. Il débouchait cependant rapidement sur une cour sinistre, dernier témoignage de ce qui avait été perdu à jamais. Il y avait plusieurs hôtels ici, cachés par les autres. Des immeubles à l’architecture aussi riche que celles des quartiers exotiques de la ville se tenaient là, complètement abandonnés dans un jour perpétuellement gris. Les pierres avaient perdues toutes leurs couleurs et s’étaient laissé salir par le temps. Les fenêtres étaient pour la plupart brisées. Les enseignes étaient à moitié brisées ou effacés n’affichant plus que les noms de ces établissements déchus avec une tristesse infinie. Les décombres de ces vestiges cachés étaient d’un lugubre qui faisait froid dans le dos. Camille n’aurait jamais songé voir un tel spectacle à Resting City. Si le reste du quartier faisait ville fantôme, il y avait quelque chose de post-apocalyptique ici, quelque chose qui relevait de la destruction méthodique et patiente des rêves de centaines d’individus. En songeant qu’il existait des centaines de bâtiments comme ceux-ci dans les environs, elle eut un frisson qui la fit presque trembler.

Alors qu’elle contemplait cette désolation affligeante, se demandant quel bâtiment était celui qu’elle cherchait, Patrick réagit au quart de tour à un événement qu’elle n’avait pas remarqué.


« Vite ! » souffla-t-il en l’attrapant par le bras. « Quelqu’un vient ! »

Trop surprise pour se demander de quoi il avait peur, ou comment il savait cela, elle se laissa entraîner jusqu’à la poste la plus proche, un panneau en bois rongé par les mites. Dès qu’ils furent à l’intérieur, de ce qui semblait avoir été un couloir de service, il referma l’ouverture d’un geste du pied.

« Qu’est-ce qu’il se… » commença-t-elle à demander en reprenant ses esprits.

Elle n’eut pas le temps d’achever sa question qu’il lui envoya une puissante gifle du revers de la main. Sans comprendre ce qui lui arrivait, elle se retrouva propulsée au sol et tomba à sur les coudes, ventre à terre, un peu sonnée. Le voyageur se précipita alors pour la plaquer au sol complètement, en s’allongeant sur elle. Par reflexe, Camille voulut se dégager en lui envoyant un coup de coude, mais il était bien plus solide qu’il n’y paraissait. Il lui attrapa un bras et força pour qu’il se retrouve calé au dos de la jeune femme. Celle-ci paniqua un peu et laissa la colère que lui inspirait cette attaque surprise s’exprimer. Elle tenta de se retourner en servant de son autre main, de donner des coups de pieds, mais rien n’y fit. Impitoyablement, Patrick se saisit de son autre bras et le força à prendre la même position que l’autre.


« On est farouche, dites donc ! » de moqua-t-il un peu, très amusé par l’énergie qu’elle mettait à se défendre.

« Lâchez-moi ! » vociféra-t-elle en continuant de se débattre.

« Si tu es sage, peut-être… » laissa-t-il entendre avec le ton de ceux qui prenaient un immense plaisir à tourmenter leurs victimes.

Camille essaya de tourner la tête pour apercevoir son agresseur. Le personnage quelque peu insipide et ennuyeux de tout à l’heure avait totalement disparu pour laisser place à une forme de psychopathe dangereux dont les yeux brillaient alors qu’il accomplissait cet acte. Il cala les deux poignets de la jeune femme dans une seule de ses mains et se servit de l’autre pour écarter les cheveux qui recouvraient encore le visage et le cou de la voyageuse.


« On va être bien gentille, d’accord ? » lança-t-il, à ce point dans son délire qu’elle ne chercha même pas à répondre.

Ce ne fut que lorsqu’il commença à approcher son visage qu’elle envisagea de riposter de toute sa force en projetant son crâne vers l’arrière. Il esquiva de justesse et répondit en lui donnant un coup de poing dans les côtes. Assez fort pour lui arracher un cri et lui couper un peu le souffle.


« Tsss, tsss, on est gentille j’ai dit. »

« Mais allez vous faire foutre ! » cracha-t-elle malgré son impuissance.

Il ricana, bloqua son visage de main libre commença à s’allonger un peu plus sur elle, usant de tout son poids pour la bloquer. Mais la façon dont il se cala laissait comprendre qu’il ne faisait pas cela seulement pour l’immobiliser. Elle réalisa que son entrejambe venait de se placer au niveau de ses fesses et qu’il était très excité. Elle fut immédiatement écoeurée par ce personnage et son attitude. Jamais elle n’avait autant été repoussée par un homme qu’en cet instant. Elle tenta à nouveau de se dégager lorsqu’elle sentit qu’il avait approché ses lèvres de son cou et qu’il en profitait pour lécher sa peau nue.


« Mais vous êtes pas bien ! » lança-t-elle. « Dégagez, dégagez tout de suite ! »

Ce fut la dernière de ses interventions énervée. Il ne la frappa pas une troisième fois, il n’en eut pas besoin. La main libre de l’homme venait de lâcher son visage et il commençait à faire gesticuler son bassin contre elle. Dans le même temps, il avait entrepris de soulever le t-shirt vert qu’elle portait et faisait courir ses doigts jusqu’à ses seins. Elle venait de comprendre ce qu’il faisait et cette seule la traumatisant.

« Non ! » dit-elle alors qu’une terreur indicible commençait à l’envahir. « Non ! Non ! »

Elle redoubla d’effort pour se dégager, mais cette fois, c’était la peur et non la colère qui l’animait. Cet homme était-il réellement en train de la violer ? Comment les choses avaient pu en arriver là ? Ce n’était pas possible. Cela ne pouvait pas arriver. Pas à elle ! Pas maintenant, pas ici ! Pas à Dreamland. Elle refusait l’idée même de ce qui était en train de se produire. Un blocage commençait à naître dans son esprit, lui assurant qu’elle se trompait et que ce pervers s’arrêterait bientôt. Qu’elle se dégagerait, le frapperait et pourrait ainsi partir indemne. Il ne pouvait pas vraiment être en train de la violer, n’est-ce pas ?

Mais lorsque la main du voyageur rencontra le soutien-gorge qu’elle portait exceptionnellement cette nuit – Dieu merci – il poussa un grognement insatisfait et se mit à violemment déchirer son haut pour atteindre l’attache. Non, il fallait qu’elle lui montre qu’il se trompait. Qu’il ne pouvait pas continuer. Il fallait qu’elle se dégage. En gesticulant suffisamment, elle parvint à retirer l’une de ses mains de l’emprise et tenta d’atteindre sa sacoche, encore accrochée à son jean. Si elle parvenait à prendre son bâton de rouge à lèvre, si elle parvenait à changer d’apparence, à devenir un homme, peut-être s’arrêterait-il.

Il avisa trop facilement son but et pensant sûrement à une arme de voyageur, arracha l’artefact et l’envoya valser à quelques mètres d’eux. Il devenait de plus en plus impatient, elle le sentait dans sa respiration. Et il déchira un peu plus le t-shirt de Camille pour mieux arracher, sans le moindre égard pour elle, l’attache du sous-vêtement. Il eut alors un râle presque satisfait et passa sa main sous le corps de la voyageuse pour palper sa poitrine en poussant des gémissements de plaisir.


« S’il vous plaît ! » implorait Camille qui pleurait toute les larmes de son corps. « S’il vous plaît, laissez-moi partir… »

Mais plus elle pleurait, plus cela l’excitait. Elle avait cessé de se battre. Bien trop traumatisée par ce qui était en train de se produire pour réagir proprement. Il lâcha alors son autre bras, voyant qu’elle n’essayait plus de le frapper et se servit de son autre main pour déboutonner le jean de Camille, sans cesser ses râles malsains. Il y parvint sans trop de problème, presque même avec une habitude affreuse. Sans attendre, il commença à baisser son pantalon et la culotte qu’elle portait encore en dessous. Cela donna rapidement un regain d’énergie à Camille qui chercha nouveau à se débattre en hurlant cette fois complètement, sans chercher à dire quoi que ce soit. Lâchant sa poitrine, il calla son bras de manière à lui plaquer les épaules au sol et elle abandonna à nouveau. C’était trop ignoble et trop proche pour qu’elle ne cherche à se défendre davantage. Elle n’avait plus la force de résister.

Il caressa un peu ses fesses à nues et commença à déboutonner son propre pantalon.

C’est à cet instant précis que la porte vola en éclat, complètement enfoncée par une force inconnue. Dans l’ouverture créée apparut l’immense silhouette de Noah et aussitôt sa présence emplit la pièce d’une puissance infinie. L’agresseur ne chercha pas à comprendre ce qui arrivait. La peur le terrassa avant même qu’il ne cherche à savoir qui était venu l’interrompre. En moins d’une seconde, il s’était relevé et fuyait à toute jambe dans le couloir en tenant son pantalon pour ne pas tomber.

Noah fit quelques pas pour le poursuivre, mais lorsque celui-ci eut disparu derrière une autre porte, il s’arrêta et se précipita pour rejoindre Camille, qui restait tétanisée sur le sol. L’aura de puissance du voyageur se tarit et, le plus délicatement du monde, il la prit dans ses bras, en prenant soin de rhabiller le peu qu’il pouvait. Elle se blottit alors contre lui comme une enfant effrayée. Elle s’abandonna complètement à sa protection, à ses bras puissants, à la forteresse qu’il était. Il la tenait contre lui et elle ne le lâcherait plus. Elle ne s’éloignerait plus de lui. Plus rien d’autre n’importait pour elle que la protection qu’il lui accordait en cet instant. Elle ne chercha même pas à comprendre où son sauveur l’emmenait, elle pleurait seulement, trop bousculée pour faire quoi que ce soit d’autre.




RILLON
PATRICK

Personnage

Roses et Rouges 753723Patrick

    Age : 29 ans.
    Ville : Bézier (France).
    Activité : Professeur remplaçant de français.
    Dreamland : Contrôleur d’électricité, violeur onirique.
    Objet magique : Aucun.
    Aime : Les jeunes femmes, les violer, la littérature contemporaine, les films de Woody Allen, le whisky.
    Déteste : Le rap, la religion, la télévision, le rectorat.
    Surnom : Aucun.

    Le saviez-vous ?
    Patrick estime très sincèrement qu’il a raison de violer des femmes à Dreamland, ainsi, il ne le fait pas dans la vie réelle


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Jacob Hume
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MessageSujet: Re: Roses et Rouges Roses et Rouges EmptyMar 18 Nov 2014 - 15:01

Le reflet de Camille avait bien changé en quelques nuits. Elle n’était plus aussi belle, plus aussi rayonnante à présent. Le visage qui lui rendait son regard vide n’avait plus l’attrait de ses sourires et de son énergie. Son expression demeurait comme figée dans une forme d’absence hébétée mélangée à une tristesse infinie. Le rouge de ses lèvres semblait plus sombre, moins coloré qu’à l’ordinaire. Ses cheveux étaient laissés libres autour de son visage, à ce point que quelques mèches venaient couvrir une partie de celui-ci. Elle ne chercha même pas à les passer derrière son oreille comme à son habitude. Ses vêtements n’avaient pas perdu de leur élégance, mais sans la personnalité extravertie de la jeune femme, ils avaient un peu perdu de leur charme.

Elle portait une agréable veste de cuir marron à fermeture éclair, cintrée au niveau de la taille et affichant ostensiblement les coutures de ses poches ou de ses manches. Le chic de ce petit manteau était les épaulettes sans grade que l’on avait rajouté, aux épaules et aux manches, ainsi que les gros boutons de métal qui les tenaient. Au-dessous, elle avait un haut de laine blanche qui ne laissait aucun décolleté. Ses jambes étaient couvertes d’un jean un peu sombre et ceinturé. Aux pieds, elle avait toujours ses fameuses converses noires. Quelques bijoux discrets en argent s’ajoutaient à cet ensemble. Même si tout cela semblait avoir été conçu pour la mettre en valeur, elle-même n’avait ni le goût pour trouver la tenue belle, ni le flegme nécessaire pour porter de tels habits avec prestance.

Elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. Ce corps entier lui paraissait à présent étranger, elle ne parvenait pas à s’y sentir aussi à l’aise qu’avant et pourtant, il lui semblait d’autant plus absurde de laisser son apparence masculine reprendre les devants. Trois nuits avaient passées et elle ne se remettait toujours pas du choc qu’elle avait subi entre les mains de ce Patrick. La journée, elle était absente, incapable de se concentrer sur un sujet ou un autre, il lui arrivait aussi, lorsque les souvenirs de l’événement l’oppressaient, de fondre en larme sans raison apparente. Tant ses camarades de classe que ses professeurs lui avaient alors montrée la plus grande compassion, s’étaient inquiétés, lui avait dit de prendre quelques jours de repos. Mais tous ne cessaient de lui demander ce qui n’allait pas, s’ils pouvaient faire quelque chose. Hélas, elle savait qu’elle ne pourrait jamais leur avouer ce qu’il s’était produit, même si elle l’avait voulu, et il était évident qu’aucun d’eux ne pouvait l’aider. Constamment, des frayeurs la saisissaient, chaque fois qu’elle était un peu seule, ou qu’elle se trouvait dans un lieu étroit ou sombre. Elle se méfiait des endroits qu’elle ne connaissait pas et des inconnus, quels qu’ils soient. Elle paniquait pour des choses qui l’auraient normalement fait rire, voyait des monstres pervers partout et tremblait en songeant qu’il pouvait être là, quelque part, dans la même ville qu’elle, à la guetter derrière chaque mur, dans chaque rame de métro. La nuit, elle avait perdu toute motivation, que ce soit pour s’amuser ou pour poursuivre l’enquête. Elle suppliait Noah de rester à ses côtés et de rester dans l’hôtel où ils se trouvaient ; il n’avait pas le cœur à lui refuser cela. Alors qu’il restait sans faillir pour veiller sur elle, elle finissait toujours par se terrer dans ses peurs et ses larmes ou dans un silence triste. Tant qu’il était là, elle se sentait en sécurité, hors d’atteinte du danger, quel qu’il soit. Et pourtant, l’inactivité à laquelle elle le forçait ne faisait que creuser le fossé entre eux, qu’à faire remonter le souvenir horrible de cet événement qui les liait et les murait pareillement.

Tout cela était absurde, tant son attitude à l’égard de ce qu’il s’était passé, que son absence de motivation. Elle refusait que ce choc finisse par la détruire et la hanter, et pourtant, c’était exactement ce qu’elle le laissait faire. En se pliant à son manque de volonté, en laissant Noah ne pas la brusquer, elle le laissait prendre le dessus, s’emparer de tout ce qui faisait son être. Et elle ne trouvait pas seule le moyen de se sortir de cette spirale infernale, elle ne parvenait pas à se faire violence et ses appels à l’aide muets tombaient dans l’oreille des sourds. Ils n’en avaient pas parlé et ne le feraient pas. Peut-être croyaient-ils se connaître assez ou l’épisode était-il trop douloureux. Lui-même, qui avait l’habitude de ne pas s’exprimer lorsqu’il ne le jugeait pas nécessaire et de ne jamais en dire trop, était parfaitement incapable de trouver un moyen d’aborder le sujet ou jugeait qu’il était préférable qu’elle le fasse d’elle-même. Le plus probable était qu’il s’en voulait atrocement de l’avoir laissée seule et se maudissait plus que de raison, voulant avouer sa faute, sans trouver le courage d’annoncer qu’il était responsable du drame. De son côté, Camille était perdue entre les cris d’alarmes que poussaient sa conscience et le vide qu’elle ressentait. Pour une fois, elle aurait eu besoin qu’il engage les hostilités. Elle avait aussi très peur que parler de cette horreur ne ferait qu’accentuer la gêne qui s’installait entre eux, que cela les écarte l’un de l’autre. Et plus que jamais, elle avait besoin de ses bras, de sa protection, de son sauveur et de son ami.

Mais le pire, ce qui la faisait autant hurler intérieurement que pleurer, ce qui déchirait son âme, c’était la pointe fautive qu’elle ressentait. Si elle n’avait pas encouragé cet homme, si elle avait attendu Noah comme ils l’avaient prévu, si elle n’avait pas fait confiance au voyageur lorsqu’il lui avait paru louche, si elle n’avait pas été trop attirée par la perspective d’un succès facile… Toutes ces raisons qui auraient pu changer les choses, renverser le cours des événements. Il y avait aussi, évidemment, la question de son attitude et de la façon dont elle jouait avec les autres. Plus que jamais, elle regrettait la façon dont elle avait traité Ben à présent, dont elle avait joué avec tous ces hommes et toutes ses femmes. Malgré toute l’ignominie d’une telle idée, elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle l’avait bien cherchée ; alors que sa raison lui criait qu’un monstre était responsable de tels actes et qu’elle n’avait été qu’une victime. Jamais, avant que l’événement ne se produise, elle n’aurait songé vivre cela un jour. L’idée même lui paraissait absurde et à présent, elle se disait qu’elle aurait pu l’éviter si elle avait été plus prudente et plus sage, si elle avait écouté les bons conseils de la bienséance. Même Noah ne lui avait-il pas fait comprendre cent fois qu’elle n’aurait pas dû ?

Elle était confuse, traumatisée, terrassée par ce qu’elle avait vécu. Plus que tout, elle voulait dormir, vraiment dormir. Sombrer dans l’inconscience réelle, où toutes ces mauvaises pensées n’existaient pas. Afin de prendre du recul, afin d’avoir un peu de répit dans son malheur. Elle avait beau savoir que c’était là les symptômes de la dépression, elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il était cruel précisément de ne pas pouvoir s’y laisser aller, au moins un peu.

Elle avait songé à boire, elle y avait songé presque à chaque instant. Noyer sa peine dans l’alcool semblait être la seule façon d’échapper à son malheur. Cela lui semblait une façon logique de compenser pour le manque de sommeil véritable. A cet instant précis, un verre de vodka onirique traînait d’ailleurs, encore plein, sur le comptoir, juste devant elle, lui tendant les bras sans grande conviction. L’attrait de la solution était fort et elle s’imaginait faire le geste de boire d’une traite à chaque instant. Néanmoins, une once de vigueur demeurait quelque part au plus profond de son être, avec cette voix qui lui criait de ne pas se laisser aller, de ne pas accorder à cet homme la victoire qu’il ne méritait pas : celle de lui avoir volé tout amour propre. Cette fois-ci, son âme lui intimait qu’il existait peut-être une autre solution et qu’il n’était pas judicieux de tomber aussi bas si tôt, tout espoir n’était pas encore perdu. Et comme toutes les nuits précédentes, elle n’avait pas touché à ce verre et ne montrait aucun signe qu’elle le ferait à un moment ou à un autre.

Cela faisait quatre nuits qu’elle était dans cet état et plus que jamais, l’envie de se secouer la prenait. Elle ne savait ni comment faire, ni par quoi commencer, mais elle savait qu’il était primordial qu’elle le fasse et vite. Comme si chaque seconde de plus passée à plonger dans la catatonie était une petite mort. Pour la première fois, elle avait réellement envie de faire quelque chose au sujet de cette situation. D’une manière ou d’une autre, elle sentait qu’elle devait agir avant de se réveiller ou elle ne trouverait plus jamais le courage de remonter la pente, que cela consiste à vider ce verre et à en commander huit autres ou en quelque chose de différent. Hélas, tout ce à quoi elle avait pu songer jusqu’à présent, c’était à aller courir à en perdre haleine dans les rues de la ville, en criant jusqu’à ne plus avoir de voix. Aussi tentante que l’idée puisse être pour se vider de toutes ses idées néfastes, elle savait qu’à part se vider de son énergie et à fondre en larmes à l’arrivée, elle ne voyait pas bien ce que cela lui apporterait au bout du compte.

Cette envie soudaine de changer d’état était venue lorsque Noah lui avait annoncé qu’il devrait s’absenter pour une partie de la nuit. Il avait dit qu’elle ne pouvait pas l’accompagner pour cette occasion et il lui avait demandé si elle ne préférait pas qu’il reste là. Bien qu’elle crevât d’envie de lui dire de rester, elle s’était sentie coupable de le retenir ainsi dans les affaires qui était les siennes. Elle savait qu’il continuait l’enquête avant qu’elle apparaisse dans le monde des rêves et ne pouvait se résoudre à le retenir auprès d’elle éternellement. Elle lui avait dit de partir en essayant de combattre ses peurs. Puis, les minutes, les heures avaient passées et assise seule au comptoir devant son verre de vodka, elle s’était rendu compte que personne ne l’avait encore agressée et lui avait rappelé l’absurdité de sa réaction. Sans Noah pour l’entourer de son cocon protecteur, elle se sentait obligée de faire quelque chose d’elle-même. Elle ne se sentait pas encore tout à fait d’attaque pour prendre les devants, mais sentait son désir monter à chaque instant. Bientôt, s’assurait-elle sans trop y croire, elle aurait la force de se lancer.

L’idée qui ne cessait de lui revenir et de l’obséder alors qu’elle contemplait son verre d’un air morne, était de trouver un amant ou une amante pour passer le temps. Elle ne parvenait pas à se détacher de cette possibilité, qui l’empêchait de constater toutes celles qui devaient sûrement se trouver sous ses yeux à cet instant. Ce n’était pas tant que le souvenir morbide de Patrick la troublait, mais plutôt qu’elle avait toujours passé ses frustrations et ses tristesses de cette manière. C’était une habitude chez elle que de partager sa couche avec un autre pour régler ses problèmes. Cependant, c’était la première fois qu’un tel obstacle se présentait dans son esprit.

Coucher avec quelqu’un, qui que ce soit, même une femme, aurait nécessairement fait ressurgir l’événement. Elle ne se croyait pas capable de faire la part des choses entre son partenaire et celui qui avait tenté de la violer. Du moins, elle avait peur que l’amalgame ne la fasse craquer au plus mauvais moment. Pire que cela, elle craignait que, si finalement elle changeait d’avis, annonçait qu’elle préférait en rester là pour l’instant, on ne l’accepte pas et vienne la forcer à nouveau. Puis, venait le problème que cette attitude soulevait en elle vis-à-vis des remords qu’elle en éprouvait à présent. Elle ne pouvait pas dire que ses trois dernières expériences lui avaient laissé une grande estime d’elle-même.

Plusieurs personnes dans cette salle lui donnaient envie pourtant, notamment une, assise avec des amis à une table. Elle l’observait dans le miroir, se laissant troubler par son charme. Mais, pour la première fois, elle ne trouvait pas le courage de l’aborder, elle se sentait incapable d’accomplir ce qui était devenu si naturel à Dreamland. Elle ne pouvait détacher cela de tous ses problèmes et n’avait pas la force de sourire de façon convaincante. Elle n’éprouvait encore aucune joie et sa détermination était si effritée qu’elle ne pensait pas pouvoir réussir quoi que ce soit ce soir. Plus troublant encore était la présence du rêveur qui passait ses nuits à la suivre et à l’observer. Il était arrivé quelques minutes après le départ de Noah et comme à son habitude, ne l’avait pas quittée des yeux depuis, sans toucher à son verre. A la lumière de ces derniers événements cependant, elle trouva cette attitude plus inquiétante qu’autre chose et l’idée d’aborder quelqu’un sous le regard de ce qui ne lui paraissait être rien de plus qu’un autre pervers ne l’enchantait guère. Il fallait pourtant qu’elle trouve quelque chose, où l’alcool deviendrait la seule porte de sortie à sa disposition et elle savait qu’elle ne menait qu’à une autre impasse.

C’est alors que Dreamland lui apporta de lui-même la réponse, à sa manière fantasque d’agencer les choses pour qu’elles interviennent toujours au moment opportun – bien que cela ne réponde que rarement aux attentes que l’on avait. Au moment où ce verre devenait aussi un bon moyen d’expier son impuissance à séduire, une voix vint la trouver et la tirer de sa torpeur.


« Mmh, ce n’est peut-être pas un bon moment. » fit un homme sur un ton compatissant et grave.

Camille mis un temps à réaliser qu’on lui parlait et, un peu étourdie par cette conversation inattendue, chercha son interlocuteur du regard. Elle trouva alors un personnage des plus surprenants debout juste à côté d’elle. Avant de prononcer le moindre mot, elle essaya de comprendre qui il était et ce qu’il pouvait bien faire ici. C’était une créature des rêves qui avait l’apparence d’un homme – ou presque – calé dans un long manteau bleu marine avec des boutons dorés et un pantalon blanc. Il se tenait droit et rigide devant elle et la regardait avec deux petits yeux perpétuellement froncés par l’âge à force d’avoir trop lutté contre l’embrun. Une épaisse barbe noire, des sourcils qui se rejoignaient presque et une tignasse dépareillée s’ajoutaient à un visage dur et carré, presque sale tant il était couvert de petites cicatrices et d’un sourire qui n’en était plus un, simplement un désir continu de serrer les dents vers le plein air, une pipe de bois biscornue calée entre celles-ci. Il avait aussi une casquette de la marine, bien enfoncée sur son crâne, qui forçait le trait de caractère de ses rides. Tant par la façon dont il croisait les bras sur sa poitrine, laissant une main soutenir le poids de sa pipe que par le reste de son apparence, l’homme paraissait être un vieux matelot ayant navigué dans toutes les mers et part tous les temps. Il était un stéréotype de capitaine farouche, intrépide, râleur et ayant l’expérience absolue de son métier.


« Pardon ? » fit-elle, toujours un peu confuse et un peu impressionnée par cette apparition.

« Je disais que ce n’était peut-être pas le moment, vous n’avez pas l’air dans votre assiette jeune fille. » expliqua-t-il en poussant un petit grognement qui pouvait tout à la fois exprimer son ressentiment ou ses plus plates excuses pour le dérangement.

C’était à cet instant seulement qu’elle fit le lien entre cet homme et ce dont Brad et Pitt lui avaient parlé. Nul doute qu’il s’agissait du capitaine de cet équipage à la dérive, sans bateau et désoeuvré. Il avait probablement répondu à l’appel qu’elle avait passé, une éternité plus tôt semblait-il, auprès de deux de ses subalternes. Il venait voir si elle était réellement la petite prodige qu’on lui avait vendu et elle ne pouvait lui en vouloir d’être déçu au vu de sa mine décomposée. Elle avait lancé cet appât dans l’espoir de pouvoir l’interroger à sa manière et bien que tout cela lui paraissait absurde à présent, lointain et sans fondement, elle sut reconnaître que l’occasion était trop belle pour Noah et elle. C’était enfin l’opportunité qu’ils avaient attendue et qui dénouerait peut-être l’enquête. La perspective de faire un pas de plus vers leur objectif sembla évacuer ses autres problèmes. Elle décida de poursuivre dans cette voix.


« Non, excusez-moi, je vous assure que vous ne me dérangez pas capitaine. » dit-elle avec une sincérité qui la surprit elle-même et en retrouvant un morceau de sourire. « J’avais justement besoin d’une bonne nouvelle. »

« Capitaine ? » s’étonna l’homme en haussant les sourcils – du moins fit-il un geste du front en ce sens, mais ne rencontra pas le succès attendu. « Vous semblez déjà en savoir beaucoup sur moi, jeune fille. »

Elle eut alors assez naturellement un sourire qui transgressa son humeur maussade. « On m’a dit beaucoup de bien de vous, en effet. »

« On ne vous a pas tout dit j’espère ! » enchaîna-t-il en venant s’asseoir à côté d’elle, une jambe tendue vers le sol, l’autre repliée sur le siège haut. « Je compte bien vous surprendre un peu tout de même. »

« Ne vous faites pas, on ne m’a pas tout raconté. » renchérit-elle sans cesser de sourire agréablement, plus par réflexe que par véritable envie à présent. « Et puis, j’ai bien envie de découvrir par moi-même si les rumeurs sont fondées. »

Elle lui envoya alors l’un des sourires charmeurs qui invitaient à plus, comme elle savait si bien les faire. Bien qu’elle n’en montra rien, elle se trouvait aussi idiote et stupide que possible dans cette situation. Elle ne pouvait s’empêcher de se demander à quoi elle jouait. Elle savait pertinemment comment cet homme la considérait et ce qu’il était venu chercher. Avec un recul sur la situation qu’elle ne se connaissait pas, elle se voyait entrer dans la danse et accepter l’affront sans rien dire. Pourtant, elle ne fit rien contre l’indignité dont elle faisait preuve. Tout ce qu’elle tenta, fut de trouver des excuses pour justifier ses paroles.

De fait, l’homme n’était pas repoussant. Il avait ce charme de l’âge, de l’expérience et du héros solitaire qui en avait vu plus que tous les autres. Les traits un peu trop forcés annonçaient une personnalité marquée et l’assurance de l’autorité. Il ne manquait pas de charisme et il fallait bien dire qu’il ne se pressait pas et cherchait à la charmer, plutôt efficacement, quand bien même la situation ne l’exigeait pas nécessairement.


« J’espère que vous n’écoutez pas les ragots, jeune fille. » continua alors l’autre. « Je vous assure que je n’ai jamais été chanteur de cabaret. »

Il lui fit alors un petit sourire content de sa petite pique d’humour. Elle ne put s’empêcher de rire et de secouer la tête. Plus les choses avançaient, plus elle se sentait bien. L’homme cherchait à la mettre à l’aise et il y parvenait.

« Je suis déçue, j’espérais une petite sérénade. » renchérit-elle, ce qui déclencha cette-fois son rire à lui, plus mécanique et qui avait la fâcheuse tendance de plisser toutes ses rides en même temps. « Vous m’auriez alors chanté vos exploits pour m’impressionner et je n’en aurais eu que plus d’admiration pour vous. »

« Croyez-moi, si je voulais vous effrayer, je ne ferais pas autrement. » insista-t-il en retrouvant un peu son calme. « Mais s’il faut vous impressionner, je pourrais vous emmener voir quelques trésors de ma collection… »

La proposition était plus sincère qu’il n’y paraissait. Il aurait été ravi de lui montrer ses trophées, de l’emmener là où il s’était installé. Bien que consciente que c’était une chance inespérée, qu’on lui offrait l’opportunité de trouver une foule d’indice pour son enquête, elle ne put se résoudre à quitter l’hôtel où ils se trouvaient.

« Tous les trésors que vous rapportez de vos escapades ? » dit-elle pour dévier le sujet et faire oublier l’offre sans brusquer le capitaine. « On ne vous offre donc jamais rien ? »

« Bien sûr qu’on m’offre aussi beaucoup de choses. » dit-il avec une petite malice dans le regard. « Je rends des services que personne d’autres ne rend. »

Sans le vouloir, elle avait touché au but et fit de son mieux pour ne pas paraître se précipiter sur l’occasion.

« Mmh… Des services dangereux ? » suggéra-t-elle en se penchant un peu vers lui d’une manière honteusement aguicheuse.

« Vous n’imaginez même pas. » glissa-t-il avec un sourire complice. « On m’appelle de très loin pour ce genre de chose. Et je vous avoue que je ne sais pas dire non. J’aime l’aventure. »

Le problème de cet échange, fut que Camille perdit un peu le fil de la vérité. Où étaient les flatteries, où commençait le récit ? Il fallait qu’elle en sache plus, mais elle avait elle-même initié la démarche. Il y avait une piste néanmoins, si on allait le chercher aussi loin, on laissait nécessairement des traces ou l’on pouvait se renseigner sur les services qu’il offrait réellement, à part cette bande de bagarreurs qui lui servait d’équipage.

Elle se mordit la lèvre inférieure pour continuer le numéro de charme sous le signe de l’envie, espérant glaner une information ou deux de plus ainsi. Il y avait peut-être un part de vérité dans tout cela.


« Et vous prenez même le temps de vous distraite ? » s’étonna-t-elle faussement. « Quel genre d’aventure est-ce là ? »

« Ne vous fiez pas aux apparences, ce sont les péripéties qui font la saveur d’un récit. »

Le fait qu’il n’ait pas ajouté de « jeune fille » à la fin de sa phrase, prouvait qu’il considérait à présent qu’ils étaient allés suffisamment loin dans le numéro de charme pour songer à s’amuser un peu. Et Camille dut reconnaître qu’il avait parfaitement réussi son coup, car elle-même songea qu’il était préférable de monter.

« Alors venez, capitaine. » dit-elle en prononçant ce dernier mot comme s’il était en lui-même un petit plaisir. « Ne décevez pas vos admiratrices. »

Et elle l’entraîna vers les escaliers, évitant sciemment l’ascenseur et cet isolement un peu trop précoce. Elle n’eut pas besoin de passer prendre une chambre. Noah et elle en avait pris une ici pour qu’elle puisse s’isoler un peu du reste de la ville pendant ses derniers jours. Toute la discussion, tout le jeu de séduction auquel ils avaient joué l’avait soulevée hors de sa torpeur et de ses pensées morbides. Hélas, elle n’avait pas fait totalement disparaître l’horreur du souvenir et lorsqu’elle poussa la porte d’entrée sous les caresses de son partenaire, elle sentit s’estomper la saveur de leur échange. Ces mains lui rappelaient encore trop celles du violeur. Ce contact évoquait trop l’écœurement qu’elle avait ressenti. Mais elle savait que c’était le seul moyen qui lui restait d’en apprendre plus, peut-être même de se guérir de cette emprise, de chasser cette peur de l’acte qu’on avait fait naître en elle et qui détruisait sa façon d’être.

Doucement, sous ses directives d’experte, l’acte commença et elle entreprit de lui procurer tout le plaisir qu’on lui avait promis, lui jouant les plus beaux tours qu’elle connaissait. Il y répondit favorablement et sembla apprécier la façon dont elle se servait de son corps. Il chercha même à lui rendre la pareille au mieux de ses capacités. Hélas, le plaisir qu’elle afficha ne fut qu’une façade. A aucun moment, elle ne parvint à passer ses préoccupations et à s’oublier. Aussi dur qu’elle essaya, elle n’avait simplement pas envie. Elle sentait son corps souillé par un autre, encore animé par le dégoût de la lubricité qui avait tenté d’en forcer l’entrée. Comme si elle ne pouvait plus accepter le corps d’un partenaire sans que celui-ci ne lui rappelle son traumatisme. Pire, le capitaine ne l’avait pas inspiré suffisamment et elle regretta de ne pas plutôt avoir choisi l’autre personne, à la table du bar, celle pour qui elle avait véritablement éprouvé du désir. Toutes ces choses l’habitèrent et la forcèrent à tromper cet amant d’une façon qui la dégoûta d’elle-même.

A la fin, l’homme se montra essoufflé et vidé de ses forces. Il était plus que rassasié et était si détendu qu’il la complimenta comme s’il avait été transcendé par une force divine. Elle trouva qu’il lui en fallait peu et qu’il n’était finalement pas à la hauteur de ce qu’on avait dit de lui. Camille profita cependant de sa fatigue de sa distraction pour lui faire perdre un peu de prudence.


« Mon capitaine, j’espère que vous ne repartirez pas de si tôt. » dit-elle en se lovant contre son puissant corps nu. « Je crois que vous avez beaucoup à offrir à cette ville. »

« Il y a peu de chances. » fit-il, à demi voix. « Je me suis vu confier une mission qui risque d’être longue… »

« Mmh ! » roucoula-t-elle, faussement intéressée. « Une aventure de plus ? »

Mais il tombait déjà de sommeil et se contenta de quelques mots. « Peut-être la prochaine fois, jeune fille. C’est une longue histoire. »

Puis, il ferma les yeux et s’endormit. En quelques instants à peine, il se mit à ronfler bruyamment et Camille perdit son sourire mièvre. Elle se sentait sale à cause de ce qu’elle venait de faire, à cause du mensonge éhonté dans lequel elle s’était plongée. Elle avait honte d’avoir simulé son plaisir pour que cet homme lui dise ce qu’elle voulait. Pire encore, cela ne lui avait permis que d’obtenir un nouveau rendez-vous de ce genre pour qu’enfin, peut-être, les informations qu’elle désirait lui soient confiées sur l’oreiller. Elle avait beau savoir qu’elle tenait une piste parfaitement viable et très intéressante pour l’enquête, ce jeu ne lui plaisait plus.

Elle eut envie de prendre une douche, de se laver de sa faute. Elle se détacha de lui, pris la sacoche qui se trouvait dans l’une des poches de sa veste, ainsi que ses sous-vêtements et s’enferma dans la salle de bain. Sans attendre, elle fit couler l’eau et tenta de se détendre sous le jet, sans succès réel. Bien que cela lui ait fait un bien fou, elle ne parvenait pas à enlever ce goût de déception de sa bouche. Déception autant d’elle-même que de lui, que de Dreamland et des espoirs vite évanouis de cette rencontre. Elle cala une serviette au niveau de sa poitrine et commença à essorer ses cheveux. Elle voulut les peigner, mais s’arrêta devant la brosse, trop dépitée pour s’en servir.

Quelque chose s’était brisé en elle cette nuit-là, quelque chose elle ne pourrait probablement jamais réparer. Elle ne serait plus la même à présent, elle le savait. Tous les plaisirs qu’elle connaissait lui avaient été retirés, elle ne pourrait plus jamais profiter de cette double vie comme elle le faisait avant. Aussi triste et cruel que cela puisse paraître, tout cela était révolu et il était peut-être temps de passer à autre chose.


« Tu t’es bien amusée ? » lança la voix de Noah depuis la fenêtre.

Assise comme elle l’était sur le rebord de la baignoire, elle faillit bien tomber à la renverse. Il lui fallut un temps pour se remettre de sa surprise. Le voyageur venait d’apparaître, sans qu’elle l’ait vu venir, sans qu’elle sache comment il s’y était pris, assis sur le rebord de la fenêtre qui s’était miraculeusement ouverte pour qu’il puisse lui parler. Il y avait trois étages de distance entre lui et le sol, mais cela ne semblait pas le déranger. Elle avait parfaitement entendu le reproche qu’il avait mis dans ses intonations, montrant ainsi qu’il savait très bien ce qu’elle venait de faire.

Malheureusement, elle n’avait vraiment pas besoin d’une réprimande maintenant. Son attitude peu compatissante réveilla une puissante colère en elle et elle voulut lui faire comprendre son erreur – sans que l’un ou l’autre ne se rende compte qu’elle venait de quitter son état apathique.


« Je suis assez grande pour savoir ce que je veux, Noah. » répondit-elle de façon sèche, autoritaire et méprisante. « Je n’ai pas de leçon à recevoir de toi. »

Surpris par la violence de sa remarque, il se contenta de la fixer, sans quitter son expression mécontente. N’étant pas de ceux qui poussaient le débat, il préféra ne rien ajouter de plus sur la question.

« Et d’ailleurs, pour ta gouverne, j’ai fait des progrès dans l’enquête. » persista-t-elle dans son envie de lui démontrer qu’il avait tort sur toute la ligne. « Je sais maintenant que cette organisation a effectivement été mandatée par quelqu’un. Pour quoi et par qui, ça reste à voir. Mais ce que je sais, c’est que ce sont les seuls à pouvoir le faire. Tu devrais pouvoir facilement trouver ce pourquoi ce capitaine est célèbre. N’est-ce pas ? »

La condescendance dont elle fit preuve n’ébranla pas le géant plus que cela et elle se sentit à nouveau un peu idiote de se montrer si cruelle. Elle respira un grand coup pour se calmer un peu et s’empara de sa petite sacoche et de la brosse avant de se placer devant le miroir. Sans même y songer, elle commença à sortir ses accessoires pour se faire belle, suivant son envie de l’instant, celle de plaire à nouveau.

« Et toi, tu as trouvé quelque chose ? » demanda-t-elle sur un ton un peu plus doux.

Noah ne répondit pas tout de suite. Conscient qu’elle l’observait dans la glace, il hocha la tête avant de parler.


« Tu dois faire plus attention Camille. » expliqua-t-il prudemment. « Il y a deux voyageurs à tes trousses. »

Elle écarquilla les yeux, elle ne s’attendait pas à cela. C’était donc pour vérifier cela qu’il était parti cette nuit ? Une pointe de peur s’empara d’elle en songeant à l’un de ceux qui pourrait vouloir la suivre pour achever ce qu’il n’avait pas pu finir.

« Qui ? »

« Je ne sais pas. » avoua-t-il. « Un homme et une femme. La fille est jeune, elle doit avoir ton âge. L’autre est plus vieux. Il me dit quelque chose. Je pense qu’il est plus ou moins célèbre. Probablement très dangereux donc. Il avait l’air sérieux. »

Il resta pensif un moment et elle se sentit soulagée de ne pas avoir à faire au monstre. Elle continua de se peigner.

« Ils te cherchent et veulent en savoir plus sur toi. » continua-t-il. « Ils posent des questions à tous les voyageurs de la ville. Ils cherchent à savoir pourquoi tu… fais tout ça. »

« Tu crois que c’est Ben qui les envoie ? »

« Oui, c’est logique. » acquiesça-t-il. « Ou son patron. »

A cet instant, un grand sourire balaya toutes les appréhensions de Camille et lui fit oublier tous ses problèmes. Elle était à nouveau plongée dans quelque chose, lancée dans l’enquête. Elle avait un but, un plan et l’envie de le mettre à l’épreuve. Le jeu reprenait, sous une nouvelle forme. Elle cessa de se coiffer – elle avait pratiquement terminé de toute manière – et prit son bâton de rouge à lèvre.

« Réjouis-toi, Noah. » lança-t-elle. « Ils viennent de faire leur première erreur en envoyant ces deux gus. On oublie les bagarreurs et tout le reste, on se concentre sur ça. On va observer ces voyageurs, voir où ils fouillent. Ils ne savent pas ce qu’on sait et révéleront sûrement des choses qu’on ne sait pas encore. »

Il haussa un sourcil étonné par la façon dont elle abordait ce nouveau danger.

« Voyons Noah, tu sais bien… » assura-t-elle avec malice. « J’ai plus d’un tour dans mon sac. »

Le voyageur s’autorisa alors un petit sourire, comprenant comment ils allaient tourner la situation à leur avantage. Puis, délicatement, avec l’aisance d’une habituée, Camille se mit un peu de rouge sur les lèvres.



SULIAMAN
NOAH

Personnage

Roses et Rouges 668712Noah2

    Age : 32 ans.
    Ville : Fleury-Mérogis (France).
    Activité : Inconnue.
    Dreamland : Pouvoir inconnu, mais extrêmement puissant. Voyageur connu, craint et entouré de mystères.
    Objet magique : Aucun.
    Aime : Camille, le calme, réfléchir, l’ordre et la justice.
    Déteste : Les « jeux » de Camille, la violence, parler aux inconnus, tout ce qu’il ne dit pas sur son passé.
    Surnom : Le Pacificateur : Noah intervient souvent pour mettre un terme aux conflits entre voyageurs, en général, son aura suffit à convaincre les autres d’arrêter.

    Le saviez-vous ?
    Ce n’est pas la première fois que Noah est voyageur à Dreamland.


Fin de la première partie.
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Jacob Hume
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MessageSujet: Re: Roses et Rouges Roses et Rouges EmptyJeu 20 Nov 2014 - 0:59
DEUXIEME PARTIE :
DEUX POURSUIVANTS

1/ Un homme et une femme.

Son téléphone vibra sur la table de nuit, l’arrachant à la rêverie dans laquelle il était plongé depuis qu’il avait ouvert les yeux. Cartel, qui s’était alanguie contre lui un peu plus tôt, remua légèrement mais ne se réveilla pas. Dans un état de semi-conscience, elle était venue coller son corps contre le sien, en posant sa tête blonde sur son torse nu, un bras lui barrant la poitrine. L’une des jambes de la jeune femme était venue s’enrouler autour de la sienne. Lui-même avait profité de ce geste de tendresse en l’enlaçant d’un bras et en demeurant ainsi, sans bouger, se contentant d’observer sa compagne endormie, une image qui avait le don de susciter en lui tout l’amour qu’il lui portait. Elle ne portait qu’une nuisette légère noire, bordée de dentelle, qui la rendait d’autant plus désirable qu’elle ne l’était déjà naturellement. Il avait beau la soupçonner de ne la mettre que lorsqu’il venait lui rendre visite, il ne pouvait s’empêcher de trouver cette petite attention parfaitement charmante. Il faisait suffisamment chaud dans la capitale et c’était la raison pour laquelle, entre autres, il ne portait pas de haut, et les couettes ne couvraient plus que leurs jambes, repoussées au fur et à mesure de la nuit.

Jacob était monté sur Paris pour passer quelques jours avec elle, profitant de son incroyable temps libre dans la journée. L’aube pointait depuis seulement une heure ou deux lorsqu’il s’était réveillé et il n’avait pas passé beaucoup plus temps lorsque le téléphone osa briser cet instant de pure magie. Jusqu’à cet instant regrettable, il avait laissé ses pensées vagabonder dans les contrées futures ou ces matinées seraient son quotidien, où il grimperait enfin définitivement sur la capitale – ou partout ailleurs où Cartel voudrait aller. Plus le temps passait et plus l’idée de quitter Montpellier s’installait en lui. Même si ce n’était pour lors qu’un projet lointain, il se prenait de plus en plus à vouloir le réaliser plus tôt que prévu. Cette relation à distance durait maintenant depuis bien trop longtemps à ses yeux pour ne pas connaître d’évolution significative dans les mois à venir.

Quittant ses pensées agréables et poussant un petit soupir agacé, il tendit son bras libre vers la table de nuit et s’empara du portable avant qu’il ne s’acharne trop à lui rappeler que quelqu’un essayait de le joindre. En regardant l’écran qui diffusait sa propre lumière malgré la pénombre dans laquelle cette chambre était plongée, il comprit qu’on essayait de l’appeler directement et non seulement de lui faire parvenir un message. Plus encore, c’était son employeuse qui cherchait à entrer en communication avec lui et il lui fallait répondre. Malgré l’heure peu avancée et malgré son envie de ne penser à rien d’autre qu’à sa compagne endormie, il savait qu’il était contraint de répondre pour garder son emploi.

Si la position qu’il occupait dans la Sweet Dream Company lui laissait toutes ses journées de libres et lui procurait un salaire plus que conséquent, elle exigeait néanmoins de lui qu’il soit disponible à tout moment de la journée pour répondre à sa supérieure et recevoir des informations sur les missions qui seraient les siennes. Un peu plus d’un an plus tôt, Jacob avait décroché, sans vraiment s’y attendre, un emploi que l’on pouvait qualifier de rêvé. Et pour cause, il était payé par des particuliers pour les services oniriques qu’il pouvait rendre, en sa qualité de voyageur. La plupart du temps, ceux qui achetaient les services de cette entreprise très particulière et unique ne comprenaient pas exactement ce qu’ils achetaient ; ce n’étaient que des rêveurs qui ignoraient tout de l’existence de Dreamland. Certains voyageurs s’offraient aussi leurs services de temps à autres, lorsqu’ils en avaient les moyens. Naturellement, puisque seuls les voyageurs pouvaient accomplir ce genre de métier et que les instances du monde oniriques veillaient sévèrement au secret de ce monde rêvé, la SDC était la seule à disposer des autorisations nécessaires pour vendre ce type de services, et encore, seulement grâce à l’intégrité et à l’influence d’Ann Darrow, sa supérieure.

Ils n’étaient donc que cinq à le faire à travers le monde, dont Jacob. Au vu de l’absence totale de concurrence et de l’importance de la demande pour cette activité peu commune, les prix imposés par le groupe était plus qu’exorbitants, ce qui expliquait leurs salaires étonnamment élevés. Lui-même n’était que la dernière addition à cette entreprise et ne se chargeait des missions que lorsque les autres n’étaient pas disponibles ou qu’ils avaient besoin de renfort, pourtant, tous ses soucis financiers avaient disparus et il commençait même à envisager certains achats qu’il n’aurait pas cru possibles avant plusieurs années. Il ne travaillait finalement que peu de nuits par mois et n’effectuait la plupart du temps que des missions d’une simplicité exemplaire. Parfois, il se contentait de s’assurer que les rêves d’un autre ne se transforment pas en cauchemars, de nombreux PDG, clients réguliers de la SDC, à la veille de réunions primordiales, voulaient être parfaitement reposés. Le plus souvent cependant, on leur demandait de transmettre des messages d’amants ou d’effectuer des mises en scènes de rêves pour des amoureux passionnés. Les voyageurs avaient des demandes plus spécifiques, puisqu’ils connaissaient parfaitement les limites de ce qu’ils pouvaient demander. Néanmoins, Ann se chargeait généralement elle-même de ces missions, qui impliquaient souvent de nombreux risques et des complications régulières avec les différents royaumes.

Dans l’ensemble, pour Jacob, ce travail s’avérait donc très simple, peu prenant et en tout point parfait. Il lui permettait de voir sa partenaire aussi souvent qu’il le souhaitait ou presque, de s’adonner complètement aux associations caritatives et au bénévolat, activité dans laquelle il s’épanouissait réellement. Et lorsqu’il n’était pas sollicité pour ses talents oniriques, il pouvait consacrer toutes ses nuits à la gestion du petit royaume des rêves dont il était devenu l’un des quatre monarques avec le reste de son équipe d’aventuriers et d’amis voyageurs. Souvent, il allait prêter assistance à Ed, son meilleur ami, son acolyte onirique de toujours, qui se trouvait aussi être, incidemment, le frère de Cartel. En réalité, depuis qu’il avait trouvé cet emploi, malgré les souffrances que son pouvoir lui infligeait nuit après nuit, Jacob pouvait presque s’estimer heureux.

Ce fut donc sans vraiment rechigner qu’il appuya sur le bouton pour décrocher et qu’il porta l’appareil à son oreille.


« Allô, Ann ? » fit-il en parlant à voix basse pour ne pas déranger sa petite amie, toujours assoupie.

« Hello Jacob, I’m not waking you up I hope ? » répondit l’anglaise sur un ton à peine gêné.

« No, no, don’t worry. » assura-t-il poliment dans son anglais certes correct, mais manquant un peu de pratique. « Do you need me for something ? »

Peut-être parce qu’elle était peu convaincue par l’usage qu’il faisait de la langue de Shakespeare, ou parce qu’elle venait de se rappeler que son employé était français et qu’ils ne parlaient pas la même langue dans le monde réel, elle poursuivit en français, avec l’insolence d’une maîtrise exemplaire et d’un accent tout à fait charmant.

« Je ne te dérange pas trop ? » demanda-t-elle une fois de plus, avec cette fois une plus grande sincérité. « Je peux te rappeler un peu plus tard si tu préfères. »

Il jeta un regard plein d’envie à Cartel sur son épaule et entreprit de se dégager le plus doucement possible, afin de ne pas lui imposer cette conversation, qui aurait sûrement le défaut de durer et de se concentrer sur une série d’informations qui susciteraient bien trop de questions gênantes de la part de la rêveuse.

« Non, c’est bon. » intima-t-il toujours en parlant bas. « Vas-y. »

Cartel, sentant que son amant se levait, fit une moue indescriptible et se détacha de lui pour aller s’affaler contre un coussin. Se disant qu’il le paierait sûrement d’une manière ou d’une autre plus tard, il prêta autant d’attention que possible à ce qu’Ann lui disait.

« J’ai une nouvelle mission pour toi. » expliquait-elle, à présent très professionnelle, sans se soucier plus avant de la condition dans laquelle il avait décroché son téléphone. « Il s’agit d’aider un rêveur, un certain Antonin Manhell. Apparemment, il n’arrête pas de rêver d’une jeune femme, toujours la même. Il en est tombé très amoureux, mais, évidemment, il ne sait pas qui est cette demoiselle. Mais il est persuadé qu’elle existe quelque part. Il nous demande de la retrouver et de lui transmettre son invitation. »

Jacob haussa un sourcil d’incompréhension.

« Une rêveuse ? » demanda-t-il, laissant entendre sa surprise.

« Je ne sais pas. » continua Ann comme si cette information n’était pas importante.

Réalisant que Cartel ne dormait peut-être plus tout à fait et qu’elle pouvait commencer à surprendre des phrases étranges, il se décida à sortir complètement du lit et à se diriger hors de la chambre.


« Mais, si c’est un rêveur, comment peut-il toujours rêver d’elle ? » insista-t-il une fois qu’il fut à l’extérieur de la chambre. « Il ne contrôle pas où il apparaît… »

« Non, bien sûr. » avoua sa patronne, forte de sa longue expérience onirique. « Mais les rêveurs ne fonctionnent pas très différemment des voyageurs. Il suffit qu’il ait rêvé une fois d’elle, peut-être deux, et qu’elle l’ait marqué sans qu’il ne comprenne pourquoi. De cette manière, elle est devenue un objet d’obsession pour lui, même éveillé. Cela l’a ramené instinctivement auprès d’elle dans son subconscient et l’effet s’est amplifié. Quoi qu’il en soit, il offre bien six mille euros pour la retrouver et transmettre son invitation et il en ajoute autant si elle accepte. »

Bien qu’il comprenne un peu mieux de quoi il retournait et comment la chose était possible, Jacob vit aussi immédiatement tous les problèmes que soulevaient une telle mission, tant sur le plan technique que moral. Tout d’abord, rien n’indiquait que cette personne soit une simple rêveuse. Il pouvait s’agit d’une créature des rêves, qui ne pourrait jamais répondre aux avances de son prétendant. Ce pouvait aussi être une voyageuse. Dans ce cas, les choses pourraient être bien plus complexes, car il était possible qu’elle revienne délibérément et d’elle-même hanter les rêves de cet homme à des fins inconnues et probablement peu recommandables. Puis, d’autres considérations entraient en jeu et le poussaient à s’inquiéter un peu de ce qu’on lui proposait. Et si cette femme n’avait pas la moindre envie de connaître cet homme qui la suivait jusque dans ses rêves ? Peut-être était-elle en couple, peut-être n’aimait-elle pas les hommes, ils ne pouvaient pas savoir. Ce qu’on leur demandait concrètement de faire, c’était d’utiliser Dreamland afin de trouver un maximum d’informations sur la vie privée d’une personne qui n’avait sûrement rien demandé.

Il désapprouvait parfaitement la teneur de cette mission et ne se fit pas prier pour le dire à Ann, qu’il avait jusque-là crut parfaitement honorable dans ses intentions.


« Ann, si je comprends bien, tu veux que je retrouve l’adresse, le nom et la profession de cette femme grâce à Dreamland, afin qu’un homme puisse l’aborder ? » reprocha-t-il sans vraiment hausser le ton plus que cela. « Je suis désolé, mais je n’ai pas très envie de m’immiscer dans la vie privée d’une autre, surtout sans qu’elle le sache. »

« Je sais Jacob. » fit-elle sur un ton apaisant. « Mais il n’a pas précisé la manière dont on devait lui transmettre ce message. »

« Peu importe, Ann ! » s’emporta-t-il un peu, comme persuadé qu’elle avait oublié la conversation qu’ils avaient eu le jour où elle l’avait embauché, l’avertissement qu’il lui avait donné dans le cas où elle accepterait des missions qui viendraient à abuser des pouvoirs que leur procurait Dreamland. « On ne sait pas l’impact que ça aurait sur cette femme. Elle pourrait être en couple, ou même chercher à se servir du client une fois qu’elle aura compris qu’elle a un admirateur secret. On ne peut pas simplement aller la voir et lui transmettre le message. Et quand bien même ! On ne va pas retourner toute la vie de cette femme, révéler tous ses secrets sous prétexte qu’un homme est tombé amoureux d’elle en rêve… »

Un petit blanc s’installa dans la conversation. Jacob eut alors la terrible impression qu’Ann souriait de l’autre côté de la ligne.

« Jacob… » dit-elle sur un ton qui sonnait assez autoritaire, sans s’imposer à lui. « Je sais bien tout ça. »

« Ah. » fit-il, un peu surpris par cette réponse.

« Et c’est parce que je savais que tu allais réagir de cette façon que je voulais que tu y participes. » continua-t-elle avec douceur. « Jacob, je veux que tu le fasses et que tu juges toi-même s’il est effectivement judicieux ou non de transmettre l’invitation. Je t’assure, quoi qu’il arrive, la décision te reviendra. »

Il réfléchit quelques instants, accoudé à la porte de la salle de bain. Les sommes en jeu étaient importantes et il n’avait pas vraiment envie de briser les ponts avec la SDC et tout le bien qu’elle lui apportait dans sa vie. Néanmoins, la perspective de cette mission le laissait un peu sceptique. Ann demeurait fidèle à elle-même, à la frontière des lois morales et oniriques. Ainsi, elle ne privait pas son entreprise du potentiel gain, sans toutefois dépasser les bornes. A lui de trancher, puisqu’elle était déjà en mission actuellement. Il savait qu’elle ne lui en voudrait pas s’il refusait de transmettre le message, qu’elle ne lui en tiendrait pas rigueur. Tout ce qu’elle lui demandait, c’était d’en étudier la possibilité.

« Très bien, très bien, j’accepte. » finit-il par dire. « Et je la trouve comment alors ? »

« Merci Jacob. » gratifia Ann avec sincérité. « Et ne t’en fais pas pour ça, tu vas travailler avec Agathe. Je lui ai déjà envoyé la photo du client. Comme il passe l’essentiel de ses nuits à rêver d’elle, vous n’aurez sûrement pas de mal à la retrouver ensuite. Voit avec elle pour que vous vous retrouviez ce soir. »

« D’accord. »

Il s’apprêta à mettre un terme à la conversation lorsqu’elle ajouta :

« Oh, et… Jacob ? »

« Oui ? »

« Il veut que vous lui donniez un bouquet de roses rouges en précisant bien que c’est de sa part. » fit-elle, tout à fait sérieusement. « A vous de voir de quelle manière vous le donnez, si vous le donnez, et comment elle pourra faire pour le retrouver. »

« Très bien. » acquiesça-t-il en notant l’information quelque part, dans un coin de son esprit.

« Alors bonne chance. Et passe une bonne journée. »

Il lui souhaita aussi de bons moments et elle raccrocha. Il se retrouva un instant seul, debout, au milieu de l’appartement de Cartel, et poussa un long soupir. Dès ce soir, ses nuits allaient devoir être consacrées au travail. Il avait prévu de rester un jour de plus ou deux dans les bras de son amante, hélas, il préférait rentrer à Montpellier pour être plus tranquille. Non pas que Cartel l’aurait réellement dérangé, mais qu’avec une affaire aussi complexe, il n’aurait pu profiter de sa compagnie autant qu’il l’aurait voulu. Avec une pointe de déception, il retourna dans la chambre, reposa son téléphone et alla se caler à son tour contre le corps de la blonde allongée. Elle réagit immédiatement en se lovant elle aussi contre lui.

« Le boulot ? » demanda-t-elle d’une voix encore ensommeillée.

« Oui. » fit-il sans enthousiasme. « Je vais devoir rentrer plus tôt. »

« Mmh. » grogna-t-elle, peu satisfaite. « Quand ? »

« Aujourd’hui. » avoua-t-il à contrecoeur. « Il doit y avoir un train vers midi. »

« Il y en a un autre vers seize heure… » suggéra-t-elle en se replaçant pour l’inviter à la prendre dans ses bras.

« Je vais arriver un peu tard… »

En partant aussi tard, il n’aurait alors pas le choix et devrait s’endormir presque aussitôt arrivé, sans même prendre le temps de déballer ses valises ou de discuter avec Nicolas, son collocataire.

« Je te ferai un risotto. » ajouta Cartel dans un souffle qui n’admettait pas de répartie.

Cette femme n’avait aucune pitié.


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Agathe, les yeux encore bouffis d’un sommeil arrêté trop tôt, plissa les yeux pour évaluer la photographie qui venait d’apparaître sur l’écran de son IPhone. Celle-ci présentait un homme, plus très jeune à son avis, mais peut-être pas aussi vieux que ses parents, qui portait un costume gris de grande marque et lançait un sourire entendu à l’objectif. Elle eut une moue plus ou moins approbatrice qui, dans son langage particulier, voulait dire quelque chose comme « pas mal ». Elle n’aurait pas spécialement dit qu’il était beau – il était même un peu banal à ses yeux –, mais il avait une certaine allure sympathique dans cet accoutrement et avec ce sourire.

Ann venait de lui envoyer la photo du client, probablement après avoir appelé Jacob, afin qu’elle puisse le retrouver cette nuit en s’endormant. Il ne restait donc plus qu’à envoyer un sms à l’intouchable pour que celui-ci ne se couche pas inutilement trop tôt. Elle faillit procrastiner l’affaire au moment où son ventre serait rempli d’un petit déjeuner bien mérité, mais se dit qu’il valait mieux faire d’une pierre deux coups plutôt que de risquer d’oublier. Elle pianota quelques instants sur son clavier et envoya le message, assurant qu’elle devrait être parfaitement endormie vers minuit et qu’il pourrait aller se coucher à partir de cette heure. On avait dit au client – un étranger, un hollandais apparemment – d’aller dormir un peu plus tôt que dix heures, ce qui lui laissait pleinement le temps de trouver le sommeil dans ce créneau. Au pire, la bonne vieille méthode des voyageurs viendrait à son secours, une ou deux pilules et elle plongerait sans même s’en rendre compte. Néanmoins, il faudrait qu’elle fasse attention, son collègue avait la fâcheuse tendance d’être à l’heure.

Commençant à se faire à l’idée qu’elle ne replongerait pas la tête dans son coussin pour profiter d’une heure ou deux de sommeil supplémentaire, la jeune fille entrepris de s’étirer en poussant un bâillement rauque. Il n’était pas question de retourner à Dreamland d’une manière ou d’une autre à présent. Il fallait qu’elle se fatigue, qu’elle casse son rythme de sommeil pour pouvoir s’endormir bien plus tôt qu’à l’accoutumée. De toute manière, sa petite exploration de la nuit dans la forêt des feuilles volantes ne lui avait rien apporté de particulièrement probant.

Elle jeta un dernier coup d’œil à son smartphone, dont la lumière s’éteignait doucement afin d’économiser la batterie. Jacob n’avait pas répondu et il était probable qu’il ne le fasse pas. Il avait l’horrible tendance de ne pas être accroché à son portable en permanence, ce qui impliquait parfois quelques heures de décalage entre un message envoyé et une réponse de sa part. Pire, il estimait qu’il n’avait pas besoin de confirmer qu’il avait reçu l’information et ne se souciait pas le moins du monde de laisser ces interlocuteurs dans l’incertitude.

Elle eut un petit soupir de mécontentement en songeant qu’elle l’aurait pour partenaire dans les nuits à venir. Ce n’était pas tant qu’elle ne l’aimait pas, mais qu’elle aurait largement préféré Nathan, ou même Surimane. Même si ce dernier était plutôt difficile à appréhender, il aurait toujours été d’une conversation plus intéressante que l’intouchable, qui était sourd et muet à Dreamland. En vérité, elle était loin de cracher sur les capacités de Jacob, c’était un voyageur plus que compétent et qui effectuait toujours le travail demandé avec sérieux. Mais justement, outre le problème social que représentait son pouvoir, il était trop concentré sur le travail et ne savait pas prendre le temps de s’amuser. Il avait même une certaine tendance à prendre toutes ses missions un peu trop à cœur et à faire plus que ce qu’on lui demandait, ou à ne pas utiliser des facilités qui se présentaient à lui. De même, elle ne voyait pas très bien en quoi cette affaire nécessitait deux membres de la SDC. Une simple enquête à priori, suivie d’une petite conversation. Elle aurait pu s’en charger seule et ainsi gagner plus d’argent.

Néanmoins, Ann avait pris sa décision et tout cela irait sûrement beaucoup plus vite à deux, ce qui n’était pas pour lui déplaire – même si son coéquipier était aussi peu loquace que Jacob. De plus, la vérité était qu’elle ne savait pas bien quoi faire de son argent. Elle en avait beaucoup maintenant, qui traînait sur un compte d’épargne quelque part et n’en bougeait pas. Comme elle vivait encore chez ses parents, elle n’avait pas vraiment de frais et ses dépenses occasionnelles ne pouvaient en rien rivaliser avec les sommes dont elle disposait.

Agathe, depuis qu’elle travaillait pour Ann, s’était mise en tête que tout cela n’était que temporaire. Que, lorsqu’elle aurait acquis suffisamment d’expérience et d’argent, elle retrouverait sa liberté de voyageuse et profiterait pleinement de ses nuits à Dreamland. Mais cela faisait bien plus de deux ans qu’elle était employée par la SDC, elle avait probablement accumulé plus de sous qu’il n’en fallait pour couvrir tous les voyages à l’étranger ou les frais des grandes écoles qu’elle pourrait être tentée de faire, et pourtant, elle continuait d’estimer qu’il n’était pas encore temps qu’elle quitte la société. A aucun moment elle ne s’était dit qu’elle ferait de ce travail son métier, hélas, elle n’avait pas la moindre idée du métier qu’elle voulait faire et, pour lors, cette situation lui suffisait.

Réalisant qu’elle était un peu restée à rêvasser sur la compagnie de Jacob et ses perspectives futures tout en restant assise dans son lit, elle se décida à réagir. Pour mieux se réveiller, elle frotta ses yeux avec ses paumes de façon énergique, en poussant un petit gémissement d’écureuil. Technique parfaitement inefficace et dont elle seule connaissait le secret ; jamais elle n’aurait osé reproduire ce geste devant l’un ou l’autre des hommes qui avaient partagé sa couche – en fait, il n’y en avait eu que deux et le prochain ne s’annonçait même pas à l’horizon. Elle repoussa sa couette et libéra ses jambes pour mieux les balancer hors du lit et poser ses pieds sur la moquette.

On était au mois de juin et il faisait plutôt chaud sur l’ensemble du pays, sauf peut-être sur les régions du nord-est. Pour dormir, elle ne portait donc plus qu’un t-shirt gris un peu trop grand et un peu trop ample, ainsi qu’une culotte rouge des plus charmantes. Un grand miroir vertical, posé dans un coin de la chambre afin qu’elle puisse se maquiller et essayer ses tenues lui indiqua avec peu d’élégance qu’elle n’était pas vraiment dans un état présentable. Son visage respirait encore son envie de dormir et sa longue chevelure ébène prenait plus de volume que de raison sous le coup des différents nœuds qui s’y étaient formés pendant la nuit. Elle eut une nouvelle moue, désapprobatrice cette fois et se dit qu’elle devrait y faire quelque chose après avoir englouti son petit déjeuner.

De manière générale, Agathe était une jeune fille plutôt agréable d’apparence. Elle avait une bonne ligne – bien qu’elle se trouvait toujours un peu trop grosse à chaque fois qu’elle montait sur une balance – et une poitrine qui n’avait pas à trop jalouser ses voisines et qu’elle-même trouvait plutôt bien. Sa tignasse brune et son petit minois latin ne manquaient pas de charme non plus, mais elle trouvait son visage un peu trop fin – elle aurait rêvé ressembler à Jennifer Lawrence. En revanche, et c’était un fait qui la complexait un peu, Agathe était petite. Il n’y avait rien de dramatique à sa taille, mais lorsque l’on travaillait avec une femme comme Ann ou un homme élancé à la manière de Surimane, on était un peu écrasé par les regards qu’ils lançaient depuis leurs hauteurs respectives. Même si Nathan et Jacob affichaient des mesures plutôt ordinaires, ils la dépassaient tout deux d’au moins une tête.

Refoulant une fois de plus sa frustration, elle se traîna d’un pas nonchalant jusqu’à l’escalier et, plus bas, la cuisine, ne prenant pas la peine de se rendre plus décente qu’elle ne l’était. Ce n’était pas comme s’ils allaient avoir des invités à cette heure-là. Pourtant, lorsqu’elle entra dans la pièce baignée de lumière où l’attendait son petit déjeuner, celle-ci n’était pas vide. Sa mère se trouvait là, à ranger une petite gamelle hermétique dans son sac, contenant son déjeuner. Déjà bien habillée et prête à aller travailler elle eut un air surpris en voyant sa fille, levée de si bonne heure.


« Bonjour mon poussin ! » lança-t-elle avec un sourire.

Agathe voulut répondre tout en s’approchant du frigidaire, mais elle fut soudain saisie par un bâillement et mis son portable devant sa bouche.
« Bonjour maman. » fit-elle d’une voix encore peu convaincue de sa propre énergie.

« Tu as bien dormi ? » surenchérit sa mère en reprenant ce qu’elle était en train de faire.

Ouvrant le frigidaire pour attraper la brique de lait – trop légère, il faudrait peut-être qu’elle en prenne une autre dans la réserve –, la fille prodigua deux sons qui témoignait que les choses s’étaient bien passées, mais sans plus. Elle referma la porte et en allant vers le placard où étaient rangés les bols, elle embrassa sa mère sur la joue, qui ne put s’empêcher de la serrer tendrement dans ses bras, puis d’ébouriffer un peu plus ses cheveux.


« Tu as un rendez-vous ce matin ? » s’enquit sa mère en fermant son sac.

Sans trop réfléchir, Agathe fit non de la tête et s’empara d’un bol, qu’elle préféra racler contre les autres plutôt que soulever délicatement de la pile. Celui-ci était l’un de ceux qui n’avaient pas de hanse et présentait un motif de princesse qui avait perdu de ses couleurs – probablement acheté pour ses plus jeunes années, elle doutait que son frère y ait jamais trouvé un quelconque intérêt. Elle le posa sur le plan de travail et entreprit d’ouvrir un autre placard, où sa mère rangeait méticuleusement les céréales. Naturellement, sa main alla trouver les Spécial-K.

C’est cet instant que sa mère, qui la fixait depuis quelques instants sans qu’elle ne s’en rende compte, choisit pour lui parler des choses sérieuses.


« Ça tombe bien que tu sois réveillée, je voulais justement te parler un peu. »

Agathe s’arrêta dans son geste et lui envoya un petit regard intriguée. Immédiatement, elle se douta de la façon dont cette conversation allait tourner et espéra sincèrement s’être trompée. Les raisons pour lesquelles elle faisait aussi attention à ne pas se réveiller de si bon matin ces derniers jours lui revinrent instantanément.

« Tu as avancé dans ta recherche de travail ? » demanda alors la mère sur un ton qui connaissait déjà la réponse.

« Maman ! » se plaignit aussitôt la voyageuse, révélant du même coup son manque d’activité et de motivation en la matière.

Sans vraiment qu’elle sache pourquoi, ses parents s’étaient mis en tête, d’un commun accord – quand bien même étaient-ils divorcés depuis trois ans et n’échangeaient jamais plus de deux mots sur un ton poli – qu’il était primordial qu’elle travaille cet été. Comme s’il existait un besoin vital qu’elle occupe d’une manière ou d’une autre les quatre mois de léthargie que lui laissait la fac. La vérité était qu’après avoir sérieusement trimé pendant deux semestres de droits, une matière qui ne lui plaisait pas vraiment, pour aboutir à un redoublement peu plaisant – la première fois de sa vie –, elle avait bien envie de se reposer totalement et complètement, quitte à devenir une loque. Pire, ils la poussaient à le faire alors que l’un comme l’autre avait prévu de partir près au moins un mois vers des destinations oniriques. Comme si le travail qu’elle avait fourni cette année, pour les cours, ne justifiait pas un peu de repos, comme si elle devait absolument passer l’essentiel de sa jeunesse à trimer plutôt qu’à s’amuser. Cette obsession qu’ils avaient de la voir occupée pour ces vacances l’agaçait au plus haut point et la pression qu’ils lui mettaient aussi régulièrement qu’ils le pouvaient était une véritable plaie dans ses journées qui auraient dû être consacrées à décompresser.

C’était en grande partie pour ne plus avoir autant à faire à eux et à leurs inquiétudes stupides qu’elle s’était ancré, depuis la fin de ses partiels dans un rythme décalé. Se lever aux alentours de midi lui permettait de ne croiser personne le matin et d’avoir la maison pour elle seule pendant l’après-midi. Avec un peu de chance, elle pouvait même sortir avec quelques amies pour éviter un dîner embarrassant et rentrer afin de profiter de la télévision quand tout le monde était couché, que personne ne la lui disputait. Non pas qu’elle ne les voyait jamais, mais qu’elle limitait les dégâts. Hors de question qu’ils lui gâchent ses vacances. Hélas, la mission qu’on venait de lui donner pour la SDC rendait la chose plus complexe. Elle devrait se caler sur le rythme du client, ou sur celui de Jacob, dont les habitudes étaient très loin des grasses matinées qu’elle se payait depuis la fin des cours. Elle savait que cela prendrait sûrement quelques jours de retrouver la jeune femme, mais elle espérait de tout cœur que tout soit très vite fini.


« Agathe… » insista sa mère avec cette douceur autoritaire dont seules les mères avaient le secret. « Tu ne vas pas rester quatre mois à rien faire ? »

« Et pourquoi pas ? » rétorqua la fille sur la défensive.

« Et ton voyage autour du monde ? » essaya l’aînée. « Mmh ? Tu crois que ton père va te le payer ? »

C’était le pompon. Entre la remarque déplacé sur son père alors qu’elle-même n’était pas prête à investir quoi que ce soit non plus, et la réutilisation abusive du projet d’Agathe, cette dernière avait de quoi être en colère. Mais la vérité était qu’elle était plus agacée qu’autre chose. Les remarques déplacées allaient bon train d’un parent à l’autre. Quant au projet de tour du monde qu’elle avait un jour formulé, il ne lui plaisait plus autant depuis qu’elle leur en avait parlé. Ses parents avaient le chic pour faire de ses idées les leurs et en retirer toute saveur.

De fait, c’était un petit rêve qu’elle avait commencé à nourrir depuis qu’elle était voyageuse et qui aurait été impensable avant. Bien qu’il lui arrivait souvent, même enfant, de rêver sur les paysages magnifiques qui peuplaient la planète Terre, elle était agoraphobe et avait une peur panique des grandes distances qui la séparait de ces lieux. D’où était venu son traumatisme, elle n’aurait su le dire et n’y avait jamais réfléchi. Quoi qu’il en soit, l’idée même de ces espaces titanesques qui pouvaient exister entre une ville et une autre, de la disproportion de celles-ci par rapport à l’être humain la révulsait. Elle se sentait soudain si petite, si fragile, si minuscule en comparaison. Pour devenir voyageuse, elle avait vaincue cette phobie dans le monde des rêves. De là était venue l’idée d’un tour du monde, pour rattraper le temps perdu pendant son enfance, lorsqu’elle restait chez sa grand-mère tandis que ses parents et son petit frère partaient à l’autre bout du monde.

Le problème était qu’une fois, pour répondre aux questions insistantes de ses parents sur ce qu’elle comptait faire de son avenir, elle avait eu le malheur de lancer cette idée, histoire de leur faire comprendre qu’elle ne comptait pas rester assise sur un canapé toute sa vie. Hélas, ce qui avait alors paru être une bonne excuse et lui avait même permis de discuter des destinations dont elle rêvait, s’était vite transformé en arme dans la bouche de ses parents. A chaque fois qu’ils en avaient l’occasion, ils lui rappelaient son petit projet et tout ce qui était nécessaire pour l’accomplir. Comment s’en sortirait-elle si elle ne travaillait pas plus en anglais ? Comment ferait-elle sans argent ? Comment comptait-elle s’y rendre si elle ne passait pas son code ? C’était à se demander pourquoi ils avaient divorcés tant ils s’entendaient sur la façon dont agacer quelqu’un, ou à trop bien comprendre la séparation.

Si seulement ils savaient ! Si seulement elle pouvait leur dire, sans qu’ils ne lui posent la moindre question embarrassante, que son compte en banque était sûrement plus rempli que le leur. A tel point qu’elle avait dû payer des impôts cette année et qu’elle les avait surpris en demandant à ne plus être rattachée à l’un ou l’autre de leurs foyers. Selon les consignes de Ann, il ne fallait pas attirer les soupçons en ne respectant pas la loi. Et elle ne pouvait décemment pas dire à ses parents qu’elle avait gagné de telles sommes. Cela avait été un enfer administratif, mais Nathan l’avait aidé un peu, très compréhensif.


« Je verrai ça le moment venu. » esquiva-t-elle en revenant vers les céréales et en bougonnant dans sa barbe.

« Agathe, tu ne peux pas toujours remettre à plus tard. » insista sa mère. « C’est maintenant que ta vie se joue. »

Ne croyant pas un traître mot de cet argument bien trop utilisé par les générations antérieures pour avoir encore un soupçon d’intérêt à ses yeux, elle laissa échapper un petit grognement peu convaincu.

« Tu dois mettre ce temps à profit. » continuait la maîtresse de maison avec un véritable amour pour sa fille. « Profites-en, tu es encore toute jeune ! »

« Oui, justement, j’aimerai bien en profiter... » fit Agathe en versant les céréales dans son bol.

« Ça te fera une grande expérience, tu verras. » assura la mère avec un petit sourire face à l’attitude récalcitrante de sa fille.

Comme si le travail était tellement épanouissant ! Pourquoi, alors, tout le monde s’en plaignait à ce point et se jetait sur les jours fériés avec tant de soulagement ? Elle ne répondit rien, elle savait que la bonne humeur de sa mère pourrait passer ou qu’on lui répondrait qu’on était bien obligé de toute manière alors qu’il valait mieux y prendre un peu plaisir.


« Allez, ce soir, quand je rentrerai, je veux que tu me dises que tu as au moins rédigé un CV et une lettre de motivation. » décida sa mère en plaçant son sac à son épaule. « Et on verra ensemble ce que ça donne. Bonne journée mon poussin. »

Elle l’embrassa sur le front et fila pour aller travailler.

Seule devant son bol de céréales, Agathe eut une moue de déplaisir. Elle détestait cela, mais elle allait devoir se plier au jeu. Au moins quelques temps. Peut-être qu’en laissant couler ou en prétendant qu’elle ne trouvait rien, que personne ne voulait de ses services, on finirait par ne plus lui parler de tout ça.

Elle jeta un œil à son portable.

Et Jacob qui ne répondait toujours pas ! Il commençait à les lui briser aussi celui-là !




DARROW
ANN

Personnage

Roses et Rouges 376590Ann

    Age : 37 ans.
    Ville : Londres (Angleterre).
    Activité : Actrice shakespearienne, créatrice et patronne de la SDC.
    Dreamland : Invocatrice de singes, très puissante.
    Objet magique : Aucun.
    Aime : Le succès, l’aventure, le théâtre, les comédies, la notoriété, la SDC.
    Déteste : L’impolitesse, les films pop-corn, ceux qui l’accusent sans raison, ceux qui croient pouvoir se servir d’elle.
    Surnom : Miss Monkey (mais c’était dans le temps).

    Le saviez-vous ?
    Ann a racheté un petit théâtre londonien grâce aux profits de la SDC, pour pouvoir jouer les pièces qu’elle aime.


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Jacob Hume
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MessageSujet: Re: Roses et Rouges Roses et Rouges EmptyJeu 20 Nov 2014 - 2:59
2/ Un homme rêvant d’une femme.

Ce fut au beau milieu d’une rue qu’Agathe apparut. Lorsqu’elle réalisa qu’elle avait les deux pieds plantés sur l’asphalte et qu’un moteur grondait dans les environs, elle fit presque un tour sur elle-même pour voir d’où venait le danger et calculer la trajectoire la plus facile pour y échapper. Affolée, elle observa les alentours dans une frénésie digne de ses plus vieux cauchemars. Il lui fallut tout de même quelques secondes pour comprendre où elle était et analyser correctement la scène qui l’entourait.

L’avenue dans laquelle elle s’était dressée était quasiment déserte et la seule voiture qui pointait son nez s’éloignait à la manière d’un pachyderme manquant de souffle. Elle n’eut aucun mal à déterminer que le véhicule onirique qui se tenait sur le bitume était un modèle conçu précisément pour être de mauvaise qualité et prendre six fois plus de temps pour traverser une voie qu’un piéton ne l’aurait fait. D’autres modèles du genre étaient garés çà et là le long des larges trottoirs, accompagnés de quelques arbres vieillis et séchés, à la limite de leur propre mort. Quelques déchets épars volaient dans les environs, sans que personne ne semble s’en préoccuper. Le béton de la route lui-même était fissuré en maints endroits et une forme de végétation s’introduisait dans ces failles légères. Les bâtiments eux aussi se présentaient comme un ensemble d’immeubles grisâtres et sans âmes. L’endroit, plongé dans une nuit pâle, éclairé par de faibles lampadaires qui ne fonctionnaient pas tous et des enseignes de néons dont certaines lettres ne s’affichaient plus, représentait un paysage bien triste, peu engageant.

Etait-ce donc là que le client rêvait de sa dulcinée ? Elle fronça les sourcils et observa plus attentivement ce qui l’entourait. L’ensemble des bâtiments de cette rue étaient des hôtels ou des établissements similaires, certain disposant aussi de restaurants ou de bars à leurs rez-de-chaussée. Soudain, saisit d’un doute, elle chercha à regarder au-delà de ces quelques constructions, essayant de capter un aperçu de ce que pouvait être le reste de la ville. Elle eut un petit sourire satisfait lorsqu’elle trouva dans le lointain les lumières des tours les plus huppés de la cité onirique. Les noms de « Granica », de « Lunatic Inn », ou encore de « Space Hotel » brillaient de mille feux aux sommets de ces gratte-ciels lointains, lui assurant sans aucun doute qu’elle se trouvait bien à Resting City.

Elle y était venue un peu moins d’un an auparavant, pour une autre affaire, une voyageuse voulant faire une surprise à son amant rêveur en l’entraînant vers des songes érotiques en sa compagnie. Le couple était alors séparé dans le monde réel et, pour des raisons professionnelles, la femme ne pouvait guère se coucher après son homme, l’empêchant ainsi de le rejoindre dans ses rêves. La SDC lui avait alors conseillé de venir ici, dans l’hôtel de son choix, pour accomplir sa petite réunion. Ils s’étaient simplement chargés de rapatrier l’homme vers elle sitôt qu’il était apparu. Une simple course, l’affaire de quelques instants pour Agathe, qui s’était chargé seule de la mission. De l’argent facilement gagné, avait-elle songé. N’ayant pas reçu d’autres obligations pendant plusieurs nuits après cette intervention, elle avait décidé de rester quelques temps dans les parages et de profiter des bienfaits locaux.

Cependant, elle n’avait souvenir qu’il existait un quartier aussi miteux dans cette ville. En voyant la distance qui la séparait des tours, en sentant celle-ci comme un frisson sur ses jambes, elle comprit qu’elle était simplement dans un lieu qu’elle n’avait jamais exploré. Lors de sa dernière visite, elle s’était à peine éloignée du centre. Elle haussa les épaules, comme pour chasser les quelques inquiétudes qui l’avaient traversée et analysa un peu la façon dont elle était apparue, sans même prendre la peine de quitter le milieu de la route.

Agathe adorait Dreamland et la manière dont cet univers ne cessait de la surprendre. Jamais, dans la vie réelle, elle n’aurait eu le courage ou l’idée de s’habiller ainsi et pourtant, elle se trouva immédiatement beaucoup plus impressionnante. Elle portait un jean taille haute, avec des entrelacs dorés au niveau des hanches, et ses pieds étaient enfoncés dans deux bottes de cavalier de l’ouest américain. Engoncé dans son pantalon, un débardeur rouge moulant offrant un large décolleté en U lui couvrait le buste, surmonté d’un châle de la même couleur, aux motifs sombres. Plusieurs bracelets et une mitaine venaient compléter ce tableau peu commun. Ses cheveux étaient détachés et se laissaient porter par les quelques rafales qui entravaient la rue, ce qui commençait à la gêner un peu. Pour plus de commodité, elle les attacha en une queue de cheval haute grâce à l’un des bracelets qui n’était en réalité qu’un chouchou. Même si quelques mèches lui échappaient encore, elle avait écarté le plus gênant.

Elle observa la rue à la recherche du client et ne le trouva pas au premier abord. Néanmoins, elle était apparue au plus proche d’un petit restaurant sans saveur et se doutait qu’il s’y trouvait. Sauf dans le cas probable où il aurait oublié de se coucher à l’heure prévue, ce qui aurait constitué une perte de temps incroyable aux yeux d’Agathe, c’était là qu’il devait être. Par acquis de conscience, elle alla tout de même jeter un œil au travers des vitres sales de l’endroit et n’eut aucun mal à trouver l’homme, assis à une table, dans un coin, seul et apparemment peu enthousiaste. Satisfaite, elle retourna son attention vers la rue en se calant contre un mur, afin d’attendre Jacob. Elle avait beau désapprouver la nécessité de sa présence, elle n’était pas du genre à ne pas respecter les ordres.

La rue en elle-même n’était pas totalement déserte, mais elle aurait pu l’être que cela n’aurait pas changé grand-chose. Tant les créatures des rêves que les rêveurs marchaient çà et là sans même avoir à se croiser, ce qui rendait les lieux d’autant plus impersonnels. Une autre voiture fit mine d’arriver, aussi lentement et maladivement que la première, mais elle se contenta de traverser la voie sans y bifurquer, suivant une course et un objectif qui lui échappèrent complètement. Un instant plus tard, l’intouchable fit son apparition sur le trottoir d’en face. Elle avait tourné son regard dans une direction, avait observé un chat sauter sur une poubelle, était revenue vers l’autre côté de la rue et il avait été là, remplaçant le vide du moment précédent. Elle ne s’en offusqua pas, c’était ainsi que Dreamland procédait toujours.

Malgré tout ce qu’elle avait pu penser de lui au cours de la journée, elle lui sourit avec plaisir et lui fit un signe de main pour qu’il la remarque à son tour. Mine de rien, elle aimait beaucoup son compagnon, qui l’avait tiré plus d’une fois d’un mauvais pas et qui était le seul de ses collègues à ne pas la traiter différemment des autres malgré son jeune âge. Et quand bien même, il demeurait un excellent ami lorsque l’on décidait de s’intéresser un peu à lui et qu’on lui parlait de ses envies ou de ses appréhensions. Ce n’était pas sa faute, après tout, si son pouvoir lui interdisait toute communication par la parole.

Il lui sourit en retour et entrepris de traverser la rue avec la nonchalance d’un promeneur, les mains dans les poches et les yeux regardant partout sauf là où il marchait. Si une voiture rapide était arrivée, il aurait été incapable de la percevoir dans ces conditions. Cependant, il n’avait pas vraiment à s’en faire ; avec la bulle indestructible qui l’entourait en permanence, le véhicule aurait pu le heurter sans lui causer le moindre tort. Elle l’observa alors qu’il examinait leur nouvel environnement. Lui-même n’était jamais venu en ces lieux et ne semblait pas spécialement apprécier particulièrement ce qu’il voyait. Au niveau de son accoutrement, il avait un pantalon beige ceinturé et des chaussures de villes, ainsi qu’une chemise blanche tout ce qu’il y avait de plus ordinaire. Comment ne pas être plus habituel que Jacob ? Intérieurement, elle se moqua un peu de sa façon d’être. On ne pouvait pas vraiment dire qu’il profitait de Dreamland.

Une petite plume verte évoluait autour de son épaule droite, volant à sa suite, perpétuellement accompagnée d’un petit carnet à spirales. Cet artefact était le seul moyen dont disposait l’intouchable pour communiquer ses pensées avec le reste du monde. Il l’avait acheté quelques temps plus tôt pour palier à son défaut de parole et s’en montrait lui-même plus que satisfait. Agathe, de son côté, détestait encore entendre la pointe de l’objet gratter fiévreusement le papier pour y inscrire les pensées choisies de son maître. Elle s’agaçait à chaque fois qu’elle devait entreprendre une discussion par cet intermédiaire agité qui coupait mieux la parole que n’importe quel cri. On perdait non seulement toute la saveur du ton de Jacob, mais on devait aussi attendre que les phrases soient entièrement écrites avant de pouvoir répondre quoi que ce soit. Et cela prenait un temps fou.

Elle se rappela à cet instant du moyen dont elle disposait pour se faire entendre de son partenaire. Tous les membres de la SDC – sauf Jacob – disposaient de micros qui retransmettaient leurs paroles directement dans les pensées de leurs alliés. Cela leur permettait ainsi de se joindre, où qu’ils soient et quelles que soient les circonstances. Parfois à des royaumes de distance, ils entraient en communication, se transmettaient des informations et pouvaient, en cas d’extrême nécessité, tenter de se rejoindre si l’un ou l’autre avait besoin de renfort. C’était l’un des autres atouts qui faisait de leur groupe de mercenaires une véritable perle pour les autres voyageurs. Néanmoins, dans le cas présent, c’était aussi le seul moyen efficace dont ils disposaient pour parler à leur collègue et de passer cette bulle invisible qui le coupait du monde.

Elle le sortit de sa poche et l’accrocha à son oreille avant de le brancher sur la bonne fréquence. Elle amplifia aussi les sons captés par l’appareil pour que son camarade puisse au moins entendre tout ce qu’elle-même entendait.


« Salut ! » fit-elle, une fois qu’il l’eut rejoint. « Tu m’entends ? »

Il fit signe que oui de la main. Et dans le même temps, son insupportable plume s’agita. Aussitôt, elle porta son regard vers l’objet magique et tenta, comme elle avait l’habitude de le faire, de lire avant que le message ne soit complètement rédigé. Hélas, avec cette plume qui s’agitait dans tous les sens, c’était tout bonnement impossible. Un temps après, le calepin s’avança un peu pour présenter son contenu.

« Salut. Aucun problème pour l’instant ? » disaient les mots sur le papier, dans cette écriture sibylline qui aurait plutôt correspondu à une femme qu’à l’homme qui l’accompagnait.

« Non, rien à signaler. » répondit-elle en reportant son attention sur l’intouchable lui-même. « Je t’ai attendu, c’est tout. »

Il hocha la tête satisfait et l’artefact recommença son manège : « Client ? »

Agathe faillit pousser un soupir et lever les yeux au ciel. Jacob ne perdait pas le nord et n’était pas du genre à tourner autour du pot. Il était venu ici pour travailler et à peine arrivé, il fallait qu’il se mette à l’œuvre, incapable de profiter un peu de leurs retrouvailles pour parler de tout et de rien. Elle avait beau savoir qu’il le ferait une fois qu’ils auraient achevé leurs tâches de la nuit, elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il était bien trop sérieux et qu’il aurait gagné à se détendre un peu plus.

« A l’intérieur. »

Elle montra le bar à côté duquel elle s’était posée. Elle n’eut pas besoin d’attendre que son acolyte ait fait courir sa plume sur le papier pour savoir ce qu’il allait suggérer. Elle se mit en route alors que les mots s’étaient arrêtés à : « Allons le v… ». Sans rien ajouter l’intouchable la suivit et c’est ensemble qu’ils pénétrèrent à l’intérieur du restaurant.

Un temps, ils restèrent dans l’entrée, simplement à regarder comment les choses étaient agencées. Une petite bande de rêveurs s’imaginait être en pleine escale au milieu d’une longue randonnée, tandis que d’autres créatures des rêves discutaient en petit groupe ou servaient les clients. Il n’y avait qu’un seul autre duo de voyageurs, installé au comptoir. Une jeune femme et un homme un peu plus vieux qui leur lancèrent un regard intrigué. Agathe retrouva sans mal le rêveur qui les avait embauchés. Depuis qu’elle était arrivée, il n’avait pas bougé d’un pouce. Antonin Manhell se trouvait toujours assis à sa table, un verre à la main et les yeux rivés vers le bar. Une expression de contemplation triste figée sur ses traits aux airs un peu absents. Il n’avait plus rien de l’homme souriant à la caméra qu’elle dont elle avait reçu la photographie, pourtant, c’était bien lui.

Elle l’indiqua à Jacob, qui acquiesça et ils allèrent ensemble à sa rencontre. Traverser la salle ne fut pas un problème, mais lorsqu’ils se placèrent devant l’homme dans l’espoir d’attirer son attention, ils eurent la fâcheuse impression d’être invisibles. Son regard n’avait pas dévié d’un pouce et il continuait d’avoir la même expression. Ce ne devait pas être un rêve particulièrement actif de son côté. Agathe espéra que c’était parce que sa belle était encore là et non parce qu’elle était partie qu’il était à ce point dans un état second. Elle avait connu des rêveurs cent fois plus attentifs et dynamiques que lui. Les deux collègues échangèrent un regard étonné avant de hausser les épaules et de s’installer de part et d’autre du personnage.

Une fois sur sa chaise, Agathe tenta de suivre le regard du client, mais ne put déterminer avec exactitude qui faisait l’objet de son attention. Il y avait au moins deux créatures des rêves au comptoir et c’était sans compter la voyageuse. Pire, une rêveuse se trouvait sur la trajectoire et elle n’était pas sure qu’il voit aussi loin. Elle se tourna vers Jacob, espérant qu’il aurait eu plus de chance qu’elle, mais il n’avait pas cherché un seul instant à suivre sa stratégie. Il lui fit simplement un geste de la main qu’elle ne compris pas.


« Quoi ? » fit-elle, l’incompréhension peinte sur le visage.

C’était une mauvaise idée. Aussitôt, la plume se remit en route et imposa sa présence par ses frottements réguliers sur les feuilles du carnet. En un court instant, le message fut lisible et la voyageuse s’étonna un peu de son contenu.


« Interroger le client ? » demanda-t-elle. « Mais, pourquoi ? »

Elle avait cependant du mal à se faire à l’idée que chacune de ses questions les obligeait à faire usage de la plume de son collègue. Il faudrait qu’elle fasse davantage attention à ce détail à l’avenir. Elle ne se retint même pas d’abaisser subitement les épaules pour signifier sa déception vis-à-vis du mode de communication. Doucement mais sûrement, l’intouchable lui intima de poser des questions à leur client afin qu’il leur désigne la personne dont il rêvait de lui-même. Même si Agathe doutait d’obtenir quoi que ce soit de lui de cette manière, estimant à ce stade qu’il était plus judicieux de revenir la nuit suivante et de chercher la femme qu’ils auraient vu deux fois, elle admit qu’il ne coûtait rien de tenter l’affaire.

Toussotant pour attirer l’attention de l’amoureux, elle n’obtint pas la moindre réaction du rêveur, ce qui la conforta dans l’idée qu’elle n’obtiendrait rien d’une telle conversation.


« Monsieur Manhell ? » fit-elle en se penchant vers lui. « Vous m’entendez ? »

Aucune réponse, ses yeux n’avaient toujours pas bougés.

« Monsieur Manhell ? Hé ho ? »

N’ayant pas plus de résultat, elle tenta une autre approche.

« Nous sommes de la Sweet Dream Company. » annonça-t-elle, espérant réveiller en lui quelque chose. « Nous sommes là pour vous aider à retrouver la femme de vos rêves. »

Mais rien n’y faisait, Antonin restait tout aussi fermé à ses appels qu’auparavant. Elle poussa un long soupir, lança un regard à Jacob qui l’encouragea à continuer. Elle eut alors une idée et se dit qu’elle l’air bien ridicule. Qui ne tentait rien, n’aurait rien.

« Elle est magnifique, n’est-ce pas ? » glissa-t-elle alors sur un ton plus doux au rêveur.

Aussitôt, celui-ci commença à hocher la tête pour montrer son assentiment.


« Elle vous obsède, n’est-ce pas ? » continua-t-elle, surprise de son propre succès et obtenant un nouveau mouvement positif de sa part. « Elle est là, juste devant vous, et elle ne vous voit pas. Mais vous, vous la voyez, n’est-ce pas ? Vous ne pouvez-vous empêcher de la voir… »

Le rêveur continuait d’hocher la tête doucement, sans quitter son mystérieux amour des yeux. Jacob était lui-même attentif à ce qu’elle disait et n’avait pas l’air de la juger pour son initiative.

« Vous voudriez qu’elle vienne, n’est-ce pas ? » poursuivit Agathe en rendant son ton plus mystique encore. « Qu’elle se lève et qu’elle vienne vous rejoindre. Qu’elle vous tende la main, qu’elle vous invite à venir avec elle. Qu’elle vous invite à danser. »

Elle sentit qu’une lueur d’espoir naissait dans le regard du client et que des larmes auraient pu naître si on les avait laissé faire. Pour lors, c’était son vœu le plus cher. Il était temps de se servir de la prise dont elle disposait pour obtenir l’information. Il était à présent certain qu’il ne parlerait pas. Mais il était encore capable de faire certains gestes et elle espérait qu’il se montrerait suffisamment coopératif et précis.

« Levez la main vers elle, Antonin. » susurra-t-elle d’une voix langoureuse. « Tendez votre main pour qu’elle puisse venir la prendre… »

Et avec la lenteur toute solennelle du moment, il leva sa main vers le comptoir et l’ouvrit. Il tendit le bras avec l’espoir qu’elle répondrait effectivement à son geste, sans laisser le moindre doute sur l’identité de la femme qu’il aimait : la voyageuse. La direction qu’il indiquait ne laissait pas la place à l’hésitation, passant loin de la rêveuse et des créatures rêves pour tenter d’attraper la jeune femme qu’ils avaient repérée en entrant. Même Jacob s’était redressé et observait à présent celle à qui ils devraient transmettre leur message en plissant les yeux comme pour mieux en discerner les détails.

Un sourire des plus satisfaits s’afficha sur les lèvres d’Agathe. C’était exactement ce qu’elle avait espéré. Rien de plus facile à présent que d’aller lui parler. Ils n’avaient pas besoin de mener la moindre enquête pour la retrouver dans le monde réel. En tant que voyageuse, elle pourrait très bien comprendre l’affaire et leur mission, même s’ils l’abordaient dans le monde des rêves. Il n’y avait plus qu’à aller trouver ces fichues fleurs – il existait quelques marchands dans le centre – et ils auraient bouclé cette mission.

Elle commença à se lever pour aller parler à la jeune femme lorsqu’elle sentit quelque chose lui attraper le bras. Jacob s’était penché vers elle et la retenait à sa place. Sa plume parcourait déjà le papier avec frénésie.


« Attends. » intima son message.

« Pourquoi ? » s’indigna-t-elle. « C’est une voyageuse ! On peut aller lui parler directement. »

Mais l’intouchable fit un non de la tête qui se montra plutôt catégorique. Agathe lui rendit alors un regard plus qu’intriguée, sans dire un mot de plus. Comprenant que c’était à lui de parler, sa plume commença à inscrire quelque roman sur le calepin. Dans le même temps, la voyageuse désignée par Antonin se levait en compagnie de l’homme avec qui elle discutait depuis un moment déjà.

L’agoraphobe en profita pour observer un peu mieux ces deux personnages. L’homme était bien plus âgé qu’elle et se présentait sous un jour qui ne lui plaisait le moins du monde. Plus que banal, il était presque repoussant tant il était ordinaire et ne dégageait pas le moindre charisme. Elle, en revanche, à n’en point douter, était belle. Agathe n’avait aucun mal à reconnaître ce qui pouvait fasciner un homme dans un tel personnage. Elle avait de l’allure, même si elle portait des vêtements normaux, une certaine attitude qui la rendait à la fois plus énergique et plus sûre d’elle-même que la plupart des femmes. Si Agathe avait osé, elle aurait dit qu’elle se tenait presque comme un homme, tout en étant plus femme qu’on aurait pu l’imaginer dans son apparence.

Ce que l’employée de la SDC eut du mal à comprendre dans la scène qu’elle observait, fut comment une telle femme pouvait accepter de passer du temps avec quelqu’un d’aussi insipide que cet homme. Alors qu’elle paraissait pleine de vie et d’une personnalité exubérante, comme en témoignait les converses noires qu’elle portait en dépit de tout le reste, lui semblait plus plat qu’une table à repasser. Sans le moindre doute, elle aurait elle-même préféré passer son temps avec Antonin Manhell plutôt qu’avec cet autre voyageur.

Lorsqu’ils furent partis, elle revint à Jacob qui avait achevé d’écrire son petit message.


« On ne sait rien d’elle. » affirmait-il par ces quelques mots tracés en bleu nuit sur fond blanc. « Elle pourrait ne pas avoir de bonnes intentions. Il faut en savoir plus. Sur elle, ce qu’elle fait ici. On doit protéger le client. »

Agathe écarta les bras sous l’incompréhension. Que cherchait-il à dire ? C’était le client lui-même qui demandait à ce qu’on la contacte de sa part. Ils n’avaient pas besoin de le protéger d’elle, il voulait au contraire qu’elle vienne le voir. Elle en fit part à son camarade, qui secoua doucement la tête et recommença à noter ses pensées au moyen de sa plume.

« Pas un hasard s’il rêve d’elle tout le temps. » précisa-t-il. « Elle cherche peut-être à l’atteindre. »

La jeune brune tomba dans son siège et croisa les bras. Il était décidé à ne pas agir trop vite et à prendre le temps d’une enquête qui risquait d’être ennuyeuse. Probablement apprendraient-ils qu’elle n’était qu’une fille ordinaire, qui se trouvaient là parce qu’elle aimait la ville et rien de plus. Certes, elle traînait avec des gens étranges, mais elle n’avait pas l’air d’une psychopathe aussi violente que vicieuse. Elle devait faire sa taille, comment aurait-elle pu faire quoi que ce soit à qui que ce soit ? Néanmoins, Jacob avait le don pour lui mettre le doute. Les principes dont ils se vantaient sans cesse étaient très agaçant lorsqu’il s’agissait du travail. Cependant, il avait soulevé un point important et elle était prête à suivre son idée. Il y avait un risque et la compagnie avait un certain prestige à maintenir.

« Très bien. » souffla-t-elle après un petit silence. « On va enquêter. Mais c’est moi qui choisis où on crèche. »

Il haussa un sourcil intrigué et elle lui lança un petit sourire de vengeance mesquine et futile. S’ils devaient passer plusieurs nuits dans les parages, il était primordial qu’ils soient correctement installés quelque part. Ils n’allaient pas avoir leur base d’opération dans un hôtel aussi pitoyable que celui-ci.

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Lorsque l’on suivait le grand boulevard central de Resting City, celui qui comptait tous les plus grands hôtels de la ville, et que l’on allait dans la direction du royaume paysage de la route 66, on observait alors un phénomène étrange. Là, à une bonne centaine de mètres des derniers bâtiments de la cité du repos, se tenait un petit établissement hors du commun, sans étage et ressemblant à s’y méprendre à un motel typique. Sans néons pour illuminer son enseigne, le commerce se contentait de petits projecteurs pointés vers un large panneau vert où était écrit en grandes lettres blanches « L’hôtel du Voyageur ».

Le bâtiment en lui-même n’était pas très grand et formait un L autour d’un petit parking où aucun véhicule ne s’arrêtait jamais ou presque. Les portes des chambres étaient numérotées de 1 à 8 et ne semblait pas y avoir davantage de capacité à l’établissement, aucune n’était allumée la majeure partie du temps. Dans la petite aile qui encadrait le parking, en revanche, il semblait y avoir une certaine activité. Bien que les stores soient constamment baissés et qu’on ne puisse que deviner ce qui se déroulait à l’intérieur, une lumière agréable s’en dégageait et on entendait, en s’en approchant, une musique tout aussi plaisante.

Ce fut là qu’Agathe décida d’emmener Jacob afin qu’ils se posent et puissent s’organiser lorsqu’ils ne mèneraient pas leur enquête, l’endroit où ils se retrouveraient s’ils venaient à être séparés – la ville était grande et mieux valait avoir un point de chute. Elle avait découvert l’endroit lors de sa dernière visite dans la ville et avait immédiatement été charmée par les lieux. Elle n’y était pas restée plus que quelques heures, puisqu’elle avait été appelée pour une mission la nuit suivante. Mais elle s’était dit qu’elle y reviendrait à la première occasion. Et pour cause, ce petit motel isolé, à mi-chemin entre la route 66 et Resting City était la propriété de trois voyageurs, qui tenaient eux-mêmes l’établissement lorsqu’ils s’y trouvaient. L’endroit n’était pas systématiquement ouvert du fait de leurs propres absences pendant la journée du monde réel ou lorsqu’ils avaient à faire ailleurs. Néanmoins, ce n’était pas vraiment pour la constance du service qu’Agathe avait choisi cet établissement. Ce qu’elle recherchait surtout, c’était ce côté amical et extrêmement accueillant qui venait naturellement avec ces trois passionnés de Dreamland et des héros voyageurs.

Après une bonne heure de marche, le duo de la SDC se retrouva à l’entrée de l’Hôtel du Voyageur, dont le nom ne manqua pas d’intriguer l’intouchable. Et ce fut avec une certaine excitation et un puissant plaisir que la jeune femme poussa la porte du petit restaurant pour accueillir son compagnon dans un monde à part entière.

Elle ne savait pas exactement comment les trois gérants du motel s’étaient débrouillés pour obtenir cette propriété, ni la façon dont ils s’y étaient pris pour l’aménager. Néanmoins, le résultat était toujours aussi époustouflant. A l’intérieur, on ne retrouvait pas d’ambiance particulière, comme dans tous les autres hôtels de la ville. Les propriétaires s’étaient contentés de rassembler des dizaines et des dizaines d’éléments qui leur plaisaient sans chercher à créer la moindre harmonie. Dans la salle, on ne trouvait pas la moindre chaise et aucune table n’était semblable à sa voisine. Des canapés de toutes sortes et de toutes les couleurs, ainsi que des fauteuils tous plus confortables les uns que les autres étaient répartis çà et là, prêts à accueillir des clients. De hauts tabourets disparates bordaient le comptoir en bois massif du bar, ayant pour seul point commun avec tous les autres sièges qu’on aurait voulu s’y enfoncer sans jamais chercher à se relever. Des tapis de matières parfaitement incompatibles recouvraient une bonne partie du plancher et aucun plafonnier ne ressemblait à son voisin. Il y avait des tables de billard, des babyfoots et même une table apparemment récupérée dans un casino, usuellement réservée aux jeux de carte et d’argent.

Tous les murs étaient recouverts de photographies ou d’images évoquant les voyageurs. Pour la plupart, elles présentaient simplement des voyageurs plus ou moins célèbres qui étaient passés par le bar et qui avaient signé un autographe aux tenanciers. Des couvertures de DreamMag vieux de plusieurs mois hantaient un grand panneau de liège non loin du comptoir et des piles entières de ces magasines se trouvaient rangées au-dessous. Il y avait aussi des mots laissés par certains visiteurs à l’attention des propriétaires ou d’autres voyageurs qu’ils espéraient retrouver un jour. Des petites annonces pour les postes qui leur étaient proposés dans la région complétaient aussi l’endroit. Enfin, des tracts vantant les mérites de plusieurs guildes ou des slogans politiques sur cette catégorie de population avaient été placés un peu partout, au plaisir de ceux qui s’amusaient à les chercher.

Au final, l’endroit ne ressemblait pas à grand-chose de descriptible tant il était composé d’éléments divers. Mais il était emprunt à ce charme particulier qu’ont les lieux qui reflètent tant la personnalité de leurs propriétaires. Lorsque l’on entrait ici, on ne pouvait que se réjouir de retrouver l’émotion de ses premiers pas dans le monde onirique, cette impression de constante découverte, le doux et perpétuel émerveillement face à cet univers décalé. Le fait était que si Agathe avait voulu mettre une image sur ce que pouvait être un rêve pour un voyageur, elle n’aurait pas choisi autre chose que ce qui se présentait à ses yeux à cet instant.

Un immense sourire et une bouffée d’air satisfaite accompagnèrent son entrée et Jacob lui-même esquissa une expression charmée. A l’intérieur, un seul autre voyageur qui devait tourner autour des soixante-dix ans était installé dans un fauteuil près d’une fausse cheminée éteinte et lisait un magasine en fumant une pipe onirique qui dégageait de la fumée violette. Il profitait de l’imposante tranquillité des lieux sans même se soucier de ceux qui passaient la porte. Au comptoir, deux autres hommes, qui devaient avoir une quarantaine d’années discutaient, chacun d’un côté du meuble. En voyant arriver le couple de voyageurs, ils se tournèrent dans leur direction et affichèrent deux grands sourires accueillant.

Celui qui se trouvait de leur côté du bar, assis sur un grand tabouret en bois qui avait une certaine tendance à se montrer bancal lorsqu’on s’agitait trop, se leva soudain et alla à leur rencontre. Il portait une chemise blanche, et un pantalon noir, avec un petit tablier immaculé au niveau de la taille. Plutôt de taille moyenne, il était svelte et portait ses cheveux poivre et sel courts, peignés vers l’arrière. Bien que ses pattes soient un peu trop longues, il était parfaitement rasé, affichant un teint presque hâlé, impression renforcée par la douce lumière qui régnait sur la pièce. Il ouvrit grand ses bras aux manches retroussées en signe d’accueil et les joignit ensuite, en arrivant juste devant eux.


« Bonsoir jeune gens ! » lança-t-il d’une voix d’où transparaissait son incroyable sympathie. « Bienvenue à l’hôtel du Voyageur ! »

Agathe, qui ne pouvait s’empêcher de sourire face à lui, répondit un peu timidement en lui souhaitant à son tour la bonne soirée.

« N’ayez pas peur de Carlos, » fit l’homme qui était resté au comptoir, « il n’a pas l’habitude de visites aussi charmantes ! »

« Tais-toi ! » intima alors Carlos, sans quitter Agathe des yeux. « Tu vas la faire fuir ! »

Cette fois, la jeune femme en était à rougir complètement et détourna les yeux sous les flatteries des deux hommes. C’était plus fort qu’elle, ils étaient à ce point amicaux qu’on ne pouvait que se sentir réellement admirée en de telles circonstances.

« Eh bien, mes enfants. » continua Carlos, avec son sourire de tenancier ravi. « Que peut-on faire pour vous ? On peut vous offrir à boire ? Ou peut-être voulez-vous une chambre ? Ne vous inquiétez pas, ici les voyageurs ne payent rien. On est déjà ravi de vous accueillir sous notre toit. »

« Euh, peut-être les deux. » fit la jeune femme, tout à fait enchantée par la proposition.

Elle jeta un œil à Jacob pour lui demander si cela lui allait, il eut un sourire d’approbation agrémenté d’un haussement d’épaule significatif. Tout cela ne lui déplaisait pas non plus.


« Eh bien, c’est parfait ! » fit l’homme au comptoir. « Et deux cocktails maison pour les jeunes ! Deux ! Vous allez voir, je suis plutôt doué pour improviser les boissons qui conviennent le mieux aux clients. »

Un élément revint soudain en tête à Agathe et elle s’en voulut d’avoir accepté la proposition. Si les boissons oniriques ne lui faisaient pas peur, bien au contraire, et si elle faisait parfaitement confiance à cet homme pour lui servir un petit délice, Jacob, de son côté, ne pourrait en aucun cas profiter de la consommation. Il n’était que peu poli de boire devant lui, privé d’un tel plaisir et qui pourtant, nuit après nuit, ne rêvait que de cela.

« Oh, euh… » balbutia-t-elle, un peu gênée. « Je suis désolée, j’oubliais… Mais mon ami ne peut pas boire et je ne suis pas sûre... »

« Ne peux pas boire ? » s’étonna l’homme au comptoir avec un mouvement de recul.

Mais déjà, la plume de l’intouchable avait rédigé une petite note à l’attention de sa collègue, lui assurant qu’il ne verrait aucun problème à ce qu’elle prenne un verre. Elle le remercia d’un regard et revint vers les propriétaires et leurs têtes décontenancées afin de leur expliquer.


« Oui, il ne peut pas. » dit-elle, toujours aussi mal-à-l’aise. « Il a une bulle et… Enfin… »

Les yeux de Carlos se plissèrent et il fixa le jeune voyageur avec une mine curieuse. « Et comment tu t’appelles, petit ? »

« Il s’appelle, Jacob. » précisa Agathe pour éviter que la plume n’ait une fois de plus à parcourir le papier. « Jacob Hume, l’in… »

« L’intouchable ! » s’exclama alors l’homme en face d’elle en écarquillant les yeux d’un plaisir non feint.

Aussitôt, il se précipita pour prendre la main de Jacob et la serrer avec un grand sourire. De l’autre côté du comptoir, son acolyte restait interdit en fixant le membre des Private Jokes comme s’il était un fantôme.


« Ah ! C’est un grand honneur de te rencontrer ! » fit Carlos avec une sincérité touchante. « Et je… je… »

Il s’arrêta dans son geste et lâcha la main de Jacob qui lui souriait de façon un peu gênée. Apparemment, le tenancier venait de se rendre compte qu’il n’avait pas vraiment serré sa main et qu’une barrière invisible l’avait arrêté avant qu’il ne puisse le toucher réellement. Il fixa ses doigts avec une grande surprise et Agathe eut un petit sourire amusé. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas vu quelqu’un se prendre au jeu de l’intouchable. C’était toujours quelque chose de se rendre compte qu’un homme pouvait se tenir là, dans la même pièce que vous et pourtant demeurer si éloigné.

« Vraiment intouchable alors… » souffla Carlos au bout d’un moment.

Jacob hocha poliment la tête d’un air désolé.


« Oui, donc… » se reprit le quadragénaire. « Effectivement. Je comprends mieux maintenant… Eh bien… Euh… Je manque à tous mes devoirs ! Venez vous asseoir ! Roberto, à boire pour la demoiselle ! Puis, fais-en pour nous aussi, c’est une grande occasion. »

Et d’un geste, il les invita à s’asseoir autour d’une table basse en bois, encadrée par deux canapés et un fauteuil. Le dénommé Roberto se mit à l’œuvre tandis qu’Agathe et Jacob s’installaient de part et d’autre de la table. Les sièges, comme on aurait pu s’en douter, étaient plus que confortables. Carlos s’installa vaguement sur un accoudoir en attendant que les boissons soient prêtes.

« Excusez-moi pour tout à l’heure. » dit-il en laissant sa tête aller de l’un à l’autre, puis se tournant vers elle : « Tu n’es pas membre des Private Jokes, n’est-ce pas ? »

« Non, en effet. » sourit-elle poliment.

Agathe avait un peu du mal à se l’avouer, mais elle était un peu déçue que son partenaire lui vole la vedette. Il fallait dire, aussi, que Jacob n’était pas n’importe qui à Dreamland. S’il n’était pas aussi célèbre que Ann elle-même, il avait sa propre notoriété, notamment acquise par ses nombreux exploits au sein de son groupe d’origine : les Private Jokes. C’était avec ses trois amis voyageurs qu’il était réellement devenu l’intouchable, qu’il avait acquis une réputation de chevalier servant torturé par ses propres démons. Peu d’autres voyageurs pouvaient se vanter d’avoir un tel parcours derrière eux. Lorsqu’il n’était pas un employé de la SDC, monsieur Hume était le co-monarque d’un petit royaume des rêves de la zone 2, un combattant militant reconnu des causes perdues et un champion de la lutte contre les pires crapules de Dreamland. Sa tête avait même été mise à prix par une guilde de voyageurs considérée comme plutôt maléfique. On ne comptait plus le nombre de criminels qu’il avait mis sous les verrous. Mais il était surtout célèbre pour le duo héroïque qu’il formait avec son acolyte de toujours, Ed Free, l’un des voyageurs les plus prometteurs de toute leur génération.

Elle-même n’avait jamais vraiment eu l’occasion de briller d’une manière ou d’une autre. Avant de rejoindre la SDC, elle s’était contentée de quelques explorations tranquilles. La voie de l’héroïsme ne l’avait jamais saisie d’une manière ou d’une autre et elle savait que si elle n’avait pas été l’une des seules voyageuses capable de transporter des personnes d’un royaume à l’autre, la seule qui soit réellement indépendante vis-à-vis du seigneur cauchemar de l’agoraphobie, Héliée, elle n’aurait jamais été recrutée et entraînée par Ann. Il était donc tout naturel qu’elle jalouse parfois son collègue pour l’admiration qu’il inspirait aux autres.


« Alors comment t’appelles-tu ? » poursuivit Carlos, malgré tout réellement intéressé par elle.

« Agathe. »

« Oh ! J’ai une nièce qui s’appelle comme toi ! » sourit Roberto, toujours occupé à ses boissons. « Elle a neuf ans… je crois. Peut-être dix. »

« C’est pas comme si tu passais beaucoup de temps avec ta famille. » se moqua un peu Carlos en tordant le cou pour lui faire face.

« C’est parce que la tienne est pas catho intégriste que tu dis ça. » rétorqua le barman.

« Quelle idée, aussi, d’épouser une marocaine ! On dirait que tu l’as fait exprès. »

« Mais je l’ai fait exprès, mon cher. » sourit alors Roberto qui venait de finir les deux premiers verres. « Et je ne l’ai jamais regretté. »

« Et vous, vous êtes marié ? » demanda Agathe à l’attention de Carlos.

« Oh, tu peux me tutoyer tu sais, je ne suis pas quelqu’un d’important. » sourit l’intéressé. « Et non, je profite pleinement de mon célibat. Et toi, tu es mariée à ce jeune homme ou pas ? »

Il désigna Jacob d’un mouvement de tête. Malgré ses sourires et l’intérêt réel qu’il avait pour la question, elle le sentait plus intrigué par la vie sentimentale de l’intouchable, une célébrité plus renfermée, que par sa propre vie.

« Non, non. » pouffa Agathe en échangeant un regard amusé avec son collègue. « On est pas ensemble, on est collègues. »

Naturellement, parce qu’elle le connaissait bien, elle aurait pu parler longuement de la vie privée de Jacob et leur apprendre comment il avait séduit la sœur de son meilleur ami, qu’il s’en voulait toujours de ne lui avoir rien dit à ce sujet alors même que presque deux ans avaient passés depuis leur rencontre. Mais elle respectait trop son ami et la gêne qu’il éprouvait face à sa propre célébrité. Elle savait pertinemment que toute cette situation, où on le reconnaissait et où on le portait en vedette le mettait un peu mal-à-l’aise. Dans les premiers temps de sa carrière, il avait eu une longue liste d’idiots pour venir relever le défi de toucher l’intouchable. A présent, seule sa notoriété de combattant repoussait la horde des petits malins.

« Collègues ? » s’étonna Carlos. « Vous travaillez dans quel domaine ? »

« Euh… » fit Agathe, n’ayant jamais réellement réfléchit à la question.

Après tout, comment classer ce métier si particulier qu’ils pratiquaient ? Ce n’était pas comme s’il y avait un petit encart pour les mercenaires oniriques dans la classification des strates socio-professionnelles. Ce fut Jacob qui répondit à la question en laissant sa plume tracer quelques mots sur le calepin :
« Service à la personne. »

Carlos fronça les sourcils en fixant alternativement l’intouchable et sa plume. Imperturbable, ce dernier resta impassible pendant qu’il faisait le lien entre les différents éléments qu’il avait à sa disposition.

« Tu peux pas parler non plus, c’est ça ? »

Le jeune homme fit non de la tête.

« Mais tu nous entends ? »

« Non. » intervint à nouveau Agathe. « C’est moi qui vous entends. »

Elle désigna le micro toujours accroché à son oreille. « Il n’entend que ce que j’entends. » expliqua-t-elle.
« Ah, je vois. » fit l’homme avec un sourire satisfait. « Et vous travaillez dans quelle entreprise ? »

Agathe et Jacob échangèrent un regard entendu et complice. Il était temps de surprendre un peu leurs hôtes.

« La Sweet Dream Company. »

« Woh ! » lâcha Roberto qui faillit lâcher les verres qu’il était en train de leur apporter. « Vous travaillez pour Ann Darrow ? »

On pouvait lire un tel respect pour ce nom dans les yeux de ces deux hommes qu’Agathe sentit naître une pointe de fierté en elle. Elle se redressa sur son siège et Jacob se moqua silencieusement d’eux.

« Tout à fait. »

« Incroyable. » souffla à nouveau Carlos, un sourire ébahit sur les lèvres. « J’ai toujours rêvé de travailler pour elle. »

« Tu as toujours rêvé de l’inviter à dîner surtout. » taquina Roberto en reprenant sa marche pour déposer les verres sur la table. « Vous auriez été surpris de l’entendre parler d’elle quelques années plus tôt. Un vrai fan ! »

« Il n’y a pas de honte à reconnaître qu’une femme est belle. » se défendit Carlos en croisant les bras et en toisant son ami de sa petite stature. « Tiens, je suis même sûr que Jacob est d’accord avec moi, elle est très belle, n’est-ce pas ? »

Jacob hocha la tête pour montrer son assentiment, plus par politesse qu’autre chose. Il reconnaissait son charisme et sa prestance naturelle sans le moindre doute, mais il n’irait pas jusqu’à dire qu’elle était la plus admirable des femmes. Après avoir déposé les verres des deux autres, Roberto se redressa et répondit vaguement à la provocation gestuelle de son partenaire. C’était un homme plutôt sportif, assez massif d’épaule. Il avait une petite moustache à la Rett Butler et malgré son âge, tous ses cheveux étaient encore bien noirs. Il aurait pu écraser Carlos d’un revers de la main s’il l’avait voulu, mais cela n’impressionnait personne tant ses traits étaient habités par la douceur et la gentillesse.

« C’est ça, cache-toi derrière l’intouchable maintenant. » envoya-t-il avec un grand sourire.

Ils pouffèrent ensemble face à leur propre puérilité et Carlos prit son verre. Agathe s’empara du sien avec curiosité et en respira l’arôme sucré avec une curiosité avide. Elle but une gorgée et trouva immédiatement cela exquis. Exactement le goût délicat dont elle avait toujours rêvé, juste ce qu’il fallait de saveur, de douceur et d’alcool pour lui plaire. Comment avait-il réussit à connaître aussi bien ses goûts simplement en la voyant, elle n’aurait su le dire. Roberto remarqua sa surprise et sourit.

« Je triche. » expliqua-t-il. « Je mets un produit onirique qui s’adapte à la personne qui tient le verre. »

Le fait d’avoir dévoilé ce secret ne gâcha cependant en rien le plaisir qu’elle éprouva en reprenant quelques gorgées supplémentaires. Un moment de silence s’installa alors qu’ils buvaient chacun un peu de leur hydromel et dégustaient cette petite merveille. Cependant, un échange de regards gêné passa entre les deux quarantenaires. Tout un dialogue muet les animait, chacun tentant de pousser l’autre à faire quelque chose à sa place. Finalement, un gêné, Carlos accepta la mission.

« Euh… » fit-il en se redressant un peu sur son accoudoir. « Jacob ? »

L’intéressé releva les yeux vers lui, montrant ainsi qu’il l’écoutait.

« On voulait savoir si… si tu accepterais de… »

« Oh ! Arrête de tourner autour du pot comme ça, tu vas le rendre malade. » s’agaça Roberto. « On voudrait te demander, si c’était possible et si ça ne te dérangeait pas, de prendre une photo de toi, avec nous. »

« Pour l’accrocher sur le mur. » précisa Carlos. « Et la signer serait vraiment super. »

Agathe aurait pu s’offusquer de les voir ainsi revenir au sujet de son acolyte, mais sur le moment, ce ne fut pas la jalousie qui l’anima, seulement la volonté de porter secours à un ami. Jacob n’aimait pas cette attention qu’on lui portait et n’avait pas vraiment envie de les brusquer non plus alors qu’ils étaient si gentils avec eux. Ce petit dilemme devait le mettre mal à l’aise. Pourtant, elle savait déjà qu’il n’allait pas tarder à leur répondre avec sa plume. Elle savait que malgré la gentillesse du personnage, il n’hésitait pas à dire ce qu’il pensait lorsqu’il le fallait. Et elle n’avait pas la moindre envie qu’il les blesse trop. Avant qu’aucun mot de trop ne soit écrit, elle intervint.

« C’est-à-dire qu’on est en mission. » annonça-t-elle en reposant son verre. « Il faudrait qu’on commence à s’y mettre d’ailleurs. Un peu sérieusement. »

Jacob la regarda avec une neutralité troublante, mais il comprit le message et n’insista pas davantage. Agathe, qui espérait simplement leur faire comprendre qu’ils allaient maintenant parler affaire et donc qu’ils auraient peut-être besoin d’un peu plus d’intimité, ne s’attendait pas à ce que les tenanciers rebondissent sur la question. Tous deux affichèrent de grands sourires d’enfants gâtés.

« C’est vrai ? Vous êtes actuellement en mission pour la SDC ? » demanda Carlos, excité par cette perspective.

« Une mission à R.C. ? » interrogea le barman.

« Euh, oui… » avoua Agathe, ne sachant trop jusqu’à quel point elle pouvait en parler.

D’habitude, on ne s’intéressait pas autant à leurs faits et gestes. Ces voyageurs étaient vraiment particuliers par le sérieux qu’ils mettaient à s’intéresser à toutes les affaires qui traitaient de leurs héros favoris. Elle ne connaissait malheureusement pas la politique d’Ann vis-à-vis de telles questions. Ce fut Jacob qui vint cette fois à son secours en laissant sa plume écrire quelques mots supplémentaires.


« Vous vous renseignez sur une voyageuse ? » lut Carlos, intrigué. « Pourquoi ? »

Plutôt que d’écrire à nouveau, l’intouchable invita sa camarade à parler à sa place. Il n’avait pas tort. Ils pouvaient peut-être les aider après tout, ils vivaient à Resting City depuis longtemps. Ils devaient connaître la plupart des voyageurs qui passaient par là. Néanmoins, dévoiler les désirs de leur client ne lui plaisait pas vraiment. Elle estimait souvent que ceux qui les payaient des fortunes pour régler leurs histoires de cœur étaient un peu ridicules la plupart du temps. Elle ne disait rien, vu le salaire qu’elle touchait, mais elle n’en pensait pas moins. Elle n’avait pas envie, cependant, de discréditer un client d’une manière ou d’une autre.

« Quelqu’un nous paye pour nous renseigner sur elle. » éluda-t-elle. « Peut-être que vous la connaissez d’ailleurs. C’est une jeune femme. Elle doit peut-être avoir mon âge. Un tout petit peu plus grande que moi, les cheveux châtains, le teint clair… Elle avait aussi des converses noires et du rouge à lèvre. Plutôt jolie, avec un certain charisme d’ailleurs. »

Jacob approuva sa description rapide.

« Ça ne vous dit rien ? »

« Non, pas vraiment. » avoua Carlos, réfléchissant sérieusement à la question. « Elle s’appelle comment ? »

Agathe marqua son ignorance en haussant les épaules. Il se tourna vers son ami.

« Et toi, ça te dit quelque chose ? »
« Je l’ai jamais vue ici en tout cas. » dit Roberto en se grattant le menton. « Vous l’avez vue où ? »

« Dans le quartier pauvre. » précisa la jeune femme. « Elle parlait à un autre voyageur, par très beau, la trentaine, dans un costume rapiécé. Ils sont repartis ensemble, mais j’avais pas l’impression qu’ils soient arrivés ensembles. Ils n’étaient pas bien accordés. »

Les sourcils de Roberto se froncèrent.

« Elle l’aguichait ? »

Agathe sentait qu’il avait peut-être une idée sur la question. Elle n’y avait pas fait attention sur le moment, mais à présent qu’elle se repassait la scène, elle devait avouer qu’elle avait observé une certaine tension entre les deux voyageurs qu’ils avaient vus dans ce bar. Elle avait effectivement remarqué qu’il était intéressé par cette jeune femme et elle n’aurait pas été surprise que celle-ci en ai joué.

« Oui, je crois bien que oui. »

Elle envoya un nouveau regard à Jacob pour qu’il confirme et il hocha la tête. Lui aussi avait peut-être analysé la scène de cette manière. Les deux tenanciers de l’hôtel du Voyageur échangèrent à leur tour des expressions entendues. Mais ils n’étaient plus aussi joviaux qu’ils l’avaient été quelques instants plus tôt. Ils étaient presque gênés de savoir ce qu’ils savaient.

« Vous savez, dans le quartier pauvre… » fit Roberto avec une moue ennuyée. « Il y en a un certain nombre de filles comme ça. »

« La ville a pas mal changé ces derniers temps et des tas de… filles comme ça se sont installées par ici. » ajouta Carlos. « Il y en a bien une ou deux qui vient essayer de s’installer ici de temps en temps, mais elles se repèrent tout de suite et on les chasse sans problème. Mais tous les hôtels ne peuvent pas se le permettre. Surtout dans les quartiers qui craignent un peu. »

Agathe fronça les sourcils, sans comprendre exactement, sur le moment, de quoi ils parlaient. Jacob, de son côté, avait parfaitement saisi la nuance et haussait les sourcils avec intérêt.

« Une fille comme ça ? » osa-t-elle, au risque de paraître ridicule.

Mais plutôt que de se moquer d’elle, les trois hommes baissèrent les yeux. Ce fut Roberto qui prit sur lui de lui expliquer et de laisser ses lèvres prononcer le mot tabou.


« Eh bien… une pute. »

La bouche de la jeune femme afficha alors un O de surprise. Elle n’avait pas songé une seule seconde que c’était possible, ou qu’une voyageuse puisse même agir de la sorte. Pourtant, cela expliquait clairement qu’elle soit repartie avec cet autre homme.

Soudain, les avertissements de Jacob lui parurent parfaitement fondés.




HUME
JACOB

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Roses et Rouges 650489Jacob

    Age : 24 ans.
    Ville : Montpellier (France).
    Activité : Bénévole, employé de la SDC.
    Dreamland : Manieur de la bulle, co-roi des Deux Déesses, membre des Private Jokes.
    Objet magique : La bulle, protection invisible et impénétrable qui l’entoure en permanence, et qui le rend sourd et muet à Dreamland.
    Aime : Mlle Cartel Free, ses sœurs, le bénévolat, s’impliquer dans les problèmes des autres, son royaume onirique, le calme et la philosophie
    Déteste : Dormir, sa bulle, la violence gratuite, l’injustice, ceux qui baissent les bras parce qu’on y peut rien, c’est comme ça.
    Surnom : L’intouchable.

    Le saviez-vous ?
    Jacob voudrait mourir dans Dreamland, mais il y a trop à faire là-bas. Il ne peut pas partir tout de suite.


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Jacob Hume
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Jacob Hume
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MessageSujet: Re: Roses et Rouges Roses et Rouges EmptyJeu 20 Nov 2014 - 15:43
3/ Une fille comme ça.

Dans la nuit même, Agathe et Jacob se mirent en quête d’infirmer ou de confirmer les soupçons qu’ils nourrissaient à l’égard de cette étrange inconnue. Ils avaient poursuivi leur entretien avec les deux gérants du motel en sirotant leurs verres. Leur conversation n’avait pas seulement été agréable, ils leur avaient appris l’essentiel de ce qu’ils savaient de la ville et de ses problèmes actuels, leur avaient parlé des différents quartiers où l’on risquait de croiser quelques dangers ou délits. Selon eux, et ils affirmaient que beaucoup d’autres créatures des rêves pensaient la même chose, la prostitution était le principal fléau de ce royaume. Naturellement, l’essence même de la ville incitait à de telles activités et pourtant, elles s’étaient développées de façon exponentielle ces derniers temps. La plupart refoulaient ces filles autant qu’ils le pouvaient et rejetaient cette disgrâce avec véhémence : ils n’étaient pas à Luxuria ici, la débauche ne faisait pas partie des services que l’on vendait. Pourtant, notamment parmi les hôtels les plus pauvres, on commençait à rechigner à les renvoyer. Elles apportaient une clientèle dont on avait terriblement besoin pour survivre face à la concurrence.

Une fois bien renseignés par les deux voyageurs locaux, ils avaient décidé de se mettre au travail et avaient pris une chambre afin de disposer d’un point de chute pendant leur enquête. Comme pour les boissons, on ne leur demanda aucune contribution financière. Apparemment, les propriétaires étaient simplement ravis de recevoir des voyageurs, peu portés sur le profit. Agathe, qui avait commencé à s’exaspérer du sens du devoir de Jacob avait à présent pris les choses en main, proposant une série d’idées qu’il avait toutes acceptées. Ils ne s’étaient pas contentés de choisir par quoi ou par qui commencer, mais aussi sous quelles conditions ils accepteraient de transmettre le message du client. Et étrangement, ce fut sur ce point qu’ils entrèrent un peu en conflit.

Pour Agathe, les choses étaient plutôt claires. Si la jeune femme s’avérait effectivement être une prostituée, elle refusait catégoriquement de poursuivre la mission. Elle aurait même été prête à expliquer à monsieur Manhell la situation, certaine qu’il comprendrait pourquoi ils n’avaient pas voulu poursuivre. Quitte à lui faire une ristourne si nécessaire, même si Ann ne serait peut-être pas d’accord sur ce dernier point, il avait payé d’avance et en un sens, tant pis pour lui. Elle estimait qu’une voyageuse qui passait ses nuits à vendre son corps n’était pas digne de confiance – à moins qu’elle n’y soit contrainte par quelque magie dont elle ignorait tout – surtout en matière de relation amoureuse. Ce comportement l’écoeurait, elle ne comprenait pas qu’on se livre à de tels actes volontairement. Même par besoin, elle aurait préféré s’affamer plutôt que d’accepter de vivre dans une telle indignité. Sur Dreamland, où les voyageurs ne connaissaient aucune famine, aucune nécessité de gagner leur vie, elle ne pouvait comprendre que l’on fasse ce choix.

Sur quoi l’intouchable lui avait gentiment répondu qu’il ne trouvait pas cela si anormal, comme si ce n’était qu’un « service comme un autre », tels étaient les mots qu’il avait noté avec sa plume en haussant les épaules. Elle s’était un peu emportée, lui assurant qu’il ne se rendait pas compte. Elle lui avait servi une flopée d’arguments sur le fait que les femmes s’étaient battues pour ne plus être les objets sexuels des hommes et que la prostitution était un retour en arrière, que le sexe ne pouvait s’acheter, ne se marchandait sous aucun prétexte, qu’il n’y avait rien de plus dégradant pour une personne que de vendre son intimité. Il avait eu un petit sourire amusé par ses convictions, puis la plume avait rétorqué qu’elle idéalisait peut-être un peu trop l’acte charnel. Il avait tenté d’expliquer son point de vue, de dire que ça n’avait pas vraiment pas de rapport avec l’amour, qu’on payait bien les acteurs pornos, et que tant qu’il y avait de la demande et des gens qui voulaient l’offrir, pourquoi l’interdire ? Le débat n’avait pas beaucoup continué, elle aurait voulu insister sur l’énormité de ses propos, sur l’amoralité de ceux-ci, mais il avait conclu pragmatiquement :


« Voyons déjà si c’en est une, et si oui, pourquoi. »

Malheureusement, elle n’avait pu qu’acquiescer et ils avaient ensuite dressés leurs plans pour la soirée : arpenter les rues des quartiers les plus touchés par le fléau et interroger d’autres filles, afin de déterminer si elles la considéraient comme une collègue, une concurrente peut-être, ou non. C’était la bonne chose à faire et elle se rendit compte lorsqu’ils commencèrent à marcher vers la ville qu’il n’aurait peut-être pas été bon d’insister. Il ne lui en aurait pas voulu, elle savait qu’il adorait ces débats stériles et qu’il l’aurait peut-être agacé au point de ne plus pouvoir le supporter pendant quelques jours. Malgré tous ses bons côtés, Jacob avait aussi la fâcheuse tendance de faire comme s’il était toujours étudiant en philosophie et de toujours chercher à remettre en question ces choses que l’on considérait comme acquises. Dans le fond, il n’avait peut-être pas tort, mais c’était horriblement insupportable de discuter ainsi avec lui. Il continuait à vous regarder avec ce sourire qui semblait affirmer qu’il savait exactement quels arguments vous alliez utiliser et comment y répondre, donnant l’impression qu’il cherchait à vous pousser à vous enfoncer par vous-même. Lorsqu’il s’y mettait, il était d’une suffisance incroyable. Elle plaignait sincèrement sa copine.

Ainsi, ils s’étaient mis en route, presque en sens inverse du trajet qu’ils avaient fait pour venir, et se retrouvèrent dans un quartier sensiblement plus chic que celui où ils avaient retrouvé leur client, mais qui demeurait bien moins engageant que le riche centre-ville. Comme Carlos et Roberto avaient tenté de les prévenir, ils n’eurent aucun mal à trouver des prostituées. Pourtant, Agathe n’en fut pas moins choquée par leur nombre. Elle ne s’était pas attendue à une telle profusion et resta un peu étonnée une fois devant le fait accompli. Il y en avait plusieurs par rues, souvent par petits groupes, qui discutaient entre elles en attendant leur prochaine passe. Elles étaient tristement vêtues, dans le sens où ce n’était ni vraiment racoleur, ni vraiment joli, simplement provocateur. La plupart étaient des créatures des rêves, mais on voyait aussi quelques voyageuses, occasionnellement. De temps à autres, elles interpelaient un passant, lui proposaient leurs services avantageux ; le plus souvent, ceux-ci se contentaient d’ignorer ou de baisser les yeux et de poursuivre leur route, gênés. Mais elle en surprit un qui répondit plutôt positivement à l’offre. Face à l’attitude de ce mâle écoeurant, elle décida d’aller tenter leur chance dans une autre rue.

Un nouvel obstacle, qu’elle n’avait pas anticipé, s’imposa à elle au moment où l’enquête aurait réellement dû commencer. Elle était partie avec la ferme intention de découvrir si l’objet de leurs recherches étaient bien l’une d’entre elles, mais à présent qu’elle se trouvait en face de toutes ces filles, elle ne savait pas bien comment les aborder. Elle était incroyablement gênée à l’idée d’aller leur parler de leur profession, c’était bien une situation dans laquelle elle ne s’était jamais imaginée.

Ce fut Jacob qui la tira de sa torpeur et de son hésitation. Il avait naturellement saisit ses appréhensions, ainsi que les manœuvres d’approche des filles. Il s’était contenté, sans lui demander son avis, d’aller à leur rencontre. Hésitante à le suivre, elle était restée quelques pas en arrière, si bien que lorsqu’il était arrivé devant le premier groupe de cette rue, il avait eu l’air d’un homme seul, en quête d’une petite partie de plaisir.


« Hey, mon grand ! » avait fait l’une des prostituées en s’approchant de lui et en présentant ses formes féminines. « On est tenté par une petite douceur ? »

Sans rien dire – faute de pouvoir – Jacob s’était contenté d’aller jusqu’à elle. La femme, une créature des rêves qui avait une queue de démon en sus du reste, s’approcha alors d’un air un peu provocateur.

« Je pourrais te faire découvrir des plaisirs que tu n’ima… Oh ! »

Pour aguicher son client, elle avait cru bon d’aller le chatouiller avec sa queue et sa main en même temps. Elle s’était évidemment heurtée au rempart de la bulle et avait aussitôt compris qu’il ne venait pas pour une passe. C’est à cet instant qu’Agathe se plaça aux côtés de son collègue et que les filles du groupe comprirent qu’il y avait anguille sous roche. S’attendant peut-être à ce qu’on les chasse, elles se firent beaucoup plus méfiantes et beaucoup moins engageantes.

« Qu’est-ce que vous voulez ? » demanda plutôt sèchement celle-là même qui, un instant auparavant, se pavanait d’une voix suave et sensuelle.

Agathe le lui expliqua, se confondant en excuses et se rendant plus que ridicule sur le coup. Mais la sincérité de sa réaction face à l’hostilité affichée des filles leur prouva qu’elle était honnête. Néanmoins, aucune d’entre elles n’avait entendu parler de la voyageuse qu’ils recherchaient et elles ne purent répondre à leurs questions. Agathe les remercia, toujours aussi embarrassée, et le duo s’en alla, sous les regards intrigués du groupe.

Après cela, elle eut beaucoup moins de mal à engager la conversation avec celles qui faisaient le trottoir ici. Il s’avéra que, même si elles vivaient dans la débauche, ce n’était finalement que des personnes ordinaires. Certaines furent désagréables, mais la plupart se montrèrent parfaitement aimables et répondirent avec politesse, les encourageants même dans leurs recherches. Un peu troublée par cette retour plutôt positif qu’elle obtenait, notamment avec l’aide du taciturne Jacob qui surveillait ses arrières et la rassurait davantage qu’elle ne l’aurait cru, elle finit par en oublier qui elles étaient réellement et ce qu’elles faisaient ici.

Lorsqu’au bout d’un moment, ils croisèrent quatre nouvelles filles en pleine conversation, elle n’eut pas une once d’hésitation et les aborda presque sans y réfléchir.


« Excusez-moi mesdemoiselles. » fit-elle en s’introduisant presque dans leur quatuor.

Toutes se retournèrent avec des sourcils haussés. Elle n’avait définitivement pas l’air d’une cliente et celui qui l’accompagnait ne paraissait pas être intéressé non plus ; il avait même l’air un peu trop fatigué pour ce genre d’effort. Elles l’écoutèrent néanmoins.


« Mon ami et moi avons été chargés de retrouver une jeune voyageuse et on nous a dit de nous adresser à vous. » expliqua-t-elle avec un naturel qui l’aurait choquée si elle y avait réfléchit. « Vous la connaissez peut-être, il est possible qu’elle travaille ici. »

Malgré tout, ses réflexes linguistiques la préservaient de prononcer le mot tabou devant elles. Les filles échangèrent un regard.

« Possible. » dit la première d’entre elles. « Elle ressemble à quoi ? »

Agathe leur décrit la jeune femme qu’ils avaient vue un peu plus tôt dans la soirée. A cet instant, alors qu’ils n’avaient obtenue aucune information depuis le début de leurs interrogatoires, une réaction étrange se fit. L’une des filles se mit à ricaner, comme si Agathe avait dit quelque chose de stupide. Comme tout le monde, même ses collègues, s’étaient tournés vers la prostituée hilare, une autre créature des rêves, celle-ci prit la parole :

« Nan, mais je la connais cette fille. » dit-elle. « Mais elle racole pas du tout. C’est rien qu’une sale fouineuse, c’est tout. »

« Pardon ? » s’étonna Agathe, qui n’avait pas tout compris.

« Ouais, l’autre jour, elle est venue me parler dans les toilettes du Matamore. » raconta la créature des rêves. « Elle commence à me parler et mine de rien, elle essaie de glisser une ou deux questions sur mes passes. Je l’ai envoyée chier. Elle était mignonne, mais c’était clairement une sale fouineuse. »

« Mais oui, je me souviens ! » ajouta une troisième fille. « Je lui ai parlé aussi, maintenant que tu le dis. Elle voulait je sais plus quoi à la base et rapidement, elle se met à m’interroger, comme une sale flic. C’est sûr, c’est pas une des autres filles. Elle avait pas l’air de savoir de quoi elle parlait la pauvre. Bien cruche à mon avis. »

« Ouais, une fouineuse je vous dit. » renchérit la précédente. « Vous la cherchez pour quoi ? Elle a fait des conneries ? »

« Euh non… » répondit Agathe, qui avait du mal à encaisser ce qui venait d’être dit. « C’est pour transmettre un message… »

Elles ne crurent pas cette vérité emballée, mais acceptèrent tout de même de ne pas insister. Le duo de la SDC leur posa quelques autres questions, pour tenter de mieux comprendre la situation et on leur répondit volontiers. Sans en parler, ils ne voulurent pas crier victoire trop vite et allèrent interroger quelques autres groupes pour confirmer ce qu’on leur avait dit. Au moins trois autres filles confirmèrent avoir parlé ou évité cette fille, répétèrent qu’elle n’était pas des leurs et pire qu’elle posait des questions indiscrètes. Il devint alors assez vite évident que leur première hypothèse n’était pas fondée : ce n’était pas une prostituée. Son comportement n’en était cependant que plus louche et ils établirent d’un commun accord qu’il était nécessaire d’en savoir plus sur elle avant de prendre une décision.

Dès le lendemain, ils commenceraient à écumer les hôtels et leur personnel, afin de savoir si on en savait pas plus sur elle et ce qu’elle faisait ici dans d’autres secteurs. Mais au moins avaient-ils la certitude que leur proie était là pour un moment. Agathe se réveilla la première, laissant un Jacob déjà très affaibli par sa prison invisible retourner à leur chambre pour agoniser au calme.


---

Agathe avait l’impression d’avoir perdu une journée et une nuit entière lorsqu’elle retourna, lessivée par la marche et les interrogatoires infructueux à l’hôtel. Bien qu’elle ait plus ou moins réussi à esquiver ses obligations familiales la veille, sa mère était revenue à la charge, bien plus insistante cette fois et avait même profité de sa journée de repos pour la forcer à faire tout ce qu’elle rechignait à faire depuis des semaines. La jeune femme avait donc été contrainte de passer de longues heures fastidieuses à rédiger des lettres de motivations bidon et des CVs qui ne mentionneraient jamais l’expérience acquise à la SDC, pourtant la plus importante de sa vie. La prochaine étape, lui avait-on assuré, était de se renseigner sur des entreprises qui pouvaient potentiellement être intéressées par ses services. Pourquoi ne pas faire une tournée des bars par exemple ? Ou des hôtels du coin ? Rien n’aurait paru plus ennuyant et gênant que cela, avait-elle estimé sur le moment ; passer sa journée à déposer des CVs à chaque porte, était très loin de l’idée qu’elle se faisait des vacances.

Et pourtant, la nuit même, elle n’avait rien fait de très différent. Conformément avec ce qu’ils avaient prévus avec Jacob, elle avait commencé une tournée des différents hôtels, pour savoir s’ils ne savaient rien sur une jeune femme répondant à ce signalement. Mais ce plan d’attaque était absurde, la ville comptait des milliers d’établissements et même en se séparant, ils ne pouvaient espérer couvrir l’ensemble avec efficacité. Elle avait vaguement trouvé un hôtel – un seul – où on avait vu cette fameuse voyageuse racoler une créature des rêves. Le personnel avait alors insisté qu’il s’agissait sûrement d’une prostituée, mais les investigateurs avaient déjà écarté cette possibilité. En tout état de cause, la jeune femme s’était simplement offert un peu de bon temps dans leur hôtel, ce qui n’était pas un crime.

Après le vingtième échec d’affilé, elle avait décidé de laisser tomber. Il leur fallait une nouvelle stratégie et elle n’avait pas d’idée. Elle revint donc à l’Hôtel du Voyageur pour y attendre Jacob. Il se rendrait bien vite compte que cette solution n’était pas la bonne et qu’ils feraient chou blanc en persévérant dans cette voie. Hélas, elle lui avait laissé son micro afin de lui faciliter ses interrogatoires, ce qui l’empêchait à présent de lui communiquer sa décision et de le faire revenir plus vite. En désespoir de cause et pour évacuer toute la frustration de la journée et de la nuit accumulée, elle alla s’installer au bar, espérant une nouvelle discussion avec Carlos et Roberto pour se remonter le moral.

Hélas, ni l’un, ni l’autre ne semblaient présent. Derrière le comptoir, il n’y avait qu’un homme du même âge que les deux autres, qui avait cependant le charme d’un acteur américain. Ses cheveux gris clair et les quelques rides de sourire qui plissaient ses yeux le rendaient immédiatement agréable. Lorsqu’il se mit à parler, ce fut pour dévoiler une voix tout à fait engageante. Il s’avéra d’ailleurs qu’il était tout aussi sympathique que les deux autres, quoi qu’un peu moins prononcé sur l’enthousiasme.

Il s’appelait Alban et sut immédiatement qui elle était et ce qu’elle faisait dans son hôtel. Il lui servit un verre sans demander ce qu’elle voulait ou chercher à la faire payer quoi que ce soit. Les deux autres l’avaient informé de la situation et il demanda illico si l’enquête piétinait, s’il ne pouvait pas faire quelque chose pour les aider. Comme ses deux collègues s’étaient montrés très désireux de leur offrir des renseignements viables, elle lui expliqua sans détour qu’ils avaient établi que la jeune femme n’était pas une prostituée et qu’elle semblait mener une forme d’enquête pour le compte de quelqu’un. Elle lui dit qu’ils avaient pensé à écumer les hôtels, mais à la moue qu’il fit, elle sut qu’ils avaient fait une belle erreur.


« Ce que vous devriez faire, c’est demander aux autres voyageurs qui traînent dans la ville. » dit-il sans exprimer le moindre reproche sur leur tactique. « Il y en a un certain nombre qui se sont calés dans les parages, un peu comme nous. Des employés de sécurité dans les autres hôtels, mais pas seulement. Mine de rien, ils forment une petite communauté et font plus ou moins attention les uns aux autres. J’en connais beaucoup moi-même, je peux vous dire où aller pour commencer. Si elle est en mission dans le coin, ils l’auront sûrement remarquée. »

Aussitôt, elle s’en voulut de ne pas y avoir pensé plus tôt – elle reprocha aussi l’erreur à Jacob. Il était vrai que, par les temps qui couraient, où l’hostilité envers les voyageurs ne cessait de croître, ceux-ci avaient tendances à plus faire attention les uns aux autres, surtout dans les cercles aussi posés que celui de Resting City, qui représentait tout de même une grande concentration d’entre eux. Elle avait pu l’observer en se rendant dans le petit royaume que possédait Jacob avec le reste de son équipe onirique, ils employaient des voyageurs et recueillaient des réfugiés aussi, ce qui avait tendance à rapprocher un peu tous ceux qui s’y trouvaient.

Alban commença alors à lui parler de ceux qu’il connaissait et qui pourraient les aider. Et il y en avait un certain nombre. De tête, il en cita plus d’une trentaine et il ne parla que de ceux qui étaient là depuis un certain temps déjà. Il en connaissait aussi d’autres, mais estimait qu’il n’était pas nécessaire de leur parler. Il acheva cependant par un avertissement étrange :


« Mais faites bien attention. N’y allez pas seuls ou séparément. Dernièrement, plusieurs employés voyageurs ont été tués en ville et on a entendu aussi d’autres histoires d’agressions, des vols dont les victimes sont exclusivement des voyageurs. Je soupçonne certains extrémistes de surveiller la communauté voyageuse de la ville et de s’en prendre aux éléments isolés. Bref, mieux vaut que vous restiez tous les deux. »

« Jacob est tout seul en ce moment même… » remarqua Agathe.

« Je ne pense pas que l’intouchable ait trop à s’en faire. » sourit Alban, un peu gêné de devoir expliciter sa pensée rétrograde sur la protection nécessaire de la gente féminine.

Agathe ne s’en offusqua cependant. Elle vit la question sous un autre angle. Entre Jacob et elle, il n’y avait pas la moindre comparaison possible. En combat singulier, l’intouchable l’aurait purement et simplement écrasée. Elle l’avait vu à l’œuvre et savait qu’il faisait partie des voyageurs les plus dangereux de tout Dreamland. Loin des monstres qui occupaient la tête de file des classements, mais largement assez fort pour inquiéter ceux qui voulaient lui chercher des ennuis. De plus, il était précédé par sa réputation, avantage qu’elle n’avait pas. Elle décida d’en parler à Jacob dès le lendemain.


---

De son côté, Jacob avait consciencieusement continué l’investigation jusqu’à son réveil. Il avait pourtant proposé le changement stratégie par sms dès qu’il avait ouvert les yeux. Agathe s’en était amusé et lui avait proposé le plan d’Alban, qu’il avait accepté sans rien dire. La jeune femme s’était ensuite évertuée à mentir à sa mère, lui assurant qu’elle avait entendu parler de tel ou tel plan pour des jobs d’été et qu’elle se renseignait sur la question. Bien qu’un peu suspicieuse, celle-ci avait accepté ce semblant d’effort. Ce changement de stratégie aussi lui sembla bon. Elle était à présent déterminée à faire semblant de chercher activement un travail, assurant à ses parents qu’elle allait déposer des CVs ou faire des entretiens lorsqu’elle irait en réalité retrouver ses amies. Alors, elle n’aurait pas de mal à finalement leur avouer que tous ses efforts n’avaient rien donnés, que c’était la crise et que son absence d’expérience n’avait intéressé personne.

Ravie par ce changement décisif qui n’attendait qu’à être réalisé, Agathe entama sa troisième nuit d’enquête. Cette fois, c’était Jacob qui s’était endormi le premier et lorsqu’elle l’eut rejoint, ils se lancèrent ensemble à la recherche des voyageurs qu’on leur avait recommandés.

Malheureusement, ce ne fut guère aussi fructueux qu’ils l’avaient espéré. Dans un premier temps, les interpelés, bien que parfaitement enclin à les aider, ne purent le faire, tant ils ignoraient de qui on parlait. Sur la grande avenue principale, qui concentrait pourtant le plus grand nombre d’entre eux, il fut bientôt clair que personne ne savait qui était cette jeune femme. Tous assuraient cependant connaître d’autres personnes pouvant peut-être les renseigner et qui s’ajoutaient à la longue liste de leurs entretiens futurs.

Au bout d’un moment, ils en vinrent à pénétrer dans un grand hôtel d’une bonne trentaine d’étage, le « Sun Place Rest ». Le bâtiment était conçu d’une étrange manière et présentait des courbes élégantes plutôt que des coins, avec de larges balcons en escalier. L’intérieur était très chic, recouvert d’une moquette parfaitement entretenue et peuplé d’employés à manches courtes, de vacanciers rêveurs en tenue d’été. De fait, l’endroit, malgré la nuit qui régnait dans tout le reste de la ville, était plongé sous un soleil écrasant, celui des plus belles journées méditerranéennes. Dans la cour, une immense piscine offrait sa fraîcheur à des dizaines de baigneurs enchantés, on se prélassait sur des chaises longues, se laissant bronzer au soleil et des parasols colorés étaient ouverts un peu partout tandis que des employés amenaient des boissons à tous ceux qui en désiraient. Là, les deux seuls voyageurs en service leur dirent à nouveau qu’ils ne connaissaient pas la jeune femme qu’ils recherchaient, ils dirent néanmoins qu’un client occupait une chambre depuis plusieurs mois ici et qu’il avait tendance à se balader dans tous les coins de la ville.

Ils trouvèrent celui-ci au bar intérieur de l’hôtel, un verre à la main et inutilement couvert d’un long imper noir. Il avait un visage carré assez rude et arborait un certain nombre de cicatrices peu engageantes. Il était grand, musclé et semblait se complaire dans une expression de dur à cuir renfermée. Il les vit approcher et le fixa un moment, peu heureux qu’on vienne l’emmerder dans sa dégustation probablement. Il avait l’air d’avoir dépassé la trentaine depuis un moment cependant et ressemblait plus à un vieux militaire qu’à autre chose, ce qui rassura un peu Agathe.


« Bonjour. » dit-elle en lui lançant un sourire amical.

« Bonjour. » fit-il sur un ton neutre, d’une voix grave et pénétrante.

« Je suis désolée de vous déranger, mais mon ami et moi menons une enquête à propos d’une voyageuse et nous nous demandions si vous ne l’aviez pas croisée. »

Il haussa un sourcil, comme s’il ne les croyait pas un seul instant. « Quel genre ? »

Agathe lui en fit la description le plus simplement possible. Elle l’avait trop faite ces derniers jours pour ne pas en avoir assez.

« Mmh. » commenta l’autre en hochant la tête. « Je l’ai vue, ouais. Une fois. »

« Où ça ? » s’enquit immédiatement Agathe, très enthousiaste à l’idée d’avancer.

« Dans un hôtel. » précisa l’autre sans donner la moindre information utile. « Je sais plus lequel. Elle parlait à un autre voyageur. Le Pacificateur. Je sais pas si vous connaissez. »

« Oui, je crois savoir qui c’est. » éluda la jeune femme. « Et vous ne lui avez pas parlé ? »

« Nan. Pas que ça à foutre. »

« Très bien, merci beaucoup alors… euh… » tenta-t-elle, un peu décontenancée par l’attitude peu accommodante du personnage.

« Dave. » se présenta-t-il pour l’aider à compléter sa phrase. « Vous avez d’autres question ? Parce que j’ai des trucs à faire en ville. »

« Non, c’est bon. » assura Agathe avec un grand sourire. « Encore merci. »

Il grogna une réponse inintelligible, se leva et quitta le bar. Enfin, ils avaient une information utile, se félicita-t-elle. Il fallait retrouver ce pacificateur et l’interroger à son tour. La plume de Jacob avait anticipé sa réaction et lui demandait déjà qui était le voyageur qui répondait à ce surnom. Agathe réfléchit plus sérieusement à la question et se rappela qu’elle avait déjà croisé ce nom quelque part. Dans le DreamMag, sans aucun doute. Mais elle n’avait pas spécialement retenu son nom ou les raisons pour lesquelles il portait ce titre. Après tout, elle n’avait jamais cherché à savoir qui était l’intouchable et quelles étaient ses capacités avant de travailler avec lui. Elle répondit qu’elle n’en savait rien. Naturellement, Jacob, qui n’avait jamais été très au fait de toutes ces choses, ne connaissait rien sur lui non plus. En revanche, Alban et Carlos furent en mesure de les informer.

Le Pacificateur était un voyageur controversé, mais puissant. La plupart des gens assurait que c’était un criminel, d’autres le présentaient comme un héros. Il avait eu une période noire quelques années plus tôt et avait finalement disparu de la circulation. Si bien qu’on avait supposé qu’il était mort. Il était cependant revenu depuis plusieurs mois et semblait se consacrer à empêcher les conflits de voyageurs qu’il croisait. Autrefois, son surnom avait été ironique et la pacification dont on parlait était plutôt liée à la violence avec laquelle il se débarrassait de ceux qui ne lui revenaient pas. A présent qu’il instaurait vraiment la paix là où il allait, celui-ci avait un tout autre sens. Ils leur présentèrent la photo, qui avait fait une Une du DreamMag quelques temps plus tôt et qui présentait la controverse suite à son intervention lors d’une altercation entre des extrémistes créatures des rêves et des voyageurs indignés.

Ils se décidèrent à le retrouver dès le lendemain.

Une fois encore, Jacob fut le premier arrivé. Il avait songé au géant noir de la photographie et s’était retrouvé au beau milieu du boulevard central de la ville, au milieu d’une foule de passants. Agathe l’avait suivie d’assez près et lorsqu’elle lui avait demandé s’il l’avait vu, il répliqua que ce n’était pas le cas. S’étaient-ils endormis trop tôt ? La réponse vint quasiment immédiatement. L’intouchable le repéra le premier et fit un signe à sa comparse pour qu’elle regarde à son tour dans la bonne direction.

Il était là, tel qu’ils l’avaient vu dans le DreamMag, planté au milieu de la rue. Ils étaient à côté d’un passage à niveau et lui-même était sur le petit terreplein central qui séparait les voies de circulation entre elles, selon le sens autorisé pour les véhicules. Immense, imposant tant par sa stature que par son attitude qui dégageait une assurance impitoyable, il dominait tous les alentours par sa simple présence. Elle-même ne l’avait pas vu l’instant plus tôt, lorsque ses yeux s’étaient tournés dans cette direction et se demandait comment elle avait pu le manquer. Pire cependant, il avait croisé ses bras et les fixait avec une neutralité étrange. Elle le sut rien qu’en le voyant : il savait exactement qui ils cherchaient et pourquoi. Elle n’aurait pu expliquer cela, mais elle le sentait dans tout son être.

Ils s’approchèrent du mastodonte en traversant la rue avec d’autres passants. Même Jacob, d’habitude isolé par sa bulle semblait plus nerveux qu’à l’accoutumée. Ressentait-il lui aussi l’aura du personnage ? Ou était-il simplement impressionné par son apparition. Ils se postèrent devant lui et Agathe dut tordre son cou pour le regarder dans les yeux, ce qui ne l’aida pas à être rassurée.


« Vous me cherchiez. » annonça-t-il simplement, comme s’il énonçait une évidence.

En réalité, il y avait mille et une façons pour que cet homme soit effectivement au courant. Ils n’en avaient pas fait un secret et il avait pu demander aux propriétaires de l’hôtel du Voyageur, ou même à ce Dave qu’ils avaient interrogé la veille. Pourtant, elle eut la certitude que c’était parce qu’il était omniscient, elle ne se rendit compte de l’absurdité d’un tel jugement que bien après leur conversation.


« Euh oui… » fit-elle, presque désolée d’avoir été prise sur le fait – mais quel crime avait-elle commis ? « Nous voulions vous poser quelques questions… »

Il tourna son visage vers le bas pour lui faire face, jusqu’à présent ses yeux s’étaient plutôt imposés sur Jacob.

« Allez-y, posez-les. »

Agathe inspira à fond. « Voilà, on nous a dit qu’on vous avait vu en compagnie d’une jeune voyageuse. Elle a les cheveux châtains, elle est dynamique et… »

« Porte des chaussures noires et du rouge à lèvre. » acheva-t-il. « Je sais. Et c’est un fait, je lui ai parlé. En quoi cela vous intéresse-t-il ? »

« Eh bien… » commença l’employée de la Sweet Dream Company, qui n’aimait pas du tout la tournure de la conversation. « Nous avons besoin d’information sur elle. Notre client désire la… contacter. Pour une affaire qui ne regarde que lui. Vous savez où elle se trouve ? »

« Actuellement, non. » trancha-t-il sur un ton qui ne pouvait être que la vérité et qui, s’il ne l’avait pas été, aurait pu la créer.

La plume de Jacob s’agita et attira l’attention des autres. Il semblait avoir repris du poil de la bête et n’avait pas perdu le fil de l’enquête. Peut-être que sa bulle le protégeait un peu de l’effet que le pacificateur avait sur les gens.

« De quoi avez-vous parlé ? » disait-il.

« De la ville et de ce qui s’y passe en ce moment. » répondit l’autre, laissant entendre qu’il ne donnerait pas plus de détail.

Jacob refit travailler son artefact, quitte à être insolemment lent.


« Savez-vous pourquoi elle se trouve en ville ? »

Là, le géant plissa les yeux et marqua une hésitation, ce qui paraissait très étrange venant d’un tel homme. Il les informa cependant :

« Elle mène une enquête. Sur quoi et pour le compte de qui, je ne lui ai pas demandé. »

Venait-il d’avouer son ignorance ? Agathe eut du mal à le croire, il avait pourtant l’air de tout savoir. Elle se sentit un peu mieux et reprit la conversation pour éviter de nouvelles interventions fastidieuses de la part de l’intouchable.

« L’avez-vous revue depuis ? »

« Je l’ai recroisée. » admit le géant. « Avez-vous d’autres questions ? »

Elle en avait une fourmilière, mais elle s’entendit répondre : « Non, je crois que c’est tout. »

Instinctivement, quelque chose lui disait qu’elle ne tirerait pas plus de lui. Il leur avait accordé un entretien pour éviter qu’ils aient à le chercher et à le poursuivre. Mais il n’avait pas l’intention de leur en dire davantage. Pourtant, il n’avait pas mentit. Même lorsqu’il fut éloigné et que l’impression de petitesse qu’elle ressentait s’était évanouie, elle avait compris qu’il avait dit la vérité. Ce qu’il n’avait pas dit, c’est que lui-même était là pour une raison. Un voyageur de sa trempe ne s’enterrerait pas dans une ville déjà pacifiée sans raison. En venant à leur rencontre, il les empêchait d’en savoir plus sur sa propre mission. Jacob en était venu plus ou moins aux mêmes conclusions et ils repartirent en chasse.

La piste s’était tarie d’elle-même, mais la liste des personnes à interroger était encore longue. Ils s’éloignèrent du centre pour revenir dans les quartiers plus modestes, où on l’avait déjà signalée à plusieurs reprises. Ils trouvèrent rapidement un voyageur, chef de la sécurité d’un petit hôtel cossu pour leur en apprendre davantage.


« Oh oui, je la connais. » assura-t-il, dès qu’elle eut commencé la description, et il n’avait pas l’air d’en avoir gardé un bon souvenir. « Elle est venue ici il y a quelques nuits… »

« Vous lui avez parlé ? »

« J’ai fait mieux que ça. » commenta le dénommé Ben. « Mais, finalement, elle n’a pas apprécié autant que je le croyais… »

« Ah ? » interrogea Agathe, qui commençait à trouver l’histoire très intéressante.

« Oui, en fait, elle voulait des informations et m’a séduit pour me les soutirer. »

Il toussota un peu. Elle continua : « Quel genre d’informations ? »

« Sur un dispositif de sécurité de l’hôtel. » indiqua-t-il sans donner plus, pour des raisons évidentes. « Je ne lui ai rien donné. Elle est repartie. »

L’idée était perturbante, qui aurait eu besoin d’une telle information ? Ils avaient entendu parler des vols dans les coffres des plus grands patrons de la ville, ainsi que d’autres problèmes en tout genre. Etait-elle liée à l’un de ces crimes, d’une manière ou d’une autre ?

« Si vous la retrouvez… » ajouta Ben, d’un ton presque amusé. « Dites-lui qu’elle a une dette envers moi et que je ne l’oublie pas. »

« Entendu. » fit la jeune femme en lançant un regard à Jacob, qui haussa les épaules.

La nuit suivante, ils essayèrent de retrouver l’homme qu’ils avaient vu avec elle, le premier soir. Celui qui, en la suivant, leur avait donné l’impression qu’elle était une prostituée. Ils n’eurent pas le moindre résultat en ce sens. Le voyageur ne montra pas le bout de son nez, même à ceux qui étaient habitués à sa présence. Ils continuèrent leurs rencontres sans rien trouver de plus pour le reste de la nuit. Oui, certains l’avaient vue, d’autres lui avaient même parlé et pouvaient confirmer qu’elle posait des questions sur la ville et ses problèmes actuels.

Une fois de plus, ils se réunirent dans leur chambre, à l’hôtel du Voyageur, et rassemblèrent leurs informations. Ils savaient à présent qu’elle menait une enquête pour le compte de quelqu’un, peut-être pour elle seule. Mais quant à savoir de quoi il s’agissait, ils n’avaient pas le moindre indice. Elle s’était intéressée aux prostituées, à la sécurité d’un bâtiment, à des graffitis sur les murs et à des données comptables un peu compliquées. D’autres choses encore, d’autres détails semblaient avoir fait l’objet de ses recherches ? Pourquoi ? Quel était le sens dans tout cela ? La question était à présent se savoir si elle ne travaillait pas en réalité pour une organisation malhonnête, ce qui, ils étaient d’accord sur la question, les aurait immédiatement convaincu de ne pas lui transmettre de message. Si elle était capable de vol à Dreamland, pourquoi n’aurait-elle pas profité de la richesse de leur client ?

Une seule chose était certaine : ils piétinaient et personne ne semblait en mesure de les aider. Malgré toute leur bonne volonté, Carlos, Roberto et Alban ne pouvait leur révéler ce qu’ils ne savaient pas. A ce qu’ils avaient compris, le Pacificateur était aussi difficile à retrouver que la jeune femme et ils devaient s’estimer heureux qu’il se soit montré à eux. Ben l’avait soupçonnée d’être une ennemie de l’hôtel pour lequel il travaillait, mais cela ne coïncidait pas avec tout le reste. Face à cette impasse, Agathe finit par faire une proposition.


« On doit l’interroger elle. » lança-t-elle après un long soupir.

Jacob acquiesça. Sa plume vola un instant.
« On en sait assez. La forcer à s’expliquer. »

Il était passé sur certains mots, mais elle comprit tout de suite ce qu’il voulait dire. Elle avait l’habitude.

« Dès demain, je m’endormirai en pensant à elle. A minuit. Tu feras pareil, une heure après, on sait jamais. »

Il acquiesça à nouveau. Leur enquête avait duré trop longtemps, il était temps de répondre à toutes les questions qu’elle avait soulevées.



VALETON
AGATHE

Personnage

Roses et Rouges 853461Agathe

    Age : 19 ans.
    Ville : Nantes (France).
    Activité : Etudiante, employée de la SDC.
    Dreamland : Agoraphobe, contrôleuse des distances.
    Objet magique : Aucun.
    Aime : Glander, les séries télé, les soirées entre filles, Dreamland.
    Déteste : Travailler pour travailler, parler d’avenir avec ses parents, s’ennuyer, faire du sport, se sentir grosse.
    Surnom : La jeunette (surnom donné par ses collègues de la SDC).

    Le saviez-vous ?
    Agathe ne sait pas vraiment quoi faire de sa vie et ça l’inquiète beaucoup.


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Jacob Hume
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MessageSujet: Re: Roses et Rouges Roses et Rouges EmptyJeu 20 Nov 2014 - 20:08
4/ Un femme inaccessible.

Agathe prit soudain conscience qu’elle fixait un lampadaire, sans aucune raison apparente. Elle eut un mouvement un peu paniqué et fit un rapide tour sur elle-même pour faire l’état de son environnement. Elle avait l’impression de s’être réveillée après une longue nuit de rêves confus et prenants, dont elle ne se rappelait rien, mais qui la forçaient à se demander où elle était. Il ne lui fallut pas plus d’un regard pour reconnaître l’un des faubourgs de Resting City, qu’elle avait déjà traversé une ou deux nuits plus tôt.

L’immense boulevard qui coupait la ville en deux ne devait pas être à plus de trois ou quatre pâtés de maison, à en juger par la façon dont les tours apparaissaient encore dans toute leur splendeur écrasante. La rue elle-même présentait une série de constructions collées les unes contre les autres, qui auraient pu constituer un seul et même bâtiment de chaque côté si les différences architecturales n’avaient été aussi flagrantes. Beaucoup de rêveurs se promenaient çà et là autour d’elle et tournaient en rond pour tenter de choisir dans quel hôtel s’arrêter. Des voitures passaient sans se soucier d’eux et les nombreuses enseignes se joignaient aux deux lignes de lampadaires en boules pour éclairer cette nuit perpétuellement étoilée.

Une brise fraîche fit réaliser à la jeune femme qu’elle ne portait rien sur le ventre. Pour une raison qui lui échappait totalement, mais qui n’était pas sans lui plaire, elle était apparue seulement vêtue d’un haut de tissu noir léger qui ne couvrait que sa poitrine et sa gorge, ainsi que d’un sarouel blanc cassé. Ses pieds étaient même engoncés dans deux chaussures argentées à paillettes qui se terminaient en pointes recourbées sur elles-mêmes. Elle ne chercha pas à comprendre comment son subconscient en était venu à croire qu’elle trouverait l’accoutrement adéquat et se félicita de ne pas avoir de clochette quelque part pour accompagner chacun de ses pas. Malgré toute l’étrangeté de cette tenue, elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle avait de l’allure.

Alors seulement, elle se rappela qu’elle s’était endormie en songeant à la voyageuse qu’ils étaient censés retrouver. Dans moins d’une heure, Jacob ferait probablement de même et ils pourraient l’interroger sur son comportement. Elle espérait sincèrement pouvoir régler cette affaire dans la nuit, prendre une décision concernant le bouquet de roses de leur client et retourner ensuite à ses pérégrinations oniriques libres. Sans attendre plus longtemps, elle chercha du regard autour d’elle où se trouvait sa cible. Ayant fait le tour de ceux qui arpentaient la rue, elle fronça les sourcils et chercha à nouveau. Personne n’avait couru pour tenter de lui échapper, il lui semblait impossible qu’elle ait été dans l’une des voitures qui étaient passées tout à l’heure, sans quoi, elle serait elle-même apparue dans un véhicule. Elle chercha à nouveau, sans plus de succès.

Il y avait bien un voyageur dans les parages, un jeune homme sur le trottoir d’en face qui portait un jean et un t-shirt vantant un groupe de musique qu’elle ne connaissait pas, ainsi qu’une paire de converses noires. Mais à part cette dernière coïncidence, il avait simplement l’air d’un passant en train de refaire ses lacets. Elle ne chercha pas à le détailler, ce n’était pas la personne qu’elle cherchait. Il devint alors évident que la jeune femme ne se trouvait pas dans la rue. Agathe crut s’être endormie trop tôt, l’espace d’un instant. Puis elle se rappela que la précédente fois, le client s’était trouvé à l’intérieur du bâtiment le plus proche. Satisfaite par cette constatation, elle avisa l’entrée de l’établissement le plus proche et entra.

Elle fut surprise de trouver un hall parfaitement désert, qui lui sembla bien trop grand pour l’immeuble dans lequel elle avait pénétré. C’était une pièce parfaitement agencée, avec une belle moquette à motif sur le sol, des murs en bois poli et sculpté, un plafonnier qui donnait exactement la lumière nécessaire pour mettre en valeur l’espace qui lui faisait face. Il n’y avait cependant rien de plus qu’un réceptionniste en pleine lecture, là-bas, derrière le comptoir d’accueil, pas de trace d’un restaurant ou d’une voyageuse. Supposant que celle-ci devait se trouver dans une chambre, Agathe alla poser la question à l’employé de service.

Mais elle ne fit pas trois pas qu’elle se rendit compte qu’elle était à l’étroit et que la pièce semblait rétrécir autour d’elle, réveillant un vague élan de claustrophobie bien naturelle. Elle ne comprenait pas comment ce hall, qui avait paru si gigantesque quelques secondes plus tôt, pouvait à présent être si petit. Peut-être les murs se rapprochaient-ils au fur et à mesure qu’elle avançait, peut-être avait-elle gagné en taille sous l’effet d’une magie quelconque, ou peut-être que la taille apparente de la pièce n’était qu’un trompe l’œil comme seul Dreamland savait les faire. Quoi qu’il en soit, ce changement la perturba un peu et il ne lui fallut pas deux pas de plus pour se trouver non loin du poste d’accueil et être obligée de se courber vers l’avant pour pouvoir se tenir debout. Finalement, le comptoir était tout petit et le personnage qui le tenait n’était guère plus grand qu’un écureuil.

Elle commença alors à douter que l’autre voyageuse se trouve quelque part dans cet hôtel. Comment aurait-elle pu entrer lorsqu’Agathe elle-même, si petite, ne parvenait pas à s’y tenir sans se sentir à l’étroit ?


« On est complet ! » annonça l’homme à l’accueil, sans même lever les yeux de son journal et avant qu’elle ait pu poser la moindre question.

« Euh, d’accord. » nota Agathe qui devait luter pour qu’un lustre de cristal ne s’accroche pas à ses cheveux ébènes. « Mais, je voulais juste savoir si vous n’aviez pas une voyageuse parmi vos clients ? »

« Voyons mademoiselle ! » fit alors la créature des rêves en levant les yeux au ciel, exaspérée par la stupidité de sa question. « Comment pourrions-nous avoir des clients puisque nous sommes complets ? »

Visiblement, le principe même de cet hôtel était de décevoir les éventuels visiteurs. Ils n’avaient peut-être même pas de chambres maintenant qu’elle y pensait. Elle s’excusa, par politesse et ressortit, ravie de pouvoir se tenir droite à nouveau. La rue était toujours la même, seul les passants avaient changés, certains rêveurs avaient dû se décider à entrer, le voyageur était reparti poursuivre son chemin. Se disant qu’elle s’était peut-être trompée d’établissement, Agathe essaya les voisins. Ils lui répondirent tous par la négative. Déçue, elle fut forcée de conclure qu’elle s’était bel et bien couchée trop tôt et retourna à l’hôtel du Voyageur pour y attendre Jacob.

Celui-ci arriva un bon moment après elle, plus qu’elle ne s’en serait doutée. Mais il n’avait été plus chanceux qu’elle. Il était arrivé dans un bar où cinq voyageurs s’étaient arrêtés. Aucun n’était la jeune femme et il avait eu beau chercher aux alentours, il ne l’avait pas trouvée. Troublés par cette absence de résultat, ils décidèrent néanmoins de passer la nuit à la chercher, dans l’espoir qu’on l’aurait vue quelque part. Néanmoins, ils n’eurent pas plus de succès. Elle était introuvable.

La nuit suivante, après s’être couchés à des heures indécentes et avoir été à nouveau éconduits dans leurs recherches, les deux membres de la SDC firent part de leur problème à leurs trois aides favorites : les tenanciers Carlos, Roberto et Alban. Ceux-ci, réunis devant leurs yeux pour la première fois se lancèrent des regards étonnés. De mémoire de voyageur, affirmèrent-ils, personne n’avait jamais rencontré un tel problème. Il suffisait de penser à quelqu’un pour se retrouver dans son rêve, voyageur, rêveur ou créature des rêves confondus. Bien entendu, si l’esprit de la personne ne se trouvait pas à Dreamland au moment où l’on s’endormait, qu’elle était encore éveillée donc, on pouvait réapparaître ailleurs. Pourtant, ils avaient visé des horaires larges et à moins qu’ils aient joué d’une malchance terrible, une seule explication demeurait :


« Elle se cache. »

C’était Roberto qui venait de parler, brisant le silence dans lequel il s’était muté quelques minutes auparavant, laissant les autres argumenter sur l’impossibilité de la situation de leur côté. Les quatre autres l’interrogèrent du regard et il poursuivit :

« A mon avis, elle doit savoir que vous êtes à sa recherche et elle vous empêche de la retrouver. A chaque fois vous devez apparaître non loin de sa position, mais elle a un pouvoir ou un artefact qui lui permet de rester invisible à vos yeux, ce ne serait pas tellement nouveau ça. Une fois qu’elle en voit un arriver, elle change d’endroit et attend l’autre. Puis, elle se cache. Peut-être même qu’elle a mis son enquête de côté jusqu’à ce que vous partiez. »

Agathe fronça les sourcils, ils n’avaient pas été discret dans leurs recherches et cela avait peut-être inquiété la jeune femme, qui préférait les éviter plutôt que de se créer des ennuis.

« Elle n’a pas tellement besoin de se cacher une fois qu’ils sont apparus, elle a juste à aller ailleurs, c’est une grande ville. » fit remarquer Carlos.

Jacob secoua la tête, il n’adhérait pas à l’analyse du dernier orateur et sa plume exprima sa pensée :
« Non, on demande ensuite aux gens. Personne ne l’a vue depuis deux ou trois jour. »

C’était vrai, avant, ils trouvaient toujours au moins une personne pour dire qu’ils avaient croisé la jeune femme à un moment ou à un autre de la nuit. Seulement, comme ils ne cherchaient pas encore à la rencontrer, ils n’étaient pas allés à sa rencontre. Même l’hôtel dans lequel on l’avait plusieurs fois signalée les nuits précédentes assurait qu’elle avait libéré sa chambre et qu’elle n’était pas revenue. Elle devait faire beaucoup d’efforts pour rester invisible et il était peu probable qu’elle use d’un artefact ou d’un pouvoir pour cela ; abuser ainsi de ses capacités, c’était dangereux. Agathe devait le reconnaître, elle devait avoir trouvé une planque et s’y terrait en attendant que la tempête passe. Alban, en revanche, décela autre chose dans le discours de son camarade.

« Tu penses à quelque chose de particulier ? » demanda-t-il à Roberto, pas dupe pour un sou.

L’interpelé envoya un regard presque empli de reproches à son camarade, comme s’ils s’étaient jurés de ne jamais parler de certaines choses. Il se mit néanmoins en tête d’expliquer le fond de sa pensée.


« L’autre jour, je suis allé dans le quartier pauvre. » raconta-t-il. « Pour une livraison. J’ai pris un raccourci par les ruelles. L’un des bâtiments avait l’air occupé. J’ai pas fait plus attention, mais ça m’a tout de même semblé bizarre. »

Jacob fronça les sourcils et Agathe ne comprit pas en quoi croiser un bâtiment occupé était exceptionnel.

« Qu’est-ce qui est bizarre ? » demanda-t-elle en se redressant sur son siège.

« C’est vrai que vous n’êtes pas d’ici. » se rappela Carlos avec gentillesse. « Dans le quartier pauvre, les immeubles cachent les restes d’hôtels abandonnés. C’est ce qu’on appelle les ruelles. Techniquement, plus personne ne rêve de ces endroits, ou presque. Ils sont dans un état… pitoyable. Quoi qu’il en soit, Roberto n’a pas tort. Si je devais me cacher quelque part, c’est là que j’irai. Presque aucun passage, personne ne s’y intéresse et il y en a suffisamment pour que tous les visiter soit une idée particulièrement peu viable. »

Il se tourna vers son ami.

« Tu pourrais retrouver le bâtiment ? »

« Oui, bien sûr ! » assura le barman avant d’expliquer dans quelle ruelle exactement il avait entendu des bruits suspects. « Vous ne pouvez pas manquer le bâtiment, il est couvert de graffitis. »

« Merci. » écrivit Jacob avant de se lever.

C’était mince, songea Agathe, mais c’était mieux que rien. Le problème était que, depuis le début de leur enquête, toutes leurs informations manquaient de consistance. Ils n’avaient fait que suivre des intuitions, de vagues indications, sans jamais vraiment pouvoir disposer d’un seul élément concret. Et à présent qu’ils la recherchaient et qu’elle leur échappait, elle avait l’étrange intuition que cette nouvelle recherche ne mènerait à rien. Elle les remercia à son tour et suivit Jacob vers les quartiers pauvres.

Sur le trajet, ils étaient plutôt maussades et manquaient d’enthousiasme. Elle aurait pu leur épargner la route en pliant la distance qui les séparait de leur destination, mais elle aurait inutilement gâché ses pouvoirs et le cœur n’y était plus. Jacob sentit son désarroi, probablement parce qu’il ressentait le même et commença à aborder des sujets plus quotidiens, maintenant qu’ils avaient le temps. Il posa quelques questions sur ses études et ses projets, ce qu’elle comptait faire cet été. Elle lui raconta alors les déboires qu’elle avait avec ses parents. Il sourit en l’écoutant parler et lui assura qu’il avait eu les mêmes problèmes à son âge, voire même un peu plus tôt. La solution qu’il avait trouvée pour échapper à cette pression constante – bien que plus douce dans son propre foyer – avait été de déguerpir en prétextant des études de philosophie dans la grande ville voisine. Mais Agathe ne se sentait pas prête à aller affronter le monde d’elle-même pour l’instant. Elle préférait subir les inquiétudes sans fondement de ceux qui l’avaient élevée encore quelques temps.

En chemin, elle ne put s’empêcher d’observer la façon dont Jacob marchait et s’habillait à Dreamland. Il y avait quelque chose dans sa démarche qui voulait dire au monde entier qu’il ne s’intéressait pas au royaume onirique. L’ayant déjà croisé dans le monde réel, elle savait qu’il était beaucoup plus énergique et attentif en vrai. Mais ici, il marchait toujours les mains dans les poches, l’air de se foutre de tout ce qui l’entourait et de ne jamais être impliqué dans quoi que ce soit. Ses vêtements anodins, toujours en chemise, pantalon et chaussures de ville bien cirées, contrastaient par leur banalité avec tout ce qui l’entourait. Accentué par son mutisme et sa surdité, il en devenait un être à part, détaché de toute cette activité délurée.

Elle-même paraissait être l’inverse. Elle se déplaçait avec plus d’assurance que dans le monde réel, et un enthousiasme certain, même lorsqu’elle était sur une mission difficile. Elle avait tendance à observer tout ce qui se trouvait autour d’elle et à aller noter les absurdités qui faisaient de cet univers une petite merveille. Cette nuit, elle portait une longue jupe blanche et un corset noir que l’on avait agrémenté d’un nœud à deux boucles fait avec un ruban rose fluo. Elle qui ne trouvait jamais l’envie de mettre des couleurs lorsqu’elle était éveillée n’avait aucun problème à s’en parer ici. Et pourtant, lorsqu’ils le voulaient, les deux acolytes pouvaient discuter de choses et d’autres pendant des heures et se raconter leurs vies sans problème.

Tant et si bien qu’ils continuaient à se narrer des anecdotes plus ou moins drôles sur leurs parents respectifs lorsqu’Agathe se rendit compte qu’ils étaient arrivés dans la ruelle. Ils suspendirent leur conversation pour mieux observer l’endroit. La jeune femme resta un peu clouée tant le spectacle était désespérant. Ils étaient passés dans un petit chemin étroit entre deux immeubles déjà peu engageants et avaient déboulée sur une allée un peu plus large, baignée dans la lueur d’un pâle soleil d’hiver à peine couvert. Elle en eut presque un frisson. Elle se serait crue dans une ville évacuée suite à une catastrophe nucléaire, comme on en voyait parfois dans les films. Même le quartier pauvre et ses barres tristes lui parut accueillant face à ce qu’il cachait.

Et pourtant, l’endroit ne manquait pas vraiment de couleur. Comme Roberto l’avait indiqué, l’un des bâtiments, un vieux rectangle de briques, était couvert de graffitis. Pour une raison inconnue, les auteurs de ces tags s’étaient acharnés sur un seul et unique bâtiment, alors que beaucoup d’autres murs offraient leurs façades ici. Ce bâtiment avait retrouvé un semblant de vigueur grâce à cette insistance, mais il n’en était pas vraiment beau pour autant. Jamais Agathe n’aurait appelé ce travail du « street art », tant il était répétitif. Ce n’était pas des dessins que l’on avait fait ici, on s’était simplement contenté de barder chaque parcelle de la construction délabrée de slogans et de sigles anarchistes. Tous contestaient le capitalisme ambiant, la folle course à la consommation et la violence de la concurrence. Elle-même assez peu réceptive à ce genre de tractation, surtout lorsque ceux-ci ne présentaient pas de jeux de mots ou d’utilisation brillante de la langue, ne sut interpréter cet acte politique sans queue ni tête : qui irait recouvrir un bâtiment entier d’une telle propagande si personne n’était destiné à le voir ? Ce fut l’intouchable qui trouva la réponse.


« Ce sont des essais. » expliqua-t-il en quelques mots griffonnés.

Son analyse apparut alors soudain évidente pour sa jeune collègue. Elle voyait à présent que tous ces slogans n’étaient pas écrits par une seule et même main. Certains semblaient trop petits, d’autres trop gros. Certains finissaient en queue de poisson, d’autres présentaient trop d’espace entre les lettres. On en voyait qui se tordait vers le bas ou vers haut, d’autres où les lettres avaient été repassées, trop hésitantes. Néanmoins, les plus récents essais, qui couvraient les autres avec de nouvelles couleurs, paraissaient beaucoup plus efficaces, bien mieux réussis. Les traits étaient alors assurés, les symboles tracés avec une linéarité claire et l’ensemble semblait presque avoir été travaillé à l’ordinateur. Elle se rappela avoir croisé plusieurs autres graffitis dans la ville, vantant ces mêmes slogans. Apparemment, ceux qui les avaient peints s’était d’abord entraînés ici, afin de parfaire la qualité de leur message.


« Allons-y. » finit-elle par dire en reprenant la marche, suivie de près par l’intouchable.

Le bâtiment ne comptait que deux étages en plus du rez-de-chaussée et ne semblaient pas être très profond. Il serait assez rapide de déterminer si quelqu’un se trouvait effectivement caché ici. Mais l’idée était de ne pas faire fuir la voyageuse trop tôt si jamais elle se trouvait dans les parages. Ils ne voulaient pas qu’elle déguerpisse en les voyant arriver et ne trouve une autre cachette bien moins repérable. Ils firent donc de leur mieux pour ne pas faire de bruit. Jacob, hélas, qui n’entendait pas les sons qu’il provoquait lui-même et lui donna quelques petites frayeurs.

Il ne fallut pas longtemps avant qu’Agathe sache qu’ils tenaient peut-être quelque chose. Dès qu’ils commencèrent à marcher sur le premier palier, elle entendit des voix provenir de l’étage juste au-dessus. Elle fit signe à Jacob qu’elle entendait quelque chose de trop diffus pour être retransmis par le micro qu’elle avait accroché à son oreille pour lui, puis elle le conduisit à pas de loup jusqu’à un escalier en colimaçon qui aurait pu grincer, mais qui paraissait clairement avoir dépassé ce stade de vieillissement. Bientôt, ils se retrouvèrent tous deux dans un long et large couloir vide et poussiéreux, où toutes les portes sauf une avaient été défoncées ou retirées. Les voix, toujours étouffées par quelque chose, ne pouvaient que provenir de derrière cette porte close. Elle s’en approcha pour essayer de percevoir ce qui se disait et Jacob se plaça devant le battant, au cas où quelqu’un l’ouvrirait. Soudain, les mots devinrent plus distincts et elle comprit qu’une femme se trouvait effectivement à l’intérieur.


« … yais quoi ? Qu’on allait tout changer du jour au lendemain ? » disait la fille, sur le ton du reproche.

« Non, mais… » protesta quelqu’un qui semblait être un homme – Agathe ne put en avoir le cœur net. « Mais, ce qu’on a fait n’a servi à rien… »

« A rien ? » s’indigna la femme. « Non, mais attends, qu’est-ce que tu racontes ? Bien sûr que ça a servi, on a marqué des milliers d’esprits ! Des tas de rêveurs ont vu notre travail. Certains ont peut-être déjà commencé à y réfléchir. C’est un travail sur l’esprit qu’on fait ! Les résultats sont pas visibles ! »

« Je sais bien, mais… » tenta encore l’autre voix.

« Mais rien du tout, si t’es qu’un lâche qui se refroidit au moindre problème tu peux partir ! »

« Oh, Anaklor, du calme. » intervint une troisième voix, définitivement masculine. « Laisse-le respirer. Il a le droit de faire ce qu’il veut après tout. »

« Hey ! » s’emporta la dénommée Anaklor. « Tu vas pas t’y mettre toi aussi ! Putain Anabert, tu vas pas me lâcher aussi. »

« Non, bien sûr. » dit Anabert. « C’est un beau projet et j’y crois. Mais le petit a le droit de se dégonfler. Faut des volontaires pour que ça marche. On va pas le forcer non plus. »

« Oui, oui, mais quand même ! » insista Anaklor. « Je trouve ça dommage qu’il laisse passer sa chance juste parce qu’il voit pas l’importance de ce qu’on fait. »

« Mais… » protesta à nouveau la seconde voix. « Je sais que c’est important. C’est juste que… Je pensais qu’on ferait quelque chose plus… je sais pas… »

« De plus voyant ? » proposa Anabert.

Le second personnage sembla acquiescer, du moins Agathe le devina-t-elle, car il y eut un petit silence et Anaklor reprit :
« Ben écoute, je vais te dire. Si tu as une idée pour faire mieux, t’es libre de la proposer. En attendant, je vois pas pourquoi on devrait pas continuer comme avant. »

« C’est un bon deal. » admit Anabert. « Pas vrai Anarito ? »

« Ouais ! » dit l’intéressé. « C’est une bonne idée. »

« Bon, on peut y aller maintenant ? » s’enquit Anaklor avec impatience. « Il y a le Granica qui nous attend ! Prenez le matériel, ça va être chaud sur ce coup. »

Il y eut alors des mouvements précipités de l’autre côté et Agathe se demanda ce qu’ils devaient faire. Partir ? Les laisser passer pour voir si leur voyageuse se trouvait dans le lot ? Elle n’avait pas l’impression, mais c’était encore une possibilité. Ils échangèrent un regard, chacun attendant que l’autre prenne une décision. Finalement, ce fut cette hésitation qui leur valu de rester plantés au milieu du couloir, devant la porte qui s’ouvrit soudain et dévoila le petit groupe qui se trouvait derrière. Tous portaient des tenues noires et se couvraient le visage avec des foulards qui les rendaient méconnaissable. Chacun des trois disposait d’un sac-à-dos plein. Ils les fixèrent un instant, surpris de trouver ces deux intrus sur leur domaine.

Ce fut la tête du groupe, la femme, Anaklor, qui réagit la première en fourrant la main dans son sac et en hurlant aux deux autres de courir vers la sortie. Elle tira alors une bombe de peinture de son barda et la pointa sur l’ennemi le plus proche d’elle : Jacob. Aussitôt, la bulle commença à se couvrir d’une tâche monstrueusement rouge, cachant une partie de son visage. N’importe qui d’autre aurait réagi en se protégeant avec les bras ou aurait fermé les yeux pour éviter de se faire complètement aveugler, n’importe qui, mais pas Jacob. Intouchable, il se contenta de faire tourner un peu sa bulle autour de lui et la tâche se retrouva dans son dos, inutile.

Les deux autres voyageurs se précipitèrent vers l’escalier, voie qu’Agathe bouchait sans trop le savoir. Ils lui foncèrent dessus pour l’écarter et elle se rendit compte avec horreur que l’un des deux, Anarito ou Anabert, impossible de savoir, portait une barre de fer avec lui. Elle déglutit en les voyant approcher et se prépara mentalement au combat, comme Ann le lui avait appris. Contre les voyageurs ou les créatures agressives, on lui avait enseigné à régir avec calme et fermeté. Mais la situation n’était pas du tout à son avantage, ils étaient deux et elle portait une robe à long jupon qui entravait ses mouvements. Heureusement, son pouvoir ne nécessitait pas un jeu de jambe étonnant, bien au contraire, c’était en campant sur ses deux pieds qu’elle pouvait en faire l’usage le plus pratique.

Elle commença, pour gagner un peu de temps et pour mieux analyser la situation, par agrandir la distance qui la séparait de ses assaillants. Ceux-ci furent surpris et durent se retenir de frapper dans le vide. Puis elle la réduit à nouveau brutalement, en la pliant pour se retrouver juste devant l’homme à la barre de fer, se servant de l’élan pour le frapper et le repousser en arrière. Il tomba à la renverse, surpris par ce coup. Son acolyte réagit un peu mieux et s’attaqua à la voyageuse avec un coup de poing lancé vers sa tempe. Elle l’esquiva en augmentant l’espace entre eux d’un petit mètre, puis elle attrapa le bras qui l’assaillait, ravie de constater qu’elle était beaucoup plus forte que son adversaire. Elle entreprit de le lui tordre pour l’immobiliser.

C’est à cet instant qu’une pomme, sortie de nulle part, lui heurta la joue et lui fit lâcher prise. L’homme qu’elle venait de mettre à terre s’était relevé et faisait apparaître un nouveau projectile fruitier dans sa main. Ignorant le ridicule de la phobie qui avait menée à un tel pouvoir, Agathe se concentra pour éviter cette attaque d’un nouveau genre, cette fois en faisant un pas de côté plutôt qu’en usant de ses capacités de voyageuse – mieux valait les économiser. Le second larron avait profité de la diversion pour lui faire face à nouveau et à son tour tenter de répliquer avec ses pouvoirs. Il sortit une lampe torche de sa poche et la pointa sur Agathe qui eut le bon réflexe se de protéger les yeux. Hélas, même si elle ne subit pas l’assaut lumineux magique qu’on tentait de lui assener, la diversion fonctionna et une barre de fer vint lui couper le souffle et la repousser vers le mur le plus proche. La douleur était puissante, mais elle savait encaisser bien plus que cela.

Lorsqu’elle dégagea sa vue pour mieux appréhender la situation, elle vit que Jacob maîtrisait sans problème Anaklor, qui ne faisait qu’esquiver ses attaques, mais le salut de cette femme ne tenait pas à grand-chose. Agathe vit bien qu’en réalité, l’intouchable essayait de lui épargner toute douleur, sans quoi, il l’aurait déjà maîtrisée depuis un bon moment. Quant à Anarito et Anabert, ils étaient déjà en fuite, profitant qu’elle ait libéré le passage pour quitter les lieux au plus vite. Elle savait pertinemment que ni l’un, ni l’autre ne pouvait être celle qu’ils recherchaient, pourtant, dans l’ivresse du moment, les empêcher de partir lui sembla être la meilleure chose à faire. Le souffle court, elle réduisit la distance entre elle et eux, allongea celle qui les séparait de l’escalier. En un clin d’œil, elle les avait rattrapés et les saisissait par leurs capuches respectives pour les faire tomber à la renverse, puis, elle les ramena vers le centre du couloir en brûlant une autre dose de son pouvoir.

Celui qui avait la lampe torche tenta de répliquer depuis le sol en lui envoyant un nouveau flash. Elle ne le laissa même pas appuyer sur le bouton et donna un puissant coup de pied dans l’artefact qui alla voltiger plus loin. Mais en faisant quitter le plancher à l’un de ses appuis, elle se priva de l’usage de son pouvoir et le contrôleur de pomme s’en servit pour la mitrailler avec ces fruits. Elle dut rouler sur le côté pour éviter une pluie de bleus.


« Anabert ! » appela la voix en détresse d’Anaklor.

Aussitôt, l’homme à la barre de fer, qui avait commencé à se relever, se retourna vers sa complice et constata que celle-ci était presque perdue. Jacob venait de lui attraper le bras, ses jambes ne la soutenaient plus et elle était entraînée vers le haut sans plus de préambule. Anabert jura et se précipita à son secours. Avant d’arriver sur l’intouchable, il invoqua un torrent de pommes qui déboulèrent toutes en même temps dans le dos du muet. Celui-ci fut temporairement contraint de lâcher sa proie de changer la forme de sa bulle en un ballon parfait pour échapper à la pluie de coups. Agathe elle-même reçu le contrecoup de cette attaque : des dizaines de pommes roulèrent dans sa direction et elle eut du mal à retrouver ses appuis. Anarito en avait profité pour plonger vers sa lampe et la récupérer. Le combat allait reprendre, mais cette fois, Agathe avait l’avantage et elle le savait.

Replaçant ses deux jambes pour retrouver son équilibre – l’utilisation de son pouvoir demandait peut-être davantage de cela que d’autre chose – elle s’approcha rapidement d’Anarito et dévia le faisceau de sa lampe au moment où il l’allumait. Elle le frappa au ventre et, en modifiant à nouveau les distances, le plaqua contre le mur. Il sembla peu apprécier le choc qui en résulta et elle lui tordit alors le poignet pour qu’il lâche à nouveau sa lampe. Elle lui asséna deux coups rapides dans le ventre et bientôt, le voyageur se retrouva complètement à sa merci. Il n’avait plus d’arme, elle avait bien plus de force que lui et elle lui tordait un bras selon un angle qu’il n’appréciait pas. Il ne poursuivit pas cette lutte inégale et elle put s’attacher à ce qu’il se passait dans le reste du couloir.

De son côté, Jacob avait repris Anaklor sous sa garde et la tenait fermement par la taille contre son flanc, tandis qu’elle se débattait frénétiquement, mais sans succès. Seul Anabert, qui avait perdu sa barre de fer et récolté un coup dans la mâchoire, pouvait encore se battre. Mais il comprenait que ses pommes n’étaient pas d’une grande utilité contre deux adversaires d’un niveau aussi grand que celui des membres de la SDC. Il regarda ses deux camarades captifs l’un après l’autre, la respiration saccadée et resta immobile pendant un instant. Subissant encore le contrecoup de la frappe qu’elle avait reçue au ventre, Agathe ne bougea pas, préférant retrouver un rythme d’inspiration et d’expiration plus ordinaire avant de continuer à se battre. Jacob, de son côté, fixait le dernier membre du groupe avec attention, ne montrant aucun signe d’agressivité, laissant seulement planer une menace muette.

Anaklor commença à fatiguer dans ses protestations et Anabert consentit à baisser les armes. De lui-même, il hocha la tête, s’agenouilla et mis ses mains sur la tête. Agathe lança un bref regard à Anarito, qui acquiesça sans qu’on lui pose la moindre question, elle le lâcha et il alla se placer à côté de son camarade. Seule Anaklor refusa de se rendre si facilement. Mais Jacob n’eut aucun mal à la mettre à genou à côté des autres et une fois là, elle ne chercha plus à protester. D’une certaine manière, Agathe estima qu’ils avaient eu de la chance qu’Anabert soit aussi peu vindicatif. D’ordinaire, les combats de voyageurs duraient jusqu’à ce que l’un des deux camps soit totalement incapable de répliquer, complètement au tapis. Même si elle n’aurait pas douté de leur victoire, l’agoraphobe se félicita de ne pas avoir eu à aller jusque-là.

La situation n’en demeurait pas moins étrange, même si le combat avait commencé pour des raisons absurdes, l’un des deux groupes se retrouvait à la merci de l’autre et s’était rendu comme s’il s’était agi d’un champ de bataille. Il fallait maintenant décider du sort des prisonniers. Peu habituée à cela, elle commença par leur retirer leurs foulards. Anarito s’avéra être un simple adolescent, visiblement fatigué par la lutte qu’il avait menée. Anaklor était une femme blonde aux yeux pleins de mépris qui ressemblait aux étudiantes les plus âgées qu’elle connaissait. Quant à Anabert, il avait l’âge d’avoir participé aux altercations de Mai 68. La voyageuse n’était pas là et il n’était dur de comprendre, au vu du matériel qu’ils transportaient, qu’ils étaient simplement ceux qui faisaient tous ces graffitis qu’on voyait en ville. Mais que faire d’eux ? Jacob avait sûrement une idée très claire en tête, mais elle n’avait pas envie de la connaître pour l’instant.


« Pourquoi vous nous avez attaqués ? » demanda-t-elle à Anaklor.

« Pourquoi vous êtes venu fouiner par ici ? » cracha la femme pour toute réponse.

« Désolé, c’était une erreur. » dit Anabert, plus conciliant que sa partenaire. « On vous a pris pour des flics. »

« Des flics ? » s’étonna Agathe avant de faire le lien avec l’illégalité des actions du groupe. « Oh, je vois… »

La plume de Jacob s’agita, il voulait prendre les devants et cela ne plut pas à sa collègue. Elle aurait préféré mieux comprendre la situation avant de prendre une réelle décision. Tout cela était trop étrange pour être jugé dans l’instant.

« Pourquoi vous cachez-vous ici ? » reprit-elle, profitant de sa facilité à parler pour couper l’intouchable.

« On veut pas être piqué par les flics. » expliqua Anabert. « On a un projet, vous comprenez ? »

« Quel projet ? » interrogea-t-elle.

Anabert lança un regard en biais à sa camarade, qui répondit à sa place dans un soupir :
« On veut faire du monde réel un monde meilleur voilà tout. On veut faire passer un message aux rêveurs. On fout des slogans partout, pour les faire réfléchir, pour qu’ils se retournent contre le capitalisme et ses crimes. »

Jacob haussa un sourcil de mécontentement, cette fois, sa plume alla plus vite et il réussit à placer deux mots qui firent mal au cœur aux trois vaincus.

« Propagande onirique. »

L’accusation était plutôt lourde. Aucune loi formelle ne l’interdisait, bien entendu. Les voyageurs faisaient ce qu’ils voulaient de toute manière. Mais l’idée de se servir du monde des rêves pour imposer ses vues à d’autres était considérée comme parfaitement amorale par beaucoup de voyageurs et Agathe savait que Jacob était l’un des champions qui luttaient contre ces comportements odieux. Il avait même menacé Ann de devenir son ennemi juré si elle usait de la SDC à de telles fins un jour. Et même si ces trois activistes semblaient seulement vouloir ouvrir l’esprit de leurs congénères sur des idées nouvelles, le crime n’en était pas moins commis : ils se servaient du fait que les rêveurs ne pouvaient défendre leurs esprits pour faire passer leur message. C’était ce qu’on connaissait de plus proche du lavage de cerveau.

« Nan, on veut leur ouvrir les yeux, au contraire ! » se défendit Anaklor avec véhémence, touchée par l’argument.

Mais elle vit dans le regard de Jacob qu’il ne plaisantait pas sur la question. Agathe elle-même trouvait la méthode douteuse. Ce fut Anarito qui prit peur et admit son erreur le premier.


« Non, Anaklor, il a raison. » dit-il sans lever les yeux pour faire face à Jacob ou à sa comparse. « On aurait pas dû faire ça. C’est pas bien, c’est… illégal… »

« Mais on peut rien faire si on respecte la loi, on n’arrive jamais à rien avec des raisonnements comme ça ! » insista-t-elle.

Anabert vint une fois de plus à la rescousse de son groupe.
« Anaklor, on savait tous les trois qu’on dépassait les bornes. »

Abandonnée par ses deux acolytes, la jeune femme détourna les yeux pour retenir ses larmes de rage. Jacob en profita pour intervenir à nouveau avec un simple mot.

« Réparation ? » présenta-t-il aux autres.

Agathe acquiesça, elle était d’accord. Inutile de les dénoncer à qui que ce soit, ils n’étaient pas vraiment méchants et comprenaient parfaitement leur erreur. Anarito et Anabert donnèrent immédiatement leur assentiment pour l’idée de faire quelque chose en retour de leur faute.


« Effacer tous les slogans dans la ville ? » proposa l’agoraphobe, ce qui plut à tout le monde.

Jacob accepta qu’ils se relèvent de les laisser partir. Ils les connaissaient à présent tous les trois et saurait qui aller chercher s’ils voyaient de nouveaux graffitis apparaître, ou s’ils n’aidaient pas les hôtels à réparer les dégâts qu’ils avaient causés. Ils entendraient parler de leur action ou inaction sans problème. Il fallut un moment à Anaklor pour accepter de mauvaise grâce de se plier à leurs exigences. Néanmoins, les deux groupes se quittèrent sans heurts et Agathe eut l’impression que, d’une certaine manière, tout le monde avait profité de la rencontre.

Hélas, aucun des trois anarchises ne savait où trouver la jeune femme et ce fut une déception. Ils connaissaient bien les ruelles et ne l’avait jamais vue dans les parages. En revanche, ils avaient entendu parler des questions qu’elle avait posées à leur sujet. Mais Agathe et Jacob possédaient déjà l’information et repartirent bredouille, une fois de plus.




REYNERT
CLAIRE

Personnage

Roses et Rouges 503540Anaklor

    Age : 25 ans.
    Ville : Melun (France).
    Activité : Etudiante en Sociologie.
    Dreamland : Morpheuse insecte, leader des activistes « Ana »
    Objet magique : Aucun.
    Aime : Sa fac, ses potes étudiants, organiser des manifestations et autres événements du genre, avoir raison, les bonbons au citron.
    Déteste : La tisane, le système, la normalité, l’inertie, les mecs, le football.
    Surnom : Anaklor.

    Le saviez-vous ?
    Depuis qu’elle est devenu voyageuse, Claire a cessé de travailler sur sa thèse, elle essaie de changer de sujet.


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Jacob Hume
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MessageSujet: Re: Roses et Rouges Roses et Rouges EmptyJeu 20 Nov 2014 - 21:52
5/ Un homme acculé.

Agathe fit son apparition dans un endroit si sombre qu’elle crut tout d’abord qu’elle était devenue aveugle, avant de se rappeler, la seconde d’après, qu’il était impossible qu’elle ait perdu la vue d’une nuit sur l’autre. Un frisson la parcourut alors et elle se demanda très sérieusement si elle n’avait pas fait une erreur de jugement et si elle ne se trouvait pas dans l’un des palais du royaume obscur, le pire endroit que l’on puisse trouver à Dreamland pour un voyageur.

Dans le courant de la journée, elle avait proposé par sms un changement de plan à son collègue voyageur, afin de retrouver la jeune femme dont leur client était éperdument amoureux. L’idée l’avait presque choquée tant elle était simple et elle s’en était voulu de ne pas y avoir pensé auparavant, d’avoir perdu autant de temps si stupidement. Son éclair de génie était apparu alors qu’elle se lamentait une fois de plus de ne pas parvenir à retrouver l’objet de leur enquête, alors même qu’ils n’avaient eu aucun mal à la croiser lors du premier jour de leur investigation. Constatant ce fait, elle avait soudain réalisé que la clé pour retrouver cette fille n’était pas d’essayer de la rejoindre elle, mais d’essayer, comme la première fois, de rejoindre leur client dans le monde onirique. Lui-même avait avoué rêver d’elle presque toutes les nuits depuis quelques temps, c’était d’ailleurs la raison de son obsession. Qu’il ait un rôle dans les plans de cette jeune femme où qu’il ne soit pour elle qu’un parasite, elle ne pouvait se cacher de lui. Où qu’elle soit, le subconscient de son admirateur saurait la retrouver. Environs deux heures après qu’elle ait proposé l’idée, Jacob avait renvoyé un message qui témoignait en quelques mots de sa honte de ne pas y avoir songé lui-même.

Mais l’erreur était aisée à comprendre. Ils avaient été trompés par leurs habitudes et leurs procédures ordinaires qui leur avaient fait croire qu’ils n’avaient à leur disposition que les voies usuelles. Ils n’avaient simplement pas songé qu’ils pourraient sortir du cadre pour parvenir à leurs fins. Seulement, maintenant qu’elle se trouvait là, elle voyait clairement le défaut dans son plan. Antonin Manhell ne rêvait pas systématiquement de cette jeune demoiselle et il pouvait lui arriver de visiter d’autres royaumes de temps à autre. Etait-elle tombée sur l’un de ces cauchemars ?

La réponse lui vint quelques secondes après, lorsqu’une vive et puissante lumière emplit la salle avec une telle brutalité qu’elle dût fermer les yeux et les couvrir de son bras pour ne pas perdre réellement la vue. La surprise avait été telle qu’elle n’enregistra pas tout à fait la cacophonie qui accompagnait l’allumage de toutes les ampoules de la pièce. Un instant plus tard, elle comprit qu’on l’applaudissait, qu’on ouvrait des bouteilles de champagne, qu’on criait de joie de mille façons différentes. Elle observa ce qui était à l’origine de tout ce boucan et trouva une petite foule amassée sur la piste de danse d’un restaurant, parée de chapeaux, de paillettes et autres fanions de couleurs, tous avec de grands sourires. Cette foule était composée pour une bonne moitié de rêveurs délirants, et comptait pour le reste des créatures des rêves et mêmes quelques voyageurs. Une immense banderole pendait du plafond et lançait des félicitations au centième client de la soirée.

Sans qu’elle comprenne vraiment ce qui lui arrivait, plusieurs personnes vinrent lui serrer inutilement la main et lui dire qu’elle était vraiment chanceuse. On l’invita à boire au moins six fois sans vraiment s’attendre à une réponse, qu’elle soit positive ou négative. Toute l’attention fut concentrée sur elle au moins cinq longues et traumatisantes minutes, avant qu’un rêveur annonce qu’il offrait une tournée pour célébrer l’occasion et que chacun s’attèle à commander quelque chose, la foule se dispersa alors un peu.

Reprenant un peu son souffle la jeune femme, qui était maintenant affublée d’un chapeau rouge brillant pointu – quand lui avait-on mis déjà ? – tenta de comprendre où elle se trouvait. L’endroit était plutôt simple et aurait pu ressembler à n’importe quel restaurant, si ce n’était qu’il n’y avait aucune chaise ou aucun fauteuil à l’horizon : simplement de larges banquettes. L’essentiel du mobilier était en bois et engoncé dans les murs eux-mêmes. La plupart des employés portaient des nœuds papillons et affichaient des sourires un peu trop grands pour être naturels.

Elle n’eut aucun mal à retrouver Antonin Manhell, assis à une table, un peu isolé par rapport aux autres fêtards, qui tenait encore une fois un verre alcoolisé à la main, sans avoir l’intention d’y toucher. Elle voulut suivre son regard mais se rendit compte que ses yeux se plongeaient dans le vague. Peut-être la jeune femme était-elle déjà partie ou n’était pas encore arrivée. Elle tenta de la repérer dans cette assemblée joyeuse, sans succès. Il y avait au moins six autres voyageurs, dont la plupart profitaient de la fête allègrement. Elle crut à un moment l’avoir retrouvée, retrouvant sur l’un des visages des traits similaires. Hélas, en regardant de plus près, elle s’était rendu compte que ce n’était qu’une illusion, le visage appartenait à un homme et, bien qu’il y ait effectivement quelques ressemblances, ce n’était pas la bonne personne. Déçue que son plan n’ait pas marché, elle alla demander à quelques personnes si la jeune femme ne s’était pas trouvée là quelques instants plus tôt. On ne l’avait cependant pas remarquée si c’était le cas.

Plusieurs choses l’étonnaient dans cette situation. Elle était bien apparue à Resting City et le client se trouvait dans un état similaire à la première fois qu’ils l’avaient vue. Tout s’accordait donc pour dire qu’elle n’était pas loin et pourtant, elle n’y était pas. Agacée par ce nouvel échec, elle décida de sortir du restaurant et d’aller évacuer sa frustration ailleurs. Elle n’attendit pas longtemps avant que Jacob n’apparaisse à son tour et ne vienne lui demander les résultats de sa tentative. Alors qu’elle l’informait de sa déception, elle sentit le regard de son collègue glisser sur elle avec une pointe d’amusement.

Ne saisissant pas la raison d’une telle réaction, elle chercha ce qui n’allait pas sur elle et se rendit compte qu’à cause de son arrivée mouvementée, elle n’avait pas fait attention à la façon dont elle était habillée. Or, Dreamland lui avait joué son mauvais tour jusqu’au bout et elle portait un t-shirt vert qui l’annonçait comme étant la cliente de l’année du « Ruddy Restaurant. », ainsi qu’une jupe arc-en-ciel. Et les petites chaussures à talon recouverte de papier cadeau. D’ailleurs, elle n’avait pas pensé à retirer son chapeau. Naturellement, il ne dit rien, mais elle ne s’en sentit pas moins ridicule.

Ne sachant trop que faire après cette nouvelle impasse, ils commencèrent à vagabonder dans les rues en discutant de leurs options, qui ne s’annonçaient pas excessivement nombreuses. Jacob émit la théorie que la solution se trouvait peut-être dans le fait de relâcher la pression quelques jours, de cesser l’enquête, de s’accorder une pause de plusieurs nuits pour que leur cible estime qu’ils ne représentaient plus le moindre danger et reprenne son enquête sans chercher à les éviter. Il était certain que celle-ci cherchait à les esquiver et que, si elle cessait de méfier, si elle baisserait sa garde, ils pourraient la retrouver plus facilement qu’en faisant tout ce bruit autour d’eux. Après tout, Ann n’avait pas fait mention d’une autre mission à venir ou d’un délai particulier. Le client ne s’attendait peut-être même pas à avoir un retour si vite, sûrement conscient qu’on ne retrouvait pas quelqu’un aussi rapidement, surtout en ayant pour seule source d’information ses propres rêves.

Pendant un moment, Agathe caressa l’idée plaisante de prendre du recul sur l’affaire, de se détendre quelques nuits et de ne plus se préoccuper de retrouver cette jeune femme. Néanmoins, elle se ravisa bientôt, car il lui semblait que cela aurait été reconnaître leur incompétence. Elle n’avait pas vraiment envie qu’Ann l’apprenne et ne leur fasse des reproches parce qu’ils avaient baissé les bras si rapidement. La politique de l’entreprise était plutôt d’insister que de laisser couler, ils le savaient tous deux. Cette mesure désespérée que l’intouchable venait de proposer ne devait pas être davantage qu’une mesure désespérée. Elle se jura de n’en faire usage qu’en ultime recours et fit part de ses impressions à Jacob, qui finit par acquiescer sans défendre plus que cela son idée.

En vérité, il restait une piste qu’ils n’avaient pas vraiment explorée : retrouver l’homme qu’ils avaient vu en compagnie de la jeune femme la première fois. Il était fort probable qu’il ne soit qu’un voyageur de plus, interrogé dans le cadre de l’enquête de celle-ci, mais peut-être était-il un partenaire quelconque et pourrait-il les aider. Il fallait d’abord qu’ils tentent cela, et peut-être deux ou trois autres faibles pistes dont ils disposaient encore, avant de s’avouer vaincus. Peut-être en s’intéressant justement à la façon dont elle leur échappait.

Sans vraiment chercher à s’y rendre, le duo de la SDC était revenu vers le grand boulevard central de la ville et marchait à présent parmi une foule de rêveurs et d’autres créatures. Ils approchaient d’un hôtel des plus modernes, qui attirait davantage par l’imposant bar qui occupait tout son rez-de-chaussée que par ses chambres. Le « Dancing Club » ressemblait bien plus à une immense boîte de nuit onirique munie de chambres qu’à un véritable hôtel. Une puissante musique, étouffée par les murs épais du bâtiment, témoignait de l’activité dense qu’on trouvait à l’intérieur. Il y avait des videurs – des voyageurs – et une file d’attente à l’entrée, c’était à se demander qui pouvait bien espérer dormir au-dessus d’un tel tapage. Mais justement, tel était le principe de cet établissement. Ils n’essayèrent pas d’entrer et se contentèrent de passer leur chemin.

Ce fut lorsqu’ils passèrent devant l’allée qui séparait cet hôtel du suivant qu’Agathe s’arrêta, intriguée. Jacob s’arrêta à son tour et l’interrogea du regard. La jeune femme se tourna alors vers l’espace qui se trouvait entre les deux immeubles et scruta l’endroit. Ces espaces étaient rarement éclairés, aussi crut-elle s’être trompée. Une seconde plus tard, ils virent une silhouette sombre tenter d’avancer dans leur direction en s’appuyant difficilement contre le mur du Dancing Club. A bout de force, celle-ci s’écroula cependant dans un râle de douleur.


« S’il vous plait… » fit une voix implorante.

Agathe se précipita et Jacob la suivit : il n’avait peut-être pas entendu, mais il avait vu la scène et comprenait que quelqu’un avait peut-être besoin de son aide. Ils avaient tous les deux entendu parler des agressions qui avaient court à dans la ville et ils craignaient de se trouver en face de l’une des victimes. La suite ne sembla pas aller à l’encontre de cette théorie. La silhouette qu’ils ramassèrent et qu’ils tentèrent de relever était bien un voyageur. Il grogna lorsqu’ils le touchèrent et il fallut toute la délicatesse du monde pour l’asseoir. Ils le reconnurent tout de suite : c’était Dave, l’homme qui leur avait indiqué le Pacificateur. Même si celui-ci n’avait pas été spécialement aimable avec eux, il les avait néanmoins correctement renseigné et n’aurait jamais mérité un tel sort.

Il était couvert de plaies, saignait en plusieurs endroits, on ne comptait plus les ecchymoses qui barraient son visage à moitié brisé. Ses vêtements avaient été déchirés et il ne lui restait qu’un semblant de manteau et un pantalon transformé en pagne pour se couvrir. Son bras droit pendait bizarrement, très certainement brisé. A ce point que celui-ci était resté transformé. Dave s’avérait être un morpheur léopard, mais ce détail leur importa peu. Pour lors, c’était un homme brisé à la limite de l’agonie, qui crachait du sang et ne pouvait plus ouvrir qu’un œil.


« Oh mon Dieu ! » répétait Agathe en tentant de le mettre dans une position plus confortable. « Qu’est-ce qu’il s’est passé ? »

« J’ai… été… attaqué… Bande de… voyageurs… Jamais vu ça… » articula-t-il et on sentait que l’effort tirait sur ses côtes brisées.

« Tu as besoin de soins ? » s’inquiéta la jeune femme en prenant un morceau de tissu déchiré pour tenter de panser une plaie.

« Sais pas… Ai mal… Très mal… » ajouta Dave en faisant une nouvelle grimace de douleur. « Survivrai... Je crois… »

Plus Agathe l’examinait, plus elle se rendait compte que ce serait sûrement le cas. En tant que morpheur, il était déjà bien plus robuste que tous les autres voyageurs et son corps semblait capable d’encaisser les chocs qu’il avait subis. Un être humain ordinaire serait probablement mort dans ces conditions, ou aurait succombé à ses blessures un peu plus tard. Mais les voyageurs étaient des cas particuliers, Dreamland leur accordait des capacités physiques souvent exceptionnelles, qui ne cessaient de croître à mesure qu’ils s’entraînaient. Plus encore, il suffisait bien souvent de tenir quelques heures dans un état critique, avant de se réveiller et de retrouver une forme olympique la nuit suivante. Au vu de ce que Dave avait encaissé, elle pouvait comprendre qu’il n’était pas un voyageur de pacotille, probablement un combattant puissant. Quiconque l’avait défait ne manquait pas de talent.

A ne pas trop bouger, sa situation semblait cependant se stabiliser et elle s’en trouva rassurée. De son côté, Jacob était parfaitement indigné par l’événement.


« Quand ? » demanda-t-il avec sa plume.

L’agressé était cependant en trop mauvais état pour faire la lecture et Agathe du formuler elle-même la question.

« A l’instant… » souffla le voyageur dans un râle. « Là… derrière le Dancing… Cinq types… Des malades… »

L’intouchable tenta une nouvelle interrogation et Agathe traduit pour lui, tout en s’occupant à nettoyer le sang qui recouvrait la victime.

« Pourquoi ont-ils attaqué ? » dit-elle. « Tu les connaissais ? »

« Non ! » protesta le morpheur en regrettant aussitôt de s’être emporté. « Je faisais rien… J’fumais… dans la cour… M’ont attaqué… Juste comme ça… Voulaient s’amuser… »

Le visage de l’intouchable commençait à s’empourprer sous la colère. Il était indigné par ce qu’on lui racontait et n’allait visiblement pas laisser ces agresseurs s’en tirer ainsi. Son sens de la justice reprenait le dessus et il était prêt à en découdre avec ceux qui avaient fait ça. Agathe elle-même trouvait leur attitude parfaitement criminelle. Les voyageurs qui combattaient leurs congénères sans raison particulière, juste parce que cela les amusait ou qu’ils voulaient se confronter les uns aux autres l’écoeuraient. Pourtant, elle s’inquiéta un peu de la façon dont les choses pourraient tourner pour son camarade s’il se lançait dans une croisade vengeresse. Ces ennemis n’étaient pas n’importe qui, ils savaient se battre. Il avait beau être lui-même puissant et protégé par sa bulle indestructible, il n’était pas à proprement parler invincible.

La plume écrivit à nouveau, insistante.


« A quoi ils ressemblent ? Où sont-ils allés ? »

Agathe s’empressa de faire le lien. Ces informations étaient utiles, même s’ils voulaient prévenir les autorités locales pour qu’elles interviennent. Il y avait une police à Resting City, elle pourrait sûrement se charger d’arrêter ces voyageurs.

« Des types… en costard. » décrivit maladroitement Dave. « Vingt, trente ans... Cravates… Tous pareils, presque… Ils m’ont tabassé… Puis… ils sont allés boire un verre… au Dancing… pour fêter ça… »

Jacob lança une insulte qui se perdit dans sa bulle et se mit à marcher, droit vers le boulevard et l’entrée de l’hôtel. Elle n’aurait pas cru qu’il réagirait si vite. Elle voulut l’appeler, lui dire de ne pas foncer tête baissée, mais il ne l’écouta pas. Elle se trouva alors partagée entre l’idée de ne pas quitter Dave, toujours convalescent et de rejoindre son collègue pour l’empêcher de commettre un impair. Voyant son hésitation et un héros partir le venger, Dave tenta de se relever pour répondre au dilemme. Il l’accompagnerait, si elle acceptait de le porter jusque là-bas. Il s’appuya lourdement sur elle et comprenant l’énorme poids qu’il représentait pour sa petite personne, elle décida d’utiliser on pouvoir pour leur faire gagner du temps.

Sous leurs yeux, l’intouchable se dirigea vers l’entrée de la boîte de nuit, ignorant royalement la queue qui s’était formée devant. Le voyageur qui s’occupait de faire le tri entre les visiteurs tenta de l’apostrophé, mais Jacob se contenta de le pousser sur le côté et l’autre s’inclina sans insister. Agathe et Dave claudiquèrent à sa suite, l’agent de sécurité comprit alors que quelque chose n’allait pas. A l’expression du muet et l’aspect du morpheur, beaucoup de voix s’étonnèrent. L’événement risquait de mal se finir.

Une fois à l’intérieur, la musique fut assourdissante, un morceau assez rythmé de Techno agitait une foule de danseurs particulièrement importante sur une piste incroyablement grande. Des lumières de toutes les couleurs lançaient des flashs intermittents et créaient une ambiance propre à se défouler. Des centaines de rêveurs se pressaient les uns contre les autres et s’agitaient en compagnie de créatures des rêves en visite et de voyageurs qui en profitaient. Une folie d’ivresse et de hurlements joyeux habitait les lieux et l’agoraphobe eut l’atroce sentiment que tout ceci était une très mauvaise idée. Pourquoi n’allaient-ils pas voir la police directement ? Il y avait tant de monde que dans cette cohue, on ne faisait presque pas attention à eux. La présence d’un homme blessé ne créa aucun émule.

Jacob chercha du regard quelques instants en arpentant la foule, puis força dans une direction, poussant sans ménagement ceux qui se trouvaient sur sa route. On ne lui en voulut même pas et les rares personnages conscients qu’il dégageait ainsi de leur route ne protestaient pas longtemps. En voyant le semi-cadavre de Dave et l’expression énervée de l’intouchable, ils écarquillaient les yeux et s’éloignaient rapidement, cherchant un moyen de quitter la salle de danse au plus vite. Ils n’étaient pas idiots et un groupe de voyageur s’avançant ainsi n’annonçait rien de très pacifique. Alors qu’ils approchaient d’un gigantesque comptoir au design très contemporain, qui devait faire ses cinquante mètres de long et qui était tenu par une bonne quinzaine de créatures des rêves, Agathe repéra ce que Jacob avait vu. Il y avait là un groupe de voyageurs qui discutaient en sirotant des boissons. Ils étaient cinq, ils étaient tous vêtus de vestes et de pantalons de costumes noirs et portaient des cravates de la même couleur, ainsi que des lunettes.

C’était tous des hommes et ils avaient tous des carrures d’athlètes. Si elle avait dû faire une analogie, elle aurait parlé des agents dans les films Matrix. Ils n’étaient pas pareils, mais ils se ressemblaient tant ils répondaient aux mêmes carcans physiques. Ils étaient assez impersonnels pour qu’on s’y trompe.

Jacob fendit la foule jusqu’à eux et quelques cris poussés autour de lui attirèrent l’attention des voyageurs. Ils se retournèrent et observèrent avec une attention particulière l’énergumène qui venait à leur rencontre. Ici, la musique était moins forte et l’on pouvait étrangement s’entendre sans trop hausser le ton. Mais lorsqu’ils comprirent de quoi il s’agissait, leur réaction choqua profondément Agathe. Jamais elle ne se serait attendue à cela. Ils posèrent leur verre et se redressèrent pour faire face à cet ennemi nouveau. Néanmoins, ils ne se félicitèrent pas de leur succès précédent, ne cherchèrent pas à se justifier, à apaiser ce nouvel adversaire, ou même à le provoquer. Ils analysèrent froidement leur ennemi et se mirent à commenter.

Au moment où l’intouchable se postait devant eux, d’un air menaçant, ils échangèrent une série de répliques qui firent froid dans le dos à ceux qui purent les entendre.


« Jacob Hume. »
« L’intouchable. »
« Private Jokes. »
« Considéré comme puissant. »
« Protégé par une bulle impénétrable et invisible. »
« Un adversaire à notre mesure ? »
« Peut-être. »
« Il a l’air puissant. »
« Nous n’avons jamais affronté une célébrité avant. »
« C’est une bonne occasion. »
« Oui, allons-y. »


Et ils se mirent à leur tour en position, commençant par doucement encercler leur proie. Ils n’avaient eu que faire des raisons qui avaient poussé Jacob à les approcher ainsi. Ils ne s’étaient pas intéressés à Agathe ou à Dave. Ils s’étaient contentés d’évaluer leur adversaire et d’estimer qu’il était temps de se payer un combat contre une célébrité onirique, histoire de tester leurs capacités. Ils étaient tels que Dave les avaient décrits, des fous qui ne se souciaient de rien d’autre que de tester leurs propres limites en combat. En les voyant réagir ainsi, l’intouchable lui-même commença à se montrer plus prudent et chercha à mieux les observer. Agathe se demanda si elle devait chercher à intervenir, mais la vérité était qu’elle était tétanisée par la peur. Ces personnages n’étaient pas des combattants ordinaires, lorsqu’elle les vit se déplacer de part et d’autre de leur victime, elle comprit qu’ils avaient quelque chose en plus, quelque chose de terrifiant.

« Jacob… » tenta-t-elle de prévenir.

Trop tard, le premier des voyageurs venait d’attaquer. Il avait fait trois pas en avant et avait décidé de lui asséner un direct du droit. Une attaque puérile, évidement, mais déjà trois autres membres du groupe s’était lancés à l’assaut. Jacob n’eut aucun mal à esquiver en se penchant sur le côté, il essaya de placer un coup dans le menton de son premier agresseur, cependant, son bras fut immédiatement accroché par une forme de corde, l’extrémité d’un fouet, et tiré violemment vers l’arrière avant qu’il n’ait pu toucher qui que ce soit. Au moment où l’intouchable se rendait compte de l’échec de son attaque, trois autres coups, deux pieds et un poing volaient déjà impitoyablement dans sa direction. Agathe admira avec horreur la façon dont ces voyageurs étaient coordonnés. Celui qui était restait à l’écart maniait le fouet, le premier avait fait diversion pour que les trois autres placent leurs attaques sans difficulté, sans même se gêner les uns les autres.

Avec son bras libre, Jacob parvint tout de même à dévier un coup de pied et pencha sa tête pour éviter le coup de poing. Il dut cependant encaisser l’attaque qui visait son flanc. Sa bulle atténua le choc, mais il serra tout de même un peu les dents sous la douleur. Le premier allait repartir à l’attaque et lui couper le souffle. Heureusement, l’intouchable n’avait pas l’intention de rester ainsi encerclé et il changea la forme de sa bulle pour la transformer en ballon. Le fouet fut repoussé et ses adversaires durent reculer pour éviter d’être touchés par l’apparition d’une paroi trop dure à quelques centimètres de leurs visages. Le cercle desserré, il décida de prendre l’initiative et se jeta sur celui qui l’avait attaqué le premier.

Pour porter son attaque, il avait dû redonner à sa bulle la forme de son corps. Le manieur du fouet en profita et lui attrapa la cheville, laissant son camarade simplement reculer d’un pas. Tiré vers l’arrière par la jambe, Jacob faillit s’écrouler en avant. Il se rattrapa à temps, s’envolant un peu pour se redresser et usant de sa volonté pour tirer à son tour sur le fouet. A cet instant, une force puissante de gravité l’attira vers le sol. Il se laissa surprendre par cette attaque inattendue et s’étala bien de tout son long. Le fouet le lâcha et les quatre assaillants revinrent à la charge. Il roula sur le côté pour leur échapper, et tenta de se relever d’un bond.

Mais déjà, l’ennemi avait repris le dessus, l’attaque qu’il tenta de lancer fut à nouveau détournée par le fouet qui l’attrapa à la gorge et on l’éleva subitement par une gravité ascendante, comme pour le pendre vers le haut. Sa bulle résista, mais son souffle en fut presque coupé, l’étranglement avait été réel. Alors qu’il se décidait enfin à s’en prendre au manieur du fouet, une autre force le plaqua à nouveau au sol et l’un de ses adversaires lui assenait déjà un coup de pied, ayant anticipé sa chute. Il voulut répliquer, mais un bouclier de métal encaissa son coup avant qu’il ait pu le porter. Et déjà, le premier des assaillants revenait le toucher, d’un simple doigt. Jacob fut alors prit de secousses violentes qui semblèrent provoquer en lui une immense surprise et une grande douleur.

Techniquement, il était impossible de le toucher, on ne pouvait qu’atteindre sa bulle. Mais Agathe eut l’affreuse impression que c’était justement ce qu’on avait cherché à toucher. Les vibrations provoquées par le pouvoir du voyageur secouaient violemment la protection alors qu’elle était collée au corps entier de Jacob : il était soudain frappé de toute part par sa propre bulle. Il parvint cependant à se dégager en changeant à nouveau la forme de son artefact. Cela n’avait duré qu’une seconde ou deux, mais il paraissait déjà très affaibli par ce début d’échange. Tout autour de la scène, une petite panique avait pris la foule et celle-ci c’était éloignée. Mais certains, comme Dave et Agathe, restaient en arrière pour observer, effarés, l’intouchable se faire laminer.

Individuellement, les membres du groupe des voyageurs en cravate ne semblaient pas puissants. L’agoraphobe avait même l’impression qu’elle aurait pu les vaincre s’ils avaient été isolés. Mais ensemble, ils devenaient une machine de guerre terrible et elle se sentait parfaitement impuissante. Chaque fois que Jacob perdait son temps à essayer de placer un coup, le fouet l’en empêchait, il se heurtait à un bouclier de métal, ou il était projeté vers le haut ou le bas par une gravité changeante, et les autres pouvaient aller le frapper sans hésiter, profitant de sa surprise ou du fait qu’il était en partie immobilisé. Il trouva une parade aux changements de gravité qu’on lui faisait subir : restant fiché dans l’air à quelques centimètres du sol. Mais cela lui demandait une concentration qui le fatiguait et qu’il perdait de temps à autre. La pression était continuelle. Plus encore, les cinq combattants de lui laissaient aucune voie de sortie, aucun moment pour respirer. Chaque tentative de sa part était parée ou esquivée et sans un mot, ses ennemis s’adaptaient à ses techniques. Ils n’étaient jamais surpris deux fois par la même attaque et trouvaient toujours la bonne parade à temps. Ils frappaient sans relâche et toute attaque esquivée amenait sur le pied ou le poing d’un autre.

On ne le laissait pas approcher du manieur du fouet et il lui fallait sans cesse esquiver le contrôleur des vibrations, qui lui avait tant fait de dégât simplement en le touchant. La musique continuait de crier sur la piste de danse, mais plus personne ne dansait. Clients et employés observaient le combat et son rythme impitoyable. Les pièges des costumés se faisaient de plus en plus précis et ne plus en plus efficace. Bientôt, ce fut une série de coups ininterrompue qui tomba sur l’intouchable, l’envoyant valser sans qu’il puisse vraiment réagir. Et même lorsqu’il voulait transformer sa bulle en ballon, ils anticipaient ces attaques invisibles par des nouvelles violences gravitationnelles qui le touchaient même à l’intérieur de sa protection et l’envoyait valser contre les parois de celle-ci. C’était un massacre et malgré tous ses efforts, il était évident qu’il avait déjà perdu la partie. La situation sembla empirer encore davantage lorsque, dans un moment d’inattention, il laissa à nouveau l’homme aux secousses le toucher.

La douleur fut cette fois si brutale et si puissante qu’il se cabra et fit l’erreur de transformer à nouveau sa bulle. Le barophobe n’eut qu’à changer à nouveau le sens de sa gravité et il fut projeté vers le haut, atterrissant brutalement sur le toit de sa bulle. Mais plutôt que de rester en place, il eut l’intelligence de se laisser aller jusqu’au plafond, pour récupérer. Il voulut envoyer des attaques depuis sa nouvelle position, hélas, on ne lui en laissa pas le loisir. Face à tous les coups qu’il s’était pris, ses gencives éclatées saignaient abondamment et son arcade sourcilière s’était fendue. Il y avait probablement d’autres manifestations de tout ce qu’il avait encaissé, mais ce fut celles-ci dont se servit l’un de ses adversaire, capable de contrôler l’hémoglobine. Ce dernier fit des billes tranchantes avec le sang de Jacob et l’assaillit de petites coupures. A cela s’ajouta des changements de gravité incessant qui achevèrent le de convaincre que son plan n’avait pas été si bon.


« Jacob ! » s’écria Agathe, qui lâcha Dave et se décida enfin à tenter quelque chose.

La façon dont on écrasait son collègue et ami, dont on le faisait souffrir jusqu’à l’écorcher vif, la révoltait. Elle fit un pas en avant, décidé à tenter tout ce qu’elle pourrait, vit sa route barrée par une matraque. Elle regarda l’homme qui tenait celle-ci et découvrit à ses côtés l’imposante silhouette d’un officier de police en uniforme. Il était encadré par trois collègues, apparemment moins gradés et la fixait avec autorité, la poussant presque à le provoquer en franchissant la ligne qu’il venait de tracer avec son arme. Elle comprit alors qu’il ne voulait pas qu’on intervienne.

Jacob, de son côté, tenta le tout pour le tout en se ruant sur le contrôleur de sang pour qu’il cesse son manège, repassant sa bulle à la forme où elle était pour lui une seconde peau. Le résultat fut hélas catastrophique, on l’intercepta avant avec le fouet, on le plaqua au sol avec la gravité et le bouclier de métal plus placée de façon à l’empêcher de se relever. Le voyageur aux vibrations compléta le travail de son acolyte de ses billes de sangs qui ne cessaient de se multiplier en lui envoyant une nouvelle série de secousse.

Et ce fut fini. Jacob ne chercha pas à répliquer, il était trop faible à présent, trop blessé pour chercher à se battre. La douleur l’habitait et il n’avait plus la force ne serait-ce que de se relever. Ils l’avaient vaincu avec une facilité effarante et ne cherchèrent pas à l’achever, même si le regard de l’intouchable se faisait implorant sur la question. Agathe savait qu’il était parti pour souffrir tout le restant de la nuit, une lente agonie rendue deux fois plus horrible par les méfaits de sa propre bulle. Les cinq voyageurs qui venaient de l’étaler sur le sol remirent leurs vestes et leurs cravates en place.

C’est à cet instant qu’Agathe se rendit compte qu’ils n’avaient pas subi le moindre dégât, qu’ils étaient parfaitement intacts. Ils ne semblaient même pas fatigués. Ils avaient l’air à peine étonnés par leur propre réussite, alors que c’était la seconde de leur nuit. Elle avait l’impression qu’ils auraient pu aligner une centaine de voyageurs de la trempe de Jacob avant de ressentir le contrecoup de leurs efforts. Ils n’avaient pas été touchés une seule fois, leur tactique de groupe était trop bien huilée pour cela.


« C’était un adversaire plus coriace que je ne l’aurais cru. »
« Oui, il encaissait mieux les coups que les autres. »
« Mais cette bulle… »
« Oui, c’est plus un handicap qu’autre chose au final. »
« Ça a été notre meilleure arme. »
« Je suis satisfait. »
« Moi aussi. »
« Nous sommes prêts pour affronter les célébrités moyennes. »
« Je crois aussi. »


Puis, ils repartirent comme s’il ne s’était rien passé. La foule s’écarta sur leur chemin, effrayée à l’idée de subir le même sol que ce pauvre Jacob qui restait allongé et respirait difficilement. Il saignait beaucoup et avait trop d’hématomes pour pouvoir bouger de lui-même.

L’officier de police laissa l’équipe de voyageurs disparaître, puis il s’adressa à ses hommes.


« Ramassez-le. » ordonna-t-il en désignant Jacob. Puis il se tourna vers Agathe. « Vous, vous venez avec moi. »

Trop choquée par la tournure des événements, elle n’osa pas protester. Elle voulut jeter un œil vers Dave, mais il s’était éclipsé. Peut-être s’était-il même réveillé. Elle ne pensait pas qu’il aurait pu aller bien loin dans son état.

Jacob et elle furent amenés jusqu’à un véhicule de fonction et on les conduisit alors au seul hôtel de la ville dont les hôtes n’étaient jamais ravis. Il n’avait pas vraiment de nom, mais tous les visiteurs l’appelaient l’hôtel de ville. Il n’y avait pas de maire à Resting City, mais ce bâtiment était le seul à remplir des fonctions administratives. Il s’agissait aussi, par extension, du poste de police et les seuls clients de l’endroit étaient les criminels que l’on avait capturés. Il ne se trouvait pas sur le boulevard central et n’était pas très grand, ne comptant que trois étages en tout et en comptant la cave où se trouvaient les cellules. Le rez-de-chaussée n’était qu’un grand espace jonché d’une trentaine de bureaux aux fonctions diverses. A gauche et à droite, on en trouvait d’autres, protégés par des vitres cette fois, qui accueillaient les cadres supérieurs du système. Au fond une porte menait à une infirmerie et une autre à un bureau plus imposant.

Ce fut là que les mena l’officier, ordonnant à ses hommes de déposer Jacob sur une chaise inconfortable en face de son propre fauteuil et en faisant signe à Agathe de s’asseoir. Personne ne prit la peine de refermer la porte et les policiers repartirent à d’autres activités sans plus se soucier d’eux. Un petit écriteau placé judicieusement devant elle l’informa qu’il s’agissait du bureau du chef des forces de police : Miraz. Sur les murs, un plan de la ville qui séparait les différents quartiers avec des couleurs était agrémentés de punaises multicolores, une série d’avis de recherche occupait une autre façade, une fenêtre avec des grilles menait sur l’extérieur. Le reste n’était que paperasse accumulée. Elle déglutit en croisant le regard du chef de police de Resting City : elle avait rarement vu autant de mécontentement chez quelqu’un d’aussi calme.


« Noms ? » demanda-t-il en se saisissant d’une feuille et d’un crayon.

« Agathe Valeton. » répondit-elle, impressionnée par l’uniforme.

« Pouvoir ? »

« Agoraphobe. » dit-elle, hésitant un peu.

Elle n’avait jamais été arrêtée en tant que voyageuse et comprenait que c’était ce qui lui arrivait. Miraz notait rapidement les informations sans se départir de son expression.


« Rattachée à Héliée ? » supposa-t-il.

Presque tous les voyageurs agoraphobes obéissaient au seigneur cauchemar Héliée, maître de cette peur. Néanmoins, certains demeuraient indépendants et elle en faisait partie.


« Non. Indépendante. »

« Vous faites partie d’un groupe de voyageur ? » continua-t-il.

« Non. » fit-elle, n’ayant jamais rejoint un groupe d’aventurier comme Jacob l’avait fait. Elle se ravisa cependant en se rappelant son emploi à la SDC. « Enfin, si. Sweet Dream Company. »

Il hocha la tête, il connaissait. Il traça ensuite un grand trait au milieu de sa feuille et se tourna vers Jacob.

« Nom ? »

L’intouchable, qui peinait à rester éveillé, ne répondit pas. Agathe intervint en sa faveur, de peur qu’on lui en tienne rigueur.

« Jacob Hume. » expliqua-t-elle. « Il est muet. »

« Pouvoir ? » relança Miraz, à peine surpris.

« Il a une bulle indestructible tout autour de lui. »

« Un royaume ? »

« Royaume des Deux Déesses. » informa-t-elle sans réfléchir. « C’est l’un des souverains. »

Là, le chef de police s’arrêta, surpris. L’idée ne lui plaisait apparemment pas d’avoir arrêté un roi étranger en visite dans son royaume. Il eut une moue un peu gêné et agacée, ne sachant comment il devait réagir. La plume de l’intouchable glissa sur son block note, afin de le rassurer.

« Pas important. » nota le voyageur blessé.

Miraz ne fut pas convaincu, il continua cependant.


« Il est dans votre groupe ? » demanda-t-il à Agathe.

« Oui, aussi. » confirma-t-elle. « Et dans les Private Jokes. »

Le chef de police hocha la tête en notant quelques mots supplémentaires. « Quelle est la raison de votre séjour à Resting City ? »

Elle échangea un regard avec Jacob, ne sachant trop si c’était une bonne idée tout dire. Elle savait qu’Ann avait bien souvent eu des ennuis avec les autorités locales et peut-être ne valait-il mieux pas enfoncer le couteau dans la plaie. Mais le regard de Miraz la convainquit que c’était surtout une mauvaise idée que de ne pas obtempérer.

« Nous sommes en mission pour la SDC. » avoua-t-elle en sentant son cœur de se serrer. « Nous avons été engagés par un rêveur pour retrouver une femme dont il rêve et lui transmettre un message sur ses sentiments. »

Le chef de police haussa un sourcil de surprise. S’il n’avait pas été si mécontent, il se serait sûrement moqué d’eux tant leur but ici était ridicule.

« Vous l’avez trouvée ? »

« Non, pas encore. »

« Bien. » dit-il en hochant la tête et en reprenant ses notes. « Vous êtes installé quelque part ? »

« L’hôtel du Voyageur. »

Il poussa un grognement, reposa enfin son stylo et s’enfonça dans son siège en poussant un long soupir désabusé. Agathe commençait cependant à se demander s’ils avaient des ennuis ou non. Elle n’avait pas l’impression qu’ils aient fait quoi que ce soit de mal et de répressible, bien au contraire. Pourquoi les avait-on arrêtés ? Les avait-on seulement arrêtés ?

« Excusez-moi monsieur… » engagea-t-elle d’une petite voix, retirant le chapeau ridicule qu’elle avait hérité de la fête et qu’elle avait oublié, pour le tripoter anxieusement. « Nous sommes en état d’arrestation ? »

Miraz la fixa un instant en silence.

« Non, pour ce soir, vous vous en tirerez avec un avertissement, je n’ai pas envie de m’encombrer de voyageurs en plus du reste. »

« Avertissement ? » s’étonna la plume de l’intouchable. « Pourquoi ? »

« Je ne sais pas comment ça se passe dans votre royaume, mais ici on n’agresse pas les gens dans les lieux publics monsieur Hume. » cracha l’officier avec un certain mépris.

« Mais ! » s’indigna l’écriture rebelle de Jacob. « Ils agressaient des gens ! »

« Et vous vous êtes dit que c’était une bonne idée de faire pareil ? » rétorqua Miraz, qui commençait à se mettre un peu en colère.

Agathe vint à la rescousse de son compagnon.
« Ils venaient de tabasser un autre voyageur ! »

« Et alors ? »

Les deux membres de la SDC écarquillèrent les yeux. Ils venaient de comprendre que leur crime n’était pas tant d’avoir frappé quelqu’un, mais d’avoir troublé l’ordre public. Le schéma de pensée de Miraz apparaissait à présent beaucoup plus clair : il ne portait pas les voyageurs dans son cœur.

« Ils ont complètement massacré Jacob ! » plaida la jeune femme.

« Et alors ? » répéta l’officier. « Il s’en remettra. Il a eu ce qu’il méritait. »

« Il voulait seulement les empêcher de recommencer ! »

« Et alors ?! »

Cette fois Mirza était vraiment énervé, il tapa du poing sur son bureau pour qu’elle cesse de défendre son compagnon.

« Franchement, qu’est-ce que ça peut me foutre que des voyageurs s’agressent les uns les autres ? » vociféra-t-il en les fixant avec colère. « Ils le font tout le temps et ça n’a presque pas de conséquence ! »

« Pas de conséquence ? »

« Oui ! Aucune ! » s’emporta-t-il avant de se calmer. « Vous pouvez être blessé à Dreamland, ça ne vous affectera pas plus longtemps qu’une nuit. Ne venez pas implorer ma pitié. Vous avez agressé les clients d’un hôtel de la ville alors qu’ils consommaient, et c’est un crime. Peu importe les raisons. »

« On voulait juste leur faire comprendre… » tenta Agathe, qui reprenait la véhémence de Jacob à son compte.

« Excusez-moi ? Etes-vous des officiers de police ? » demanda Miraz. « Pourquoi vous pensez que vous avez le droit de faire justice ici ? Qui vous a nommés ? Vous êtes là pour nettoyer la ville du crime ? Non, vous êtes là pour retrouver une jeune femme. Un point c’est tout. J’en ai assez des voyageurs qui se prennent pour des héros et vont s’en prendre à tous ceux qui ne leur reviennent pas. Vous croyez être les seuls à agir comme ça ? Et au nom de quelle loi vous agissez ? Hein ? Selon quels principes ? Tout à l’heure, j’ai choppé trois voyageurs en train d’effacer des graffitis. Apparemment, ils en étaient eux-mêmes les auteurs et cherchaient à réparer leur erreur. Ils m’ont raconté qu’un couple de voyageur les a vaincu par la force et a décidé de leur imposer cette sanction ridicule ! Pas des policiers, pas des représentants d’un hôtel, non, juste deux voyageurs suffisamment puissants pour se croire tout permis. Il ne leur est même pas venu à l’esprit que ces graffitis étaient un préjudice à la concurrence et que la peine pouvait aller jusqu’à un mois de prison ferme. Ils ont juste fait ‘ce qu’ils jugeaient bon’.

« Oui, mademoiselle Valeton. Les voyageurs ne font pas la loi ici. Ils ont le droit de visiter les lieux et profiter des services de la ville comme tout le monde, mais rien de plus. Ici, c’est à moi qu’il revient faire respecter l’ordre et je sais qui est à mon service et qui ne l’est pas. Si vous avez une plainte à formuler, un témoignage à donner ou un crime à signaler, allez-y ! Mais quand il s’agit d’arrêter des criminels, c’est ma fonction et je ne tolèrerai pas que des voyageurs se mettent en travers de mon chemin. »


Agathe déglutit et elle sentit que Jacob était bouche bée à côté d’elle. Ils étaient responsables de l’erreur judiciaire dont il avait parlé. Elle se sentait plus que honteuse à présent qu’on la mettait devant le fait accompli de ses propres initiatives en matière de justice. Ce que disait Miraz était parfaitement vrai, ils n’avaient aucun droit à user de la force pour punir d’autres personnes. C’était l’apanage de l’autorité en place et non d’individus isolés. Pire, elle comprenait à présent la répulsion que l’officier avait pour les voyageurs. Elle en connaissait tant qui agissaient ainsi. Jusqu’à présent, elle avait eu tendance à les admirer, mais à la lumière de ce discours, elle ne savait plus vraiment.

« Vous avez engagé un combat dans un établissement et un royaume pacifique, vous avez violé la loi du royaume. » conclut-il. « Vous devriez être heureux de vous en tirer avec un avertissement. »

La jeune femme hocha humblement la tête. On ne le lui répéterait pas deux fois.

« Et… » commença-t-elle sans oser le regarder directement. « Si on signale l’agression d’un voyageur ? »

Il fit un geste pour balayer le problème.

« Vous croyez vraiment que j’ai le temps de m’occuper de ça ? »

« Mais… » s’inquiéta l’agoraphobe. « Un homme a été agressé et… »

« Et rien du tout. » trancha Miraz. « Un voyageur a été agressé par d’autres voyageurs, sans perturber l’ordre public. Ce n’est pas un crime ici. Je ne vois pas pourquoi je concentrerai mes ressources pour un problème aussi mineur. Je vous l’ai dit, un voyageur agressé, ce n’est rien. Dès la nuit prochaine, il sera à nouveau en bonne santé. On ne peut pas en dire autant d’une créature des rêves. Si la victime avait été une créature des rêves, ça aurait été un crime. Et puis, vous ne le savez peut-être pas, mais il y a des problèmes plus graves en ville en ce moment et les propriétaires des hôtels font pression pour que je m’en occupe : l’équilibre du royaume est menacé. C’est beaucoup plus préoccupant. Il y a des vols, des rackets de clients, un groupe qui sème le désordre dans les restaurants, un réseau de prostitution à gérer et je ne parle même pas des fraudes ordinaires des propriétaires eux-mêmes qui trichent sans aucun scrupule pour écraser leurs voisins en espérant ne pas se faire prendre. D’ailleurs, si je voulais m’intéresser à un problème concernant les voyageurs, je m’occuperais des meurtres, pas des altercations puériles. »

« Vous voulez dire… » s’étonna alors Agathe, choquée, « que vous ne vous occupez pas de ces meurtres ? »

« Non mademoiselle. » insista Miraz, assumant totalement son choix. « Bien que ce soit des employés des hôtels, ce sont des voyageurs. Lorsqu’on les tue, ils redeviennent des rêveurs. Et croyez-moi, les rêveurs sont beaucoup plus utile au royaume. Si les hôtels veulent employer des voyageurs, ils sont prévenus que ce ne sont pas des employés comme les autres et qu’ils ne disposent pas des mêmes droits. Personnellement, je trouve que ces ‘agents de sécurité’ causent plus d’ennuis en défendant leurs hôtels qu’autre chose. Ce sont des employés agressifs, qui ne lésinent pas sur les coups qu’ils donnent et les dégâts matériels qu’ils causent. Je vous l’ai dit, j’ai d’autres chats à fouetter. »

« Mais… » s’indigna encore Agathe, soutenue par Jacob.

« Mais rien du tout ! » ordonna Miraz en se levant. « Je tolère la présence de voyageurs parce qu’ils rapportent aux hôtels, lorsqu’ils ne font pas de grabuge. Je ne peux pas empêcher les particuliers d’en engager, même s’ils causent des problèmes. Et soyez bien certain que si vous-mêmes n’aviez pas été en mission pour un rêveur, je vous aurai expulsé du royaume, purement et simplement. »

Les deux n’en revenaient pas, ce personnage était exécrable, trop ancré dans ses positions, mais il ne plaisantait pas.

« Vous écopez d’un avertissement. » reprit-il en les pointant du doigt. « A partir de maintenant, vous êtes priés de vous en tenir à votre mission et seulement à celle-ci. Retrouvez cette fille, faite ce que vous avez à faire et repartez, ou alors restez tranquille. Si je vous reprends à faire autre chose que ça, je vous mettrai directement en prison, sans chercher à vous expulser. Peu importe que vous soyez membre d’un groupe ou souverain d’un royaume. Je ne laisserai pas des voyageurs me dicter ma conduite. Est-ce que c’est clair ? »

Ils ne purent qu’acquiescer douloureusement.

« Sergent ! » appela le chef de la police en se tourna vers la grande salle.

Une autre créature des rêves en uniforme apparut.


« Oui capitaine ? »

« Escortez ces deux-là vers la sortie. »

« Bien monsieur. »

Et sans protester davantage, les deux employés d’Ann Darrow quittèrent les lieux, penauds. Pour l’un comme pour l’autre, ils ne s’étaient pas attendus à trouver un jour une administration capable d’un tel racisme envers leur genre. Le pire était peut-être qu’ils n’avaient pas grand-chose à répondre à cet homme : ils avaient eux-mêmes commis toutes les erreurs classiques que l’on reprochait aux voyageurs.



CAPITAINE
MIRAZ

Personnage

Roses et Rouges 312054Miraz

    Age : 43 ans.
    Ville : Resting City (Dreamland).
    Activité : Capitaine des forces de police de Resting City.
    Dreamland : Créature des rêves.
    Objet magique : Aucun.
    Aime : Resting City, son devoir, son poste de capitaine, ses hommes, faire des rondes tranquilles pour admirer les enseignes.
    Déteste : Les voyageurs, les patrons corrompus, le manque de respect, le désordre.
    Surnom : Capitaine.

    Le saviez-vous ?
    Miraz est surtout très frustré du manque de confiance que lui accordent les propriétaires des hôtels.


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Jacob Hume
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MessageSujet: Re: Roses et Rouges Roses et Rouges EmptyVen 21 Nov 2014 - 0:03
6/ Le secret d’un homme.

Probablement plus par chance qu’autre chose, le lendemain, Jacob avait retrouvé l’homme qu’ils avaient surpris à discuter avec la jeune femme le premier jour.

Agathe s’en rendit compte lorsqu’elle le rejoignit, quelques minutes après qu’il soit lui-même apparu. Ils avaient abandonné l’idée de s’endormir à des heures séparées pour tenter de retrouver certaines personnes. Ils se couchaient à présent suffisamment tard pour espérer que tous ceux qu’ils voudraient rencontrer étaient déjà couchés et tentaient d’arriver à peu près au même moment. Le premier à sentir que la fatigue venait envoyait un sms à l’autre pour le prévenir. De la même manière, le second à se coucher se contentait de rejoindre l’autre, plutôt que de se séparer encore et de se retrouver à des endroits différents de la ville. Après leur rencontre de la veille et le combat qui en avait suivi, ils préféraient rester sur leurs gardes.

Agathe était apparue directement assise dans ce qui semblait être un diner sale et peu engageant. Entre la mousse qui ressortait des fauteuils les plus abimés, le lino parsemé de tâches étranges et les tables recouvertes de miettes à peine essuyées, elle n’aurait su dire si l’établissement était une cantine ou un restaurant miteux planté au milieu d’une aire d’autoroute isolée. Les lumières trop blanches et les couleurs pales du mobilier et des murs ne donnaient pas envie de s’y arrêter, à moins d’être poursuivi par des criminels et d’avoir besoin de s’y cacher, ou qu’il s’agisse du dernier bar ouvert dans une ville en ruine. Un seul coup d’œil par les fenêtres l’informa qu’elle se trouvait bien dans les quartiers pauvres, dans un hôtel dont l’enseigne faisait clignoter son néon rouge avec hésitation et une série de grésillements. Deux ou trois rêveurs semblaient mornes devant leurs consommations oniriques. On aurait dit qu’ils s’imaginaient être vraiment loin de chez eux, ou des repris de justice en cavale contraints de supporter ces lieux désolants pour échapper à la police.

Elle repéra néanmoins les deux voyageurs, à une autre table, ronde cette fois, assis sur des tabourets de cuisine inconfortables. Naturellement, Jacob portait toujours une chemise unie et un pantalon noir, il n’avait rien commandé et restait là sans rien dire pendant que sa plume s’agitait. En face de lui, l’homme avait l’air peu enclin à lui répondre, il portait un costume de ville rapiécé, moche et de mauvaise qualité, qui le rendait d’autant plus insipide. Il affichait une expression à la fois nerveuse, agacée et fermée, n’appréciant pas d’être interrogé. Mais il était clair qu’il craignait l’intouchable et ce que celui-ci pourrait lui faire s’il ne coopérait pas.

Afin de faciliter l’échange, elle se leva et alla les rejoindre en souriant. Jacob l’accueillit avec un signe de tête soulagé et l’autre fronça les sourcils avec d’autant plus de méfiance, ce qui ne l’empêcha pas de la détailler d’un peu trop près, notamment au niveau de la poitrine. Il était vrai que sa tenue légère n’était pas la plus décente qu’elle avait portée à Dreamland. Un haut noir et ample ne lui couvrait qu’une épaule et dévoilait même, dans un immense décolleté, l’un de ses seins, caché sous un soutien-gorge rouge à dentelle. Elle portait aussi une jupe à volant, comme les danseuses de flamenco, qui reprenait les deux couleurs et était affublée d’une fleur inconnue accrochée à ses cheveux, laissés une fois de plus détachés, mais légèrement ondulés. Elle avait beau ne pas aimer la façon dont il l’avait regardée, elle ne pouvait vraiment lui en vouloir d’avoir été tenté.


« Bonsoir. » fit-elle en s’asseyant à côté de Jacob pour montrer qu’elle était avec lui. « Je m’appelle Agathe. »

Elle tendit une main polie qui allait avec son sourire de circonstance, il la serra sans chaleur.

« Patrick. » répondit-il d’un ton bourru. « Vous êtes avec lui ? »

« Tout à fait. » informa la jeune femme. « Maintenant que je suis là, les choses vont aller plus vite. Où en étiez-vous ? »

Le voyageur grogna un peu de mécontentement, non seulement, il n’avait pas envie d’en parler, mais en plus, il était contraint de répéter.

« Comme je disais à votre collègue, j’ai rencontré cette fille qu’une fois. » expliqua-t-il. « Elle m’a approché et m’a raconté une histoire à propos de voleurs qui lui avaient pris je ne sais plus quoi et qu’elle voulait récupérer. Je ne sais rien de plus. »

Agathe confirma d’un regard avec Jacob que c’était bien ce qu’il avait compris aussi. Naturellement, celui-ci avait probablement dû lui faire écrire ses réponses quelque part, ou alors avait-il perdu un temps fou à deviner par à-coup ces quelques informations. L’agoraphobe fut satisfaite de voir qu’on n’avait pas cherché à la tromper, mais elle savait, tout comme son partenaire, qu’on ne lui disait pas tout.

« C’est bien possible, cependant, on vous a vu sortir du restaurant avec elle. » sourit Agathe. « Et vous aviez l’air d’être ensemble à cet instant. »

L’autre sembla alors prendre peur face à cette information et chercha à nier en bloc.

« Ecoutez, je ne sais pas ce qu’on vous a dit, mais… »

« On ne nous l’a pas dit, on était là. » le coupa la jeune femme avec une amabilité feinte. « Où êtes-vous allés ? »

Le voyageur jura et laissa ses yeux glisser subrepticement vers Jacob, comme pour vérifier qu’il le surveillait toujours. Il se reprit un instant et accepta de poursuivre.

« Bon, écoutez, je vous jure que je ne l’ai croisée qu’une fois cette fille. » dit-il sur un ton nerveux, attendant presque une réponse qui ne vint jamais ; on continuait à le fixer avec un sérieux qui en disait long. « Elle m’a servi tout une histoire à propos d’une veste qu’on lui aurait volée, par ceux qui font des graffitis. Mais… j’ai tout de suite vu qu’elle essayait de me draguer pour me soutirer des infos. Et, comme elle était plutôt mignonne… j’ai décidé de marcher. Et j’ai voulu l’emmener dans les ruelles, histoire de… Enfin, peu importe, son pote est arrivé et j’ai compris que c’était un piège, je me suis barré. Mais, c’est vraiment tout ce que je sais. »

Il avait l’air si nerveux qu’elle se demanda s’il leur disait la vérité ou s’il mentait sur toute la ligne et espérait qu’on ne le pince pas. Néanmoins, si c’était vrai, ils venaient d’apprendre quelque chose d’extrêmement important, la jeune femme n’opérait pas seule, elle avait un partenaire pour son enquête. D’un autre côté, le fait que ce voyageur ait fui en le voyant arriver ne le rendait que plus louche encore et elle se demandait s’il ne trempait pas dans une affaire peu recommandable. Contrainte par les volontés de Miraz, elle ne chercha pas à s’en préoccuper et préféra rester dans le cadre de l’enquête qui les occupait. Jacob s’était lui-même redressé pour mieux entendre la suite, geste inutile puisque c’était les oreilles de sa partenaire qui faisaient son ouïe.

« A quoi ressemblait son acolyte ? » demanda-t-elle.

« Un espèce de géant, un noir. » décrivit très brièvement l’autre, un peu inquiet.

L’intouchable et Agathe échangèrent alors un regard, tombant des nues. Quels idiots ils faisaient ! C’était le second voyageur qui leur disait avoir vu cette fille avec le Pacificateur. Dave leur avait parlé du duo et il était le seul à avoir jamais fait mention d’un compagnon. Le Pacificateur lui-même les avait embobinés avec son aura étrange et ils avaient accepté ses paroles comme la pure vérité. Mais, en réalité, lorsqu’elle y réfléchissait, il ne leur avait pas vraiment mentit, il avait juste tourné ses phrases de façon à ce qu’ils ne le croient pas lié à elle. Elle s’en voulut de s’être laisser prendre au jeu, alors même qu’il leur avait fait comprendre qu’il était là pour une raison bien particulière. C’était sûrement lui qui l’avait prévenue qu’elle devrait se cacher, car à aucun moment ils ne lui avaient dit ce qu’ils lui voulaient réellement.

La jeune femme poussa un long soupir d’exaspération : à présent, ils devraient tenter de retrouver un homme qui avait la réputation d’être quelque peu insaisissable. Mais c’était déjà mieux que rien et elle fut soulagée. C’était la première fois qu’ils faisaient une telle avancée dans leur enquête.


« Merci pour l’info. » dit-elle à Patrick en se levant, accompagné de Jacob.

« C’est bon ? » s’enquit alors l’intéressé. « Je vais pas avoir d’ennuis ? »

« Non, ne vous inquiétez pas, on n’est pas là pour ça. » avoua Agathe avec une pointe d’amertume.

Le voyageur en fut soulagé, mais ne sembla pas le croire tout à fait non plus. Ils le laissèrent à son repas miteux et s’éloignèrent du diner. Ils ne mirent pas longtemps à se mettre d’accord sur ce qui allait suivre dans leur enquête. La priorité était de retrouver le Pacificateur en le confrontant à leurs nouvelles informations. Hélas, comment le retrouver ? Ils étaient dans la même impasse que lorsqu’ils avaient cherché à connaître puis à retrouver la jeune femme. S’ils étaient tous les deux sur la même enquête, il y avait des chances pour qu’il se cache lui aussi. Cela valait néanmoins la peine d’essayer, aussi se mirent-ils à l’œuvre, en commençant à nouveau par les voyageurs qu’ils avaient déjà interrogés.

Ils commencèrent par ceux qui étaient employés des hôtels les plus proches du quartier pauvre. Le premier établissement sur leur liste était le « Mille et une nuits », qui proposait à ses clients une ambiance similaire à celles des contes d’Arabie et qui avait l’apparence d’un palais de Calife méditerranéen aux couleurs vives. C’était l’un des hôtels les plus riches du quartier et pourtant, il avait subi un certain nombre de revers dernièrement. Il lui avait notamment fallu engager un voyageur pour surveiller l’entrée et empêcher les filles de joie d’y entrer, avec ou sans client. C’était ce voyageur qu’ils allèrent voir en premier lieu, un homme d’une trentaine d’année qui portait la barbe et les cheveux mi-long. Il les reconnut et les salua avec un sourire.

Mais lorsqu’ils commencèrent à lui parler du Pacificateur, il eut une réaction à laquelle ils ne s’attendaient pas. Il fronça les sourcils et les fixa un instant, comme pour réfléchir à quelque chose. Puis, il posa une question avant de leur répondre :


« Attendez, la fille que vous cherchez… elle travaille avec le Pacificateur ? »

« Oui, c’est ce qu’on a cru comprendre. » confirma Agathe. « En tout cas, au moins deux personnes nous l’ont dit. »

« Mmh. » fit-il en caressant sa barbe brune. « Attendez-moi ici. »

Puis il partit vers l’intérieur du bâtiment, traversant le beau jardin cerclé de murs qui entourait l’hôtel en lui-même. Agathe et Jacob s’étonnèrent de son attitude. Apparemment, il en savait plus qu’il ne leur avait dit la première fois et ce nouvel élément lui donnait des raisons de leur parler. Il revint un instant plus tard, accompagné d’une créature des rêves qui ressemblait à un homme d’affaire du Moyen-Orient qui mangeait plus qu’à sa faim. Celui-ci les observa avec un air suspicieux, mais sembla rassuré par leur aspect. Le voyageur s’expliqua.

« C’est bien ce que je pensais. » dit-il. « Je connais le Pacificateur parce qu’il vient régulièrement ici et que je suis censé le laisser passer. Voici mon patron, Ahmal, il a des questions à vous poser. »

« Bonjour. » fit le dénommé Ahmal en leur serrant la main. « Suivez-moi, nous allons parler dans mon bureau, ce sera mieux. »

Puis, il tourna les talons et revint vers le bâtiment. Jacob et Agathe le suivirent sans rien dire. Jamais ils n’auraient songé que les choses pourraient se délier ainsi et si rapidement. D’après ce qu’ils comprenaient, le Pacificateur et la jeune femme qu’ils recherchaient travaillaient en collaboration avec l’hôtel. Pourtant, cette idée ne collait pas. Pourquoi le voyageur à l’entrée connaissait-il le Pacificateur et non la voyageuse ? Il y avait encore des éclaircissements à faire, mais ils semblaient en bonne voie.

On les amena jusqu’à un petit bureau qui se trouvait au rez-de-chaussée, dans l’une des ailes du bâtiment et qui semblait aussi riche que le reste du palais. Les fenêtres étaient protégées par des volets en grillages artistiques, qui laissaient voir ce qui se passait à l’extérieur. Il régnait ici une ambiance des plus paisibles et on sentait la fraîcheur du jardin s’introduire agréablement dans la pièce. Ahmal les invita à s’asseoir sur de somptueuses chaises en bois et s’installa lui-même de l’autre côté du bureau. Puis, sans vraiment y réfléchir, il leur servit du thé. Agathe en but quelques gorgées par politesse, mais Jacob ne s’y intéressa pas.


« Pourquoi cherchez-vous le Pacificateur ? » demanda le propriétaire de l’hôtel une fois qu’ils furent installés.

« Nous ne le cherchons pas lui. » expliqua alors la jeune femme. « Nous sommes à la recherche de sa partenaire. Un rêveur nous paye pour la retrouver. »

« Un rêveur ? » s’étonna Ahmal. « C’est donc vrai ? »

« Comment ça ? »

Agathe était assez surprise qu’il en ait entendu parler. Mais la créature des rêves se justifia aussitôt.
« J’ai parlé à Miraz, il y a déjà quelques heures. » raconta-t-il. « Il m’a dit qu’il avait sermonné deux voyageurs qui étaient employés par un rêveur pour retrouver une jeune femme. C’est inhabituel pour moi. »

Il sourit alors, comme pour s’excuser d’avoir fait la remarque et but une gorgée de plus de son thé.

« Une histoire d’amoureux, si j’ai bien compris. »

« Oui. » confirma Agathe. « Vous savez où elle est ? »

« Pas vraiment. » s’excusa le patron des Mille et une nuits.

« Mais vous connaissez le Pacificateur. » continua la jeune femme.

Il hocha la tête pour confirmer. Jacob et elle restèrent silencieux, attendant qu’il leur donne davantage d’informations. Il pouvait les aider et semblait les jauger du regard, comme pour essayer de savoir s’ils étaient dignes de confiance. Face à leur silence, il décida de reprendre.


« Connaissez-vous l’hôtel Ellis ? »

Les deux membres de la SDC s’étonnèrent de cette question. Jacob fronça les sourcils. Qu’est-ce que l’Ellis avait à voir avec tout le reste ?

« Oui. » admit Agathe en haussant les épaules. « Nous avons parlé au chef de la sécurité. »

Ahmal sourit d’une étrange manière. « Vous a-t-il dit quoi que ce soit ? »

« Pas vraiment, non. » reconnut-elle. « Seulement qu’on l’avait interrogé sur une question de sécurité de l’hôtel. Pourquoi ? »

« Savez-vous qu’actuellement, notre quartier est envahi par un réseau de prostitution ? »

Agathe hocha la tête.

« Savez-vous aussi que nos hôtels sont victimes de graffitis subversifs qui essaient de convaincre nos clients de ne pas venir profiter de nos services ? Savez-vous que dernièrement, plusieurs d’entre nous ont été volés par des professionnels qui ont forcé nos coffres ? Savez-vous que certains de nos employés voyageurs ont été tués ? Qu’il y a une bande de créatures des rêves qui déclenche des bagarres dans nos restaurants et nos bars ? Qu’on rackette nos clients ? Savez-vous tout cela ? »

A nouveau, ils confirmèrent d’un simple hochement de tête. Ils avaient entendu parler de chacun de ces problèmes. Ils avaient même été confrontés à l’un deux plus qu’ils ne l’auraient dû. Ils savaient aussi que la jeune femme qu’ils cherchaient enquêtait sur cela, ou au moins sur certains de ces problèmes. Le lien entre les deux commençait à apparaître, mais ils le laissèrent continuer sa diatribe.

« Bien que plusieurs autres quartiers soient touchés, nous sommes ceux qui subissons le plus ces fléaux. » ajouta-t-il, apparemment très agacé de cela. « Ces derniers mois, nos profits ont été réduits de moitié et plusieurs d’entre nous ont déjà baissé les bras. Si ça continue, nous ne deviendrons qu’une partie de plus du quartier pauvre. Pourtant, alors que tout le monde subit des pertes importantes… l’hôtel Ellis gagne plus d’EV qu’il ne l’a jamais fait. Pour une raison étrange, il échappe à tous ces fléaux et continue de faire plus de profit que tout le monde. Il emploie en permanence trois voyageurs… Et en sus de cela, son patron a récemment racheté trois hôtels qui frôlaient la faillite. Et aussitôt ces hôtels n’ont plus subi le moindre problème et ont recommencé à leur tour à faire du profit. Vous ne trouvez pas cela étrange ? »

Agathe acquiesça. Les griefs d’Ahmal n’étaient pas infondés, pourtant, elle n’aurait pas sauté sur des conclusions trop vite et elle sentait Jacob était sceptique lui aussi. Après tout, le propriétaire de l’Ellis était peut-être simplement un homme d’affaire talentueux qui profitait de la crise que traversait le quartier pour s’enrichir. Ce genre d’animal qui allait à contre-courant des mouvements économiques. Après tout, il y avait bien des entrepreneurs pour échouer lorsque tout allait bien. Le fait était cependant qu’elle n’avait pas tous les éléments de la situation en main et qu’il était possible que les phénomènes soient liés.

« Avec certains de mes concurrents, nous avons donc décidé de réagir. » dit-il. « Nous avons constitué un collectif et nous sommes allés demander à Miraz de faire quelque chose. Le problème est qu’il refuse d’accuser l’Ellis sans preuve et qu’il préfère combattre les problèmes qui ne concernent que les créatures des rêves. Or, une bonne part de notre clientèle est constituée de voyageurs. »

Cela ne les étonnait même pas. Après la rencontre qu’ils avaient eu la veille, ils nourrissaient tous deux une certaine aversion pour les méthodes et les pensées du chef de police. Pourtant, ils n’avaient pas vraiment l’intention de transgresser les règles qu’il leur avait imposées.

« Par conséquent, » continua Ahmal, « nous avons dû nous tourner vers les voyageurs pour régler la situation. Cela nous coûte une petite fortune, mais nous n’avons pas le choix. Si nous voulons un jour que tout cela s’arrête, retrouver des profits ordinaires, nous devons empêcher Vigorio Ellis de continuer. Et c’est pour ça que nous avons demandé au Pacificateur et à sa partenaire de mener une enquête discrète pour prouver le lien entre lui et ces crimes. »

Il leur servit alors un petit sourire, ravi qu’ils l’aient laissé continuer à sa guise pour en arriver à cette conclusion. Le fin mot de l’histoire était enfin à leur portée et ils comprenaient à présent toute l’étendue du problème auquel ils s’étaient confrontés ces dernières nuits. La jeune femme effectuait une enquête discrète pour le compte d’hôteliers mécontents, tentant d’obtenir une preuve afin d’inculper un homme apparemment capable d’ordonner la mort de ceux qui lui barraient la route. En voyant que deux voyageurs cherchaient à savoir ce sur quoi elle portait ses recherches et à la retrouver ensuite, il était naturel qu’elle ait prit peur.

« Je… nous sommes désolé. » dit Agathe, un peu confuse, ce qui surprit même Jacob. « Nous avons dû les empêcher de continuer leur enquête ces derniers jours… »

Jacob se rendit compte de sa propre responsabilité, mais Ahmal eut un sourire poli.

« En vérité, l’enquête piétinait. » expliqua-t-il gentiment, ce qui fit un peu croire à Agathe qu’il s’agissait d’une mode dans cette ville. « Ils ont pu établir une liste des crimes commis et la façon dont ils l’étaient. Mais pour faire le lien entre les deux… Vigorio est un homme prudent, qui ne laisse que peu de trace derrière lui. »

L’intouchable fronça les sourcils et laissa sa plume s’exprimer à sa place.

« Vous recevez donc des rapports réguliers ? » s’enquit-il avec un peu d’espoir.

« Oui. » reconnut le gérant. « Malheureusement, ce n’est pas elle qui fait ses rapports. C’est le Pacificateur. Il vient assez régulièrement et nous pourrions peut-être lui en parler… afin qu’il arrange une rencontre. Mais je ne crois pas qu’il viendra avant quelques jours et pour des raisons de sécurité, nous ne pouvons pas le contacter nous-mêmes. »

Agathe se demanda si c’était la bonne solution pendant un moment. Naturellement, ils étaient plus ou moins sûrs de l’atteindre, mais cela laissait Ahmal transmettre l’information et elle n’était pas sûre qu’il le fasse bien. Même s’ils avaient plus ou moins établi que la voyageuse n’était finalement pas une mauvaise personne, mieux valait qu’ils se chargent eux-mêmes d’aborder cette femme. Ils voulaient toujours l’interroger avant de se décider, mieux comprendre ce qui la poussait à faire tout cela. Jacob écrivit même quelque chose en ce sens à la seule attention de sa camarade.

« Non. » répondit-elle finalement. « Dans l’intérêt de notre client, nous devrions établir le contact nous-mêmes. Dites simplement que nous ne sommes pas des ennemis à la solde de Vigorio Ellis. Mais je crois qu’à présent, nous aurons moins de mal à la retrouver. »

« Comme vous voulez. » fit le gérant en écartant les mains. « Avez-vous d’autres questions les concernant ? »

Naturellement, ils en avaient. Agathe se redressa sur son siège. Ils avaient à présent une excellente piste pour retrouver la jeune femme, mais ils n’étaient pas encore sûrs de pouvoir réussir du premier coup.

« Que savez-vous sur elle ? » interrogea-t-elle, plutôt que de se lancer vers des points précis.

« Eh bien… » commença Ahmal, qui n’avait pas l’air de savoir grand-chose. « Je sais qu’elle s’appelle Camille, qu’elle a déjà mené à bien plusieurs autres enquêtes comme celle-ci. Je crois qu’elle se sert de ses pouvoirs pour charmer ceux qu’elle veut interroger. Mais je ne sais pas en quoi ils consistent exactement. Ce n’est pas une célébrité et c’est ce qui fait qu’elle peut s’infiltrer très facilement à ce qu’on m’a dit. J’avoue ne pas vraiment la connaître non plus, nous traitons davantage avec son partenaire, Noah, le Pacificateur. »

L’agoraphobe haussa les sourcils et toussa. Jusqu’à présent, elle n’avait pas vraiment songé à demander le nom de la jeune femme. Elle ne savait pas vraiment en quoi cela aurait pu l’aider d’ailleurs, même si ceux qu’ils avaient interrogés devaient le connaître. Etrangement, lorsque l’on était voyageur, on s’attachait peu aux noms. Souvent, les surnoms représentaient mieux les personnes et il n’était pas nécessaire de connaître ceux-ci pour rejoindre les esprits souhaités en s’endormant. En y réfléchissant, elle se félicita de ne pas avoir demandé plus tôt le patronyme de la voyageuse : lorsque l’on menait une enquête d’infiltration, il était peu probable que l’on se présente avec son véritable nom, cela ne fonctionnait que dans les films de James Bond.

« Savez-vous comment elle fait pour nous échapper ? » tenta alors Agathe. « Chaque fois que nous nous endormons en pensant à elle, elle reste invisible, même si nous apparaissons à divers endroits de la ville. »

« Absolument aucune idée. » avoua l’autre.

Ce fut alors Jacob qui intervint pour demander une autre information cruciale.


« Au cas où. » griffonna-t-on pour lui. « Savez-vous quels sont les projets de Noah pour la suite de l’enquête. »

« Eh bien… maintenant que vous le dite… » laissa entendre leur informateur avec un petit sourire amusé.



MILLE ET UNE NUITS
AHMAL

Personnage

Roses et Rouges 462501Ahmal

    Age : 55 ans.
    Ville : Resting City (Dreamland).
    Activité : Propriétaire du Mille et Une Nuits, président du consortium d’hôtel ligué contre Vigorio Ellis.
    Dreamland : Créature des rêves revancharde.
    Objet magique : Aucun.
    Aime : Le thé, les massages, compter ses sous, gagner la partie.
    Déteste : Perdre, être publiquement accusé, tomber par terre, les vêtements sales.
    Surnom : Monsieur Ahmal ou patron.

    Le saviez-vous ?
    Ahmal possédait deux hôtels avant que la crise ne le force à vendre l’un deux, racheté par Vigorio Ellis.


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Roses et Rouges

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